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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel RIOUX “Remarques sur les concepts de folk-société et de société paysanne.” In revue Anthropologica, no 5, 1957, pp. 147-162. Canadian Anthropology Society.

[147]

Marcel Rioux [1919-1992]
Sociologue, Université de Montréal

Remarques sur les concepts
de folk-société et
de société paysanne.” *

In revue Anthropologica, no 5, 1957, pp. 147-162. Canadian Anthropology Society.

Au XXIIIe congrès de l'ACFAS tenu à Ottawa en novembre 1955, M. Philip Garigue, professeur d'anthropologie à l'Université McGill, a présenté une communication qui a fait quelque bruit dans notre Landerneau sociologique. L'essai a paru dans la troisième livraison des "Contributions à l'étude des Sciences de l'Homme" (Montréal, 1956, p. 123-132.) C'est de cette communication qu'il sera question ici ; je ne veux pas discuter la partie polémique de ce travail, estimant que Miner, Hughes et Falardeau peuvent très bien répondre à M. Garigue s'ils le jugent à propos ; je ne me permettrai de discuter ses assertions que lorsque je suis personnellement en cause. La communication de M. Garigue comporte certains énoncés qui touchent à l'anthropologie théorique et ce sont ces propositions générales que je veux plutôt discuter ici parce qu'elles touchent de très près à la méthodologie de notre discipline. M. Garigue a récemment publié un deuxième travail, moins volontiers polémique que le premier, beaucoup mieux documenté, auquel je me reporterai à l'occasion ; il s'agit de "St-Justin : a Case-Study in Rural French Canadian Social Organization" paru dans "The Canadian Journal of Economics and Political Science", août 1956.

La thèse principale du premier essai de monsieur Garigue c'est que l'emploi du concept de folk-société et de celui de continuum folk-urbain a contribué largement à créer des mythes sur la nature de la réalité socio-culturelle du Québec et a faussé l'interprétation de cette réalité. Selon M. Garigue, un des grands responsables de cette mythisation de la réalité québécoise, c'est Léon Gérin. Ce sont ses études qui auraient incité  [148] les sociologues qui vinrent après lui à se tourner vers le concept de folk-société. Selon M. Garigue, les problèmes que l'industrialisation a fait naître au Canada français ne seraient pas aussi graves qu'on l'a dit parce que, selon les historiens, sous le régime français la société canadienne-française était déjà largement commerciale et qu'elle possédait tout ce qu'il faut pour s'adapter aux nouvelles réalités. Ce que je voudrais discuter devant vous c'est justement de ce concept de folk-société, et de son application à la. réalité socioculturelle du Québec.

Au début de son premier essai, M. Garigue, pour étayer sa thèse qui veut que ceux qui ont étudié le Québec l'aient considéré comme "une société ou une culture homogène et traditionnelle" écrit : "Par exemple : Miner soutient que, depuis le XVIIe siècle, la société canadienne-française est demeurée inchangée dans son expression rurale, et Rioux prétend que "la culture canadienne-française traditionnelle est à la fois simple, et archaïque." [1] Parce que ces deux auteurs ne sont pas cités au texte, il est difficile de trouver où ils ont soutenu ces opinions. Je n'ai pas essayé de retrouver cette opinion chez Miner ; "je doute fort qu'elle corresponde à toute sa pensée. Quant à moi, j'ai écrit dans "Description de la Culture de l'Île Verte," ouvrage que M. Garigue cite sans se reporter au texte, "Le caractère archaïque de cette communauté de pêcheurs, son insularité et sa simplicité structurale..." [2] Ces deux adjectifs s'appliquaient à l'Île Verte et non à la culture canadienne-française. Dans une autre publication, "Sur le Sens de l'Évolution Socio-Culturelle de l'Ile Verte," [3] j'écrivais : "Tout d'abord, il faut dire que si la province de Québec est quelquefois qualifiée de société paysanne, ce ne saurait être que par rapport à des sociétés très urbanisées, dont elle diffère certes, mais ne diffère-t-elle pas davantage encore du type de la société sacrée ou de la folk-société, type, qui est à l'extrême opposé de la société profane ou urbaine." En note de la page 3 du même article j'ajoutais ceci : "Dans sa préface au livre de Horace Miner, St-Denis, a French-Canadian Parish, Robert Redfield parle de Saint-Denis comme d'une communauté paysanne. Il fait de l'habitant canadien-français, l'unique paysan ou presque, de l'Amérique du Nord. Même si on restreint l'appellation de société paysanne aux [149] communautés rurales du Québec, encore là, il est évident qu'il faudrait établir une gradation entre ce type de paysan et les habitants d'autres parties du monde qui participent à la même classification." Cette longue citation était nécessaire, semble-t-il, pour me laver de l'accusation de penser que la culture canadienne-française est simple et archaïque. Si j'ai employé ces deux termes au sujet de l'Île Verte c'est dans un sens relatif. On admettra facilement qu'il y a des différences de degré entre les parties d'un tout et qu'il y en a certaines qui sont plus simples et plus archaïques que d'autres.

