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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernadette Rigal-Cellard, “« ET VOUS FEREZ FLEURIR LE GRAND DESERT DE SEL, ET REGNEREZ SUR LA VALLEE SANS OMBRE ! » La mission colonisatrice des mormons de l’Empire de Déséret au territoire symbolique de la Nouvelle Sion.” Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Bernadette Rigal-Cellard, Missions extrêmes en Amérique du Nord: des Jésuites à Raël, pp. 221-256. Bordeaux: Pleine Page, Éditeur, 2005. [Autorisation de Mme Bernadette Rigal-Cellard accordée le 27 novembre 2007 de diffuser ce texte dans Les Classiques des ciences sociales.]

Bernadette Rigal-Cellard [1] 

“«Et vous ferez fleurir le grand désert de sel,
et régnerez sur la vallée sans ombre!»

La mission colonisatrice des mormons
de l’Empire de Déséret au territoire symbolique
de la Nouvelle Sion.” 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Bernadette Rigal-Cellard, Missions extrêmes en Amérique du Nord: des Jésuites à Raël. Bordeaux: Éditions Pleine Page, 2005, pp. 221-256, 394 pp. 

Table des matières
 
Introduction
 
1. Migrations et expansion territoriale
2. Appropriation et gestion de la terre
3. La théo-démocratie de Déséret
4. La Sion des montagnes
5. Contraction et expansion médiatisée de l’espace sacré
 
Conclusion
Bibliographie

 

Table des illustrations
 
Fig. 1. Déséret et réductions du Territoire 1849-1869.
Fig. 2. The Deseret Alphabet. Courtesy : William R. Palmer, Cedar City, Utah.
Fig. 3. Great Salt Lake City (From the North). Richard Burton, City of the Saints and Across eth Rocky Mountains to California, 1862.
Fig. 4. Plan of Great Salt Lake City, Utah, 1860, drawn by Thomas Bullock showing the boundaries of the original plats A, B and C (Reps, Cities of the American West, p. 308 ; reprinted from Richard F. Burton, City ot the Saints and Across the Rocky Mountains to California).
Fig. 5. Salt Lake City, temple. Cliché RBC, 2002.
Fig. 6. Temple de San Diego. BRC, 2001.
Fig. 7. Temple de Miami. BRC, 2001.
Fig. 8. Temple de St-George. Cliché BRC, 2001.
Fig. 9. Cenference Center. Cliché BRC, 2002.

 

Introduction

 

Le mormonisme est un concentré d’Amérique. Il a façonné une culture de pionniers qui a excellé dans la colonisation des terres vierges, et cela est particulièrement évident dans l’Utah, État unique par la géographie et le peuplement. Peu d’expériences religieuses ont été autant liées au concept de territoire—au sens d’espace géographique non peuplé (les Indiens comptant pour quantité négligeable) et désertique, au sens propre du terme—à coloniser, c’est-à-dire à rendre fertile, à peupler et à gouverner politiquement [2]. On peut considérer que leur expansion évangélisatrice de par le monde relève du même esprit, mais cela est moins original puisque la plupart des religions connaissent cette étape. 

Sur les trente dernières années, nous avons pu mesurer personnellement les transformations du Bassin du Grand Lac Salé et de sa capitale fondée par la ferveur théocratique et centre mondial de plus de dix millions de saints des derniers jours, ou mormons [3]. La tenue en son sein des Jeux Olympiques d’hiver 2002 a couronné son évolution sur cent cinquante ans, du séparatisme spatial le plus absolu à l’intégration dans la nation et le monde. Ce faisant, la cité, qui, jusqu’au début des années quatre-vingt, frappait le visiteur par sa topographie sacrée dominée par l’architecture étrange et inquiétante du temple, est devenue une ville américaine quasi ordinaire, le temple n’étant plus repérable depuis les abords de l’agglomération [4]. Comme la cathédrale St Patrick’s à New York, il est dominé par des immeubles de bureaux (certes beaucoup moins hauts que les gratte-ciel de Manhattan) et la ligne d’horizon n’est reconnaissable que par les montagnes qui bordent la ville au nord et à l’est. Ces immeubles sont pour la plupart construits par des mormons eux-mêmes, là où le prix de l’immobilier est le plus fort, autour de Temple Square précisément. Ils n’ont pas craint de désacraliser ce que leur communauté tient pour la Cité de Dieu, et ont sacrifié au dieu Mammon. C’est de notre indignation de non mormone attachée à la spécificité de Salt Lake qu’est née la présente étude. 

Nous nous proposons ici d’évoquer l’épopée territoriale des mormons au service de leur mission agraire et urbanistique. Elle démarre en 1830 dans l’État de New York, et va se poursuivre dans leur Eden de l’Ouest, en Utah. L’historique du trek et de la mise en culture du Bassin du Grand Lac Salé étant consigné dans de nombreux ouvrages, nous nous attacherons à des aspects moins connus : la symbolique de la geste, l’appropriation des terres, la fondation de la théo-démocratie de Déséret, et l’urbanisme spécifique de la nouvelle Sion planifié pour favoriser l’accès au sacré et préparer la fin des temps. Enfin, nous verrons comment, maintenant que son temple est dominé par des immeubles profanes, l’Église de Salt Lake mène des luttes juridiques conjuguées à de surprenantes réalisations architecturales afin d’affirmer sa prééminence sur la cité et de réinventer un espace sacré à sa mesure [5].

 

1. Migrations et expansion territoriale

 

Et Jared et les siens « traversèrent de nombreuses eaux » pour aller « dans la terre de promission, qui était préférable à tous les autres pays, terre que le Seigneur Dieu avait réservée pour un peuple juste. » (Livre de Mormon, Ether 2:6-7. [Ce chapitre retrace la toute première immigration des Hébreux en Amérique.])

 

Joseph Smith fonda son Église de Jésus-Christ (plus tard Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, Church of the Latter-day Saints) dès la publication du Livre de Mormon en 1830, à Fayette dans l’État de New York et fit rapidement des disciples. Oeuvrant avec succès à la réalisation d’une communauté théocratique autarcique basée sur l’agriculture et l’artisanat, la communauté provoqua systématiquement des réactions négatives dans les divers lieux où elle s’installa jusqu’en 1846 : Kirtland dans l’Ohio, Independence dans le Missouri, Nauvoo dans l’Illinois, où les rivalités entraînèrent l’emprisonnement et la mort du Prophète et de son frère Hyrum (dans la prison de la ville voisine, Carthage). Brigham Young assura la succession et maintint la cohésion des saints en leur promettant de trouver un espace inviolé et inviolable. Il entreprit alors avec la majorité d’entre eux (mille sept cents fidèles environ) en février 1846 le « grand trek » qui au prix d’un courage surhumain les amena, fin juillet 1847, dans des terres si arides qu’elles les mirent à l’abri des persécutions, et même, mais pour un temps seulement, à l’écart des fréquentations avec les autres occidentaux. 

Brigham Young ne les avait pas entraînés dans l’aventure sur un coup de tête. En bon Américain organisé, il avait utilisé les indications consignées par les rares voyageurs, notamment John C. Fremont, qui avait exploré en 1843 et 1845 le Bassin du Grand Lac Salé, et y avait été précédé par des missionnaires espagnols, des trappeurs, et quelques émigrants en route pour l’Eldorado de la Côte pacifique [6]. Il avait aussi demandé assistance au Président Polk qui pensait qu’ils s’installeraient en Californie et pourraient ainsi y fortifier la présence nationale. 

L’archétype biblique de la traversée du désert informe le mythe fondateur de cette communauté. Mieux encore que la traversée de l’Atlantique, qui figurait pour les puritains le passage de la Mer Rouge et l’exode, le trek à travers la Prairie et les Rocheuses reproduisait à l’identique l’épopée des enfants d’Israël fuyant l’Égypte ou Babylone, s’enfonçant dans le désert pour finalement découvrir Canaan. Dans le cas des mormons, il s’agissait de s’établir définitivement dans l’équivalent géographique des monts du Sinaï et d’en faire à la force du poignet une fertile oasis. Brigham Young était le nouveau Moïse, et Arrington intitulera sa biographie : Brigham Young: American Moses (B. Young, le Moïse américain). Quant à M. R. Werner, il donnera des titres bibliques aux chapitres de la sienne : « Exode », « Sinaï »… 

Ce fut Orson Pratt, arrivé le 21 juillet avec le premier groupe, qui décida du site exact de la Nouvelle Jérusalem (selon les recommandations générales de Brigham Young, comme nous le verrons plus bas), mais selon le mythe, le site en fut défini le 25 juillet par la célèbre exclamation du prophète découvrant la vallée : « This is the place !» [7]. La légende rapporte que Brigham Young avait vu le Bassin du Grand Lac Salé en songe auparavant et le reconnut instantanément. Il y a cependant différentes versions de l’événement. 

