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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marcel Rioux, “La connaissance de la parenté et l'urbanisation du Canada français”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 377-387. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de: Contributions to Anthropology, 1959, National Museum of Canada, Bulletin No 173, 1-11.]

Marcel Rioux 

“La connaissance de la parenté
et l'urbanisation du Canada français”
 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 377-387. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de : Contributions to Anthropology, 1959, National Museum of Canada, Bulletin No 173, 1-11.]

 

Les anthropologues se sont toujours beaucoup intéressés à l'étude de la parenté. La parenté occupe une place stratégique, aux frontières de la descendance biologique et de la consanguinité d'une part, et du mariage, de l'exogamie et de plusieurs autres normes sociales, d'autre part ; c'est un des aspects les plus importants du comportement humain. La parenté prend en considération, d'une façon ou d'une autre, les liens réels de descendance et de consanguinité entre les individus, mais elle exprime surtout un système arbitraire d'idées qui régissent les relations entre les individus et les groupes. Lowie écrit : « La parenté est une véritable institution dans la plupart des sociétés traditionnelles parce que, comme l'exprime si bien Firth, c'est le bâton sur lequel on s'appuie pendant toute sa vie, c'est elle qui règle le comportement dans d'innombrables situations. » [1] On peut étudier la parenté de différents points de vue : l'anthropologue social l'étudie pour en déterminer la structure et la fonction dans des diverses sociétés ; l'ethnologue la considère comme un élément important pour étudier la distribution et la diffusion des traits culturels. D'un point de vue plus particulier, on petit aussi étudier la parenté pour évaluer les changements qui se produisent dans une société en voie de transformation rapide. Parce qu'on peut quantifier la connaissance que les individus possèdent de leur parenté, il est possible d'utiliser cet aspect du système de parenté - de préférence aux éléments descriptifs - comme indice d'urbanisation.

 

Comment définit-on la connaissance de la parenté ? C'est le réseau de Personnes qu'un individu (l'égo d'un système généalogique) reconnaît comme parents et qui influence son comportement. Qu'arrive-t-il à cet aspect du système de parenté quand la société s'engage dans l'urbanisation ? De la parenté, en général, Lowie écrit : « Il est évident que la civilisation occidentale a réduit la parenté aux plus étroites limites. » [2] Le professeur Curle écrit de son côté : « Dans les grandes agglomérations urbaines de l'Angleterre d'aujourd'hui, notre système de parenté, depuis longtemps séparé de son contexte socio-économique, perd rapidement les traditions et les schèmes culturels que la proximité des individus et le changement moins rapide maintiennent encore à la campagne. » [3] Bien que ces citations s'appliquent à tout le système de parenté, il semble bien que la connaissance de la parenté suit la même évolution que le système lui-même. Ce qui semble conforme à la thèse de Redfield qui veut qu'à mesure qu'on passe des groupes traditionnels aux groupes urbains, la parenté perd de son importance.

 

« Si l'on va de Tusik à Merida, on observe que la famille élémentaire devient moins stable ; que l'autorité patriarcale ou matriarcale se manifeste de moins en moins ; que les institutions qui exprimaient la cohésion de la grande famille disparaissent ; que les marques de respect - particulièrement envers les frères plus vieux et généralement envers les personnes plus âgées - perdent de leur force et de leur importance ; que les formes de comportement appropriées envers la parenté deviennent de plus en plus imprécises ; que les termes de parenté utilisés dans la famille conjugale s'appliquent de moins en moins aux parents plus éloignés et aux individus non apparentés. » [4]

 

On s'accorde généralement à penser que c'est ainsi que tendent à évoluer les folk-sociétés en voie d'urbanisation. 

Aux fins de cet article, nous prenons pour acquis que les États-Unis représentent un des pays les plus urbanisés, sinon le plus urbanisé ; on s'en servira ici comme d'un étalon pour mesurer les effets de l'urbanisation dans divers pays. Bien que ce pays soit considéré comme le plus urbanisé, il n'est pas uniformément urbanisé ; Parsons, par exemple écrit :

 

« En dépit de la grande commercialisation de l'agriculture américaine, les conditions socio-économiques de la vie rurale favorisent davantage la continuité d'occupation et de statut de génération en génération que celles de la ville ; aussi, et plus particulièrement peut-être chez la population rurale la plus assise, il n'est pas rare de retrouver un type de famille qui se rapproche de la famille-souche de LePlay. » [5]

 

On peut en inférer que la différence du comportement de parenté dans les divers segments de la population des États-Unis provient du degré d'urbanisation des divers sous-groupes plutôt que de leurs valeurs qui modifieraient les effets du processus d'urbanisation. 