Quoi qu'il en soit, M. Garigue fait porter ses critiques sur le concept du continuum folk-urbain. Ce concept, dit-il, n'est pas valide pour une analyse sociologique du Canada français. Il fait à ce concept deux critiques précises : ''Deux raisons suffiront à motiver ce rejet : en tant qu'il pose une hypothèse, un tel concept n'apparaît étayé sur aucune donnée susceptible de vérification ; en tant qu'il s'offre comme une catégorie permettant de décrire un "type idéal," il revêt une signification métasociologique qui ne saurait manquer de défigurer gravement la réalité sociologique qu'il est censé clarifier". [4]

Devant ces critiques il faut analyser brièvement ce concept du continuum folk-urbain et tout d'abord nous interroger sur la nature et la fonction de la typologie en science et plus particulièrement dans les sciences de l'homme. En effet, M. Garigue semble n'avoir pas tout à fait compris la nature et la fonction de cette typologie.

Pourquoi construit-on des types, pourquoi crée-t-on des typologies ? Le but d'une typologie, comme celui du nom commun, c'est de permettre à l'observateur de percevoir de l'ordre dans l'infinie complexité de l'univers. Pour construire une typologie, il faut noter les facteurs homogènes qui se présentent dans des phénomènes hétérogènes ; la typologie essaie de découvrir des systèmes. Sorokin va plus loin quand il écrit que "le type idéal ne se distingue pas de la définition adéquate ; ainsi, dit-il, la définition géométrique d'un triangle représente son type idéal au sens le plus strict du terme." [5] Selon Carl H. Hempel, on peut distinguer trois catégories de types : [150] 1) classificatoires ; 2) extrêmes et 3) idéaux. [6] Les types dits classificatoires ne sont construits qu'à partir d'une seule variable : statut marital, âge, etc. Les types idéaux dont les types extrêmes ne sont qu'une variété sont, au contraire, construits en tenant compte de plusieurs variables qui sont liées fonctionnellement. À l'intérieur de la catégorie "type idéal," on doit distinguer un type historique et un type sociologique ; le premier est daté et localisé tandis que l'autre ne l'est pas. Comme le type idéal folk-urbain de Redfield est un type idéal sociologique, nous allons maintenant concentrer notre attention sur cette dernière variété. Le dictionnaire de sociologie définit ainsi le type idéal : "une configuration ou une gestalt de caractères qu'on construit en mettant ensemble les caractères qu'on observe le plus souvent dans les spécimens de la catégorie des phénomènes qu'il faut classifier. Il n'est pas nécessaire que tous les caractères attribués à un type soient présents dans un cas donné mais il faut qu'ils se présentent dans une grande proportion de cas et qu'aucun ne soit incompatible avec les autres caractères..." [7] Comme le dit encore Van der Leuw : "Le type n'a pas de réalité. Il n'est pas, lui non plus, une photographie de la réalité. Comme la structure, il est hors du temps et n'a pas besoin de se présenter dans la réalité historique." [8]