Ainsi, un témoin, John R. Young, dira que si le prophète prononça ces paroles ce fut parce que, lorsque son groupe arriva dans les montagnes, un des rares trappeurs présents, James Bridger, lui dit que c’était une terre infernale où personne ne pouvait vivre : « Si vous vous arrêtez dans la Vallée du Lac Salé vos gens périront. Cela fait vingt-cinq ans que je vis ici et je sais à quel point il gèle tous les mois de l’année. » 

À cet endroit-là se trouvait aussi Samuel Brannan, un mormon qui avait été chargé par les autorités de l’Église de conduire un groupe de deux cent trente-cinq saints par la mer, depuis New York jusqu’à San Francisco, par le Cap Horn, afin de voir s’il était possible d’installer toute la communauté en exil en Californie. Ils avaient atteint San Francisco en 1846, y avaient fondé une colonie, et Brannan s’en était allé rejoindre Young pour lui présenter ses résultats. Ils se rencontrèrent le 30 juin [8]. Ayant traversé les Rocheuses et les déserts de l’Utah à l’ouest, il avait pu se rendre compte des conditions géographiques et climatiques de la région. Il approuva Bridger et ajouta : « Pour l’amour du Ciel, ne vous arrêtez pas dans ce pays oublié de Dieu. Personne sur terre n’en voudrait. Venez en Californie, le pays du soleil et des fleurs. » 

Cela plut tellement à Brigham Young qu’il répliqua : « Brannan, s’il y a un endroit sur terre que personne d’autre ne veut, c’est exactement l’endroit que je recherche. » Et le témoin de conclure : « Cela régla définitivement la question. » (John R. Young 83-84) 

Sans mettre en doute la remarque de Brannan, nous trouvons d’autres interprétations de l’intervention de Bridger. Alors que certains disent que ce dernier avait conseillé de ne pas s’installer dans la Vallée, d’autres rapportèrent que ce trappeur, rencontré le 28 juin, aurait au contraire vanté la vallée du Lac Salé car les mormons et les autres émigrants auraient dû passer par son fort, un poste de traite et de commerce (trading post) sur la piste de l’Oregon, pour accéder à la vallée [9]. Il aurait cependant ajouté qu’on ne pouvait faire pousser des céréales et qu’il valait mieux attendre un peu pour faire venir les saints. Woodruff rapporte que Bridger aurait alors parié d’offrir mille dollars à Brigham Young pour un boisseau de blé du Grand Bassin [10]. Une fois que le prophète eut choisi la Vallée, sans l’avoir vue, il fit parvenir ses instructions à Pratt qui l’avait devancé : 

Nous pensons que les projets du Président Young et du Conseil seraient exécutés le plus parfaitement si vous continuiez votre itinéraire, comme vous l’avez fait jusqu’à présent, jusqu’à ce que vous arriviez à un certain point dans le Bassin, là où vous pourriez ”entendre” les pommes de terre pousser à supposer qu’elles y aient été plantées [11]. 

Lorsque le groupe de Brigham Young, qui avait dû rester en arrière pour se remettre d’une maladie, parvint sur le versant de la montagne et aperçut les campements des premiers arrivés, il aurait dit : « C’est assez. C’est bien ici, continuez à avancer. » (Woodruff in Durham 131) Cela est clairement moins prophétique que dans la version mythique. 

Là où Brigham Young aperçut Canaan, Emigration Canyon, fut construit cent ans plus tard en 1947 le monument conçu par son petit-fils, « This is the place », parfaite représentation de la geste, vécue comme « destinée manifeste » [12]. L’ensemble monumental qui ponctue Salt Lake City fixe pour l’éternité les épisodes de l’épopée, dans un style réaliste : sculptures à la mémoire des fondateurs, des pionniers et de leurs charrettes à bras (handcarts), des mouettes (qui sauvèrent les premières récoltes en croquant les criquets ravageurs), des abeilles (emblème des saints)… 

Le Lac Salé ne pouvait que passer pour l’équivalent de la Mer Morte. Il était donc tout naturel de nommer Western Jordan (Jourdain de l’Ouest) la rivière qui le relie au lac d’eau douce au sud, Lake Utah, car elle reprend exactement le trajet du Jourdain originel qui va du lac de Tibériade à la Mer Morte, seul le sens nord-sud étant inversé. Le parallèle biblique ne pouvait être plus explicite, dans l’épopée humaine et la topographie. 

Des milliers de saints allaient continuer à affluer dans les mois et les années qui suivirent, en particulier grâce au Perpetual Emigration Fund (Fonds pour l’émigration perpétuelle). On se mit de suite à construire la cité que nous analyserons plus loin, et à explorer cette région si inhospitalière, Brigham Young partant lui-même très souvent pour mieux en jauger les ressources. Le prophète guida et gouverna les saints pendant trois décennies jusqu’à sa mort à soixante-seize ans en 1877.

 

2. Appropriation et gestion de la terre

 

Le travail de la terre impliquait en premier lieu son appropriation. Dans l’esprit des saints, celle-ci allait de soi, mais d’un point de vue administratif elle s’avéra excessivement complexe. En réalité, même si le territoire de l’Utah connut un type distinct de développement, les diverses étapes de sa conquête reproduisirent celles de l’annexion globale de l’Amérique par les Européens : comme les souverains espagnol, français et britannique, le prophète s’arrogea les terres qu’il estimait lui avoir été léguées par la Providence divine du seul fait de sa « découverte », puis, au fil du temps, il consentit à négocier le titre de propriété initial des Indiens, très virtuel, par l’entremise du gouvernement fédéral. 

Pour saisir cette politique d’acquisition des terres, il faut se reporter à la date du trek, capitale, puisqu’il se déroula pendant la guerre avec le Mexique, qui se conclut l’année suivante en 1848 avec le Traité de Guadalupe Hidalgo, par lequel, on le sait, les États-Unis récupérèrent tout le Sud-Ouest, notamment les terres sur lesquelles s’étaient déjà installés les mormons. En 1847, on peut estimer que le Bassin du Grand Lac salé, était non seulement terra incognita, mais terra nullius (considérée comme vide d’habitants, en particulier de chrétiens, et donc censée n’appartenir à personne) et que le transfert de la propriété du sol entre les indigènes et les saints se fit de manière assez sommaire, « cette politique fut des plus expéditives », dira G.W. Rollins (239). Les saints s’approprièrent la terre selon les droits des squatters tels que les interprétait le prophète. Ce ne fut qu’en 1869 qu’un bureau cadastral (land office) fut ouvert sur le territoire, et par la suite les mormons acquirent leurs terres en fonction des lois de préemption ou de homestead [13] en vigueur dans le reste du pays. 

Pendant de nombreuses années, les saints furent attaqués par les Utes qui n’appréciaient guère leur intrusion. Le droit de propriété des Indiens ne fut transféré (extinguished) au gouvernement fédéral qu’assez tard, car la négociation de traités fut aussi longue à mettre en place en Utah, notamment en raison des conflits entre les saints et Washington, qu’au Nouveau-Mexique et au Texas. Pourtant, dès 1851, Brigham Young avait proposé que le gouvernement encadre et civilise les Indiens : « Si avant de prévoir des arrangements pour leur bienfait, il devient nécessaire d’établir un traité, alors nous ne devrions pas retarder cette opération davantage, mais nous y engager dès que possible [14]. » 

Néanmoins les tentatives pour parvenir alors à un règlement échouèrent car le Sénat ne ratifia pas le traité avec certains Utes, pas davantage que ceux négociés au Nouveau-Mexique. Il fallut attendre 1861 pour que le président Lincoln fasse établir une réserve dans la vallée Uinta dans le nord-est du Territoire de l’Utah, mais les conflits continuèrent ailleurs. L’interprétation de la période diffère selon qu’on lit la version des non mormons ou celle de l’Église [15]. Celle-ci met en avant ses bonnes relations avec les Indiens en raison de ses conceptions doctrinales très favorables à leur égard, puisqu’elle les considère comme les descendants des Lamanites, ces Hébreux de la Tribu perdue qui s’installèrent en Amérique autrefois, pour fuir la destruction de Jérusalem par les Babyloniens, et dont le Livre de Mormon retrace l’épopée. L’Église recommandait l’instruction des tribus en vue de leur évangélisation, l’adoption (placement) des enfants indiens, et une grande générosité envers ces cousins dévoyés [16]. La version des historiens non mormons souligne les conflits prolongés, et celle des Indiens non convertis au mormonisme l’appropriation de leurs origines par la fable des origines hébraïques, la spoliation radicale de leurs ancêtres, la disparition du gibier, des poissons (très nombreux dans le lac d’eau douce, Utah Lake, à l’arrivée des mormons), et leur éviction quasi totale selon le schéma classique de la colonisation américaine. 

Le gouvernement ne rouvrit les négociations avec les Utes que lorsque le Territoire du Colorado se peupla de plus en plus. Un traité fut signé avec la bande des Utes Tabeguache du Colorado en 1863, mais il ne fut pas appliqué. En 1865 les Utes au Colorado et certaines bandes en Utah, cédèrent leurs terres, mais l’accord ne fut ratifié qu’en 1868, et deux autres réserves furent alors établies : celle de Whiteriver à Meeker et celle des « Utes du Sud » à Ignacio. 

Le statut des Indiens du Sud-Ouest était en fait indéterminé puisqu’on connaissait mal les droits qu’ils avaient eus sous le régime mexicain, et systématiquement, les Commissaires aux Affaires indiennes spécifiaient que leurs droits à la terre ne pouvaient dépasser ceux qu’ils détenaient auparavant. En 1886 les agences des Utes Uintah et Ouray furent regroupées pour former dans le Uintah Basin une réserve du même nom. Celle établie en 1861 dans la même zone fut agrandie pour inclure la réserve des Uncompahgre en 1882 et celle de l’Extension Hill Creek en 1848. 

La conception de la propriété terrienne qu’avait Brigham Young, héritée de celle de Joseph Smith, était inspirée du millénarisme, dogme fondamental du mormonisme (atténué de nos jours) et de l’agrairianisme des physiocrates français qui inspira tant de communes américaines. Pour Joseph Smith et ses successeurs, seule l’agriculture devait jouer un rôle prépondérant dans la société, appuyée par un développement contrôlé de l’artisanat. La grande aventure des saints en Utah doit se lire comme un des multiples épisodes, certes unique dans la continuité et la prospérité, de la grande quête américaine pour une terre vierge qui seule pourrait permettre un nouveau départ physique et spirituel (voir Henry Nash Smith). Que le Bassin du Lac Salé ne soit accessible qu’après la pénible traversée de plusieurs chaînes des Rocheuses, à l’Est, mais aussi à l’Ouest (les colons mormons arrivèrent des deux côtés), ne pouvait que renforcer son caractère d’utopie en cours de réalisation à l’abri du reste du monde. 

Pendant des décennies le travail cartographique sur la région participait de cet élan utopiste. Ainsi les premières cartes de l’Utah, pour des raisons pratiques mais aussi symboliques, ne contenaient que très peu de détails topographiques et représentaient la région en tant que paysage imaginaire. (Bradley 5-6) Le Grand Bassin correspondait finalement aux descriptions du Livre de Mormon et les saints n’avaient aucun doute sur le résultat de leur entreprise : ils allaient en faire la « terre d’abondance » (land of plenty) qu’était censée être « la terre de promission » que leur léguait le Seigneur. 