Les études sur la connaissance de la parenté sont rares ; les ethnographes n'en font presque pas mention. Dans les sociétés tribales, on prend pour acquis que la connaissance de la parenté s'étend à toute la tribu ou, à tout le moins, à toute la communauté primaire. Bien que les anthropologues sociaux anglais s'intéressent à la parenté de façon particulière, ils n'ont pas souvent publié de données spécifiques sur la connaissance de la parenté. Récemment, Hélène Coderre a conduit une enquête sur la connaissance qu'ont de leur parenté 200 étudiants universitaires dont l'âge varie entre 17 et 20 ans et qui appartiennent à peu près tous à la même strate socio-économique, celle des affaires et des professions libérales. Elle conclut :

 

« La signification du schème de comportement est extrêmement claire : d'abord, l'intérêt de chacun se porte très fortement sur sa propre génération et la première génération ascendante. Dans la plupart des cas, les deux tiers des généalogies se concentrent au niveau de ces deux générations. Non seulement s'attache-t-on à ces générations mais un type particulier de relations de parenté est privilégié : celle qui a le plus d'analogie avec la relation du sujet à ses parents est celle des enfants des frères et des soeurs de ses parents avec les frères et les soeurs de ses parents. » [6]

 

Comparé à la connaissance de la parenté dans les sociétés tribales et folk, le système américain semble « être poussé au pied du mur » ; il est difficile d'imaginer qu'il se restreigne davantage. 

Comment l'urbanisation du Canada français affecte-t-elle la parenté ? Suit-elle la même ligne d'évolution que celle dont il vient d'être question ? S'en éloigne-t-elle considérablement ? Depuis les études de Miner [7], de Hughes [8] et des sociologues et anthropologues canadiens [9], on s'accorde à penser que le Canada français a suivi à peu près le même type d'évolution que celui que Redfield a décrit pour le Yucatan. Succinctement résumée, l'évolution du Canada français s'est faite à partir d'une folk-société, homogène au XIXe siècle, qui s'est urbanisée lentement au début du XXe ; un colloque auquel participaient surtout des sociologues de l'Université Laval a mis en lumière l'accélération rapide de cette évolution depuis la deuxième Grande Guerre. [10] Plus récemment, Garigue [11] a soutenu que le système de parenté du Canada français ne se transforme pas comme celui des États-Unis ; il a montré qu'à Montréal la connaissance de la parenté est beaucoup plus étendue que dans des aires comparables aux États-Unis : « La moyenne de cette connaissance s'étend à 215 personnes et son point le plus bas descend à 75. Ceux qui connaissent le moins de parents en reconnaissent de 75 à 120 ; les dix qui en connaissent le plus, de 252 à un maximum de 484. » [12] Il n'y a là rien de surprenant et on pouvait s'attendre à ce résultat. Ce qui surprend davantage, c'est la conclusion qu'en tire l'auteur.

 

« S'il est vrai, écrit-il, que certaines sociétés sont plus urbanisées que d'autres, il semble que les facteurs qui expliquent la diminution de la connaissance de la parenté sont les valeurs culturelles de la société et non son degré d'urbanisation. Le Canada français, par exemple, possède ce qu'on peut appeler les techniques de la vie américaine alors que son système de parenté est fondamentalement différent de celui qui est pratiqué aux États-Unis. On ne peut attribuer ces différences aux plus nombreuses survivances rurales chez les Canadiens français ni au fait que les États-Unis sont urbanisés depuis plus longtemps, mais, dans chaque cas, elles font partie du mode de vie de chaque société et de leurs valeurs culturelles. » [13]

 

Je veux contester les deux points suivants : a) que le système de parenté soit exclusivement relié aux valeurs culturelles d'une société et b) que le Canada français soit aussi urbanisé que les États-Unis ; et faire la contre-proposition suivante : le système de parenté canadien-français et plus particulièrement la connaissance de la parenté a déjà commencé à se restreindre ; il existe dans ce domaine des variations qu'on ne peut attribuer au changement des valeurs culturelles, mais au degré d'urbanisation dans différentes parties du Canada français. 