La typologie de Redfield s'occupe des sociétés et des cultures globales ; alors que d'autres typologies sont construites dans le but d'étudier des processus, des institutions, le continuum folk-urbain veut classifier et surtout étudier des touts socio-culturels. Julian H. Steward s'est intéressé au même problème et voici ce qu'il écrit : "Si on doit établir un système taxonomique dans le but de trouver des parallèles trans-culturels (cross-culturels) et des uniformités plutôt que pour mettre en évidence des contrastes et des différences, on a besoin d'un concept qu'on peut appeler "type culturel." Il a toujours été difficile de déterminer empiriquement des types qui auraient pu révéler des uniformités et des parallèles. Notre définition du type culturel diffère sensiblement de celle de l'aire culturelle. Premièrement, ce type est caractérisé par le fait qu'il inclut des éléments sélectionnés plutôt que tout le contenu des [151] cultures. Aucune culture n'étant exactement semblable à aucune autre, il est donc nécessaire de choisir certains complexes de traits qu'on peut trouver chez deux ou plusieurs cultures mais pas nécessairement chez toutes. Deuxièmement, les traits sélectionnés le seront par le problème à résoudre et au système de notations. Troisièmement, on présumera dans chaque cas que les traits sélectionnés ont des liens fonctionnels entre eux." [9]

Qu'est-ce donc que cette typologie folk-urbain ou que ce continuum folk-urbain ? Dès le début on doit faire remarquer qu'il y a dans la terminologie de Redfield deux ambiguïtés. La première sur laquelle nous reviendrons plus loin c'est qu'il emploie indifféremment l'expression de folk-culture et de folk-société. La deuxième c'est que sa typologie a oscillée entre une typologie dichotomique (folk et urbain) et une typologie trichotomique, (folk, paysan et urbain). Quelques fois il définit la folk-société comme occupant un stage intermédiaire entre la culture tribale et la communauté urbaine ; souvent aussi cet intermédiaire est appelé "paysan." En 1947, donc après ses travaux à Tepoztlan et au Yucatan, la folk-culture inclut la culture tribale et la culture paysanne. D'ailleurs, comme l'a noté M. Garigue, l'appellation folk-urbain s'est transmuée en continuum folk-urbain. La publication de trois livres plus récents de Redfield, "The Primitive World and its Transformations," "The Little Community" et son "Peasant Society and Culture" semble bien indiquer que Redfield attache de plus en plus d'importance au type intermédiaire : le paysan.

