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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Ivo RENS, “Remarques sur les idées de progrès et de catastrophe dans l'histoire du socialisme et dans celle de l'écologie politique.” Conférence prononcée par Ivo Rens, professeur honoraire de l'Université de Genève, à Anvers, au Colloque organisé par l'Association pour l'étude de l'oeuvre d'Henri De Man, le 21 novembre 2008. (paru dans le Bulletin de l’Association pour l’étude l’oeuvre d’Henri De Man. Vooruitgang en volksverheffing. Progrès et élévation du peuple. Acta van het tweeluik van 21 november 2008. Actes du diptyque du 21 novembre 2008. Antwerpen, 2009) [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 5 janvier 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Ivo RENS (2008)

Remarques sur les idées de progrès et de catastrophe
dans l'histoire du socialisme
et dans celle de l'écologie politique
.”

Conférence prononcée par Ivo Rens, professeur honoraire de l'Université de Genève, à Anvers, au Colloque organisé par l'Association pour l'étude de l'oeuvre d'Henri De Man, le 21 novembre 2008. (paru dans le Bulletin de l’Association pour l’étude l’oeuvre d’Henri De Man. Vooruitgang en volksverheffing. Progrès et élévation du people. Acta van het tweeluik van 21 november 2008. Actes du diptyque du 21 novembre 2008. Antwerpen, 2009)



En prenant la parole pour la première fois à Anvers, ma ville natale, sous les auspices de l’Association pour l’étude de l'œuvre d’Henri De Man que j’ai contribué à créer en 1973, j’éprouve un souvenir ému pour mes grands-parents anversois, mon grand-père paternel, de nationalité néerlandaise, mais anversois d’adoption, et ma grand-mère paternelle, pure flamande, issue du monde ouvrier de Boom, mais aussi pour mon ami Michel Brélaz qui a consacré l’essentiel de sa vie intellectuelle à l’approfondissement de l'œuvre d’Henri De Man. Mon propos, dans le temps limité qui m’est imparti, se bornera à émettre quelques remarques sur les notions de progrès et de catastrophe dans leurs relations complexes avec le socialisme et l’écologie politique, mais aussi avec quelques prédécesseurs du socialisme et quelques théoriciens de la théorie de l’évolution et de la science écologique d’où procède en partie l’écologie politique.

Pour l’historien que je suis, l’idée de progrès est une idée récente puisqu’elle remonte au XVIIIe siècle. Les sociétés traditionnelles avaient du temps une conception cyclique que l’on retrouve chez la plupart des philosophes grecs. Ainsi, en retraçant la succession des régimes politiques, Platon, dans La République, évoque une dégénérescence par paliers à laquelle il s’efforce de remédier par ce qu’il conçoit largement comme un retour, souhaitable, à l’origine. Le prestige de l’origine caractérise les sociétés traditionnelles sur tous les continents. Les religions abrahamiques consacrent toutefois une importante innovation par rapport aux autres traditions en accréditant la notion de temps linéaire comportant un début et une fin.

C’est donc au XVIIIe siècle seulement que quelques penseurs européens entreprirent d’inverser la survalorisation traditionnelle de l’origine, donc du passé, en faisant valoir que, l’accroissement indéfini du savoir entraînant celui du pouvoir de l’homme sur la nature, l’avenir de l’humanité s’annonçait radieux. Les deux principaux précurseurs de ce renversement de perspectives sont Francis Bacon de Verulam, philosophe et homme d’Etat anglais (1581-1626), auteur du Novum Organum (1620), De dignitate et augmentis scientiarum (1623) et The New Atlantis (1626) et René Descartes (1596-1650), mathématicien, physicien et philosophe français, auteur du Discours de la méthode (1637) et des Méditations sur la philosophie première (1641). Francis Bacon transposa la notion de progrès de son sens spatial de déplacement à son sens temporel connotant de façon intensément positive l’avenir. Descartes, dans son Discours de la méthode, en vante les bienfaits en ce qu’il nous rendra “comme maîtres et possesseurs de la nature” [1]

Parmi les autres auteurs du XVIIIe siècle apologistes du progrès, je citerai Leibniz (1646-1716), philosophe et mathématicien allemand, Fontenelle (1657-1757), philosophe français, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Turgot (1727-1781), homme politique, économiste et penseur français, auteur  des Tableaux philosophiques des progrès de l’esprit humain (1750) et Condorcet (1743-1794), philosophe, mathématicien et publiciste français, auteur de Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793). En revanche, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe genevois, est quelque peu en porte à faux par rapport à l’idéologie du progrès. Dans son Discours de 1755, il tient l’homme pour “perfectible”, mais cette faculté distinctive et presque illimitée, “faisant éclore (en lui) avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la Nature”. [2]