Avant d'essayer d'évaluer l'importance des facteurs sociaux et culturels par rapport à la connaissance de la parenté, il faut s'interroger sur le système de parenté lui-même pour en déterminer la place dans le complexe socio-culturel. Là-dessus, Radcliffe-Brown écrit : « Par système de parenté, j'entends un réseau de relations sociales... qui constitue une partie du réseau global de relations sociales qu'on appelle structure sociale. » [14] Les systèmes de parenté font partie, à coup sûr, de la structure sociale et non des valeurs culturelles ; et la structure de ces systèmes ne varie pas, que nous sachions, avec le développement socio-culturel des groupes humains. Les aspects formels du système américain de parenté se rattachent à ce qu'on a appelé le système Eskimo. Murdock écrit à ce propos :

 

« On doit souligner, toutefois, que le type Eskimo n'est pas caractéristique des peuples civilisés en opposition avec les peuples primitifs ; en plus de s'appliquer aux Yankees industrialisés de la Nouvelle-Angleterre, le système eskimo est pratiqué par des sociétés aussi diverses que les paysans rutènes de l'est de l'Europe, les agriculteurs Taos-pueblo du sud-ouest américain, les Eskimos du cuivre, chasseurs et pêcheurs du grand nord, les pygmées Andamanites de la forêt tropicale... » [15]

 

Il semble donc évident que la structure de l'organisation sociale, ou à tout le moins le système de parenté qui en est partie, ne puisse être mis en corrélation avec quelque schème d'évolution des sociétés. Il ne semble pas qu'on se soit soucié de la connaissance de la parenté dans les études concernant le système de parenté en général. Murdock et d'autres anthropologues sociaux décrivent et classifient des systèmes de parenté sans prendre en considération la connaissance de la parenté et son étendue. Leurs études s'attachent à la terminologie de parenté, aux droits et aux obligations des parents les uns envers les autres ainsi qu'aux usages qu'ils observent dans leurs relations sociales. L'étude de la connaissance de la parenté n'est pas axée sur ces éléments mais sur le nombre de parents qu'un sujet reconnaît et dont il peut rendre compte ; c'est un indice quantifiable qui vise à donner une idée de l'importance de la parenté dans une société et non à décrire et à classifier ce système. Il apparaît vite que les éléments formels d'un système de parenté ne peuvent être mis en corrélation avec les structures globales des sociétés de type tribal, folk [16] ou urbain - parce que, comme nous l'avons vu, le système eskimo, par exemple, est pratiqué à la fois par les Yankees et les Andamanites. Il se pourrait, toutefois, que l'étendue de la connaissance de la parenté puisse être mise en corrélation avec la structure des sociétés globales -ce qui est sous-entendu dans plusieurs études sur l'urbanisation.

 

Le système de parenté canadien-français suit de près le type Eskimo que définit Murdock et dont fait partie le système américain. Comme on le voit par la description qu'en donnent Schneider et Homans, ce dernier diffère peu du système canadien-français :

 

« Le système américain se caractérise par la descendance bilatérale ; la famille nucléaire et la parentèle sont les unités de parenté fondamentales. Le mariage est monogame, la résidence néo-locale et l'héritage se fait par dispositions testamentaires. Il n'y a pas de succession à des charges politiques ou autres simplement à cause de liens de parenté ; l'étendue de la parenté est limitée et la parenté tend à être nettement dissociée des autres institutions telles que le système d'occupations ; de sorte qu'à côté d'institutions aussi complexes et ramifiées que l'économie et la technologie, la parenté paraît sans importance. » [17]

 

La différence entre les systèmes américain et canadien-français ne réside ni dans la terminologie ni dans leurs éléments principaux mais dans l'importance que le système de parenté a dans chacune des sociétés. La différence globale vient du fait suivant : présentement, la culture canadienne-française semble moins orientée que la culture américaine vers le statut acquis. Au Canada français, le complexe de parenté joue un rôle plus important qu'aux États-Unis ; c'est visible même dans le comportement économique. 