Il ne faudrait pas croire que cette typologie de Redfield est la première en date ; qu'elle soit dichotomique ou trichotomique elle a eu de nombreux devanciers. J'en mentionne quelques-unes parce que la typologie de Redfield étant en partie théorique, plusieurs de ces typologies lui ont servi de point de départ pour construire la sienne propre. Mentionnons parmi les typologies trichotomiques : sociétés divine, héroïque et humaine de Vico ; théologique, métaphysique et scientifique d'Auguste Comte ; idéationnelle, idéaliste et sensuelle de Sorokin ; parmi les typologies plus récentes mentionnons [152] celle de Elton Mayo "established" et "adaptive" celle de Bateson, "steady state" et "unsteady state" et enfin "culture et civilisation" de Maclver. La typologie de Redfield parce qu'elle s'appuie sur un plus grand nombre d'études et surtout parce qu'elle se prête mieux à la dérivation d'hypothèses a été depuis quelque temps l'objet de bien des discussions et de bien des travaux. Depuis que Redfield a émis sa conception de la folk-société bien des définitions en ont été données par Redfield et par d'autres. Voici une des premières définitions de Redfield, définition qui inclut la société tribale et paysanne : "Une telle société est petite, isolée, analphabétique, homogène et possède un puissant esprit de groupe. Les façons de vivre sont intégrées dans ce système cohérent et conventionnel qu'on appelle une culture. Le comportement est traditionnel, spontané, dépourvu de sens critique et personnel ; il n'y a pas de législation ni de tradition d'expérimentation, ni de spéculation à des fins proprement intellectuelles. La parenté, ses liens et ses institutions sont les catégories-type de la vie et le groupe familial est l'unité d'action ; le sacré prévaut sur le profane ; l'économie de statut prévaut sur l'économie de marché." [10] Certains auteurs ont fait remarquer que plusieurs éléments de cette définition ne s'appliquent pas aux sociétés paysannes, notamment l'isolation, l'analphabétisme et l'absence de législation ; plusieurs des traits mentionnés ont tendance à être influencés par des traits urbains. C'est pourquoi peu après s'est amorcé le type idéal de la société ou de la culture paysanne. D'ailleurs, même en 1939, Redfield avait bien vu le rôle que devaient jouer les sociétés paysannes dans une typologie globale. En préface au livre de Miner, Redfield écrit : "Dans l'étude comparative des sociétés, les groupes paysans occupent une position stratégique ; ils forment une espèce de moyen terme dans l'équation de la culture et de la civilisation. D'une part, ils ressemblent aux peuples primitifs que l'ethnologue a surtout étudiés ; d'autre part, ils font partie de ce monde moderne urbanisé dont l'étude appartient surtout aux sociologues." [11] D'ailleurs, bien avant Redfield, Maine, Durkheim et Tönnies avaient fait une place à la société paysanne comme type important dans la typologie des sociétés globales. Maine la plaçait entre la société statutaire et la société [153] contractuelle, Durkheim entre la solidarité mécanique et la solidarité organique et Tönnies entre la Gemeinschaft et la Gesellschaft. Historiquement, on peut dire que la société paysanne existe depuis 5,000 ans, depuis la naissance des villes ; on peut dire qu'en Occident à tout le moins, la période de floraison des sociétés paysannes se place entre deux révolutions : la révolution urbaine et la révolution industrielle. Si l'on pouvait caractériser en gros les époques et leur adjoindre un type de société prédominante, on pourrait dire que la société tribale domine le paléolithique, que la société paysanne domine le néolithique et que la société urbaine de type occidental est en train de couvrir la face de la terre. Quand Toynbee parle d'occidentalisation de la planète, il est évident que le type de société urbaine industrielle que l'Occident charroie avec lui entre pour beaucoup dans ce processus.

On voit donc facilement que du point de vue des deux plus importants processus modernes : l'urbanisation et l'acculturation, le concept de société paysanne prend de plus en plus d'importance ; en définitive, ce sont des sociétés paysannes qui, présentement s'acculturent et s'urbanisent. Pour arriver à créer un type de ce genre de société il faut donc prendre en considération des caractères qui sont communs à plusieurs de ces sociétés, par hypothèse, ce que nous avons en vue en construisant un type c'est moins de classifier des touts socioculturels que de nous servir de ce type dans un but comparatif et pour émettre des hypothèses qui nous permettent de déceler des caractères ou des processus sous-jacents à la nature et à la transformation de ces sociétés.

Nous avons donc vu que si la définition de folk-société s'applique dans une certaine mesure aux sociétés tribales et aux sociétés paysannes, elle n'est pas sans s'écarter sur bien des points des sociétés paysannes réelles et sur des points assez fondamentaux pour qu'on puisse construire un autre type. Kroeber en donne la définition suivante : "Les paysans sont décidément des ruraux - mais vivent en rapport avec les marchés des villes ; ils forment un segment d'une plus grande population qui comprend ordinairement des urbains et quelquefois des métropolitains. Ce sont des sociétés partielles qui possèdent des cultures partielles." [12]

 [154]

Cette définition très lâche de Kroeber est bien loin de constituer un type idéal. Redfield même, qui vient de publier un volume sur la culture et la société paysannes n'a pas donné de définition adéquate ni tenter de construire un type. Il admet avec Von Dietze qu'il est difficile de définir le terme de paysannerie et que la construction d'une théorie compréhensive de la paysannerie est impossible. Peut-on ajouter que ce n'est la première fois que l'anthropologie et la sociologie se seront servi d'un terme de la langue commune pour en faire un concept scientifique avec tout ce que cela comporte de malentendus. Pensons au terme de culture qui encore aujourd'hui donne lieu à bien des quiproquos. Le terme de paysan est en train de devenir l'objet de ces équivoques. Si on veut faire du paysan un type universel de société intermédiaire entre la société tribale et la société urbaine, il est bien évident qu'il faudra le purger de coloration trop étroitement occidentale. D'autre part, il reste le danger que la typologie de Redfield n'évite pas, c'est celui de mêler les critères sociaux et culturels et d'aboutir à une typologie bicéphale.