Chose capitale pour la suite, il s’agissait d’un legs en usufruit pour une jouissance collective, car, en réponse aux interrogations des physiocrates sur la place de la propriété foncière, les prophètes interdirent la propriété individuelle. Brigham Young appliqua l’éthique de coopération et de consécration inventée en 1831 par Joseph Smith, qui s’avéra la seule viable dans le désert, au début. Le mormon était donc aux antipodes de l’autre archétype américain, celui du « rugged individualist », le farouche individualiste. 

Dès le 25 juillet 1847, Young décréta l’usage spécifique qui devait être fait de la terre et de l’eau, que le United Order était chargé de mettre en pratique. Selon la doctrine communautariste de la « law of consecration and stewardship », loi de consécration du sol et de sa gestion par le prophète, éliminant le droit de propriété individuelle (en fee simple), c’était l’agent de Dieu, l’évêque, qui gérait le titre de propriété et baillait la terre à celui qui en avait besoin pour faire vivre sa famille. Le surplus était rendu à l’évêque, car personne ne devait posséder plus que les autres. Les évêques eux-mêmes n’étaient que les intermédiaires entre les colons et le dépositaire des terres, le « trustee-in-trust », le prophète (Bigler 55). Malgré l’obéissance des saints, cette loi ne fut jamais acceptée qu’à contre cœur. Ceux-ci devaient s’y résigner car s’ils fautaient, un juge pouvait les déposséder et transférer leurs terres au Fonds pour l’Émigration perpétuelle. 

Le Great Salt Lake High Council établit en octobre 1847 une commission pour recevoir les demandes d’attribution de terre. En 1848 le Conseil mit en place un service cadastral et fixa les honoraires de l’arpenteur et de son secrétaire. L’État de Déséret prit en charge ces responsabilités par la suite. Brigham Young décréta à ses coreligionnaires : 

Nous n’avons aucune terre à vendre aux saints dans le Grand Bassin, mais vous pouvez disposer de toute la surface que vous pouvez labourer, ou qui vous est nécessaire pour subvenir à vos besoins, pourvu que vous payiez l’arpenteur pour ses services, pendant qu’il travaille pour vous ; et un jour futur, vous recevrez votre dû (héritage) en terre agricole ainsi qu’en lot urbains ; et qu’aucun d’entre vous n’ait davantage que nous de la terre à acheter ou à vendre ; car le patrimoine provient du Seigneur, et nous sommes ses servants, afin que chacun ait sa portion au moment opportun [17]. 

Une autre fois il dit aussi : chaque homme « devrait faire arpenter la terre qu’il peut labourer à usage urbain et agricole, et devrait être industrieux et en prendre bon soin  [18]. » 

Ou encore :  chaque responsable « doit garder son lot complet car le Seigneur l’a donné sans indiquer de prix […]. Il ne sera pas toléré qu’un homme divise son lot et en vende une partie pour spéculer sur le dos de ses frères. » (George D. Smith, 369) 

Un des arguments pour attirer les immigrants anglais consistait à les rassurer sur l’absence de paperasserie en Utah puisqu’il n’y avait pas de titres de propriété à enregistrer :

Il y a une chose que vous les Anglais devaient savoir, et c’est qu’il n’y a pas de terres à acheter ou à vendre ; pas d’hommes de loi prêts à vous sauter dessus pour émettre des actes de propriété, des transferts, des timbres fiscaux, des parchemins… Nous avons découvert un lieu où il est reconnu que la terre appartient au Seigneur, et les saints, étant son peuple, sont habilités à jouir de tout ce qu’ils peuvent mettre en semence [19]. 

Au fil des années, ce système évolua et les saints purent posséder en bien propre leur terrain. En 1852, une loi votée par la législature du territoire, législature aux mains des mormons, stipula que lorsque la terre était vendue, le vendeur devait remettre un « quit claim deed » (acte de renonciation) et devait faire enregistrer l’acte chez le county recorder (sorte de notaire). Elle s’appliqua d’abord aux terres cadastrées (surveyed) puis à toutes les autres. Cependant Young réinstaura la Law of Consecration en 1854, toujours aussi peu populaire, puis une loi de 1861 permit à toute personne qui entourait d‘une barrière une portion de terre fédérale non réclamée par quelqu’un d’autre d’en devenir le propriétaire légitime, ainsi que de toutes les constructions qu’il y avait érigées [20]. 

En 1847, au lieu d’attribuer des lots de cent soixante acres, superficie en vigueur depuis l’Acte fédéral de Pré-emption de 1842, Young, arpenteur de droit divin, décida d’en accorder de plus petits, mieux adaptés à la gestion en coopérative, d’autant qu’il fallait les irriguer et les entourer de barrières pour se prémunir des attaques indiennes. Ainsi la colonie d’Ephraim, étudiée par Nelson, était constituée de lots de vingt acres, qui rapetissaient quand d’autres saints arrivaient. Une grande barrière les entourait tous. 

Entre 1847 et 1857 quatre-vingt-quinze colonies furent établies autour de Salt Lake City, la plupart selon la rigoureuse planification décidée par Brigham Young. Les saints étaient envoyés en mission aux endroits les plus fertiles et les plus stratégiques pour y établir des fermes et des ateliers lorsqu’on trouvait des minerais. Ainsi Parowan fut fondé dès la découverte de fer lors d’une expédition de Parley Pratt en 1850, et en 1852 la Deseret Iron Company fut créée. En 1855 du plomb fut mis à jour au cours de l’exploration en vue d’implanter une mission à Las Vegas, [21] mais les tentatives pour faire fructifier les deux mines échouèrent, et l’industrie minière à grande échelle ne resta pas aux mains des mormons. De même que Brigham Young encouragea la construction du chemin de fer transcontinental, est/ouest et nord/sud, car il comprenait parfaitement la nécessité d’avoir des débouchés économiques pour la production de ses colonies et pour le transport des immigrants convertis, de même il ne s’opposa pas à ce type d’exploitation dans la région. Toutefois, craignant les tentations pécheresses liées au métier, il déconseillait aux saints de ne travailler qu’à la mine, et de fréquenter les mineurs gentils (non mormons) qui avaient forcément le soir d’autres activités que la prière en famille. 

Contrairement au mythe qui explique le développement de l’État par le labeur agraire des saints, ce sont les exploitations minières (argent, or, charbon, uranium et divers minerais) qui ont enrichi l’Utah, et continuent à ce jour de le faire. On peut même dire que cela est visible à l’œil nu ! Ainsi, des hauteurs de Salt Lake City, la vue est autant attirée par la gigantesque mine de cuivre de Kennecott à ciel ouvert à Bingham Canyon dans le flanc des montagnes à l’ouest de la vallée que par le scintillement du Lac Salé au nord-ouest. Pour intense qu’elle soit, l’exploitation du sel et des crevettes élevées dans cette saumure naturelle ne rapporte qu’une infime fraction des revenus générés par la mine. 

Brigham Young divisa les zones à coloniser en unités territoriales assignées chacune à un apôtre du Conseil des Douze. Dès les dix premières années, les colonies jalonnaient un axe nord-est/sud-ouest de plus de mille cinq kilomètres de long, avec une fréquence importante entre Provo et Las Vegas, et sur mille quatre cents kilomètres de large, d’est en ouest. À l’extrémité sud, se trouvait la colonie de San Bernardino (à l’est de Los Angeles et aujourd’hui dans sa mégalopole) où Brigham Young avait envoyé des hommes dès 1851 pour en faire un second centre de l’Église, estimant que San Diego serait un port d’entrée idéal pour les saints immigrant d’Europe et de la Côte Est qui passeraient par l’isthme de Panama. Le prophète demanda au gouvernement fédéral de l’aider à améliorer le système des transports pour complémenter le Colorado. Le chemin de fer de l’Union Pacific Railroad, ayant atteint Salt Lake en 1868, ce projet fut abandonné.

 

3. La théo-démocratie de Déséret

 

Et [Jared et les siens] posèrent aussi des pièges et prirent les oiseaux de l’air ; et ils préparèrent aussi un vase dans lequel ils emportèrent les poissons de l’eau.
 
Et ils emportèrent aussi avec eux déséret, qui, par interprétation, est une abeille ; et ils emportèrent aussi des essaims d’abeilles, et toutes les espèces de ce qui se trouvait sur la surface du pays, des semences de toutes sortes. (Livre de Mormon, Ether 2:2-3) 

Le dessein véritable des autorités de l’Église était de déclarer l’indépendance totale du territoire qu’elles avaient exploré, tant vis-à-vis des États-Unis que du Mexique. Ne voulant pas paraître trop avides, dans un premier temps, Young et le Conseil des Cinquante envoyèrent un memorial, une requête, au Congrès réclamant un gouvernement territorial dont ils choisiraient les membres, mais craignant que cela n’attire les aventuriers, ils proclamèrent sans attendre, dès mars 1849, un gouvernement libre et indépendant, qu’ils nommèrent État de Déséret. 

Celui-ci allait fonctionner selon les règles théocratiques déjà mises en place par le prophète. Sa constitution prévoyait des élections, mais celles-ci étaient très habilement préparées. Le territoire était considérable et représentait environ deux fois la taille du Texas, pour une population d’environ dix mille saints. Si l’on prend les frontières actuelles des États, il occupait une partie de l’Oregon, le tiers sud de la Californie, les trois quarts de l’Arizona, une partie du Nouveau-Mexique, un tiers du Colorado, une partie du Wyoming et de l’Idaho, et tout le Nevada et l’Utah. 

Le 2 juillet, l’Assemblée générale envoya une requête au Congrès fédéral afin que Déséret soit accepté dans l’Union à égalité avec les autres territoires. Cette requête pour un gouvernement territorial indépendant ne fut jamais examinée par le Congrès car aussitôt que Stephen Douglas la mit à l’ordre du jour, un des frères de Joseph Smith, représentant du Kentucky, mit en garde la Chambre contre les intentions hostiles des saints [22]. 

Fig. 1. Déséret et réductions du Territoire 1849-1869.