Dans une thèse récente sur les entrepreneurs industriels canadiens-français, Taylor rapporte ce qui suit :

 

« Un manufacturier qui embauche 500 ouvriers dans son usine déclare : J'ai la chance de ne pas compter de parents dans mon usine, autrement, je me sentirais obligé même envers mes parents éloignés. » [18]

 

L'explication de ce fait pourrait liée au processus d'individualisation que Redfield a observé en étudiant l'urbanisation du Yucatan. Schneider et Homans écrivent de l'Américain contemporain : « Il doit être relativement libre des liens encombrants de parenté et doit vouloir l'être. » [19] Redfield, de son côté, écrit : « Une société est individualiste dans la mesure où le comportement standardisé d'un de ses membres n'implique pas la famille... » [20] La connaissance de la parenté et d'autres observations [21] font voir que le Canada français n'est pas aussi individualiste que les États-Unis.

 

Nous nous reposons donc la question : est-ce que la différence dans la connaissance de la parenté qu'on observe entre le Canada français et les Etats-Unis peut être attribuée à une différence dans le degré d'urbanisation des deux sociétés ou à une différence dans leurs valeurs culturelles ? je suis d'avis que les deux séries de facteurs sont en cause et non pas seulement les valeurs culturelles, comme le pense Garigue. Quand une société passe du stade folk au stade urbain, comme ce fut le cas au Canada français surtout dans les vingt dernières années, la structure du système de parenté peut ne pas changer beaucoup, mais son importance dans la structure totale peut diminuer. Tous ceux qui ont étudié le Canada français semblent s'accorder pour penser qu'il est moins urbanisé que les États-Unis. C'est ce que j'ai moi-même soutenu dans un récent article. [22] À cause du partiel isolement physique et culturel du Canada français au XIXe siècle, les processus d'urbanisation ont été plus lents qu'aux U.S.A. à faire sentir leurs effets ; c'est surtout à partir de 1940 que cette société est devenue plus individualiste et plus sécularisée. La thèse que je soutiens ici c'est qu'à mesure que le Canada français s'urbanisera, on pourra y observer les mêmes effets que dans les sociétés présentement plus urbanisées. La sécularisation et l'individualisation qu'on a observées dans le passage des sociétés tribales aux sociétés folk sont amplifiés dans le passage de celles-ci au stade urbain.

 

Peut-on soutenir que les valeurs culturelles du Canada français qu'on postule différentes de celles des États-Unis vont freiner les effets du processus d'urbanisation ? Avant de répondre à cette question, on doit faire une distinction utile entre ce qu'on pourrait appeler les valeurs culturelles et les valeurs sociales. Les valeurs sociales désignent les valeurs qui sont liées de plus près à la structure d'une société et ne font pas nécessairement partie de son ethos - qui est composé de valeurs affectives et intellectuelles plus stables. On peut concevoir facilement, par exemple, que les valeurs positives et négatives qu'un groupe minoritaire possède à titre de groupe minoritaire auront tendance à disparaître si ce groupe cesse d'être minoritaire ; ces valeurs sociales n'auront tendance à exister que pour autant que se maintiendra la structure à laquelle elles sont liées. La parenté, étant directement liée à la structure de la société et plus particulièrement à la famille aura tendance à décroître en importance quand l'importance de la famille diminuera.

 

Certaines façons de raisonner au sujet des valeurs culturelles, de la structure sociale et de parenté me semblent tautologiques. Si, comme le soutient Lowie, la parenté est une institution importante dans la plupart des sociétés traditionnelles, on n'expliquera rien en liant ce fait aux valeurs culturelles de ces sociétés. Ce qui équivaudrait à dire : ces peuples ont de grandes familles à cause d'une valeur culturelle appelée « amour de la famille » ; on sait que les peuples traditionnels ont des systèmes de valeur très différents les uns des autres mais que chez tous la parenté est une institution importante. Ce que ces sociétés ont en commun ne sont pas des valeurs culturelles mais un type de structure sociale, c'est-à-dire le type tribal que caractérisent certains traits bien définis. La même observation vaut pour le type intermédiaire folk, Les différences que Parsons aperçoit dans la société américaine au sujet de l'importance de la parenté ne sont pas attribuables à une différence dans les valeurs culturelles mais aux degrés divers d'urbanisation d'un secteur à l'autre des États-Unis. Quand on dit que le système de parenté se maintient dans une conjoncture d'urbanisation et qu'on prétend que c'est à cause des valeurs culturelles de la société en question, on doit s'assurer que les valeurs en question ne sont pas celles qui sort associées à la famille elle-même ou au groupe primaire, parce que ces valeurs ne sont pas caractéristiques d'une société particulière mais de toutes les sociétés qui ont un même niveau d'organisation sociale.