Lewis a d'ailleurs écrit à ce sujet : "On peut objecter, en vérité, que la classification folk-urbain n'est pas une classification culturelle parce qu'elle fait fi des différences culturelles fondamentales, c'est-à-dire des différences entre l'éthos des peuples. En effet, les attitudes et le système de valeurs de certaines folk-sociétés peuvent ressembler plus à ceux de certaines sociétés urbaines qu'à ceux d'autres folk-sociétés ; par exemple, l'individualisme et l'agressivité des Indiens Pieds-Noirs rappellent plus les systèmes de valeurs urbains de l'Amérique que ceux des Zunis. Ceci veut peut-être dire que les critères qu'on a employés dans la classification folk-urbain sont fondés sur les aspects purement formels de la société et non pas vitaux pour l'analyse culturelle." [13]

En appendice à ma monographie sur Belle-Anse j'écrivais ceci : "Si, comme le dit Cournot, un type est l'ensemble d'un grand nombre de caractères formant un tout organique et dont la réunion ne peut pas s'expliquer par le hasard c'est-à-dire par le seul concours de causes qui ne seraient [155] pas enchaînées et subordonnées les unes aux autres, il est évident, disais-je, qu'on ne peut établir un type qui comprendrait des caractéristiques sociales et culturelles, s'il n'est pas d'abord établi qu'elles sont liées causalement. Si, à la rigueur, on peut dire avec Piaget que les faits socio-culturels, envisagés du point de vue synchronique ne sont pas liés causalement mais logiquement, par implication, il n'en reste pas moins que ceux qui sont envisagés d'un point de vue diachronique sont liés causalement." [14] Il serait hors de mon propos de discuter ici cette vaste question mais qu'il me soit permis de résumer la question ainsi : on pourrait, selon moi, employer des types mixtes c'est-à-dire des types dont certains caractères seraient sociaux et d'autres culturels pour des analyses synchroniques parce que la liaison n'est pas causale, par hypothèse, mais d'implication ; dans les cas d'études diachroniques les types devraient être purs puisque leur liaison impliquerait qu'on a déjà résolu par l'affirmative le problème de la liaison causale des facteurs sociaux, culturels et économiques. C'est pour avoir procédé ainsi, c'est-à-dire pour avoir construit un type mixte que Redfield a du mal avec sa typologie qu'il applique à l'étude de processus. D'ailleurs, on a déjà fait remarquer qu'il emploie indifféremment l'expression folk-culture et folk-société et l'ambigüité subséquente vient de cette confusion qu'il a faite au départ.

Peut-on d'ores et déjà, nous rendre compte de ce que sont les caractères qualitatifs ou proprement culturels de la société paysanne : (il est à remarquer qu'à ce niveau-là, la folk-culture et la culture paysanne partagent beaucoup des mêmes caractères.) Il semble bien que ce qui ressort des nombreuses définitions qui ont été données de ces sociétés, c'est que ces cultures possèdent chacune un système de valeurs et de fins qui est commun à presque tous leurs membres. Ces valeurs et ces fins sont l'affaire de la majorité des membres du groupe. Ce système de valeurs est très intégratif et il imprègne tous les aspects de la vie ; on peut remarquer une assez grande homogénéité non seulement des valeurs mais aussi entre les modèles culturels et le comportement. Les interactions primaires entre les membres de ces sociétés ont une importance capitale. Encore une fois, ces sociétés ne devraient pas être [156] définies tant par des caractères privatifs - non mécaniques, non urbanisées, non industrialisés - que par un caractère positif : ces sociétés sont basées sur des rapports personnels, concrets, entre individus. Contrairement aux cultures plus complexes où les systèmes secondaires de valeurs et de fins ont tendance à obscurcir le système de valeur central et quelquefois à le déplacer, dans la folk-culture et la culture paysanne il n’y a pas de désaccord sérieux quant aux fins ultimes de la société. Fondamentalement, ce ne sont pas des facteurs tels que le système de parenté qui rendent compte de l'intégration mais bien la structure des valeurs et des fins qui sont partagées par la très grande majorité des membres.

