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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Bertrand de Jouvenel (1903-1987), pionnier méconnu de l'écologie politique.” (1996)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de M. Ivo RENS, Bertrand de Jouvenel (1903-1987), pionnier méconnu de l'écologie politique.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain Clavien et Bertrand Muller, Le goût de l'histoire, des idées et des hommes, Mélanges offerts au professeur Jean-Pierre Aguet. Vevey : Éditions de l'Aire, 1996, et dans Ivo Rens, éd., Le droit international face à l'éthique et à la politique de l'environnement. Genève, Éditions Georg, 1996. Collection : SEBES. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 5 mars 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales].

Introduction

Dans les sciences sociales, Bertrand de Jouvenel s'est fait un nom surtout en tant que philosophe politique, politologue et fondateur de la prospective grâce notamment à quatre de ses ouvrages, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, paru en 1945 [1], De la souveraineté. À la recherche du bien public, paru en 1955 [2], The Pure Theory of Politics paru d'abord en anglais puis en français en 1963 sous le titre De la politique pure [3] ainsi que L'art de la conjecture paru en 1964 [4], et peut-être aussi grâce à la revue Futuribles qu'il fonda en 1960 et qui prit la suite du Bulletin SEDEIS (Société d'études et de documentation économiques, industrielles et sociales), Société qu'il dirigea depuis 1952. [5] Pourtant, la liste de ses publications [6] témoigne d'intérêts autrement plus larges puisque son oeuvre porte davantage encore sur l'économie et l'histoire de l'économie, sur l'histoire contemporaine et sur la politique, thème sur lequel nous reviendrons dans la suite de cet article. Sa double formation universitaire de juriste et de biologiste et ses activités professionnelles comme journaliste puis comme membre de la Commission des comptes de la Nation l'avaient préparé à jouer en France un rôle jadis fort prisé, celui de publiciste, c'est-à-dire d'intellectuel préoccupé des problèmes publics, au sens le plus large du terme. 

Dans les pages qui suivent nous nous efforcerons de mettre en lumière un volet de l'oeuvre de Bertrand de Jouvenel qui ne fut guère compris de ses contemporains et qui est resté oublié jusqu'ici par les historiens, à savoir celui de pionnier de l'écologie politique que l'on pourrait définir en première analyse comme le discours politique qui s'appuie sur les données de la science écologique pour mesurer et réduire ou supprimer les conséquences négatives sur la Nature des activités industrielles. A la fin des années 1950, à une époque où la discipline scientifique qu'est l'écologie, dûment institutionnalisée depuis le début du XXème siècle dans le cadre des sciences du Vivant, n'était guère connue de l'opinion publique car presque personne n'en avait saisi la pertinence économique et politique, Bertrand de Jouvenel prononça à Tokio devant un cénacle international d'économistes qui ne lui témoigna qu'"une indulgence amicale" une conférence préconisant "le passage nécessaire de l'économie politique à l'écologie politique" [7] dont le texte parut dans le Bulletin du SEDEIS du 1er mars 1957 sous le titre "De l'économie politique à l'écologie politique[8] et fut reproduit dans La civilisation de puissance, paru en 1976, l'année du bicentenaire de La richesse des nations d'Adam Smith. Si même nous accordons, pour des raisons que nous allons développer ci-après, une place exceptionnelle à ce texte, il s'en faut de beaucoup qu'il représente dans toute son ampleur la pensée écologiste de Bertrand de Jouvenel. Celle-ci doit plutôt être recherchée dans son Arcadie. Essai sur le mieux-vivre qui date de 1968 [9] ainsi que dans La civilisation de puissance et, d'une façon diffuse, dans le reste de son oeuvre. 