 

Si la thèse était vraie qui veut que la différence entre l'importance de la connaissance de la parenté au Canada français et aux États-Unis soit due exclusivement à une différence dans le degré d'urbanisation de ces deux sociétés, la connaissance de la parenté n'aurait alors pas changé avec l'urbanisation du Canada français. On peut démontrer, au contraire, qu'il existe d'importantes différences spatio-temporelles à l'intérieur du Canada français et que ces variations peuvent être mises en relation avec le degré d'urbanisation qu'on observe à certaines époques et à certains endroits. 

Pour ce qui a trait aux variations dans le temps, une seule citation de Miner nous suffira ; la description qu'il a donnée de Saint-Denis, il y a vingt ans, est considérée ici comme typique de la presque totalité du Canada français au XIXe siècle et du Canada français rural au XXe siècle :

 

« La connaissance courante de systèmes généalogiques extensifs de sa famille et de celle des autres familles de la paroisse symbolise l'importance des relations de famille. Une telle connaissance ne requiert pas d'études particulières pour le villageois. Les généalogies sont des ensembles de connaissances constamment utilisées. Il n'est pas rare que des individus aient des souvenirs personnels de leurs arrière-grands-parents. Des questions sur la parenté sont sans cesse soumises aux grands-parents qui peuvent y répondre à cause de la connaissance personnelle qu'ils ont des individus en question. C'est ainsi que ces connaissances se transmettent de génération en génération. A la messe, le curé demandera aux paroissiens de prier pour une femme décédée à Québec. Ceux qui ne connaissent pas cette personne vont demander à leur grand-mère qui elle était. C'est la réponse de la grand-mère qui va décider si, oui ou non, on lui offrira des prières. Dans toutes les demeures, les murs du salon sont recouverts de photographies de plusieurs ancêtres ; c'est en discutant fréquemment de ces parents et de leur caractère que le plus petit enfant apprendra à les connaître très bien, non pas seulement comme autant de noms mais comme membres de la famille. On récitera des prières pour eux et on suspendra au salon des souvenirs funéraires pour en garder la mémoire. Quelques membres de la famille pourront encore en porter le deuil pour en garder ainsi le souvenir vivant dans la mémoire de la famille. » [23]

 

Non seulement y a-t-il des variations dans le temps, mais dans l'espace aussi. Le nombre de 215 parents connus que donne Garigue pour des familles de Montréal à revenu moyen peut sembler élevé si on le compare à ceux de 30 et de 33 que rapporte Godère pour les étudiants de familles américaines à revenu plus élevé, mais la différence entre la métropole et telle communauté rurale est encore plus grande. L'exemple donné ici pour étayer cette assertion est puisé chez un groupe acadien de l'île du Cap-Breton. Aux fins de la présente étude sur la parenté, la variété acadienne de la culture canadienne-française est considérée comme très proche de celle du Québec. Les principales différences sont historiques et idéologiques ; le complexe culturel est le même pour tout le Canada français. La communauté étudiée est celle de Chéticamp, sur l'île du Cap-Breton. Comme dans les études que j'ai poursuivies dans quelques autres communautés, l'enregistrement des généalogies individuelles est utilisé pour mieux connaître la culture à l'étude. En plus d'une bonne récolte de renseignements sur la parenté, cette technique apporte à l'enquêteur une connaissance poussée de la structure sociale et de l'histoire de la communauté. Chéticamp comprend à peu près 3,500 Acadiens dont l'établissement à cet endroit remonte à la fin du XVIIIe siècle. Dix-sept chefs de famille y cherchèrent refuge en 1785, quelque trente ans après la Dispersion des Acadiens. Le gros du présent village de Chéticamp descend de ces « quatorze vieux », comme on les appelle là-bas ; quelques autres noms patronymiques se sont ajoutés à ceux des pionniers. C'est en 1785 et au cours des quelques années suivantes que ceux qu'on considère comme des patriarches commencèrent à arriver à Chéticamp. Tous leurs noms de famille sont encore vivants à Chéticamp et forment les plus grandes familles. Seul un nom a disparu, celui de Bois, un des patriarches. Bien qu'ils fussent quatorze patriarches, ils ne portaient que neuf noms patronymiques, le même nom, dans trois cas, étant porté par plus d'un individu ; on comptait trois Aucoin, trois Chiasson, deux Deveau ; les autres individus s'appelaient Boudreau, Gaudet, Leblanc, Maillet, Poirier et Bois. [24] Aujourd'hui, vingt noms patronymiques composent plus de neuf-dixièmes de la population. On peut observer le même phénomène dans le Québec rural où de grandes familles ancestrales ont colonisé le pays et où chaque famille occupait une partie de village ou de communauté.