  

 Ceux-ci disposaient depuis longtemps de leur propre armée, la Nauvoo Legion, succédant aux Danites, qui appliquait tous les ordres du prophète, que ce soit contre les Indiens, contre des pionniers trop gênants, ou contre des représentants du gouvernement. Plus tard, en 1858, la Legion fut remplacée par The Standing Army of Deseret, brigade d’un millier d’hommes chargée de défendre le gouvernement autonome proclamé par le prophète, mais elle n’eut pas véritablement l’occasion de montrer sa force. Ce ne fut pourtant pas l’intervention du mauvais frère qui fut la véritable raison du refus de Washington d’accéder aux volontés des saints en 1850. 

En réalité, on était en plein débat autour du Compromis d’Henry Clay qui devait régler la question de l’esclavage dans les terres acquises par le Traité de Guadalupe Hidalgo afin de maintenir l’équilibre (obtenu grâce au Compromis de 1820) dans l’Union entre les États ou les territoires selon leur pratique ou non de cette institution  [23]. L’enjeu national était trop important pour que Washington laisse toute latitude aux mormons, dont tout le monde se méfiait, dans une zone aussi stratégique. On coupa alors les gigantesques ailes de Déséret : on donna à la Californie sa taille actuelle en en faisant un État « libre » (sans esclavage) afin d’équilibrer le Texas esclavagiste, et l’on créa le Territoire de l’Utah (les autorités refusant l’exotisme hérétique du nom de Déséret) qui incluait le Nevada et l’Utah actuels, plus un tiers du Colorado, au nord du Territoire de l’Arizona. Selon le Compromis, la question de l’esclavage serait réglée localement par le vote populaire. L’utopie théocratique indépendante de Déséret, appelée « Theo-Democracy » par l’explorateur militaire John W. Gunnison (23) fut contrainte par les menaces de guerre civile à l’Est, de se réorganiser. 

Poursuivant l’entreprise séparatiste, non plus au niveau de l’espace géographique mais mental, en 1854 l’Université de Déséret mit au point un nouvel alphabet de trente-huit caractères correspondant aux phonèmes de base de l’anglais. Il était censé faciliter l’apprentissage de la langue aux immigrants et, surtout, constituait un code indéchiffrable par les indésirables, mais il n’eut guère de succès.  

Fig. 2. The Deseret Alphabet.
Courtesy : William R. Palmer, Cedar City, Utah..

  


 Lassés de n’obtenir aucune réponse à leur requête sur la possibilité de se doter d’une convention constitutionnelle, les élus de l’Utah en 1855 autorisèrent l’élection de délégués afin de s’en préparer une et de réclamer l’admission au sein de l’Union. En 1856 la capitale fut déplacée de Filmore à Salt Lake City. Ce fut cet excès de zèle qui précipita l’envoi des troupes fédérales dans la zone en 1857. Le régime de Déséret resta théocratique jusqu’à ce que le gouvernement impose en 1858 un gouverneur extérieur ayant pour mission de mettre un terme à cette « guerre mormone ».  

Déséret fondit encore davantage lorsqu’en 1861 une partie au nord-est fut attribuée au Territoire du Wyoming, et surtout lorsqu’à l’intérieur de celui de l’Utah fut créé le Territoire du Nevada. Celui-ci fut agrandi en 1862 puis encore en 1866. Sa superficie devint alors égale à celle du Territoire de l’Utah. Divers tourments liés notamment à la polygamie allaient encore retarder l’admission dans l’Union, mais la révélation que reçut le Prophète et Président de l’Église en 1890 interdisant cette pratique mit un terme aux derniers soubresauts d’indépendance territoriale et de défi politique. Plus rien ne pouvait empêcher l’Utah d’être admis dans la Nation, et il le fut en 1896. 

De cet empire, il subsiste la trace sur le sceau de l’État, son drapeau blanc et bleu, et les panneaux routiers indiquant le numéro des routes : ils représentent une ruche, celle de Déséret. Ce terme apparaît très souvent dans la région et l’un des deux journaux de Salt Lake City, propriété de l’Église, fondé dès les débuts, s’appelle Deseret News (l’autre est le Salt Lake Tribune). On le trouve dans tout l’Utah et sa section « Church News » est reçue dans tous les foyers mormons américains. Peu de non mormons savent ce qui se cache derrière ce titre dont la sonorité évoque le « désert », ce qui est à tort puisque son histoire et sa symbolique renvoient à la ruche, au labeur fertile, rêve grandiose qui s’est concrétisé au fil des décennies probablement aussi bien sous l’autorité, somme toute lointaine, de l’État fédéral, que dans l’autarcie totale envisagée dans la genèse de Déséret.

 

4. La Sion des montagnes

 

Lors de son ministère dans la « Terre d’abondance », Jésus dit à ses disciples dans 3 Nephi (Livre de Mormon) :
20:21. Et il arrivera que j’établirai mon peuple, ô maison d’Israël.
20:22. Et voici, j’établirai ce peuple dans ce pays, en accomplissement de l’alliance que j’ai faite avec votre père Jacob ; et il sera une nouvelle Jérusalem. Et les puissances du ciel seront au milieu de ce peuple : oui, je serai moi-même au milieu de vous.
21:23. [Si les Gentils se repentent] ils aideront mon peuple, le reste de Jacob, et autant qu’il en viendra de la maison d’Israël, à bâtir une ville qui sera appelée la Nouvelle Jérusalem.
21:24. Et alors, ils aideront mon peuple, qui est dispersé sur toute la surface de ce pays, à se rassembler dans la Nouvelle Jérusalem. 

Comme plusieurs penseurs avant lui, Smith était convaincu que le royaume de Dieu ne pouvait se manifester sur terre que dans une construction humaine dont la perfection imiterait celle du dessein divin, tel qu’il s’était déjà en partie réalisé dans la Jérusalem de l’Ancien Monde qu’il allait faire renaître de ses cendres dans le Nouveau Monde. « Cité sur la Colline » (« City upon the Hill »), la ville idéale devait, selon les révélations qu’il reçut, ressembler aussi minutieusement que possible à ce modèle. Ses prescriptions urbanistiques conjuguent la rigueur du plan romain en damier aux notations sur les mesures précises de l’organisation spatiale des cités disséminées dans les Écritures et Le Livre de Mormon. Les directives de Joseph Smith sont consignées dans History of the Church (volume 1, 357-62) à la date du 25 juin 1833. En voici un extrait : 

Le plan mesure un mille carré ; tous les carrés dans le plan mesurent dix acres chacun, ce qui fait quarante rods carrées [24]. Vous remarquerez que les lots sont disposés en alternance dans les carrés ; dans un carré allant du sud et du nord vers la ligne qui passe par le centre du square ; et dans le suivant, les lots vont de l’est et de l’ouest vers la ligne centrale. Chaque lot est de quatre perches devant et vingt à l’arrière, ce qui fait un demi-acre dans chaque lot. […]
 
Les acres peints au milieu sont pour les bâtiments publics […] les cercles dans les carrés sont réservés pour les temples[…] Il devra y avoir douze temples.[…] Au sud du lot où la ligne est tirée, le terrain sera réservé pour les granges, les écuries, etc., pour l’usage de la ville ; afin que les granges ou les écuries soient dans la cité parmi les maisons […]. […] et que tout homme habite dans la cité, car ceci est la cité de Sion. Toutes les rues sont d’une seule largeur, c’est-à-dire de huit perches. […] Pas un seul lot, dans cette cité, ne devra contenir plus d’une seule maison.  

Suivent les mesures exactes des bâtiments publics notamment la Maison du Seigneur pour la Présidence : la forme des bardeaux de bois, des portes et fenêtres qui doivent avoir des stores vénitiens, des cloches, des crochets et des anneaux (comme pour les Amish), de la chaire, des bancs… 

Ce fut avec ce plan que furent construites les premières Sion de l’Église dans l’Est. Un mois après la révélation du plat, l’édification de Kirtland commença : le temple fut bâti en 1833 sur une colline pour former un axe symbolique [25]. Kirtland fut abandonné comme centre de ralliement des saints et Smith préféra créer une autre Sion, qu’il nomma Adam-ondi-Ahman (Où-Demeurait-Adam) en référence à une révélation dans une vallée au cours de laquelle Dieu lui aurait dit que la véritable identité d’Adam était celle de l’archange Saint Michel. Les saints estimèrent avoir retrouvé l’autel d’Adam et entamèrent la construction en 1838. Les prophéties sur Sion ne se réalisant toujours pas, les saints repartirent en quête d’une autre terre promise. Ils achetèrent des lots à Commerce sur le Mississippi, à la limite de l’Iowa et de l’Illinois. Smith baptisa ce nouveau centre de ralliement Nauvoo et entreprit la réalisation du plat. On sait qu’ensuite, les saints durent à nouveau partir. 

Fig. 3. Great Salt Lake City (From the North). Richard Burton,
City of the Saints and Across eth Rocky Mountains to California, 1862.

 

 

Salt Lake City serait une Sion plus durable. Cependant, son site ne fut pas choisi avec le sens du repérage que possédait Joseph Smith. Comme tous les fondateurs de cités mûrement planifiées, il s’assurait que la ville aurait si possible un promontoire, une voie d’eau, des terres fertiles alentour et il passait beaucoup de temps à étudier la région. On a vu qu’au contraire le site de la Sion de l’Ouest fut choisi par dépit et par défi. Ce nonobstant, elle ne fut pas construite dans les espaces les plus arides du Grand Bassin : le flanc des Wasatch était quelque peu verdoyant et les sources y étaient nombreuses. Il y manquait toutefois les forêts indispensables pour la construction et le chauffage. 

Il est difficile de ranger la Salt Lake City des débuts dans les catégories de villes recensées par Max Weber. On ne peut véritablement dire qu’elle correspondrait au type primitif qui regroupait des agriculteurs ayant besoin d’échanger les produits de leurs champs alentour, car le seul centre véritable de Salt Lake était celui constitué par le Temple et les maisons des autorités de l’Église, les autres habitations étant réparties chacune au milieu d’un grand terrain et ne formant aucune agglomération de type village. La vue gravée de la ville depuis le nord reproduite en face de la page de titre du livre de Sir Richard Burton (1862) montre très clairement cette topographie. 