Quoi qu'il en soit de la définition de la culture et de la société paysannes, nous avons vu que l'utilité principale lui vient de son caractère heuristique ; il serait hors de propos de nous étendre ici sur les hypothèses auxquelles le concept de continuum folk-urbain a donné lieu. Qu'il me soit permis de ne mentionner que celle de Redfield au Yucatan. "Pour les fins de cette enquête, dit-il, l'isolement et l'homogénéité sont pris ensemble comme formant une variable indépendante ; l'organisation ou la désorganisation de la culture, la sécularisation et l'individualisation sont tenues comme des variables dépendantes." [15] En d'autres termes, l'hypothèse à vérifier était de savoir si l'homogénéité et l'isolement diminuant, la sécularisation, l'individualisation et la désorganisation s'accroissent ? Les discussions et les travaux qui ont suivi la formulation de cette hypothèse ont mis en lumière comment elle est infirmée ou confirmée par les faits et en quoi la typologie dont elle est dérivée est fautive.

Regardons maintenant de plus près les raisons qui poussent Garigue à rejeter a priori le concept de folk-urbain ou de continuum folk-urbain. "Deux raisons, dit-il, suffiront à motiver ce rejet : en tant qu'il pose une hypothèse, un tel concept n'apparaît étayé sur aucune donnée empirique susceptible de vérification." [16] Si la typologie de folk-urbain était une typologie empirique elle serait directement vérifiable parce qu'elle serait fondée surtout sur des données empiriques. La fonction d'une typologie empirique c'est de synthétiser les observations plutôt que [157] de mettre en évidence l'essence des phénomènes à l'étude. La typologie folk-urbain est une typologie heuristique c'est-à-dire, comme le dit Lalande, "qu'on ne cherche pas à savoir si elle est vraie ou fausse mais qu'on l'adopte seulement à titre provisoire, comme idée directive dans la recherche des faits." [17] Comme le dit encore Winch, la typologie heuristique se présente comme une distorsion volontaire des phénomènes empiriques en énonçant des formes extrêmes des caractères pertinents." [18] Il semble bien, toutefois, qu'on pourrait vérifier si dans un certain nombre de sociétés l'ensemble de caractères qu'on postule comme fonctionnellement ou causalement liés le sont ou ne le sont pas. Quoi qu'il en soit, la seule façon de se servir de telle ou telle typologie c'est d'en dériver des hypothèses et de les mettre à l'essai dans l'étude d'une situation donnée. C'est ce que Miner a fait à Tombouctou où il a confirmé l'hypothèse de Redfield. "En bref, dit-il, les implications théoriques du matériel de Tombouctou sont les suivantes : le décroissement de l'isolement, l'accroissement de la densité de la population et l'hétérogénéité semblent accompagner la désorganisation, la sécularisation et ce qu'il appelle (impersonalization) même en l'absence d'influences occidentales." [19]

La deuxième raison de M. Garigue est encore moins facile à comprendre. J'avoue même ne pas la comprendre du tout. "En tant qu'il (le concept de Folk-Society ou de Folk-Urban Continuum) s'offre comme une catégorie permettant de décrire un "type idéal," il revêt une signification métasociologique qui ne saurait manquer de défigurer la réalité sociologique qu'il est censé clarifier." [20] Le continuum folk-urbain ne nous permet pas de décrire un "type idéal," il est ce type idéal qui nous permet d'ordonner nos observations. En quoi est-il métasociologique ? La plupart des auteurs qui ont réfléchi sur la méthodologie des sciences sociales s'accordent à dire que la méthode des "types idéaux" est la mieux adaptée à ces sciences. Depuis Max Weber l'emploi de cette méthode a été de plus en plus fréquente. Ne mentionnons que la typologie de Goode, le continuum magie-religion, qui est une illustration de la même méthode. Je n'ose pas croire, d'autre part, que M. Garigue ait pu [158] interpréter "type idéal1' dans un sens normatif, ce qui défigurerait totalement la pensée de Redfield et celle de tous ceux qui emploient ce concept. En effet, il n'a jamais été question de proposer la folk-société ou la société urbaine comme types de société modèle.