 

À cause du nombre restreint de noms patronymiques à Chéticamp, la connaissance de la parenté n'est pas un passe-temps mais une nécessité. Pour nommer un individu de façon à ce qu'on le reconnaisse, il faut ordinairement faire suivre son nom de ceux de son père et de son grand-père. Personne ne saurait qui est Paul Chiasson si on ne l'appelait pas Paul-à-Timothée-à-Joseph. Quelquefois on doit remonter à la quatrième génération pour désigner un individu. Cette pratique est si courante que le curé doit lui aussi dans ses annonces officielles faire suivre le nom de celui dont il est question du nom de son père et quelquefois de celui de son grand-père. Au téléphone, on doit avoir soin de bien spécifier qu'on veut parler à Placide-à-Paul-à-Lubin Aucoin. Un hebdomadaire acadien, paraissant au Nouveau-Brunswick, publie une rubrique sociale qui a trait à Chéticamp, mais qui souvent omet les liens généalogiques des individus ; personne ne sait de quels individus il est question dans le journal. Les liens généalogiques suivent presque exclusivement la lignée du père. La seule exception notée se rattache au fait qu'un mari meurt jeune et que sa veuve ne se remarie pas ; les enfants prennent alors le prénom de la mère, ce qui n'arrive pas très souvent parce que veufs et veuves ont tendance à se remarier à tous les âges. Même dans ces cas d'exception, on souligne qu'on ne se sert du prénom de la mère que pour désigner un individu mais non pas dans les discussions sur les généalogies formelles auxquelles les vieux semblent prendre beaucoup de plaisir.

 

Comme on emploie exclusivement les prénoms pour désigner les individus et leurs liens généalogiques, les noms de famille ont tendance à être complètement : oubliés. On ne peut espérer repérer un individu dont on ne saurait que le nom de famille. Pendant mon séjour à Chéticamp, j'ai observé un cas qui illustre bien ce fait : une vieille femme avec qui je discutais d'un point précis de généalogie ne savait pas si son gendre s'appelait Aucoin, Deveau ou Chiasson. Comme c'est une spécialiste en généalogie et qu'elle vit près de son gendre, ce n'est pas par manque d'intérêt si elle ne connaissait pas le nom de famille de son gendre mais parce qu'elle le connaissait trop bien ; pour elle, son gendre s'appelait Lubin-à-Venant et c'est tout ce qu'il lui fallait savoir.

 