Le socialisme qui, en tant qu’idéologie et mouvement, n’apparaît vraiment qu’au XIXe siècle, est tributaire des apologistes du progrès du siècle précédent. On connaît la célèbre profession de foi de Saint-Simon (1760-1825): “L’âge d’or n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l’ordre social; nos pères ne l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour: c’est à nous de leur en frayer la route.” [3] En réalité Marx et Engels sont bien les héritiers de Saint-Simon mais aussi et surtout de Hegel (1770-1831), philosophe allemand, dont la pensée dialectique innove par rapport à ses prédécesseurs du XVIIIe siècle. Selon Hegel, progressant par thèse, antithèse et synthèse, le devenir positivise et même justifie intellectuellement toutes les violences dans l’attente de la synthèse. Avec le recul du temps, Marx et Engels nous apparaissent comme les porte-parole du triomphalisme industriel de l’Angleterre victorienne. Ce double héritage de Saint-Simon et de Hegel, via Marx et Engels et cette adhésion enthousiaste à l’industrialisme, marqueront durablement le socialisme, à l’exception de quelques rares auteurs dont Colins (1783-1859) et ses disciples belges Louis De Potter (1786-1859) et Agathon De Potter (1827-1906), adversaires déclarés de l’idéologie du progrès. [4]

Il me semble toutefois que Henri De Man (1885-1953) est en retrait par rapport à l’immense majorité des auteurs socialistes des XIXe et XXe siècles. Le seul passage que j’aie trouvé où il se prononce sur l’idée de progrès est le suivant: “Le progrès signifie pour le socialisme non pas que les institutions deviennent de plus en plus satisfaisantes, conformément à une mesure qui leur serait immanente; il signifie, avant tout et surtout, que l’homme prend de plus en plus conscience de son mécontentement à l’égard des institutions, et qu’il leur oppose, grâce à cette conscience, des aspirations de plus en plus élevées, jusqu’à devenir leur sujet au lieu d’en être l’objet.” [5]

Cela dit, il n’en reste pas moins que dans l’histoire des idées politiques, socialisme et progrès sont intimement liés, à tel point que les socialistes de tous les pays qualifient volontiers aujourd’hui encore de progressistes les mesures qui leur paraissent favorables à leurs vues.

Pour tenter de résumer ce que les auteurs mentionnés jusqu’ici entendent par progrès, je ne puis faire mieux que rapporter ce qu’en dit Pierre-André Taguieff, déjà cité: “Le progrès est un processus d’amélioration ou de perfectionnement général de la condition humaine qui se présente comme linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini.” [6]

Le philosophe François Meyer (1912-2004), spécialiste de la théorie de l’évolution, me paraît avoir renouvelé cette problématique en  la transposant à la dimension de la Biosphère, reprenant sur un registre purement laïc l’entreprise de Teilhard de Chardin (1881-1955). Il en va ainsi dans ses trois ouvrages consacrés à ce sujet à savoir: L’accélération évolutive, Librairie des sciences et des arts, Paris, 1947; Problématique de l’évolution, PUF, Paris, 1954; La surchauffe de la croissance, Essai sur la dynamique de l’évolution, Collection Ecologie, Fayard, Paris, 1974. Je me référerai ici exclusivement à ce dernier ouvrage qui reprend et actualise les thèses présentées dans les deux précédents.

Pour apprécier cette transposition de l’idée de progrès, il convient tout d’abord de préciser les échelles temporelles dont il s’agit. Si, comme l’enseigne l’astrophysique, l’univers est âgé de quelque 14 milliards d’années et notre système solaire, y compris notre Terre, de quelque 4,5 milliards d’années, les géologues et paléontologues s’accordent à dater l’origine de la vie (en principe unicellulaire) sur notre globe de quelque 3,5 milliards d’années, certains inclinant plutôt pour 3,9 milliards d’années. [7] Ce qui importe ici, ce sont moins les chiffres que les ordres de grandeur. Le phénomène du Vivant est du même ordre de grandeur temporelle que la Terre dont les couches superficielles ont d’ailleurs largement été façonnées par lui. C’est toutefois à la période postérieure à l’explosion (pluricellulaire) du Cambrien, survenue il y a quelque 550 millions d’années, que s’intéresse François Meyer dont toutes les courbes, en particulier celle de la céphalisation des espèces, accusent un  fort accroissement, donc un progrès accéléré. [8]

