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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Rioux, “L'énigme québécoise.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, LES NATIONALISMES QUÉBÉCOIS FACE À LA DIVERSITÉ ETHNOCULTURELLE. Actes du colloque annuel de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté, pp. 256-267. Conférence d’ouverture du colloque. Montréal, Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2014, 2e édition, 319 pp. [Les auteurs, Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, conjointement avec l’éditeur, Les Éditions IEIM, nous ont accordé le 4 novembre 2015 leur autorisation de diffuser électroniquement ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[256]

CLÔTURE

L'énigme québécoise.”

Christian Rioux

Chroniqueur, affaires publiques,
journal
Le Devoir

[278]

RÉSUMÉ

Le nationalisme québécois est dans une posture nécessairement ambiguë à l'égard de l'immigration.  Serait-il passé de [279] l'indifférence à la culpabilité face à une réalité que la société québécoise ne parvient toujours pas à contrôler et qui fait chaque jour des francophones du Québec une minorité de plus en plus négligeable au Canada ? Dans ce débat, il importe de distinguer le discours officiel, qui relève de l'idéologie, de la réalité de l'intégration.


[256]

Vous me permettrez de jeter un regard sur ce débat à partir de l'angle de vue qui est le mien. Mon poste d'observation est celui d'un correspondant étranger qui a eu la chance de couvrir ces débats depuis une vingtaine d'années en Europe et aux États-Unis. Permettez-moi donc de me livrer à cet exercice qui consiste à tenter de faire un zoom arrière afin de faire entrer dans le cadre de la photo la conjoncture de quelques pays comparables et notamment celle du Canada.

Que constate l'observateur qui revient au Québec après avoir scruté les débats sur l'immigration en France, en Allemagne, en Belgique et aux États-Unis ? Il ne peut conclure qu'une seule chose : il existe une véritable énigme au Québec sur la question de l'immigration.

Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays, le débat sur l'immigration chez nous ne concerne pas seulement les modalités de l'intégration réussie ou pas, celles de la participation des immigrants à la culture nationale, celle du chômage chez les immigrants ou de P« aménagement de la diversité culturelle », comme on dit dans un certain jargon. La question posée par l'immigration au Québec n'est pas seulement celle de la cohésion ou du manque de cohésion nationale, mais [257] celle de la survie même du Québec et d'une civilisation française en Amérique du Nord.

Je m'explique. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, l'immigration est l'objet au Canada d'une lutte à finir entre deux nations, entre deux nationalismes. En France, l'immigration n'est pas l'objet d'un combat entre la Bretagne et le Poitou-Charentes. En Allemagne, elle n'est pas l'objet d'un combat entre la Bavière et le Bade-Wurtemberg. Même en Belgique, compte tenu de la stricte séparation linguistique instaurée à partir des années 1960, l'enjeu n'en est pas vraiment un de survie. Certes, les débats sur Bruxelles, où affluent de nombreux immigrants francophones, sont épineux. Mais, d'abord, les Flamands ont depuis longtemps perdu Bruxelles (comme nous pourrions perdre Montréal). Ensuite, ils restent protégés par leur poids démographique majoritaire. Quant aux Wallons, ils sont protégés par la proximité de la France. Au Québec, nous n'avons ni cette proximité avec un univers francophone dynamique, ni ce poids démographique.

Longtemps, le Québec ne s'est pas préoccupé de ces immigrants qui arrivaient au XIXe et au XXe siècle autant sinon plus nombreux qu'aujourd'hui. Normal, nous étions dans nos campagnes alors que les Anglais possédaient les villes. Le Canada entier a été peuplé par des vagues d'immigration et il est étonnant d'entendre tant de commentateurs décrire cette immigration comme un phénomène récent. Ce n'est pas l'immigration qui est récente, mais le fait que la majorité francophone y soit confrontée. Depuis les années 1960, c'est sous la pression du mouvement nationaliste que le Québec a décidé de s'intéresser à l'immigration. Depuis, les immigrants sont devenus l'objet de ce qu'on pourrait appeler un maraudage permanent. Ils sont en quelques sorte conscrits dans un combat qu'ils n'avaient ni prévu ni souhaité.