Pour mieux comprendre le système de parenté et plus particulièrement la connaissance de la parenté, on doit dire un mot de la forme d'établissement de ce village. Comme plusieurs autres villages acadiens, Chéticamp se compose de quelques communautés primaires qui existaient avec l'érection officielle de la paroisse et de la municipalité. [25] Ces groupes ont tendance à garder leur identité et leur nom, même lorsqu'ils sont intégrés à un groupe plus vaste. Le mode de peuplement de Chéticamp n'est pas le même que celui qu'on observe dans les rangs parallèles du Québec ; il ne correspond pas non plus à la disposition géométrique des terres du Canada anglais. À Chéticamp, la topographie joue un rôle déterminant. Les nombreuses routes qui semblent n'avoir été construites que pour relier entre elles le plus grand nombre de maisons ne suivent pas un modèle rigide. Bien que différentes des rangs du Québec, ces agglomérations font montre d'un puissant esprit de corps, d'autonomie et de persistance. À Chéticamp, on compte dix petites agglomérations qui forment la paroisse : Laprairie, Petit Etang, Le Havre, La Digue, La Pointe, L'Île, Point Cross, Plateau, Belle-Marche et Red Man. A l'exception du Havre qui est une agglomération plus nombreuse et un point de concentration important, toutes les autres sont plus particulièrement liées à une famille ou à tout le moins à un nom patronymique. Chacun de ces bourgs a un spécialiste de la parenté qui connaît les généalogies d'une ou de plusieurs grandes familles de son voisinage. On observe la même chose au Québec où ces individus sont connus sous le nom de « défricheurs de parenté ». À Chéticamp, comme au Québec, ces spécialistes se plaisent à discuter des liens de parenté entre les paroissiens ; les jeunes gens les consultent pour connaître les liens exacts de parenté entre deux personnes, surtout quand il s'agit de mariage. Quelquefois ces spécialistes ont à se pencher sur des problèmes ardus ; ainsi, à Belle-Anse au Québec [26], une communauté de 600 individus où tout le monde est plus ou moins parent avec tout le monde, un homme se maria pour la troisième fois avec une femme qui en était à son quatrième mariage. Comme les deux époux avaient eu des enfants à chacun de leurs mariages précédents et que la femme avait eu d'autres enfants pendant ses périodes de veuvage, seul un spécialiste pouvait démêler les liens de parenté entre tous ces individus. Dans des communautés comme Belle-Anse et Chéticamp, la connaissance de la parenté peut devenir un exercice intellectuel.

 

À Chéticamp, j'ai recueilli la généalogie de la famille Boudreau dont l'origine remonte aux pionniers. Comme cette enquête menée auprès du spécialiste de la généalogie de cette famille n'avait pas d'abord pour but de connaître le nombre exact de parents qu'il connaît et peut nommer, il est difficile d'avancer un chiffre exact. Cependant, d'après mes notes de terrain et de l'avis d'un religieux qui étudie la petite histoire de ce village et qui connaît bien la science de mon informateur, on peut raisonnablement avancer le chiffre de 2,000 noms. Fait à souligner, l'informateur ne s'est fié qu'à sa mémoire pour énumérer toutes ces personnes. La généalogie commence avec le premier Boudreau qui vint à Chéticamp vers 1785 et va jusqu'au dernier-né. L'informateur appartient lui-même à la cinquième génération des Boudreau de Chéticamp, ce qui fait un total de huit générations dont il possède une connaissance à peu près complète. Non seulement connaît-il à fond sa propre lignée mais à peu près tous les parents secondaires. Il a une connaissance complète de tous les latéraux de sa génération et aussi de ceux des quatre générations ascendantes. La sixième et septième générations sont à peu près complètes excepté pour les individus qui ont quitté Chéticamp et dont il a perdu la trace. Dans plusieurs cas, il connaît et nomme des parents qui vivent présentement dans l'Est des États-Unis. À la septième et huitième générations, mon informateur ne connaissait pas tous les noms des enfants qui ne sont pas de sa propre lignée ; dans la plupart des cas, il connaissait leur nombre et la date approximative de leur naissance. La ligne généalogique de l'arrière petite-fille de l'informateur se lit ainsi : Madeleine-à-Rachelle-à-Joseph-à-Placide (informateur, né en 1877) à Charles-à-Venant-à-Joseph (né vers 1750). Deux noms de femmes représentent la septième et huitième générations parce qu'au moment où l'enquête a été menée, c'était le seul moyen d'étendre la généalogie à la huitième génération ; aussitôt qu'un fils sera né à la huitième génération, les femmes seront remplacées.

 

Pendant cette enquête qui dura près d'un mois, le nom des « défricheurs de parenté » d'autres familles furent mentionnés et certains d'entre eux furent consultés parce que la généalogie des Boudreau chevauchait celle d'autres familles à cause du mariage des femmes Boudreau. Bien que je n'aie pas vérifié leurs connaissances, ces spécialistes m'ont semblé en savoir aussi long sur leur propre famille que mon informateur principal sur la sienne. Chéticamp me semble comparable à la plupart des communautés canadiennes-françaises du passé et aux communautés rurales contemporaines. À l'Île-Verte [27], j'estime que le spécialiste de la famille Fraser connaissait 1,500 individus et les autres individus du village en connaissaient à peu près 500. Il semble qu'on puisse en dire autant des individus ordinaires de Chéticamp. En bref, on peut dire que les spécialistes des grandes familles patronymiques connaîtraient autant de parents que le spécialiste Boudreau, alors que certains spécialistes et moi-même estimons que les individus moyens en connaîtraient à peu près 500. 