François Meyer s’est attaché à retracer l’évolution démographique de la population humaine depuis les époques préhistoriques, pour lesquelles, toutefois, les données sont sujettes à caution, jusqu’à l’époque contemporaine; cette évolution se traduit par une courbe cabrée. Selon lui, la progression de la démographie n’est nullement exponentielle, c’est-à-dire caractérisée par un taux d’accélération constant, mais surexponentielle, c’est-à-dire caractérisée par une accélération du taux d’accélération. Il critique donc comme timorées les prévisions démographiques des Nations Unies ainsi que l’hypothèse exponentielle adoptée par le Rapport Meadows The limits to Growth (Les limites à la croissance) qui avait créé pourtant un grand émoi dans les milieux politiques en 1972. [9]

Autre paramètre de l’évolution étudié par François Meyer: le progrès technologique. Ici à nouveau, il part de la préhistoire en s’appuyant, pour ce faire, sur les travaux d’André Leroi-Gourhan qui avait notamment comparé la longueur de tranchant obtenu par kilo de silex aux différentes périodes paléolithiques. Pour les périodes historiques, observant que les technologies se relayent les unes aux autres (la diligence, le train, l’auto, l’avion à hélice, etc.), il propose d’en établir la courbe enveloppe des vitesses atteintes ou des puissances à disposition. Dans l’un et l’autre cas, les courbes obtenues présentent une allure cabrée attestant une accélération technologique surexponentielle. [10]

Certes, on peut objecter à François Meyer qu’il inclut dans  son analyse tant démographique que technologique des périodes de l’ordre du million d’années, fort antérieures à l’homme de Cro-Magnon et même à celui de Neandertal, dans lesquelles il prend nécessairement en compte des populations d’hominidés, ce qui facilite sa démonstration en accroissant l’extrême lenteur du décollage. Il n’en reste pas moins que sa pensée constitue une audacieuse tentative d’interprétation et de mesure de la notion de progrès.

Pour ce qui est de l’origine de la Révolution industrielle, illustration emblématique de la notion de progrès, je partage totalement le point de vue de mon ami Jacques Grinevald qui la date non point de la fin de XVIIIe siècle, comme s’efforce de l’accréditer la légende de James Watt, mais du milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire de l’époque à laquelle la machine à vapeur et les autres innovations technologiques et juridiques ont eu un impact effectif sur la production économique, la vie sociale et même l’évolution de la Biosphère. [11]

J’en viens maintenant à l’idée de catastrophe et à celle de catastrophisme dont nous verrons qu’elles peuvent avoir des liens, même intimes, avec celle de progrès. Dans son sens premier, la catastrophe était la dernière des cinq parties de la tragédie grecque, consacrée au dénouement de l’intrigue, généralement funeste. Dans son sens général commun, ce mot désigne un désastre, qu’il soit d’origine naturelle ou humaine. Dans la tradition judéo-chrétienne, les fléaux de l’Apocalypse comportent toutefois une connotation millénariste intensément positive.

Cette positivité de la catastrophe, on la retrouve dans Marx et le marxisme. Pour Karl Marx et ses disciples, l’effondrement inéluctable du capitalisme sera assurément une catastrophe, mais surtout l’avènement espéré du socialisme qui conduira au communisme, c’est-à-dire à une société sans classe et sans Etat. C’est ce que souligne Henri De Man dès 1926: ... “il saute aux yeux que Marx n’a jamais entendu préconiser le fatalisme qui consisterait pour le prolétariat à attendre passivement la catastrophe économique du capitalisme, miné par ses propres crises et contradictions intérieures. En enseignant que cette catastrophe était inéluctable, Marx entendait précisément encourager le mouvement socialiste à se faire “l’accoucheur” de la société nouvelle par une intervention révolutionnaire aussi énergique que possible.” [12] C’est néanmoins dans un sens tout différent et absolument négatif qu’Henri De Man emploiera, parcimonieusement, plus tard, le mot de catastrophe dans Au delà du nationalisme en 1946 et dans Vermassung und Kulturverfall en 1951. [13]

Pour ma part, j’incline à utiliser ce terme dans son sens géologique où  il désigne d’immenses événements du passé de la Terre, d’origine astronomique ou tectonique, qui diffèrent par leur intensité sinon par leur nature des événements historiques et qui expliquent la configuration actuelle du globe et la disparition de nombreuses espèces végétales et animales.