Les larges avenues irradient la vallée en faisceaux et entre ces voies sont disséminées très peu de constructions. Ce qui ressort donc c’est la régularité des jardins et le rayonnement spatial à partir du flanc de la montagne vers l’autre montagne qu’on peut imaginer figurer l’extrémité de l’univers. Il s’agit ainsi d’une cité-jardin à grande échelle. Si, sur la gravure, on voit le Lac bordant la ville à l’ouest, pour sans doute coder spatialement le dessin, puisqu’en réalité il est plus loin au nord et ne la jouxte pas, on ne voit pas en revanche les palissades qui entouraient la cité. Ces défenses peuvent ranger Salt Lake dans la catégorie ville-forteresse. Ou encore, toujours dans les catégories identifiées par Weber, il est clair que la cité fut fondée comme « lieu de fraternisation fondé sur le serment » (Weber 65), non pas celui des corporations médiévales auxquelles le théoricien fait allusion, mais bien celui des initiés mormons, serment qui a cimenté jusqu’à nos jours la majorité de la ville autour d’une sacralité dogmatique et spatiale. Bien que Brigham Young ait tenté d’en rester au plat d’origine, les arrivages massifs de convertis et l’intrusion des gentils firent évoluer la cité vers les modèles traditionnels : de moins en moins d’agriculteurs en son sein, de plus en plus de commerçants et d’artisans, imposant notamment la division des lots, davantage de maisons sur chacun et le long des artères. 

Les métreurs débutèrent leurs travaux le 2 août 1847. On construisit de suite un abri (bowery) pour le service religieux et des maisons en adobe. Puis on divisa le terrain selon le plat. Brigham Young retint l’unité du « mile carré » (« mile-square ») de Joseph Smith, qui lui-même reprenait l’unité adoptée par le Congrès fédéral en 1795 pour le découpage cadastral. Salt Lake City « occupe quatre carrés, et la longueur est égale à la largeur », nous dit Parley P. Pratt (179-180), un des premiers bâtisseurs et chroniqueurs de la communauté. On pourrait penser que le plan en damier de Salt Lake n’est pas original pour les États-Unis, et il fut en effet utilisé en Nouvelle-Angleterre et dans toutes les grandes villes jusqu’à ce jour, mais sur la frontière, l’urbanisme était sauvage et suivait les voies de communication, sans véritable planification. « Le village mormon » est ainsi une authentique spécificité de l’Ouest. 

Fig. 4, page 241. Plan of Great Salt Lake City, Utah, 1860, drawn by Thomas Bullock showing the boundaries of the original plats A, B and C (Reps, Cities of the American West, p. 308 ; reprinted from Richard F. Burton, City ot the Saints and Across the Rocky Mountains to California).

  

 

Parley P. Pratt explique ensuite que la cité sera bâtie en matériaux ordinaires mais sera transportée aux cieux et rajeunie, après quoi il précise, citant les versets d’Ésaïe sur la Jérusalem restaurée (54:11), que les pierres seront peintes de belles couleurs, les fondations seront de saphirs, les créneaux de rubis, les fenêtres d’agates, les portails d’escarboucles… 

La Cité de Sion envisagée par Smith était une utopie, tirée de la Bible, de Rome aussi, mais une utopie qui se matérialisa pendant quelques décennies. Lowrie Nelson, un des premiers, sinon le premier, à s’être penché sur la signification symbolique de l’urbanisme mormon écrivait dans The Mormon Village : 

Au temps de Joseph on parlait beaucoup en termes bibliques de la Cité de Sion et de la Vieille Jérusalem […]. Ces stéréotypes vagues impressionnaient les gens. Orienter leur idéal de vie particulièrement fantastique, lié à une certaine conception de l’au-delà, vers les problèmes bassement matériels et pratiques que constituaient l’irrigation et le bétail, fut le problème principal auquel Brigham Young dut s’attaquer s’il voulait que le prestige de la communauté reste intact. Et c’est exactement ce qu’il parvint à réaliser dans le plan des villages. La « cité de Sion » fantastique et onirique se matérialisa sous la forme du village agricole de l’Utah. Qu’il ait réussi son pari n’est pas un mince succès. (Nelson 24) 

La ville fut divisée en sections nord/sud, est/ouest de dix acres chacun, et une section sacrée de quarante acres pour le temple. Chacune fut divisée en huit lots de dix sur vingt perches et la largeur des rues devait être de huit perches (132 pieds, environ 45 mètres). Les rues de Salt Lake sont effectivement démesurément larges pour une ville de taille modeste car elles sont aussi larges que des autoroutes actuelles. On raconte que Brigham Young voulait qu’un attelage et sa charrette puissent y faire demi-tour sans problème, mais il ne faisait que suivre là encore la prescription du plat que nous avons citée plus haut.

Les maisons devaient être construites en brique et en pierre, au milieu de chaque lot, à vingt pieds de la rue pour laisser un jardin de fleurs devant, et elles ne devaient pas avoir de vis-à-vis. Les alentours étaient tout aussi strictement calibrés : 

Il est de notre intention de réserver les lots de cinq acres près de la cité pour les mécaniciens et les artisans, ceux de dix acres ensuite, puis ceux de vingt acres, suivis par les lots de quarante et de quatre-vingts acres, où résideront les agriculteurs dans leurs fermes. Tous ces lots seront entourés d’une barrière commune, qui fera dix-sept miles (environ vingt-cinq kilomètres) et cinquante-trois perches de long, et huit pieds de haut ; et afin que chaque homme soit satisfait de son terrain et afin d’empêcher tout problème qui pourrait surgir de tout autre manière de diviser la terre, nous avons proposé que cela soit accepté par vote, ou par tirage au sort, comme Israël le faisait aux temps anciens [26]. 

Grâce au plan quadrillé censé représenter sur terre l’ordre divin, la Cité-Sion, permet le contrôle du territoire alentour, puisque le désordre permet la victoire du mal, et provoque la malédiction divine. On retrouve dans cette division spatiale recoupant la division entre le bien et le mal la préoccupation archétypale américaine à propos de l’interprétation à donner de la nature sauvage (la wilderness), celle-ci figurant dans les débuts de la colonisation le domaine du malin pour ensuite figurer le paradis perdu (évolution si bien analysée par Roderick Nash dans son livre Wilderness and the American Mind, « la nature sauvage et l’esprit américain »). 

En accord avec ce principe organisateur, les premiers villages dans les États de l’Est construits sur le modèle de la Cité de Dieu conçu par Joseph Smith devaient permettre aux saints, les graines dispersées d’Israël, de préparer activement le retour du Messie en organisant leur regroupement. Ce n’est que par les hasards de leurs tribulations spatiales que le lieu central de ce célèbre Rassemblement (Gathering) ne put demeurer Kirtland ou Nauvoo, ou même Salt Lake City. En effet, malgré la conception de cette ville en tant que Nouvelle Jérusalem, elle ne fut pas le site retenu pour l’opération marquant l’entrée dans la fin des temps, les derniers jours, qui donnent son nom à l’Église. Il n’y aura que deux grands points de ralliement : pour les juifs de la diaspora, Jérusalem, dans l’État d’Israël, où se trouve depuis très longtemps une mission de l’Église (à qui, comme à toutes les autres, il est interdit de prosélytiser), et Independence, dans le Missouri, un des havres temporaires de la genèse du groupe, et qui devint ensuite la capitale de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours réorganisée, totalement détachée doctrinalement et administrativement de celle de l’Utah (l’Eglise réorganisée s’appelle depuis 2001 Community of Christ). Lorsque le prophète et président de celle de Salt Lake recevra l’annonce de la parousie, c’est Independence que tous les mormons du monde entier devront rejoindre [27]. 

Faisant fi de ce handicap eschatologique, Salt Lake fut construite et planifiée comme si c’était elle la Nouvelle Jérusalem, capitale de la Terre de promission qu’est l’Amérique, et elle devint le phare attirant les élus, la cité parfaitement planifiée étendant ses rayons dans le monde entier. Depuis la plus haute flèche du maître temple de Salt Lake (et de tous les autres), la statue de l’ange Moroni soufflant dans une trompette, annonce les temps à venir et bat le rappel. Quant à la revue mensuelle de l’Église, elle s’appelle The Ensign, la bannière ou le drapeau, flottant au-dessus de la cité pour guider les saints (comme le « beacon », le signal, de Nouvelle-Angleterre que constitue Boston), pour accomplir la prophétie d’Ésaïe (11:12) sur les temps messianiques : « [Le Seigneur] élèvera une bannière pour les nations/ Il rassemblera les dispersés de Juda,/Des quatre extrémités de la terre. » 

Jusqu’à l’arrêt dans les années 1890 de la politique d’immigration intensive [28], les missionnaires recrutaient dans de nombreux pays afin d’asseoir la prospérité de Déséret et de rassembler pour les derniers jours, imminents, les saints non loin du site choisi pour la parousie. 

À Salt Lake, presque tout s’appelle Sion, et notamment les banques telles que Zion First National Bank, et le très important ZCMI, Zion’s Cooperative Mercantile Institution, un des tout premiers grands magasins américains et qui avait la particularité de fonctionner en tant que coopérative, comme la colonie dans ses débuts [29]. 

La sacralité de la topographie de Salt Lake s’exprime dans les moindres détails : c’est le coin sud-est de l’îlot sacré du Temple qui, axe cosmique, dicte le nom des rues et leur numérotation : South Temple, 100 (First) South Temple, East Temple (maintenant Main Street), First East Temple (maintenant State Street) [30]. Plus encore, au niveau national, cet angle de Temple Square fut pris comme repère pour les cartes cadastrales (Land Survey) américaines, sous le titre de Salt Lake Prime Meridian (Morgan 214), ce qui tendrait à prouver que Salt Lake City est bien le centre de l’Amérique… 

On l’a dit, Brigham Young avait d’abord prévu quarante acres pour Temple Square, mais cela s’avéra vite ingérable et il fut réduit à dix acres. Les travaux pour l’érection du temple, qui devait demeurer le plus grand de l’Église jusqu’à la vague de gigantisme des années mil neuf cent soixante-dix débutèrent en 1853, mais ce ne fut que lorsque la ligne de chemin de fer nord/sud, terminée en 1873, permit d’acheminer les blocs de granit que les travaux s’accélérèrent. Le temple fut consacré en 1893, après ceux de St George, à la limite sud-ouest de l’Utah, de Manti et de Logan, moins gros mais tout autant spectaculaires. 