Contrairement au débat allemand, français ou américain, la question posée au Québec n'est donc pas seulement de savoir combien de temps les Pakistanais ou les Libanais conserveront leurs caractéristiques nationales. Ce n'est même pas seulement de savoir s'ils parleront français ou anglais. La question essentielle est en fait de savoir si ces immigrants viendront grossir les rangs de la [258] nation québécoise ou s'ils contribueront par la force du nombre en devenant canadien à notre lente mise en minorité.

Je n'entrerai pas dans le débat démographique, mais on sait que les théâtres d'opération où se déroule cette guerre civile sont nombreux. C'est celui de l'équilibre linguistique au Québec même. Celui de l'équilibre linguistique encore plus fragile de Montréal. On peut se demander si le Québec francophone parviendra à intégrer 30%, 40%, 50% ou 75% des immigrants qui lui arrivent chaque année. Les chiffres semblent plutôt montrer que, même si cette intégration a progressé grâce à la Loi 101, elle ne dépasse pas, au mieux, 50% ou 60%. Des signes inquiétants laissent même penser que la loi 101, qui devait servir à fabriquer des Québécois de culture française a finalement servi à fabriquer des Canadiens bilingues, du moins en partie.

Mais, peu importe, il y a un constat sur lequel tout le monde s'entend. On peut rêver d'un Québec qui parvient à intégrer à la langue et à la culture française la majorité des immigrants, on peut rêver de refranciser Montréal. On peut croire qu'on est sur cette voie radieuse, cela ne change rien au fait capital que nous savons tous que la bataille de l'immigration à l'échelle canadienne, elle, est d'ores et déjà perdue pour les Canadiens français. Je m'étonne du fait que personne ne rappelle jamais que, si les équilibres linguistiques peuvent peut-être être figés dans les frontières du Québec, il n'y a pas la moindre chance qu'ils le soient un jour au Canada. Si les proportions se maintiennent à peu près au Québec, c'est la plupart du temps parce qu'une partie de nos immigrants vont grossir le flot de l'immigration des autres provinces. Le résultat net de l'immigration au Canada, c'est que nous avons été 99% de ce pays (1766), 45% (1840), 34% (1861), 28% (1961), 22% (2006) et que nous serons vraisemblablement un jour 18% ou 15%. Tout au plus pouvons-nous avoir l'espoir de ralentir légèrement cette lente, mais inexorable descente aux enfers.

Or, je reviens à mon énigme québécoise. Comment expliquer que dans un pays, le Canada, où le combat de l'immigration semble virtuellement perdu pour les francophones (à l'échelle canadienne du moins), où l'on sait qu'il a toujours joué [259] en leur défaveur, où l'immigration contribue depuis 250 ans à les faire progressivement disparaître et où aucun renversement de tendance ne se profile à l'horizon, comment expliquer que dans un tel contexte, unique au monde, il n'y ait pas de véritable mouvement politique québécois organisé contre l'immigration. Soyons clairs. Je ne dis pas que je souhaite un tel mouvement. Je constate que les enjeux sont ici plus dramatiques que partout ailleurs, qu'ils sont existentiels, ce qui n'est le cas ni en France ni en Allemagne et même pas en Belgique. Or, bien, malgré cela, il n'y a à peu près pas au Québec de mouvement politique organisé contre l'immigration comme il en existe en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et même aux États-Unis, etc.

Je veux bien comprendre qu'en braquant le microscope sur certains phénomènes politiques particuliers, on puisse s'inquiéter de la montée d'un certains nationalisme xénophobe. Moi, je dis au contraire qu'en faisant un zoom arrière pour regarder ce qui se passe partout ailleurs (et aux dernières nouvelles, le Québec faisait encore partie du monde), c'est le contraire qui est étonnant compte tenu des questions existentielles qui sont enjeu ici.