Toujours en géologie, le terme de catastrophisme est employé depuis le XIXe siècle pour désigner les tenants de l’explication de la configuration actuelle de la Terre par l’intervention de catastrophes dans un passé lointain, en opposition avec les théories uniformitaristes qui expliquent ladite configuration par des processus qui s’exercent encore actuellement, mais sont étalés sur des âges géologiques considérablement plus longs que ceux envisagés jusqu’au XIXe siècle.

Le célèbre paléontologiste Georges Cuvier (1769-1832) fut le dernier représentant intégralement catastrophiste du passé de la Terre: Protestant, il voyait dans le Déluge biblique la dernière des grandes catastrophes ayant marqué le passé de la Terre. Le catastrophisme géologique a été supplanté par la doctrine uniformitariste du géologue britannique Charles Lyell (1797-1875) qui publia, entre 1830 et 1833, les différents tomes de ses Principes de géologie sous-titrés Une tentative d'expliquer les changements de la surface de la terre par des causes opérant actuellement, thèse déjà largement exposée par le géologue écossais James Hutton (1726-1797) dans sa Théorie de la Terre en 1788. [14]

De nos jours, l’uniformitarisme domine sans conteste les sciences de la Terre, mais l’idée de catastrophe n’en a pas pour autant été totalement éliminée puisque on la retrouve dans la notion des grandes extinctions du passé géologique. [15]

La science écologique a repris l’idée et le terme même de catastrophe comme l’atteste l’ouvrage de François Ramade intitulé Les catastrophes écologiques, McGraw-Hill, Paris, 1987, dont les principaux chapitres sont consacrés à l’explosion démographique, à la déforestation, à la désertification, aux pollutions globales et à la menace nucléaire.

J’ouvre ici une parenthèse au sujet de la science écologique. Cette discipline interdisciplinaire est née au XIXe siècle et s’est institutionnalisée dans les universités et les sociétés savantes au début du XXe siècle. Je n’ai pas l’intention d’en retracer l’histoire que relatent fort bien, en langue française, Jean-Paul Déléage, Histoire de l’écologie, une science de l’homme et une science de la nature, La découverte, Paris, 1991, et Pascal Acot, Histoire de l’écologie, PUF, 1994. Etant consacrée aux relations des organismes vivants avec leur environnement, elle est tout naturellement amenée à étudier les dégâts que notre civilisation industrielle impose à la nature ainsi que les catastrophes qui menacent cette dernière, et donc l’habitabilité de notre Terre. La quasi-simultanéité de l’essor de la société industrielle et de la science écologique n’est nullement fortuite pas plus que n’est fortuite la transposition de cette dernière dans l’ordre politique, après la deuxième Guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki. D’ailleurs, souvent, des biologistes, écologues de profession, ont joué un rôle important à l’origine de l’écologie politique, tels Rachel Carson, biologiste marine, auteur de Silent Spring, (Le printemps silencieux), en 1962, Barry Commoner, biologiste également, auteur de Science and Survival en 1966 (Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants, 1969), ou en France Philippe Lebreton, également biologiste, mais aussi ingénieur thermodynamicien, auteur de L’énergie, c’est vous..., en 1975.

Pour en revenir au catastrophisme qui a fort mauvaise presse - il est de bon ton chez les journalistes et les politiques “de ne pas verser dans le catastrophisme” -  je lui ai consacré, avec Jacques Grinevald, une étude en 1975 dans laquelle nous le définissions comme “toute conjecture d’une ou de plusieurs radicales discontinuités à venir dans l’évolution de l’espèce humaine confinant ou aboutissant à la disparition de cette dernière”. [16] Il ne s’agit donc nullement d’une aspiration à la catastrophe mais au contraire d’une dénonciation de développements jugés catastrophiques car conduisant l’humanité à des catastrophes.

Parmi ces dernières, il y a, bien sûr, la menace d’un holocauste nucléaire dont le risque grandit avec le progrès croissant du nombre d’Etats dotés d’armes nucléaires, nonobstant le Traité de non-prolifération de 1968, sans même parler des instances terroristes qui pourraient s’en doter.