Fig. 5. Salt Lake City, temple. Cliché RBC, 2002.

  

 

Il faudrait avoir le temps de parler des temples qui jalonnent le monde entier aujourd’hui de territoires mormons, réduits en surface carrée certes, mais spirituellement démesurés pour les saints internationaux, mais revenons à Salt Lake City. 

C’est bien dans la fonction assignée à la Sion de l’Utah que l’on peut mesurer la transformation de l’idéal religieux chrétien entre l’Europe et l’Amérique, en tout cas dans la version qu’en donne le mormonisme. En effet, nous l’avons vu, pour Joseph Smith et ses suiveurs, il s’agissait de fonder ici-bas la Nouvelle Jérusalem dont le tracé terrestre devait permettre aux saints de commencer à réaliser sur terre le royaume de Dieu. Ce royaume permettrait alors le Retour du Christ et la plénitude des Temps. Or, dans le christianisme européen traditionnel, la cité de Dieu ne peut être que céleste. 

Fig. 6. Temple de San Diego. BRC, 2001.

  

 

La réalisation concrète la plus proche du programme mormon demeure la cathédrale gothique des XIIe et XIIIe siècles. Elle était intégralement conçue comme reproduisant sur terre la Jérusalem céleste décrite dans les Livres d’Ésaïe, d’Ézéchiel, et de l’Apocalypse, et chaque détail architectonique, chaque élément sculpté, chaque vitrail illustraient le message biblique, le Nouveau Testament y accomplissant la promesse de l’Ancien, mais, et c’est là la grande différence, elle ne prétendait nullement réaliser sur terre le monde divin, elle ne faisait qu’en donner une image, afin d’en permettre l’accès une fois la mort physique survenue. L’église, condensé matériel de l’Église ou communauté des croyants, se fait Jérusalem terrestre qui préfigure la Jérusalem céleste. Ainsi les vitraux étaient censés donner l’idée de la lumière divine, et leurs couleurs devenaient les pierres précieuses de la vision d’Ésaïe citée aussi par Orson Pratt. [31] 

Fig. 7. Temple de Miami. BRC, 2001.

  

 

 Cependant, peut-être davantage qu’une divergence au niveau de la temporalité (réalisation de la Cité de Dieu dans l’au-delà ou dès l’ici-bas) entre les divers courants chrétiens, ce qu’il faut à notre avis retenir de l’entreprise mormone, c’est son inscription remarquable dans cette extraordinaire tradition millénaire du désir de l’homme de représenter le monde divin, afin de tenter de se l’approprier symboliquement, à l’aide de ce que la Création recèle de meilleur : aussi bien l’intelligence humaine qui planifie et construit, que les richesses de la nature, les matériaux les plus nobles et les plus merveilleux. 

Fig. 8. Temple de St-George. Cliché BRC, 2001.

  

 

5. Contraction et expansion médiatisée
de l’espace sacré

 

Lorsque l’Utah entra dans l’Union, il fallut prévoir la construction d’un Capitole, et il est très significatif que le site choisi pour celui-ci domine magistralement l’ensemble de la ville, et soit dans l’alignement de Temple Square à un bloc près comme si ses architectes avaient reculé devant le sacrilège qu’un alignement parfait eût constitué. Il fut construit entre 1912 et 1916, dans le même granit de Little Wood Canyon que les grands bâtiments de la ville, notamment le temple, l’Assembly Hall et le grand immeuble de l’administration de l’Église. Même si l’on sait que Brigham Young y est présent par un portrait, et si la majorité de ses membres étaient et sont encore souvent des mormons, il est clair que ce bâtiment imposant, sur le modèle du Capitole de Washington, marque la mise sous tutelle du religieux par les autorités politiques fédérales, et de nos jours, contrairement au temple, il reste parfaitement visible au-dessus de tous les immeubles. 

Comme nous l’avons dit en introduction, l’urbanisme galopant des dernières décennies a continué à dépouiller la cité de sa magie. Il est à ce propos étrange que Joseph Smith et Brigham Young qui ont planifié l’occupation des sols au centimètre près n’aient pas envisagé de loi interdisant aux bâtiments futurs de dépasser la hauteur des temples, alors que la règle existait déjà dans le pays, notamment dans la capitale fédérale dont les bâtiments ne doivent pas dépasser la hauteur de la base du dôme du Capitole, et à Philadelphie où, jusqu’à récemment, aucun bâtiment ne pouvait dépasser le chapeau de la statue de William Penn qui est sur le faîte de City Hall.  À Salt Lake, une rumeur voudrait que l’on ne puisse construire de bâtiment dépassant le grand immeuble de l’administration de l’Église, mais elle est fausse. Le code d’urbanisme actuel impose ne pas dépasser soixante-quinze pieds, mais de nombreux immeubles sont plus hauts dans le centre, seuls quelques complexes respectent la consigne, notamment le Conference Center, ce nouvel espace religieux de Sion dont nous allons parler. Auparavant, penchons-nous sur un problème juridique portant sur la définition de l’espace public et de l’espace sacré, imbroglio qui peut nous laisser penser que normalisation urbanistique de Salt Lake ces dernières décennies n’est peut-être qu‘apparente. 

En effet, ces dernières années, une portion d’espace urbain suscite les passions et un débat sur la séparation de l’Église et des collectivités territoriales. En 1999, l’Église acheta à la ville la longueur de Main Street située entre le bloc de ses bâtiments administratifs et Temple Square, entre North Temple Street et South Temple Street, afin qu’il n’y ait pas de solution de continuité entre les deux zones pour les piétons (environ neuf millions de touristes se rendent à Temple Square par an), le nouvel espace se transformant en jardin interdit aux véhicules, Main Street Plaza. Dès lors qu’elle en devint propriétaire, l’Église fit s’appliquer sur ce lieu les mêmes interdictions que dans Temple Square : pas de jurons, de vagabondage, de tenue négligée, de musique bruyante, de manifestations (« picketing ») et pas de distribution de tracts. Ce dernier point ne peut se comprendre que si l’on connaît la lutte acharnée que mènent les évangélistes, surtout les baptistes du Sud (Southern Baptists), pour « convertir à Jésus » les mormons, et mettre en garde les badauds contre leur hérésie, le tout sous le nez des missionnaires-guides mormons postés tous les dix mètres. Ces anti-mormons distribuent à tour de bras et déposent dans le Centre des Visiteurs des prospectus qui, à première vue, semblent imprimés par l’Église. 

Lors de la vente, la ville avait accepté ce règlement. C’était sans compter la vigilance de quelques citoyens et de l’ACLU (American Civil Liberties Union, association qui défend les droits de conscience et d’expression, quelle qu’en soit la teneur puisqu’ils sont protégés par le Premier Amendement), qui intentèrent un procès et à l’Église et à la ville, au nom de la liberté d’expression. Début 2001, la Cour de première instance donna raison à l’Église. La 10th Circuit Court de Denver renversa le jugement en octobre 2002. Le problème aurait été résolu si l’intégralité de la portion de rue avait été totalement cédée à l’Église. Or, comme il s’agissait d’un espace public, la ville avait conservé un droit de passage, appelé « easement », sans que celui-ci soit clairement défini. Et, en vertu du Premier Amendement, la Circuit Court confirma que sur cette voie, la liberté d’expression était souveraine. L’Église entra en pourparlers avec le maire, Rocky Anderson, pour que ce droit de passage lui soit transféré. Le coût en fut estimé à 500.000 dollars au printemps 2003. La ville avait tout intérêt à accepter la transaction car l’Église lui offrait en échange un terrain d’un hectare dans les quartiers ouest à Glendale. Les choses n’étaient toutefois pas aussi simples : l’ACLU prévint que l’estimation de la cession du droit de passage était trop basse, car les droits du Premier Amendement n’ont pas de prix, et une Église n’a pas le droit d’imposer sa volonté à des collectivités territoriales. Le terrain de Glendale est estimé à 275.000 dollars, l’Église a aussi accepté de payer les frais d’avocats que doit la ville à l’ACLU, et 250.000 dollars pour aider à la construction d’un Community Center sur le terrain de Glendale… De généreux donateurs ont avancé 4,75 millions de dollars pour le centre. L’Église avait payé au départ 9,3 millions de dollars sa portion de rue arrachée aux profanes (8,1 millions de dollars le terrain, plus 1,6 million de dollars pour acheter les droits du sous-sol). Elle menaça de faire appel à la Cour Suprême fédérale. Toutefois, dans un bel exemple de chronotope urbain, le 24 juillet, jour férié dans l’Utah qui commémore l’entrée des saints dans la vallée, la ville devait finalement échanger ses droits contre le terrain constructible, à la suite d’un vote favorable en juin 2003 du conseil municipal. Quelques problèmes de calendrier reportèrent l’entente de quelques jours. L’Église pouvait désormais interdire ce qu’elle voulait sur la Plaza, y compris le droit de traverser aux passants ordinaires, mais elle a promis qu’elle le leur accorderait tout de même. Toutefois ce dénouement est remis en question car l’affaire « Utah Gospel Mission, et al vs Salt Lake City Corporation et al » repartit en appel le 7 août 2003. 

Dans un domaine beaucoup moins épineux et plus constructif, si l’on peut dire, l’Église a réussi au cours de la même période à prolonger l’utopie architecturale des origines de Sion afin de réaffirmer sa prééminence dans le tissu urbain. Les autorités de l’Église, sous l’impulsion du Président Hinckley, conçurent un projet pharaonique dans les années quatre-vingt-dix, et ce n’est sans doute pas fortuit, c’est à cette même période que la ville posait sa candidature au Comité Olympique International. Il fut inauguré dans les temps en 2000 pour accueillir une des cérémonies olympiques. 