Pour résumer ma pensée, je dirai que l'on peut discuter des travaux qui ont été faits dans le Québec mais qu'on aurait mauvaise grâce à imputer les erreurs qu'on croit y découvrir au concept de folk-société ou continuum folk-urbain. S'il est des sociologues qui ont dit, comme Garigue le prétend, que la culture canadienne-française est sociologiquement inadéquate et (qu')elle est destinée à disparaître pour la bonne raison qu'elle ne peut préparer les Canadiens-français à faire face aux exigences d'une vie urbaine industrielle, ce n'est pas à cause du concept de folk-société ni même à cause d'une mauvaise application de ce concept. En effet, le concept de continuum folk-urbain ne postule nullement que cette transition est impossible ou même difficile à réaliser.

D'ailleurs c'est forcer singulièrement la pensée de Falardeau que de lui prêter cette opinion. Pour ma part, en durcissant la pensée de Tremblay et de Falardeau j'y verrais peut-être la mise en relief exagérée de ce qu'ils appellent la pensée sociale du Canada français et que j'appelle l'idéologie dominante. Occupés qu'ils étaient à combattre cette idéologie, ils ont inconsciemment pris à leurs adversaires l'image du Canada rural que ces derniers leur dépeignaient sans trop se soucier d'aller voir si cette image correspondait bien à la réalité. Encore une fois, le concept de folk-société n'y est pour rien. C'est plutôt qu'ils ont accordé une importance trop grande à l'idéologie et pas assez à la culture globale, qu'ils se sont trop arrêtés aux modèles culturels plutôt qu'au comportement réel. D'ailleurs des membres de la même équipe qui travaillaient loin de l'idéologie ne s'y sont pas laissés prendre. Faucher et Lamontagne écrivent là-dessus : "Tout d'abord qu'on se rappelle l'opinion fréquemment énoncée qui veut que cette province fut très lente, comparée aux autres régions de l'Amérique du nord, à développer sa structure économique... Pour expliquer ce retard, on a [159] surtout mis en cause certains facteurs culturels spécifiques. Une telle interprétation est-elle juste ? Si c'était vrai, il serait alors difficile d'expliquer le rapide et récent développement économique, à moins de supposer que l'orientation des facteurs culturels a subi une profonde transformation. Nous soutenons que cette explication est intenable. Il n'y a pas eu de ré-orientation culturelle ; si pendant un certain temps, notre évolution semble avoir été influencée par les facteurs culturels, c'est qu'à ce moment précis il n'y avait pas d'autre issue." [21]

C'est d'ailleurs l'opinion que je soutiens dans une monographie qui doit bientôt paraître ; au niveau du peuple l'urbanisation se fait remarquablement bien ; la résistance est au niveau de l'idéologie ; ce n'est pas la culture canadienne-française qui n'est pas adéquate mais c'est l'idéologie dominante qui longtemps est opposée à cette urbanisation.

Tout le long de son article, M. Garigue veut nous faire croire que le continuum folk-urbain a été créé et mis au monde pour embêter les Canadiens-français. Je veux bien croire que les nationaux en général ne sont jamais satisfaits d'une étude sociologique ou anthropologique qui leur est consacrée mais il ne faudrait pas aller jusqu'à croire qu'on a inventé des théories ad hoc pour les diminuer dans l'esprit des autres nations. Les études qui ont pris cette typologie heuristique comme hypothèse ne se bornent pas au Canada, loin de là : les communautés de l'Amérique du Sud, Tombouctou, de la Chine, des Indes, du Japon ont tour à tour été étudiées dans cette optique. Redfield lui-même n'élimine pas au départ, les Américains, comme le pense M. Garigue : "La paysannerie, dit Redfield, qu'elle soit mexicaine, chinoise ou polonaise, c'est ce style de vie qui a prévalu en dehors des villes mais dans leur orbite d'une part, et, d'autre part, pendant la longue période qui s'est écoulée entre la révolution urbaine et la révolution industrielle... En dehors des villes américaines, dit Redfield, on peut trouver au moins deux espèces de personnes qui possèdent un style de vie différent et qui vivent physiquement les uns près des autres bien qu'ils soient moralement loin les uns des autres." [22] Il s'agit du banlieusard et du [160] paysan américain.