Comment expliquer, par exemple, qu'en 2008, le député du Parti Québécois (PQ) Maka Kotto et le candidat libéral Pierre Arcand, des deux principaux partis du Québec, de centre gauche et de centre droit, aient comparé Mario Dumont à Jean-Marie Le Pen parce que l'ancien chef de l'Action Démocratique du Québec (ADQ) avait simplement osé évoquer le gel des quotas d'immigration ? Quotas d'immigration qui, rappelons-le, sont déjà parmi les plus élevés au monde.

Rappelons que le Front National (FN) ne réclame pas le gel des quotas d'immigration, mais la disparition de toute immigration. Une position politique qui n'est formulée par personne au Québec. De Front national, je n'en vois pas au Québec et c'est tout à notre honneur. Cela montre que le pluralisme est largement accepté par la société québécoise, aussi bien à gauche qu'à droite.

[260]

Mais cela montre aussi que l'immigration est aujourd'hui l'objet d'un véritable tabou qui empêche tout véritable débat. Il y a même des mots qu'on n'a plus le droit de prononcer sans courir le risque d'être rejeté dans le camp des « racistes ». Je pense au mot « assimilation ». Qu'y a-t-il pourtant de si dramatique dans l'affirmation selon laquelle, à terme (cela pourra prendre quelques générations), le destin de l'immigrant consiste généralement à s'assimiler à la population de son pays d'accueil ? N'est-ce pas ce que démontrent toutes les enquêtes ? Pourquoi nos chastes oreilles ne pourraient-elles pas entendre de tels mots qui décrivent la réalité objective de l'immigration et qui peuvent notamment permettre d'en comprendre la souffrance ?

Ce voile de vertu qui empêche le débat franc et ouvert sur l'immigration a une cause : au Québec, nous confondons pluralisme et communautarisme. En accusant une frange du mouvement nationaliste et souverainiste d'être « conservateur », « défensif » ou « ethnique », une certaine gauche lui reproche plutôt de ne pas s'être converti au communautarisme et au multiculturalisme qui, après s'être imposés au Canada avec Pierre Trudeau, a gagné les milieux progressistes québécois dans la foulée de la débâcle de 1995. J'irai même jusqu'à dire que, s'il existe un nationalisme ethnique au Québec, ce n'est pas tant celui des « conservateurs » soucieux de préserver en ces temps de reflux l'identité de la majorité, mais celui qui invente des « communautés » et qui n'imagine plus le Québec que comme une fédération de « communautés » qui n'auraient plus qu'à négocier entre elles un certain nombre d'accommodements.

La plupart des nationalistes dits « conservateurs » s'érigent en faux contre cette vision canadienne, lui opposant une vision plus républicaine qui « libère » l'immigrant de sa « communauté » pour lui offrir de devenir le citoyen d'une société québécoise évidemment pluraliste.

Une autre cause rend difficile un débat serein sur l'immigration. Chez nous, réduire le flux de l'immigration, c'est accepter notre marginalisation accélérée dans le Canada. L'augmenter, c'est tenter de ralentir cette même marginalisation, mais en créant du coup le danger d'une intégration bâclée et donc [261] d'une anglicisation de nos immigrants comme celle qui se produit actuellement à Montréal. C'est ce qu'on appelle une lose lose Situation ou une no sin situation. Par immigrants interposés, le Québec est engagé dans une course infernale pour ne pas disparaître trop vite (car il disparaît de toute façon) dans le Canada. Un peu comme quelqu'un qui prend l'escalier mobile en sens contraire, rattrape parfois la cadence, mais finit inévitablement par s'essouffler. En d'autres mots, le défi des Québécois ce n'est pas tant d'apprivoiser la diversité que de mobiliser ses forces pour ne pas disparaître.