On avait construit entre 1877 et 1880 l’Assembly Hall au néo-gothique très plaisant, et l’étrange coquille, miracle architectural et acoustique, du Tabernacle, en 1867. C’est là que se produit encore la chorale ou Tabernacle Choir, fierté des saints, tous les dimanches matin, sauf lors de déplacements dans le monde entier. Le Tabernacle avait aussi pour fonction d’accueillir les rassemblements de la General Conference de l’Église, or à la fin du XXe siècle le bâtiment ne pouvait plus contenir les milliers de délégués venant deux fois par an y assister, et il fallut doter l’Église d’un bâtiment à son image et à sa mesure. On pourrait penser qu’il s’agissait aussi d’une nécessité générale pour le public local, cependant celui-ci disposait déjà du Delta Center dont l’auditorium contient 20.400 places, soit presque autant que celui que construirait l’Église, mais avec une moindre originalité, le bâtiment lui-même n’étant qu’un gros cube dans le style international. Il s’agissait donc bien de se réapproprier un espace sacré, réservé aux saints (mis à la disposition du public sous certaines conditions) alors que le profane envahit la cité, et de prouver si besoin était, la toute puissance financière de l’Église. 

Celle-ci ne révèle pas le coût de l’opération, mais les détails parlent d’eux-mêmes. L’architecture extérieure répond à celle du temple qui est dans le bloc adjacent : les murs sont faits du granit gris provenant de la même carrière, et l’architecture reste résolument dans la tonalité mésopotamienne/art déco : grands volumes parallélépipédiques en degrés, dominés par une tour centrale à section carrée, également à degrés et aux murs évidés laissant apparaître une structure métallique, surmontée d’une flèche métallique. Le directeur du projet fut l’architecte attaché à l’Église, Leland Gray, ce qui explique pourquoi le nouveau complexe s’intègre parfaitement à l’architecture mormone traditionnelle des temples. La réalisation fut confiée au bureau de l’architecte Bob Frasca de Portland.
 

Fig. 9. Cenference Center. Cliché BRC, 2002.

  

 

Le bâtiment et le parking couvrent une surface de dix acres (cinq hectares), c’est-à-dire un bloc urbain entier. Le complexe contient un théâtre de 900 places et divers espaces administratifs et publics dont le sol est en damier d’une variété de marbre blanc et noir, le granit ébène du Dakota (Dakota Mahogany granite), et les murs recouverts de boiseries luxueuses en bois de cerisier et de poirier. Des tableaux, des sculptures et divers mobiliers complètent le décor, sobre et cossu à la fois, en harmonie avec celui des temples, mais qui eux demeurent interdits au public [32]. 

L’auditorium lui-même est une merveille architecturale à la conception stupéfiante, car elle donne une impression d’espace et de légèreté unique, comme ne le font ni les auditoriums circulaires tel le Madison Square Garden (qui donne une impression fermée, et est plus petit) ni les stades (du moins à notre connaissance). Il se présente comme un gigantesque hémicycle très ouvert, à deux étages, le supérieur surplombant sans support apparent l’inférieur, et s’avançant tel une aile vers le podium. Il n’y a donc aucune colonne de soutènement qui couperait la perspective et gênerait le public, simplement dix poutres radiales qui soutiennent la structure. Le plafond prolonge l’architecture de la salle par de grandes ouvertures arrondies abritant les équipements électriques. Il contient 21.000 places pour le public, une immense scène, les bancs pour les Autorités de l’Église et le Tabernacle Choir, un énorme buffet d’orgue. L’acoustique y est remarquable, les sièges les plus reculés pouvant entendre une voix sans micro à l’avant. 

Les détails architectoniques suscitent l’admiration et sont, comme toujours aux États-Unis, explicités en images compréhensibles par le commun des mortels. Ainsi, le volume de l’auditorium pourrait héberger un Boing 747 (et « laisser encore beaucoup de place »). L’armature porteuse pèse 621 tonnes, ou trois ou quatre baleines bleues (qui font chacune 190 tonnes métriques), ou encore 69 éléphants (9 tonnes chacun). Les 50.000 miles de fils électriques pourraient faire deux fois le tour de la terre. Le buffet d’orgue est composé de 7.667 tuyaux, et surtout il est escamotable. Détail amusant, mais qui démontre un grand respect pour l’histoire des hauts lieux de l’Église : malgré sa taille, et la nécessité d’être audible dans un si grand volume, le Président exigea qu’il ne dépassât pas en complexité celui du Tabernacle qui accompagne depuis 1867 le célèbre chœur du même nom, et il fallut donc s’assurer que le nouveau buffet aurait un nombre légèrement inférieur de tuyaux par rapport à son ancêtre. 

Comme l’Église est présente dans le monde entier, le Conference Center devient Tour de Babel, mais là où les Anciens échouèrent, les mormons ont trouvé la solution : un système de traduction permet de traduire soixante langues en simultané. 

Peut-être que le plus important, d’un point de vue technique et symbolique, réside sur son toit. Vue la taille du bâtiment, et bien qu’une partie soit enfoncée dans le sol, les architectes et les paysagistes ne savaient trop comment l’intégrer à la ville et à sa topographie. Laurie Olin, paysagiste de Philadelphie, conçut des cascades pour adoucir les pentes des murs, et, pour dissimuler entièrement le gigantesque toit lorsqu’on est sur la colline au-dessus, une impressionnante prairie alpestre qui ne comporte que des arbres et des plantes indigènes, égayée de sources, de rochers, de ruisseaux. Tout a été calculé pour résister aux tremblements de terre, à l’alternance de froid et de chaleur intenses propre à la région. De surcroît, les saints sont fiers de la qualité écologique du bâtiment : alors que toutes les constructions dans le monde dégagent de la chaleur perceptible par satellite, ce bâtiment n’est pas repérable en tant que tel, la végétation y étant quasiment aussi épaisse que dans la nature. L’ensemble ne peut que remporter l’adhésion des visiteurs. Pourtant une amie ne manqua pas de me faire remarquer que les mormons avaient reproduit dans leur Nouvelle Jérusalem les jardins suspendus de Babylone, et elle était médusée que les autorités de l’Église n’aient pas fait le rapprochement. Se pourrait-il qu’ils l’aient devisé sciemment, souhaitant démontrer par là, comme avec le système de traduction, que leur Église toute puissante savait intégrer pour mieux les dominer les tentations babyloniennes ?
 

Conclusion

 

Le territoire de Déséret ne put exister dans les conditions précaires des années 1850-60 que parce que la foi de ses saints déplaçait les montagnes, quasi-littéralement. Les autres colons se sont ensuite invités, mais le modèle de colonisation mormon resta prégnant dans toute la zone des Rocheuses, nord et sud. Quant à la Cité de Dieu, bien qu’elle ait changé, elle demeure unique aux États-Unis, car elle est toujours dominée par la forte présence d’une seule communauté religieuse (les saints représentent 50% de la population de la ville et 70% de celle de l’État) qui détient encore un pouvoir politique excessivement fort, localement et au niveau national. L’Église est richissime : elle a prouvé qu’elle pouvait payer des sommes exorbitantes pour que ses jeunes mariés puissent se faire photographier dans l’enceinte du Temple sans que des hurluberlus gâchent la photo en essayant de les faire apostasier. 

En outre, on voit bien que continuent à s’exercer à travers le Conference Center, moitié séculière de la topographie sacrée de l’Église (le temple constituant la moitié spirituelle) les forces cosmiques centrifuges (les missions) et centripètes (la venue de milliers de saints aux conférences) de la Nouvelle Jérusalem. 

Par son édification, l’Église a prouvé qu’elle était toujours une Église de bâtisseurs pharaoniques. Alors que Déséret a fondu comme une peau de chagrin et que les Gentils disputent aux saints les terres du Bassin du Grand Lac Salé, le gigantisme de cet espace à la fois intérieur et extérieur recrée un territoire fertile en significations symboliques. Quand la nation entière ne se nourrit que de démesure matérialiste, l’Église, elle, continue à insuffler le spirituel dans ce gigantisme et, forte de son succès en Utah, elle exporte, on le sait, son modèle à grands pas dans le monde.

 

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Articles de presse sur la Main Street Plaza

 

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« LDS Church Appeals Case to Supreme Court ». AP, March 13, 2003. 

« ACLU Argues Against Church’s Appeal of Main St. Ruling ». AP, April 12, 2003. 

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« Land Deal Seems to Resolve Salt Lake City Plaza Dispute ». The New York Times, June 12, 2003. 

« LDS Church to Take Control of Main Street Monday ». AP, July 23, 2003. 

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Références sur le Conference Center

 

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Don L. Searle. « The Conference Center ». The Ensign. October 2000. 32-43. 

Dossier de presse fourni par le Public Affairs Department de l’Église à Salt Lake City. 

Des photos sont sur le site :

http://www.lds.org/newsroom/search/1,15333,3905-1,00.html


[1]    Une version plus courte de cette étude a été publiée sous le titre « L’expansion territoriale des mormons et l’espace sacré de la Nouvelle Sion, hier et aujourd’hui » dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, édité par l’Association des Amis de la BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine) et du musée. Religion, société et politique aux États-Unis. Juillet-septembre 2004, n°75. p. 65-75.

[2]    L’expérience des puritains en Nouvelle-Angleterre pourrait être comparée à celle des mormons, mais leurs terres ne ressemblaient en rien à celle des déserts de l’Ouest.

[3]    Les autorités de l’Église déconseillent l’utilisation du terme mormon. Cependant, si autrefois il était péjoratif, il est maintenant utilisé sans connotation négative et par commodité. La seule appellation officielle est « saint des derniers jours », ou « membre de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ».

[4]    La population de la ville, Salt Lake City Metro, est de 170.000 habitants ; celle de l’agglomération de Salt Lake : 830.000 habitants et la zone nord-sud entre les montagnes à l’est et à l’ouest, le Wasatch Front : 1,5 million d’habitants.

[5]    Nous remercions ici Mark Tuttle, directeur du service des relations publiques de l’Église, pour le temps qu’il nous a consacré, à la fois pour nous faire visiter le Conference Center et pour nous transmettre des documents. Nous avons effectué le reste de notre recherche à la bibliothèque Marriott de l’Université de l’Utah, et au CESNUR (Centre d’Études sur les nouvelles religions) de Turin qui possède le fonds sur le mormonisme le plus important en dehors de l’Utah, fondé et dirigé par Massimo Introvigne que nous remercions, ainsi que Mike Homer, avocat et historien à Salt Lake City, et Martha Bradley, professeur d’architecture à l’Université de l’Utah, pour leur aide amicale.