La place exceptionnelle du texte sus-mentionné de 1957 tient tant à la conjonction de la date et du titre qu'au fond prophétique du propos. Plus précisément, Bertrand de Jouvenel est le premier auteur, à notre connaissance, qui ait lancé l'expression d'"écologie politique", au moins dans son sens propre [10], tel qu'on le rencontre couramment à notre époque dans plusieurs langues, sous réserve d'importantes nuances tenant aux différentes aires culturelles concernées. [11] Or, à notre connaissance encore, nul auteur d'ouvrage traitant de l'histoire de l'écologie n'a reconnu cette paternité ni même rendu compte des apports de Bertrand de Jouvenel dans ce domaine théorique qui, de nos jours, se traduit en pratique, notamment par les différentes politiques de l'environnement. Ni Donald Worster dont l'ouvrage phare Nature's Economy remonte à 1977 [12], ni Pascal Acot dont l'Histoire de l'écologie date de 1988 [13], ni Jean-Paul Déléage, dont l'Histoire de l'écologie, une science de l'homme et de la nature, parut en 1991 [14], ni Adrian Atkinson dont les Principles of Political Ecology datent aussi de 1991, non plus que Tim Hayward dont Ecological Thought. An Introduction, sortit de presse en 1994 [15], pour n'en citer que quelques- uns parmi les plus sérieux, ne mentionnent Bertrand de Jouvenel dont la pensée écologiste paraît donc très largement méconnue. Aussi bien, ne trouve-t-on nulle mention de son nom dans la remarquable étude de Jean-Marc Drouin, Réinventer la nature. L'écologie et son histoire de 1991 non plus que dans le petit ouvrage, pourtant très gallo-centrique, de Jean Jakob intitulé Les sources de l'écologie politique de 1995. [16] Il en va de même pour la plupart des bioéconomistes contemporains, dont Herman Daly [17] et Juan Martinez-Alier [18], mais non point pour José Manuel Naredo, dans son traité de 1987 La economía en evolución, Historia y perspectivas de las categorías básicas del pensamiento económico [19], non plus que pour Franck Dominique Vivien, dans son petit livre de 1994 Economie et écologie [20], qui se réfèrent tous deux à Bertrand de Jouvenel. À la décharge des auteurs qui ne le citent pas relevons que Jacques Grinevald et moi- même ne fîmes pas mention de Bertrand de Jouvenel dans une communication sur l'histoire de l'écologie politique que nous présentâmes en novembre 1978 au Congrès de l'Association suisse de science politique qui se tenait à Délémont, communication qui fut publiée en 1979. [21] Depuis lors toutefois, Jacques Grinevald l'a mentionné à plusieurs reprises, notamment dans sa contribution à l'ouvrage collectif intitulé L'État de l'environnement dans le monde paru en 1992. [22] 

Pour apprécier la place que Bertrand de Jouvenel est appelé à tenir dans l'histoire de l'écologie politique il convient de rappeler, fût-ce schématiquement, que cette dernière n'est apparue aux Etats-Unis qu'à partir de 1962, après la parution de Silent Spring [23] de Rachel Carson, et en Europe que dix ans plus tard, soit en 1972 avec la publication presque simultanée du premier Rapport de l'équipe Meadows au Club de Rome sur "Les limites à la croissance" paru en français dans l'ouvrage intitulé Halte à la croissance ? et du manifeste A Blueprint for Survival [24] due à l'équipe rassemblée par Edward Goldsmith, rédacteur en chef de la revue britannique The Ecologist, et que c'est en 1972 aussi qu'eut lieu à Stockholm la Conférence des Nations Unies sur l'environnement humain.


[1] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, Editions du Cheval ailé, Genève, 1945, 2ème édition, 1947, 3ème édition Hachette, Paris, 1972.

[2] Bertrand de Jouvenel, De la souveraineté. A la recherche du bien public, Editions Médicis, Paris, 1955.

[3] Bertrand de Jouvenel, De la politique pure, 1ère édition française, 1963, Calmann-Lévy, 2ème édition, 1977, 308 pages.

[4] Bertrand de Jouvenel, L'art de la conjecture, Editions du Rocher, Monaco, 1964.

[5] Hugues de Jouvenel, Biographie de Bertrand de Jouvenel, document dactylographié daté du 11-01-1987.

[6] Pour une liste de ses publication, cf. Encyclopedia Universalis, 1988, p. 568-569. Il semble que la pensée politique de Bertrand de Jouvenel n'ait guère suscité d'études récentes. En tout cas, celles que nous avons consultées l'abordent toutes dans une perspective classique qui fait l'impasse sur notre approche et notre sujet. Il s'agit de Evelyne Pisier, Autorité et liberté dans les écrits politiques de Bertrand de Jouvenel, P.U.F., Paris, 1967, 92 pages, Michael Richard Dillon, A Study of Authority : The Political Thought of Bertrand de Jouvenel, University of Notre Dame, 1970, 199 pages, Franklin Edward Robinson, Jouvenel on the Common Good, Southern Illinois University, 1971, 142 pages et William Raymond Luckey, Intermediate Institutions in the Political 
Thought of Bertrand de Jouvenel, Fordham University, 1979, 231 pages.

[7] Bertrand de Jouvenel, La civilisation de puissance, Fayard, Paris, 1976, 206 pages. Les mots entre guillemets sont repris de la page 136.

[8] Bulletin S.E.D.E.I.S. No 671 a) du 1er mars 1957, 23 pages. "De l'économie politique à l'écologie politique" constitue le chapitre 6 de La civilisation de puissance, op. cit., p. 49 à 77.

[9] Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essai sur le mieux-vivre, Futuribles, Paris, 1968, 389 pages.

[10] Un auteur américain, Rudolf Heberle avait publié une contribution intitulée "Principles of Political Ecology" dans un ouvrage collectif publié en 1951 par Karl Gustav Specht éd. in Soziologische Forschung in unserer Zeit. Ein Sammelwerk Leopold von Wiese zum 75. Geburtstag, Westdeutscher Verlag, Köln und Opladen, 1951, p. 186 à 196. Toutefois, comme le reconnaît explicitement son auteur, il utilise l'expression "écologie politique" comme synonyme de "sociologie électorale", soit dans un sens purement métaphorique.