On peut conclure qu'il existe de grandes variations dans le temps et l'espace à l'intérieur du Canada français quant à la connaissance de la parenté et que ces variations sont d'abord dues au degré d'urbanisation des différents segments de ce tout socio-culturel. Les valeurs culturelles peuvent être affectées par les transformations sociales qu'entraîne l'urbanisation, mais il semble que dans le cas de la connaissance de la parenté c'est le facteur urbanisation qui est primordial.


[1]    R.H. Lowie, Social Organization, New-York, Rinehart, 1948, 59.

[2]    Ibid., 60.

[3]    A. Curle, « Kinship Structure in an English Village », Man, LII, 1952, 100.

[4]    Robert Redfield, The Folk Culture of Yucatan, Chicago, 1941, 211.

[5]    Talcott Parsons, Essays in Social Theory, Pure and Applied, Glencoe, Ill., The Free Press, 1949, 238.

[6]    Hélène Codère, » A Genealogical Study of Kinship in the United States », Psychiatry, XVIII, 1955, 76.

[7]    Horace Miner, St. Denis, A French-Canadian Parish, Chicago, The University of Chicago Press, 1939.

[8]    Everett C. Hughes, Rencontre de deux mondes : La crise d'industrialisation du Canada français, traduit par Jean-Charles Falardeau, Montréal, Éditions Lucien Parizeau, s.d. L'ouvrage a été publié d'abord sous le titre de : French Canada in transition (Chicago, The University of Chicago Press, 1943).

[9]    Marcel Rioux, « Notes sur le développement socio-culturel du Canada français » (dans le présent ouvrage, 173-188) ; Jean-Charles Falardeau, « French Canada : Past and Present », Montréal, 1951 (miméographié).

[10]   Jean-C. Falardeau (sous la direction de), Essais sur le Québec contemporain - Essays on Contemporary Quebec, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1953.

[11]   Philippe Garigue, « Liens de famille entre Canadiens français et vie urbaine » (dans le présent ouvrage, 363-377).

[12]   Ibid., 363-377.

[13]   Ibid., 363-377.

[14]   A.R. Radcliffe-Brown, « The Study of Kinship Systems », The Journal of The Royal Anthropological Institute, LXXI, 1941, 2.

[15]   G.P. Murdock, Social Structure, New-York, 1949, 226-227.

[16]   Dans le présent article tout comme dans une étude antérieure et pour les mêmes raisons que celles que j'exposais dans cette étude (voir note 9), la terminologie que j'utilise diffère de celle de Redfield. Ce dernier emploie les termes « folk » « paysan » et « urbain », alors que j'emploie les mots « tribal », « folk » et « urbain ». Les caractéristiques de mes trois types correspondent toutefois à celles des trois types de Redfield.

[17]   D.M. Schneider et G.C. Homans, « Kinship Terminology and the American Kinship System », American Anthropologist, LVII, 1955, 1194.

[18]   Norman W. Taylor, « L'industriel canadien-français et son milieu » (dans le présent ouvrage, 279-303).

[19]   Op. cit., 1206.

[20]   The Folk Culture of Yucatan, 356.

[21]   Voir Marcel Rioux, « Analyse culturelle de Belle-Anse », National Museum of Canada, Bulletin 138 (Anthropological Series, 37), Ottawa, 1957, 57-64.

[22]   « Notes sur le développement socio-culturel du Canada français ».

[23]   St. Denis, A French-Canadian Parish, 67-68.

[24]   Je tiens ici à exprimer ma gratitude au révérend père Anselme, capucin, pour les renseignements historiques qu'il m'a si obligeamment communiqués à ce sujet.

[25]   Sur le même phénomène au Québec, voir Marcel Rioux, « Notes sur le développement socio-culturel du Canada français ».

[26]   Marcel Rioux, « Analyse culturelle de Belle-Anse ».

[27]   Marcel Rioux, « Description de la culture de l'Île-Verte », National Museum of Canada, Bulletin 133 (AnthropoIogical, 35), Ottawa, 1954.



Retour au texte de l'auteur: Marcel Rioux, sociologue (1919-1989), Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2007 11:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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