Or, puisque la voie politique qui consisterait à contrôler véritablement notre immigration, à choisir librement sans la pression canadienne les immigrants que nous souhaitons, comme cette voie politique nous est bloquée, nous avons tendance à chercher notre salut ailleurs. Depuis l'échec des deux référendums, en 1980 et en 1995, nous avons tendance à nous réfugier dans des visions mythiques de l'immigration qui sont des voies d'évitement et qui viennent littéralement polluer le débat. J'en mentionnerai deux.

La première consiste à discuter de l'immigration comme si le Québec était un pays normal. Comme la réalité de notre lente et inéluctable marginalisation dans le Canada est trop difficile à affronter, nous préférons détourner le regard et faire comme si elle n'existait pas. Nous discutons alors de l'intégration comme si nous étions en France ou aux États-Unis, en faisant abstraction du Canada et de la menace permanente qu'il fait peser sur la nation québécoise. Faut-il rappeler que nous y sommes encore ? Certains, comme le sociologue Gérard Bouchard, professent même que nous serions la terre d'élection d'un « nouveau modèle d'intégration », un modèle d'intégration tellement exceptionnel que nous pourrions le proposer à l'humanité entière. Ce « nouveau modèle » - qui dans la bonne vieille tradition québécoise coupe la poire en deux entre le multiculturalisme anglo-américain et l'intégration républicaine - ce modèle serait à l'intégration ce que le Cirque du Soleil et Céline Dion sont au show-business. Beau modèle que celui qui ne parvient, au mieux, qu'à ralentir notre lente disparition dans le Canada !

[262]

Ce modèle pousse l'inconscience jusqu'à s'inspirer de pays dont la réalité n'a rien à voir avec la nôtre, comme les États-Unis et le Canada anglais. Vous aurez remarqué que le multiculturalisme fleurit particulièrement dans le monde anglo-américain. La plupart des autres pays ne peuvent pas se permettre le luxe de ce multiculturalisme qui est, en passant, l'idéologie des peuples les plus assimilateurs de la planète. Excusez l'image, mais le multiculturalisme est une sorte de hochet que tendent aux immigrants les peuples qui n'ont pas vraiment de problème d'intégration, ceux dont la langue est connue et apprise par les immigrants longtemps avant qu'ils foulent la terre de leur pays d'accueil. Ceux dont les films sont vus partout et imposés à la terre entière. Idéologie sympathique aux États-Unis, en Australie et au Canada anglais, idéologie qui aide peut-être même l'immigrant à ne pas se braquer, à s'assimiler en douce sans trop le savoir ni trop en souffrir (car l'immigration est une souffrance !), le multiculturalisme devient vite problématique dans des pays ou cette intégration ne va pas de soi. Je pense aux anciennes puissances coloniales par exemple, comme la France et la Grande Bretagne qui l'ont toutes deux sévèrement critiquée malgré leurs traditions opposées dans ce domaine. Même un pays comme les Pays-Bas, qui avait été un des premiers à se revendiquer du multiculturalisme et où il s'inscrivait dans une tradition culturelle communautariste plusieurs fois centenaire, a fini par s'en méfier.

Si le multiculturalisme et le communautarisme représentent un problème en France et en Grande-Bretagne, au Québec, ils sont rien de moins que suicidaires. Surtout à une époque où les moyens de communication modernes, la facilité des transports rendent partout l'intégration plus difficile qu'avant. À Paris, les Algériens venus dans les années 1960 attendaient 15 ans avant de faire venir leur épouse et peut-être 30 ans avant de revenir au pays en touriste. Aujourd'hui, ils font l'aller-retour chaque année, sont branchés en permanence sur les antennes satellites et envoient parfois leur enfants se marier au bled. C'est ce que le philosophe français Paul Thibaud nommait la « réalité objective » des nouvelles formes d'immigration.