[11] Cf. notamment Adrian Atkinson, Principles of Political Ecology, Belhaven, London, 1991. Relevons toutefois que cet auteur cite à tort Rudolf Heberle et l'ouvrage collectif sus-mentionné publié par Gustav Specht comme relevant de son sujet !

[12] Donald Worster, Nature's Economy. The Roots of Ecology, Sierra Club Books, San Francisco, 1977, 404 pages. Cet ouvrage a été traduit et publié en français sous un titre dénaturant la richesse du titre original, à savoir Les pionniers de l'Ecologie. Une histoire des idées écologiques, Editions Sang de la terre, Paris, 1992, 412 pages. Au sujet de l'origine étymologique commune des mots "économie" et "écologie", cf. la note (21) ci-après.

[13] Pascal Acot, Histoire de l'écologie, Presses universitaires de France, Paris, 1988, 285 pages.

[14] Jean-Paul Déléage, Histoire de l'écologie, une science de l'homme et de la nature, La Découverte, Paris, 1991, 330 pages.

[15] Tim Hayward, Ecological Thought. An Introduction, Polity Press, Cambridge, 1995, 259 pages.

[16] Jean-Marc Drouin, Réinventer la nature. L'écologie et son histoire, préface de Michel Serres, Desclée de Brouwer, Paris, 1995 et Jean Jakob, Les sources de l'écologie politique, Arléa- Corlet, Condé-sur-Noireau, 1995.

[17] Herman E. Daly ed. Economics, Ecology, Ethics. Essays toward a Steady-State Economy, W. H. Freeman and Company, San Francisco, 1980, 372 pages ainsi que Herman E. Daly and John B. Cobb Jr, For the Common Good. Redirecting the Economy towards the Community, the Environment and a Sustainable Future, Green Print, London, 1989, 483 pages.

[18] Juan Martinez-Alier, Ecological Economics. Energy, Environment and Society, Blackwell, Oxford, UK, and Cambridge, USA, 1987, 287 pages.

[19] José Manuel Naredo, La economía en evolución, Historia y perspectivas de las categorías básicas del pensamiento económico, Siglo XXI de España, Madrid, 1987, 538 pages : Cf. p. 264, 266 et 273.

[20] Franck Dominique Vivien, Economie et écologie, La Découverte, Paris, 1994, p. 51.

[21] Ivo Rens et Jacques Grinevald, "Jalons pour une historiographie de l'écologie politique", in CADMOS, Revue trimestrielle de l'Institut universitaire d'études européennes de Genève et du Centre européen de la culture, Genève, printemps 1979, p. 18 à 26. Dans une note de bas de page de cet article nous écrivîmes alors : "On sait que le mot écologie est dérivé du grec oikos qui signifie l'habitat, la maison, et que c'est ce même terme grec qui forme la racine du mot économie, beaucoup plus ancien. Cette simple chronologie rappelle que la circulation des concepts entre ce que nous appelons l'écologie d'une part et l'économie d'autre part n'a jamais été à sens unique, d'où certaines ambiguïtés inévitables. Notons ici qu'en 1931, dans le grand traité de H. G. Wells, J. Huxley et G. P. Wells The Science of Life, la science de l'écologie est définie dans le chapitre V : "Ecology is biological economics". Ed. Cassel and Company, Londres, p. 578. Il n'est 
pas inutile de se souvenir que la théorie pré-évolutionniste de "l'économie de la nature", avec son paradigme de l'équilibre, préétabli par la sagesse divine dans l'esprit des linnéens, constitue la protohistoire de l'écologie..." (ibidem, p. 18 et 19) Au sujet de ce paradigme et de ses rapports avec la théologie naturelle, cf. Jean-Marc Drouin, Réinventer la nature. L'écologie et son histoire, op. cit. p. 39 et ss.

[22] Michel et Calliope Beaud ainsi que Mohammed Larbi Bouguerra, éd., L'état de l'environnement dans le monde, La Découverte/Fondation pour le progrès de l'homme, Paris, 1993, p. 30-34. Cf aussi Jacques Grinevald, "A propos de la naissance de l'écologie", in La Bibliothèque naturaliste, 1990, 10, p. 5-12 et "La révolution bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen", Stratégies Energétiques, Biosphère & Société (SEBES), oct. 1992, p. 23- 24.

[23] Rachel Carson, Silent Spring, Houghton Mifflin, New York, 1962, traduit en français sous le titre de Le printemps silencieux, avec une préface de Roger Heim, Plon, Paris, 1963.

[24] Paru en français sous le titre Changer ou disparaître. Plan pour la survie, Fayard, Paris, 1972.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 mars 2008 8:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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