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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marc Renaud, Les réformes québécoises de la santé ou les aventures d'un État «narcissique». Un article publié dans l’ouvrage de Luciano Bozzini, Marc Renaud, Dominique Gaucher et Jaime Llambias-Wolff, Médecine et société. Les années 80, pp. 513-549. Montréal: Les Éditions Albert Saint-Martin, 1981, 554 pp. [Autorisation formelle de l'auteur accordée le 21 mai 2014 de diffuser ce texte dans Les Classiques des science sociales, en accès libre et gratuit à tous.]

[513]

Marc Renaud,

Sociologue, professeur de sociologie retraité de l’Université de Montréal

“Les réformes québécoises de la santé
ou les aventures d'un État « narcissique »”.
 *

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Luciano Bozzini, Marc Renaud, Dominique Gaucher et Jaime Llambias-Wolff, Médecine et société. Les années 80, pp. 513-549. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1981, 554 pp.

Introduction
Survol historique
La portée réelle des interventions de l’État
a) Un changement profond dans les structures de pouvoir
b) Introduction d'une logique productiviste
c) Introduction d'une nouvelle morale sanitaire

Que s'est-il donc passé?
a) Extension des rapports marchands à la santé
b) Insertion de ces rapports dans la logique de développement du capital
c) Nouveau rôle de l'État

Conclusion
Bibliographie


Introduction

Ce que certains ont décrit comme la subordination croissante de la société civile à l’État est un phénomène qui, au Québec, a pris une ampleur et une visibilité sans parallèle en Amérique du Nord. C'est au Québec que l'État a, au cours des deux dernières décennies, le plus efficacement fait reculer le marché pour devenir le véritable centre de la praxis sociale et le principal gestionnaire des crises dans la société. En effet, dans les années 1960 et 1970, l'État s'est mis à mobiliser et à subordonner la société aux impératifs de la croissance économique, à prendre en charge des besoins sociaux tels que l'éducation, la culture et la santé, à acquérir le rôle stabilisateur clé dans la lutte nationale et les conflits de classes et, en corollaire, à devenir le champion des valeurs modernistes.

Promu au nom de l'idéal social-démocrate d'une plus grande justice redistributive et d'une solidarité sociale plus conviviale, ce déplacement du privé vers le public, du marché vers l'État, a pris ancrage à la fois dans un dirigisme de plus en plus bureaucratisé et centralisé, et dans le développement d'un certain soutien institutionnel aux mouvements sociaux et aux pratiques sociales qui revendiquent, à l'inverse, l’autonomie [514] locale, la participation des citoyens aux structures de contrôle, la redéfinition des rapports hommes-femmes, une meilleure qualité des produits et des services, etc. C'est comme si, au fond, l'État avait cherché à subordonner, voire à absorber, la société civile à la fois par le haut et par le bas: par le haut, en multipliant les bureaucraties et les fonctionnaires, et, par le bas, en récupérant les groupes et les militants (par exemple l'organisation communautaire, l’animation sociale, les mouvements féministes, les mouvements de consommateurs) dont l'objectif est précisément d'empêcher l'absorption de la société civile par l'État. C'est comme si l'État surinvestissait en lui-même en désinvestissant la société, un peu à la manière du phénomène du narcissisme en psychanalyse: l’histoire du Québec des deux dernières décennies est en effet, en bonne partie, l’histoire de l'émergence d'un État perpétuellement préoccupé de mobiliser les énergies de la société civile vers sa propre croissance et vers l'extension de sa propre légitimité.

L'importance de ce « narcissisme » de l'État au Québec tient à la dynamique particulière de la société québécoise. C'est dans le contexte d'une structure économique vieillissante, où les échelons supérieurs des entreprises privées les plus riches étaient fermés à une population francophone de plus en plus scolarisée, qu'a pris place au début des années 1960 ce que l’on a appelé la « Révolution tranquille ». Cette révolution fut celle de la modernisation et de l'expansion d'un appareil gouvernemental qui allait rapidement devenir, directement et indirectement, le principal employeur de la nouvelle classe moyenne francophone. L'émergence de cette classe est d'ailleurs l'élément clé de la dynamique sociale qui est particulière au Québec. Peu capable de se trouver des emplois dans le secteur privé de l'économie, cette nouvelle classe moyenne francophone a trouvé et trouve encore son intérêt, souvent en alliance avec les classes plus défavorisées et malgré de profondes divisions internes, dans l'expansion quantitative de l'État québécois et dans l'accroissement de sa légitimité. [1] Dans les secteurs d'activité où le gouvernement québécois a une certaine autonomie par rapport aux instances fédérales —en particulier la santé, l’éducation et la culture—, cette classe recherche une hégémonie locale. Ce faisant, elle favorise le développement d'une culture politique qui tend à accentuer le mouvement —général dans les pays industrialisés— du privé vers le public et qui valorise une double stratégie, bureaucratisante et débureaucratisante, de gestion de la société civile.