Mais il y en a bien d’autres qui, pour être encore plus sournoises, menacent l’espèce humaine comme en témoigne la liste des chapitres susmentionnés de l’ouvrage de François Ramade. S’ajoute en outre la catastrophe approchée que constituerait l’effondrement, à mes yeux probable, de la civilisation industrielle suite à la déplétion pétrolière qu’annonce depuis quelques années l’ASPO (Association for the study of the peak oil). Comme la déplétion du gaz suivra de peu celle du pétrole, comme aucune autre source d’énergie n’est susceptible de les remplacer (hormis temporairement le charbon, lui-même promis à la déplétion, sans compter ses autres nuisances), et comme l’électronucléaire en particulier n’est nullement en mesure de le faire, l’avenir de notre civilisation me paraît singulièrement compromis. [17] En réalité, l’économiste roumano-américain dissident, Nicholas Georgescu-Roegen, m’a persuadé depuis longtemps que, loin de pouvoir poursuivre leur croissance, cet avatar du progrès, nos sociétés sont condamnées, pour de solides raisons tant épistémologiques qu’ontologiques, à la décroissance que je tiens pour incompatible avec notre système économique. En accélérant considérablement l’entropie du système Terre, les sociétés industrielles ont opté pour une existence excitante, mais brève. [18]

Il me semble que François Meyer, que j’ai présenté en tant que théoricien de l’évolution et du progrès transposés à l’échelle de la Biosphère, est aussi l’auteur d’une saisissante théorisation de la catastrophe qui nous attend. Tenant, en 1974, pour absurde la continuation de l’explosion démographique au delà de quelques décennies et pour hautement improbable la poursuite de l’explosion technologique, il pense que le Vivant et l’humanité se trouvent à la veille d’une véritable mutation, d’un événement sans précédent, peut-être même d’un avènement, qui constituerait une manière de relais de l’histoire et de l’évolution du Vivant. Considérant cet aboutissement comme certain, à quelques décennies près, et estimant que le calcul du temps à partir d’époques reculées, plus ou moins incertaines et en perpétuelles réévaluations, est intellectuellement insatisfaisant, il propose d’inverser le comput du temps et d’adopter une manière de compte à rebours s’originant dans la toute prochaine fin de l’histoire, pratiquement datée. [19] C’est là une position totalement catastrophiste.

Pour conclure ces quelques remarques sur les idées de progrès et de catastrophe, je ferai référence à quelques philosophes qui en ont traité. Hans Jonas, tout d’abord, qui dans Das Prinzip Verantwortung  (1979) écrit: “La menace contenue dans l’idéal baconien (c’est-à-dire de Francis Bacon) de la domination sur la nature par la technique tient donc à la taille de son succès... L’explosion démographique, envisagée comme un problème de métabolisme planétaire, arrache l’initiative à la recherche du niveau de vie et contraindra une humanité qui s’appauvrit à faire pour sa simple survie ce qu’elle pouvait faire ou négliger en vue du bonheur: un pillage toujours plus effronté de la planète jusqu’au moment où celle-ci prononcera son verdict et se dérobera à la surexploitation. Combien de morts et de génocides accompagneront une telle situation du « sauve qui peut !» cela défie l’imagination.” [20]

Dans son petit livre Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Jean-Pierre Dupuy fait sienne l’heuristique de la peur préconisée par Jonas et, au terme d’une analyse qui passe par les vertigineuses constructions mentales qui ont conduit à la dissuasion nucléaire du temps de la guerre froide, connues sous le sigle de MAD (acronyme de l’anglais Mutual Assured Destruction), il parvient à la conclusion suivante: “Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction - une autodestruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin.” [21]

En tant que discours sur l’avenir, le catastrophisme est, bien sûr, assujetti au principe d’incertitude, observe Bertrand de Jouvenel, inspiré ici par Heisenberg. [22] Et Jouvenel de proposer une distinction éclairante entre futur dominant et futur dominable, le futur dominable pouvant ne pas l’être pour un citoyen mais l’être pour une autorité supérieure, par exemple l’Etat.

Le problème que me paraît poser l’avenir de la civilisation industrielle est celui de l’érosion avancée du futur dominable du fait que, dans nos sociétés, les décisions ne sont plus guère entre les mains des citoyens, ni même des Etats, mais qu’elles sont de plus en plus accaparées par ces puissances extra-politiques que sont les corporations multinationales et l’ensemble des acteurs économiques dont la dynamique de croissance illimitée est de plus en plus étrangère, non seulement aux motivations humaines, mais aussi et surtout aux lois qui régissent la Biosphère.