[6]    Divers ouvrages font l’inventaire de ces personnages, pour les titres récents, voir le résumé au début de Bigler, et les premiers chapitres de Durham.

[7]    Ce qui peut se traduire par « Voici l’emplacement idéal », ou « Voici l’emplacement que nous cherchions ! » Les citations sont traduites par nous-mêmes, sauf celles du Livre de Mormon pour lesquelles nous avons utilisé l’édition française.

[8]    Brannan repartit en Californie et serait celui qui déclencha la ruée vers l’or en criant le premier : « On a trouvé de l’or, de l’American River ! » (« Gold ! Gold ! from the American River ») dans les rues de San Francisco. Il devint ensuite très riche en vendant de l’équipement pour les mines, mais il fut excommunié pour avoir détourné des fonds. (Durham, p.129.)

[9]    C’est celle que rapporte Michael Durham, p.127-28. Leonard Arrington (Brigham Young, p.141) confirme que Bridger vantait tant sa bonne connaissance de la région et ses propres talents que cela déplut à plusieurs saints.

[10]   Woodruff Diary, 29 June 1847, cité par Arrington, p.141.

[11]   Lettre de Willard Richards et George A. Smith, citée in Arrington, p.144.

[12]   Dans le même ordre d’idée, un ouvrage de Thomas Alexander sur l’installation des mormons s’intitule Utah, The Right Place (L’Utah, lieu providentiel). Le providentiel a toujours inspiré beaucoup de livres en Amérique, ainsi récemment le livre de David Frum sur Bush : The Right Man (L’homme envoyé par la Providence, l’homme parfait pour la situation), New York, Random House, 2003.

            L’expression très populaire « destinée manifeste » recouvre la conviction que les Américains ont d’avoir reçu en héritage divin la mission de posséder et de développer la majeure partie du continent nord-américain. L’expression elle-même apparut littéralement en 1845 pendant la guerre contre le Mexique qui justement permettrait aux États-Unis de récupérer un immense territoire dont celui de l’Utah dont il est ici question, mais elle ne faisait que condenser la conviction originelle des Américains déjà si parfaitement explicitée par les puritains fondateurs de la Nation Élue, et magistralement mise en scène par les mormons donc.

[13]   Processus par lequel le gouvernement fédéral accordait aux pionniers la propriété des terres qu’ils occupaient et exploitaient, une fois réglée la cession des dites terres par les Indiens au gouvernement fédéral.

[14]   Young to Lea, September 21, 1851, Records of the Office of Indian Affairs, National Archives Record Group 75, Letters Received, Utah Superintendency, U/1-1852 (M234, roll 897, frame 217. in Prucha, American Indian Treaties, p.259.

[15]   L’historiographie sur le mormonisme est très intéressante car nous avons affaire ici à un des groupes religieux récents les plus documentés, tant de l’intérieur que de l’extérieur et en termes souvent contradictoires. Joseph Smith ayant recommandé à ses fidèles d’écrire leur journal quotidien, nous disposons d’une incroyable abondance de sources au jour le jour sur toutes les activités de l’Église. De l’autre côté, l’originalité des saints étant très forte, elle provoqua des réactions épidermiques de la part de ses détracteurs qui rédigèrent les fameux « exposés » du mormonisme dont la production continue toujours. Les historiens non mormons qui ont su rester objectifs dans leurs analyses ne sont apparus qu’assez tard. La critique émane aussi de l’intérieur de l’Église, car de nombreux historiens mormons tentent d’obtenir des documents officiels, notamment sur l’évolution de l’Église et son installation dans l’Ouest, que les autorités veulent garder secrets. Voir notamment sur ce sujet historiographique : Roger D. Launius & Linda Thatcher. Differing Visions : Dissenters in Mormon History.

[16]   Grâce à leur nobles origines, les Indiens recevaient un traitement de faveur de la part des Mormons qui, allant plus loin encore que les missionnaires traditionnels, proposaient de littéralement blanchir ces impies en leur prodiguant le message de Jésus. Il est écrit dans 2 Nephi 30:3-6: « Lorsque le livre sera paru (…) le reste de notre postérité nous connaîtra(…). Et l'Evangile de Jésus-Christ sera déclaré parmi eux ; c'est pourquoi, ils connaîtront de nouveau leurs pères (…)ils se réjouiront (…) et les écailles de leurs ténèbres tomberont de leurs yeux ; et il ne passera pas beaucoup de générations qu'ils ne deviennent un peuple blanc et agréable. » Et dans 3 Nephi 3:14-16 : « Et il arriva que ces Lamanites qui s’étaient unis aux Néphites, furent comptés parmi les Néphites ; et leur malédiction leur fut enlevée et leur peau devint blanche comme celle des Néphites. Et leurs jeunes garçons et leurs filles devinrent extrêmement beaux ».

            Voir aussi : D. Brent Smith. Preliminary Report ; Vogel, Dan. Indian Origins and the Book of Mormon; Pavlik, Steve. « Of Saints and Lamanites: An Analysis of Navajo Mormonism ».

[17]   Journal History, September 9, 1847. In Rollins, p. 242. Le Journal History est un énorme volume qui n'a jamais été imprimé. Il s’agit du manuscrit que rédigeaient et compilaient les secrétaires de Brigham Young tous les jours. Sa transcription est consultable aux Archives de Salt Lake City.

[18]   Wilford Woodruff’s Journal, Kenney ed. vol.3 (1 January to 31 December 1850) p. 236.

[19]   Bullock to William, January 4, 1848, Latter-day Saints’ Millenial Star, April 15, 1848, p.118.

[20]   Pour comprendre les problèmes juridiques suscités par la politique de l’Église en matière de propriété foncière, voir l’analyse que font Firmage & Mangrum des tout premiers « distribution cases » dès 1849, et des problèmes suivants liés à la mise sous juridiction fédérale du territoire. Edwin Brown Firmage & Richard Collin Mangrum. Zion in the Courts.

[21]   Un excellent petit livre de Kenric F. Ward, Saints in Babylon : Mormons and Las Vegas, fait l’historique de la présence mormone à Las Vegas et surtout analyse le poids politique et social des nombreux saints qui y habitent de nos jours, ainsi que leur dilemme quotidien dans Sin City, la Ville du Péché.

[22]   Ce « mauvais frère » de Joseph Smith, William Smith (1811-1893), nous a précisé Massimo Introvigne, n'était pas toutefois pas un anti-Mormon, mais il prêchait ici pour sa propre chapelle. Ancien apôtre sous son frère, il avait suivi le schisme du bizarre James Jesse Strang, puis s'était séparé de ce dernier pour fonder sa propre Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours et finalement (1878) pour rejoindre l'Église réorganisée à Independence.

[23]   La traite serait interdite dans le District de Columbia (district de la capitale Washington), siège du plus grand marché d’esclaves d’Amérique du Nord, mais pas l’esclavage. La loi sur les esclaves fugitifs imposa des mesures draconiennes à tous les citoyens du pays afin de faire arrêter les fuyards. L’effet apaisant du Compromis fut de très courte durée.

[24]   On utilise alors deux termes anglais « rod » et « perch ». Rod : 5 yards et demi, ou 16 pieds et demi en Amérique. Se traduit par « perche » : taille différente selon les pays : 18, 20 ou 22 pieds, cent perches carrées faisant toujours un arpent. (Le Littré) Le mot anglais « acre » reste « acre » en français, mais on peut aussi le traduire par arpent. Sa surface est d’environ un demi-hectare.

[25]   Pour la réalisation du plat et ses anomalies, voir chapitre 3 de Steve Olsen, The Mormon Ideology of Place.

[26]   B. Young to Orson Hyde, Journal History, October 9, 1848, in Rollins, p. 243.

[27]   Voir le livre de Parley P.Pratt qui explique le déroulement des tribulations pour les malheureux juifs et le salut des saints (82-84). Sur les problèmes de sélection de la vraie Nouvelle Jérusalem, voir Grant Underwood, The Millenarian World of Early Mormonism.

[28]   Cette obligation de rassemblement géographique a été abandonnée pour plusieurs raisons. La première était d'ordre économique, l'Église ne pouvant plus assurer le bien-être de tous les colons après la crise économique des années 1890. La deuxième était la conséquence des divers conflits qui avaient opposé la communauté au gouvernement fédéral. Les autorités réalisèrent que l'isolement des purs n'était plus possible et qu'il fallait trouver d'autres moyens de suivre le Seigneur, même si cela ne devait être au début qu'une solution temporaire. On doit y rajouter une autre raison, de politique nationale : 1890 correspond aussi à la fin de la Frontière (c'est-à-dire à la conquête totale des terres jusqu'au Pacifique), et à l'intensification de l'expansionnisme américain à l’extérieur des frontières, politique à laquelle les mormons participeront activement, dans un premier temps pour le bénéfice exclusif de leur Église, puis ensuite pour celui de toute leur nation.

[29]   C’est toujours un très grand centre commercial non loin du Temple, mais il a perdu de sa superbe, et est maintenant dépassé en taille et « sophistication » par le Gateway, sorte de ville dans la ville à l’Ouest, prête à temps pour les Jeux, très californienne de conception, et éloignant de ce fait encore davantage Salt Lake de son modèle originel.

[30]   Cela impressionne les Américains, mais cela n’est pas un cas unique, et comme chacun sait, déjà à Paris les numérotations des rues partent de la cathédrale Notre Dame, de même que le kilométrage des routes nationales qui irradient de ce centre sacré de la nation française.

[31]   Pour une excellente analyse de ce thème voir Anne Prache, Notre-Dame de Chartres : image de la Jérusalem céleste ; et pour la représentation de Jérusalem dans la littérature, F. Joukovsky, « Jérusalem, cité imaginaire dans l’Occident chrétien. »

[32]   Pour une description, voir B. Rigal-Cellard, « Les cérémonies des mormons de nos jours: mystère et initiation dans le temple », ainsi que B. Rigal-Cellard, « Le baptême des morts : une transmission rétroactive. » Médium (dir. Régis Debray). Juillet-août-septembre 2006. N°8. 107-122.


Retour au texte de l'auteure: Bernadette Rigal-Cellard, Bordeaux 3. Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 janvier 2008 14:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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