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les réformes québécoises du domaine de la santé. Ce qui surprend dans celles-ci, c'est moins la volonté de rationaliser le système de [515] production des soins ou même le contenu tangible des réformes —que l'on retrouve sous des formes différentes dans plusieurs autres provinces canadiennes et dans d'autres pays— que la rapidité, la visibilité et l'amplitude des changements institutionnels proposés. Bref, ce qui étonne, c'est le style des réformes. [2] Dans un effort apparemment paradoxal de soutien au développement de la médecine et de démédicalisation, de professionnalisation et de déprofessionnalisation, de centralisation et de décentralisation, de dirigisme et d'autogestion, l'État québécois a fait de son secteur de la santé un laboratoire d'expérimentation sociale sans pareil dans les autres pays industrialisés. Dans une tentative d'accélération de l'histoire, parti de plus loin que la plupart des autres pays et des autres provinces canadiennes, l’État québécois a essayé d'aller le plus loin possible, le plus vite possible, cooptant sur son passage un ensemble de mouvements sociaux et de nouvelles pratiques sociales.

En ce sens, l’expérience québécoise de réforme de l'appareil socio- sanitaire permet peut-être de voir en microcosme et sur une échelle temporelle réduite des phénomènes qui apparaissent ou vont apparaître de manière plus lente et plus diffuse ailleurs. Ce sont ces phénomènes que je voudrais essayer de faire ressortir dans cet essai. Après une revue historique sommaire, j'essaierai de dégager analytiquement, du brassage idéologique et organisationnel que ces réformes ont généré, les changements qui ont effectivement été introduits, souvent d'ailleurs en porte-à-faux par rapport aux idéaux des premiers réformateurs. Ces changements répondent à des forces sociales et économiques qui contraignent l’État à soumettre la société civile aux impératifs de la croissance économique. C'est ce que nous examinerons dans la dernière partie. En conclusion, nous nous interrogerons sur ce que réserve l'avenir.

Survol historique

De la même manière qu'il avait été, après la Seconde Guerre mondiale, l’instigateur d'une série de mesures de sécurité sociale, le gouvernement fédéral fut, par ses programmes à frais partagés, le premier agent de réforme du système des soins. Bien que les services de santé soient sous leur responsabilité constitutionnelle, plusieurs gouvernements provinciaux, au cours des années 1950 et 1960, ne firent que réagir, en fonction d'objectifs électoralistes, aux propositions et aux [516] plans fédéraux, ne s'occupant guère plus que des activités traditionnelles de santé publique et de santé mentale. [3]

Durant les années d'après-guerre, un peu comme aux États-Unis, le gouvernement fédéral subventionna la construction d'hôpitaux, la recherche biomédicale, la formation de personnel et divers autres programmes tels que la lutte antituberculeuse et les activités liées à la santé maternelle et infantile. À la fin des années 1950, après des années de dispute entre gouvernements fédéral et provinciaux, les hôpitaux ayant de plus en plus de mal à boucler leur budget, il s'inspira de l'exemple des gouvernements sociaux-démocrates des provinces de l'Ouest pour faire émerger un consensus sur la nécessité d'un programme national, universel et obligatoire d'assurance-hospitalisation au Canada. Entre 1957 et 1961, tous les gouvernements provinciaux acceptèrent de participer à ce programme. Les années 1950 et 1960 furent ainsi une période d'expansion assez phénoménale de l'appareil médico-hospitalier [4] et de l'utilisation des services [5], avec un contrôle relativement faible de la part des gouvernements. Ce qui était perçu comme bon par la profession médicale, d'ailleurs de plus en plus spécialisée, l'était automatiquement par le public. De telle manière que le Canada se retrouva au milieu des années 1960 — et c'est encore le cas aujourd'hui — avec un nombre de lits hospitaliers de courte durée par 1 000 habitants (5,6 en 1966 et 5,4 en 1973) et des durées de séjour à l'hôpital (en moyenne 10,1 jours en 1966 et 9,4 en 1973) plus élevés qu'aux USA. En d'autres mots, avec le programme d'assurance- hospitalisation, on avait créé des incitatifs qui favorisaient le développement du secteur le plus coûteux de l'appareil de soins: les hôpitaux.