Dans la mesure où l’avenir est régi par cette dynamique, les auteurs que j’ai cités au sujet du catastrophisme m’incitent à penser que  la civilisation industrielle fonce vers un effondrement inéluctable et vraisemblablement proche.


Ivo Rens

Anvers, ce 21-11-2008.



[1] Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Collection Champs, Flammarion, Paris, 2004, passim.

[2] Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes”, in Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Bibliothèque de la Pléiade, Tome III, Du contrat social. Ecrits politiques, Paris, 1964, p. 142.

[3] Pierre-André Taguieff, op. cit. p. 79.

[4] Ivo Rens, Introduction au socialisme rationnel de Colins, coédition de l'Institut belge de science politique et de La Baconnière, Bruxelles-Neuchâtel, 1968, p. 284-5. Cf aussi Ivo Rens et William Ossipow, Histoire d'un autre socialisme : L'Ecole colinsienne 1840-1940, en collaboration avec Michel Brélaz et Ivan Muller, La Baconnière, Neuchâtel, 1979, passim.

[5] Henri De Man, L’idée socialiste, p. 268 de l’édition de 1975. (Ed. or. Die sozialistische Idee, 1933).

[6] Pierre-André Taguieff, op. cit. p. 111.

[7] Roland Trompette, La Terre. Une planète singulière, Pour la science, Belin. Paris, 2003. p. 234.

[8] François Meyer, La surchauffe de la croissance, Essai sur la dynamique de l’évolution, Collection Ecologie, Fayard, Paris, 1974, p. 69 et suivantes.

[9] Jeanine Delaunay éd.,Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, enrichi d'une Enquête sur le Club de Rome par la traductrice de l'ouvrage, Fayard, Paris, 1973.

[10] François Meyer, La surchauffe de la croissance, Essai sur la dynamique de l’évolution, Collection Ecologie, Fayard, Paris, 1974, p. 33 et suivantes.

[11] Jacques Grinevald, La Biosphère de l'Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace - repères transdisciplinaires (1824-2007), Georg, Genève, 2007, passim.

[12] Henri De Man, Au delà du marxisme (éd. or. 1926) Le Seuil, 1974, p. 342.

[13] Henri De Man, L'ère des masses et le déclin de la civilisation, Traduit de l'allemand par M. Delmas, Editions de la Toison d'or, Bruxelles, Paris, 1954. Cf aussi Ivo Rens, “Pacifisme et internationalisme dans la dernière partie de l'œuvre d’Henri De Man”, in Sur l'œuvre d'Henri de Man, Rapports présentés au Colloque international organisé par la Faculté de droit de l'Université de Genève, les 18, 19, et 20 juin 1973, numéro spécial de la Revue européenne des sciences sociales, Droz, Genève, 1974.

[14] Cf. Dennis R. Dean, James Hutton and the History of Geology, Cornwell University Press, USA, 1992.

[15] Roland Trompette, op. cit., p.246. Cf aussi Richard Leakey and Roger Lewin, The Sixth Extinction, Weidenfeld and Nicolson, London, 1996.

[16] Ivo Rens et Jacques Grinevald, “Réflexions sur la catastrophisme actuel”, in Pour une histoire qualitative, Etudes offertes à Sven Stelling-Michaud, Presses universitaires romandes, Genève 1975, p. 283 à 321.

[17] Ivo Rens, "La fin du pétrole bon marché ? Effondrement ou décroissance de la civilisation industrielle", Vincent Chetail éd., Conflits, sécurité et coopération. Liber Amicorum Victor-Yves Ghebali, Bruylant, Bruxelles, 2007, pp. 447-458. Cf aussi Cochet, Yves, Pétrole Apocalypse, Fayard, Paris, 2005.

[18] Jacques Grinevald et Ivo Rens, éd., Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie. Ecologie. Economie, 3ème édition, Editions Ellébore-Sang de la terre, Paris, 2006, p. 149. (Ed. or. Demain la décroissance, Entropie. Ecologie. Economie,Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1979.)

[19] François Meyer, La surchauffe de la croissance, Essai sur la dynamique de l’évolution, Collection Ecologie, Fayard, Paris, 1974, p. xx et suivantes.

[20] Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, traduction de l’allemand par Jean Greish, Les Editions du Cerf, 3e édition, 1993, p. 192,3.

[21] Jean-Paul Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Edition du Seuil, Paris, 2002, p. 216.

[22] Bertrand de Jouvenel, L’art de la conjecture, Futuribles, Editions du Rocher, 1964, p. 63 et ss.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 décembre 2011 21:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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