Je le répète, le problème de l'immigration au Québec ce n'est pas tant le pluralisme, largement accepté, que le [263] communautarisme. Le défi du Québec, c'est de fabriquer justement une citoyenneté permettant à chacun de s'élever au-dessus des communautarismes. Dans cet effort, il est sans cesse en concurrence avec l'État canadien qui a des moyens autrement plus considérables que les siens. Probablement aidés par l'Église, les Québécois ont développé une vision immanente de leur destin comme nation. Comme si nous étions là depuis toujours et pour toujours. Une vision qui nous empêche de penser le tragique de l'histoire. « Peuple de peu d'avidité, peuple un peu enfant. Humble peuple. Nous étions faits pour ne pas être dérangés et pour vivre d'une façon politiquement élémentaire et naturelle », écrivait l'écrivain Pierre Vadeboncoeur [1]. Cette vision d'un peuple indélogeable qui traverse les âges a survécu à la Révolution tranquille et semble même opérer un retour en force depuis 1995. Elle se marie d'ailleurs fort bien à la vision « progressiste » qui croit elle aussi que l'histoire a un sens.

La seconde voie d'évitement, qui se mêle souvent à celle dont je viens de parler, consiste à se réfugier dans une sorte de vision rédemptrice et messianique de l'immigration. L'immigrant, qui est pourtant chez nous dans la majorité des cas un immigrant économique, est perçu par une certaine gauche comme le nouveau prolétaire quand il ne revêt pas le visage du pauvre, de l'opprimé, etc. Il s'agit d'une autre façon de dépolitiser le débat sur l'immigration qui devient alors un débat de travailleur social.

À défaut d'indépendance, à défaut d'être parvenu à assurer notre survie dans le Canada, le Québec deviendrait le pays le plus accueillant du monde. Qu'avons-nous proposé lors du récent tremblement de terre en Haïti ? Une aide matérielle ? L'expertise de nos ingénieurs ? L'envoi d'aliments ? Rien de tout ça ! Le Québec a simplement proposé d'admettre plus d'immigrants haïtiens et d'accélérer les adoptions. Le salut d'Haïti dans la fuite de ses habitants et de ses cerveaux ! Cette question, du pillage des cerveaux par les pays riches, n'est d'ailleurs jamais posée au Québec, contrairement à ce qui se passe dans la gauche européenne.

[264]

La gauche qui glorifie l'immigrant pour en faire une sorte de prolétaire moderne chargé d'un pouvoir rédempteur rejoint ainsi étrangement son allié néolibéral pour qui l'immigrant est l'être mondialisé par excellence. Les immigrants ne sont-ils pas les grands héros de la mondialisation ? Les immigrants économiques sont ces êtres adaptables à l'infini qui se déplacent là où il y a du travail. Ce sont des travailleurs qui n'ayant pas peur des « métissages », mot par excellence de la culture mondialisée, mettent au premier plan la réussite économique et n'hésitent pas à quitter leur famille, leur pays, leur langue et leur culture. Ce sont ces êtres légers, « liquides » dirait le philosophe Zygmunt Bauman [2], capables d'être recyclés à l'infini contrairement aux pauvres autochtones attachés à leur culture, à leurs traditions, à leurs langue et leur village. L'éloge de la « diversité » et du « métissage », c'est aussi l'éloge de l'abandon des cultures et des langues nationales qu'exige la mondialisation. Peu importe qu'on s'y rallie par la gauche, en adulant l'immigrant, ou par la droite en rêvant d'un travailleur adaptable à l'infini.

Dans son livre Fractures françaises [3], le géographe français Christophe Guilluy a montré comment, en France, la mondialisation mettait principalement en vedette deux catégories sociales qui en profitent toutes les deux : les jeunes professionnels urbains et les immigrants qui peuplent nos centre-villes (en Amérique) ou les proches banlieues (en France). Dans les médias, ces deux personnages (le bobo et l'immigrant, pour simplifier) en viennent souvent à occuper tout le champ de la représentation.