C'est dans le même esprit de soutien inconditionnel au développement de la médecine, sans se préoccuper de rationaliser l'organisation des services médicaux ou d'en réduire les coûts, que le gouvernement fédéral devait promulguer en 1966, un programme universel, public et obligatoire d'assurance-maladie afin de rendre gratuits pour le consommateur les services ambulatoires. Ce programme sera accepté et introduit par les gouvernements provinciaux entre 1968 et 1971.

Les perceptions changèrent radicalement à la fin des années 1960. On réalisa tout à coup [6] que le transfert des dépenses privées vers le secteur public avait produit une croissance des dépenses publiques de santé environ deux fois plus rapide que celle du produit national brut, à cause, en particulier, du rattrapage salarial des employés d'hôpitaux et de l'augmentation du nombre et de l'utilisation des services. N'étant plus laissées aux forces apparemment naturelles du marché, non [517] seulement ces dépenses augmentaient plus rapidement que le PNB, mais elles devenaient directement visibles dans les comptes nationaux, concurrençant ainsi d'autres formes d'intervention de l'État. Simultanément, les professions dites para-médicales — dont le nombre et les effectifs avaient crû en parallèle avec le développement de la technologie et de la spécialisation médicale — commencèrent à apparaître un meilleur statut; des mouvements de citoyens firent leur apparition dans les quartiers populaires des grandes villes; des tensions entre gouvernements et profession médicale commencèrent à apparaître. Enfin, au début des années 1970, la situation économique se détériorait, ne laissant aux autorités publiques qu'une faible marge de manoeuvre pour l'augmentation des dépenses liées au système de soins.

C'est dans ce contexte que le leadership des réformes passa du gouvernement fédéral aux gouvernements provinciaux. Incapable d'endiguer la montée des coûts —  puisque ce sont les provinces qui ont la responsabilité de gérer le système de soins —, le gouvernement fédéral cessa d'introduire des réformes majeures [7]. Ce transfert de leadership se concrétisa de manière définitive en 1977 alors que le gouvernement fédéral changea ses méthodes de contribution aux régimes d'assurance- hospitalisation et d'assurance-maladie des provinces, de manière à laisser aux provinces l'entière responsabilité d'introduire les réformes devenues nécessaires de l'organisation et de l'administration des services. [8]

Paradoxalement, alors que le Québec avait été la province la plus hésitante à introduire les programmes fédéraux et avait eu la réputation d'être une des plus réactionnaires quant à la mise en oeuvre de politiques redistributives, c'est le gouvernement du Québec qui occupera le devant de la scène au cours des années 1970 et qui sera perçu comme le plus avant-gardiste en matière de réformes du domaine socio-sanitaire.

Le gouvernement québécois nomma en 1966 une Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social (Commission Castonguay- Nepveu, 1967-1973) dont le mandat était d'étudier l’ensemble des services sociaux et de santé, de même que le champ de la sécurité du revenu. Plusieurs membres de cette commission, dont son président, Claude Castonguay, entrèrent au gouvernement à peu près au moment où les tomes les plus importants de leur imposant rapport étaient déposés. C'est donc d'une position exceptionnelle de pouvoir et dans un climat social qui leur était extrêmement favorable qu'ils purent entreprendre l'implantation des multiples recommandations [518] élaborées au cours de leurs quatre années de travail au sein de la Commission.