D'ailleurs, monsieur Garigue possède bien lui aussi sa définition de la société paysanne, Son tour de passe-passe consiste à donner cette définition, de tenter de prouver que cette définition ne colle pas aux faits, que Gérin s'est trompé et qu'il a trompé tous ceux qui sont venus après lui, excepté M. Garigue lui-même. Sa définition la voici : "A peasant community can be said to exist, dit M. Garigue, where social norms have become so patterned that land ownership is conceived of as a mode of life and where to sell one's land is to desert the way of the : community." [23] Voilà, si je ne m'abuse, une définition ad hoc car personne d'autre ne l'a jamais employée, à ma connaissance. Ce n'est certes pas celle de Redfield qui écrit : "Une société paysanne peut être constituée en parties ou entièrement de locataires ou même de squatters, si l'usufruit de la terre leur permet de mener une vie traditionnelle en commun..." [24]

Musée de l'Homme,
Ottawa, Canada.

[161]

BIBLIOGRAPHIE

[162]



* Ce travail a été présenté au XXIVe congrès de l'ACFAS â Montréal, en novembre 1956.

[1] Garigue, Philip, "Mythes et réalités dans l'étude du Canada français" in "Contributions à l'étude des Sciences de l'Homme," no 3, 1956, p. 123.

[2] Rioux, Marcel, "Description de la culture de l'Ile Verte," Musée National, Bulletin no 133, Ottawa, 1954, p. 1.

[3] Rioux, Marcel, "Sur le sens de l'évolution socio-culturelle de l'Ile Verte", Bulletin no 128, Annual Report of the National Museum for the Fiscal Year 1951-1952, 13 pp.

[4] Ibidem, p. 124.

[5] Sorokin, P., "Society, Culture and Personality," 1947, p. 560.

[6] Hempel, Carl G., "Science, Language and Human Rights" passim in American Philosophical Association, Eastern Division, Vol. 1, 1952, pp 66-67.

[7] "Dictionary of Sociology," p. 147, Fairchild, H.P., (éd.), 1944.

[8] Van der Leeuw, G., "Phénoménologie de la religion", Payot, Paris, p. 657.

[9] Steward, J.H., in "Anthropology Today," 1953, p. 321.

[10] Redfield, R., ''The Folk Society", The American Journal of Sociology, Jan. 1947, p. 294.

[11] Redfield, R., Préface à : "St-Denis : A French Canadian Parish", par Horace Miner, p. XIII, University of Chicago Press, 1939.

[12] Kroeber, A.L., "Anthropology", New York, 1948, 2e éd., p. 284.

[13] Lewis, Oscar, "Life in a Mexican Village : Tepoztlan Restudied", Urbana, Ill., 1951, p. 434.

[14] Rioux, Marcel, "Belle-Anse", Musée de l'Homme, Bulletin 138, à paraître.

[15] Redfield, R. "The Folk Culture of Yucatan", Chicago, 1941, p. 344.

[16] Ibidem, p. 124.

[17] Lalande, André, "Vocabulaire technique et critique de la philosophie", Paris, 1947. Voir le mot type.

[18] Winch, R.F., "Heuristic and Empirical Typologies", American Sociological Review, Vol. 12, fev. 1947, p. 68.

[19] Miner, Horace, "The Primitive City of Timbuctoo", Princeton University Press, 1953.

[20] Ibidem, p. 124.

[21] Lamontagne, M., et Faucher, A., "History of Industrial Development", in "Essais sur le Québec contemporain", Québec, 1953, pp. 23-24.

[22] Redfield, R., "Peasant Society", University of Chicago Press, 1956.

[23] Garigue, P., "St-Justin", The Canadian Journal of Economics and Political Science, Vol. 22, no 3, 1956.

[24] Redfield, R., "Peasant Society", University of Chicago Press, 1956, p. 28.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 8 mars 2018 8:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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