Christophe Guilluy a aussi montré comment les vrais perdants de la mondialisation étaient relégués en France dans ce qu'il appelle des « zones péri-urbaines », après avoir fui les banlieues proches envahies par l'immigration. Ce « petit peuple » traditionnel a tous les défauts. Il n'est pas mobile. Il est composé de petits propriétaires qui peinent à payer leur hypothèque et dont la maison a été dévaluée. Ils ne parlent pas l'anglais. Ils sont peu instruits et peu adaptables. Ils vivent dans la précarité et travaillent [265] dans des secteurs qui périclitent. Ils ont été relégués dans des zones qui sont devenues invisibles. Des zones sans transport en commun, des zones oubliées des élites politiques et qui sont abandonnées en France au Front national.

Certes, au Québec, le contexte économique et la géographie sont différents. Mais, quand je pense à ces perdants de la mondialisation, j'ai de la difficulté à ne pas penser à Hérouxville. Ce fameux « code de vie » n'était-il pas un appel au secours, une façon de dire « nous aussi on existe », notre culture aussi existe et qui donc la défend ? C'est Guy Lachapelle qui disait récemment que les habitants de certaines régions ne voulaient plus venir à Montréal, car ils ne s'y sentaient plus chez eux.

Dans cet éloge du « métissage », le chroniqueur du Globe and Mail, Dough Saunders, est allé jusqu'à développer l'idée que la « moralité » était plus élevée dans les grands centres urbains [4]. Selon Saunders, l'habitant d'une grande ville aurait même un quotient intellectuel plus élevé que celui des petites villes et des campagnes pour la simple raison qu'il entretiendrait plus de contacts avec « l'autre » ! Voilà comment les couches populaires qui ne profitent pas de la mondialisation sont rejetées dans les limbes.

En terminant, rappelons que la question de l'immigration ne peut pas être posée au Québec comme dans les autres pays. En refusant de prendre en compte cette spécificité, j'ai l'impression que nous dansons sur un volcan. Il est renversant d'entendre des souverainistes affirmer que le « nationalisme défensif » est une honte. Certains vont même jusqu'à prétendre que les conditions de la souveraineté n'ont jamais été meilleures depuis l'élection d'un gouvernement de droite à Ottawa. Pour eux, le nationalisme ne devrait jamais être défensif, mais toujours offensif.

Sur quelle planète vivent donc ces souverainistes ? Nous n'aurions donc pas perdu 2 référendums ? Nous ne nous serions pas fait imposer une constitution et une loi sur la Clarté qui sont [266] des machines infernales destinées à lentement désarticuler la nation québécoise et à lui enlever toute légitimité ? Les batailles modernes ne se perdent pas sur les champs de bataille, mais dans les urnes et devant les tribunaux. Dix-sept ans plus tard, nous en sommes encore à mesurer les conséquences de ces défaites et à compter nos morts. Comment imaginer que l'on puisse faire comme si de rien n'était ?

La crise actuelle du nationalisme est le résultat de cet échec historique. Nous sommes sur la défensive à Montréal où se joue la bataille du français. Ce combat nous l'affrontons dans un contexte de mondialisation accélérée et, malgré tout cela, nous n'aurions même pas le droit de nous défendre et de choisir une stratégie qui corresponde à la réalité du champ de bataille ? Nous n'aurions pas le droit d'ériger des barricades ? De nous retrancher dans une place forte ? Dans le domaine militaire, cela s'appelle une fuite en avant et c'est la voie royale vers le désastre.

Références

Bauman, Zygmunt. (2006). Vies perdues : La modernité et ses exclus, Paris, Payot.

Guilluy, Christophe. (2010). Fractures françaises, Paris, François Bourin éditeur.

Saunders, Doug. (2013). « Why do Bullying and Rape Outrage us ? Our Minds are Becoming Moral », The Globe and Mail, 11 mai.

Vadeboncoeur, Pierre. (1976). Un Génocide en douce, écrits polémiques, Montréal, L'Hexagone-Parti pris.

[267]



[1] Vadeboncoeur, 1976, p. 72.

[2] Bauman, 2006.

[3] Guilluy, 2010.

[4] Saunders, 2013.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 28 février 2016 5:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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