La Commission Castonguay-Nepveu voulait rendre accessible à tous une gamme complète de services sociaux et de santé de qualité, tout en mettant sur pied un appareil administratif efficace. On voulait non seulement assurer la gratuité des services —  une mesure qui était d'ailleurs imposée par le plan fédéral —, mais aussi essayer d'intégrer, de systématiser et de planifier les rôles et les fonctions des diverses composantes de l'organisation socio-sanitaire de manière à réduire les coûts et à fournir de meilleurs services à toute la population, sans distinction de revenu et de lieu de résidence. Comme ce fut le cas des rapports de commissions similaires dans les autres provinces, on y redéfinissait plusieurs des règles du jeu et on proposait de rationaliser le système de soins par un plus grand engagement des autorités publiques dans l'administration et l'organisation des services de santé.

Toutefois, contrairement aux rapports élaborés ailleurs, cet objectif de rationalisation était encadré par des idéaux qui donnèrent aux réformes québécoises une coloration social-démocrate, une visibilité et une force d'attraction peu commune auprès des groupes qui remettaient en cause l'ordre établi. En s'inspirant de toute une série de nouvelles pratiques sociales et de mouvements sociaux des années 1960 en Amérique du Nord, la Commission soutenait la nécessité de créer une nouvelle médecine plus « globale » en opposition à la médecine mécaniste et hospitalo-centriste; d'adopter une approche plus communautaire et préventive de la santé; de décentraliser les processus de prise de décision; de faire cogérer les organisations de soins par les usagers et les travailleurs; et d'égaliser quelque peu les droits et les privilèges de ces travailleurs de la santé qui ont une formation technique et universitaire et une responsabilité directe des patients, c'est-à-dire ceux que l'on nomme ici, suivant l'usage anglo-saxon, les « professionnels » de la santé.

Au pouvoir, Castonguay et son équipe — empruntant en cela le style ambitieux, coercitif et autoritaire qui fut typique des réformes du gouvernement québécois depuis 1960 — légiférèrent en moins de quatre ans des réformes dans le domaine des professions, de l'organisation des soins et de l'administration des services de santé sur une échelle sans parallèle en Amérique du Nord. On supprima certains organismes (les unités sanitaires). D'autres furent créés: les centres locaux de services communautaires (CLSC), les départements de santé communautaire (DSC), les conseils régionaux de santé et de services sociaux (CRSSS), l’Office des professions du Québec [519] (OPQ), la Régie de l'assurance-maladie du Québec (RAMQ). D'autres virent leurs rôles et fonctions redéfinis: le ministère des Affaires sociales (MAS) et les corporations professionnelles. Plusieurs procédures de gestion furent modifiées et des responsabilités de gestion furent confiées à des personnes autrefois étrangères à ce travail. Et finalement, on clarifia la structure d'ensemble, sur papier, en distinguant ce qui était tâches d'exécution (le « réseau ») et tâches de conception, et en reclassant l'ensemble des organisations en quelques catégories bien définies. Bref, un chambardement d'envergure eut lieu. Comme l'écrivait le Dr Sidney Lee, vice-doyen de la Faculté de médecine de McGill:

En somme, le Québec a réussi à effectuer une réorientation majeure de son système de santé dans un laps de temps relativement court. L'occasion extraordinaire qui s'est présentée à un petit groupe d'individus dévoués d'étudier les problèmes, de développer des solutions possibles et de se mettre à les appliquer d'une position de pouvoir, est probablement sans parallèle ailleurs- dans le monde.

Cependant, comme sous allons le voir, la logique de développement social qui avait inspiré les réformateurs et avait mobilisé un ensemble de groupes en faveur de la réforme, devait lentement céder le pas à une logique, beaucoup plus coercitive et plus étroite, de développement économique. En fait, la réforme a conduit à une restructuration des rapports de pouvoir entre élites dominantes, à une modernisation axée sur la productivité et à l'introduction d'une nouvelle morale sanitaire. Des changements certes importants, mais sans commune mesure avec le projet de société grâce auquel la réforme s'était acquis un appui populaire dont peu de politiciens auraient pu rêver.

La portée réelle
des interventions de l'État


Il est certes encore trop tôt pour évaluer de manière définitive l'impact et la signification sociale des réformes qui découlèrent des recommandations de la Commission Castonguay-Nepveu. Ce que remarquent d'abord les observateurs étrangers, c'est qu'au Canada — et cela semble encore plus vrai au Québec même si des statistiques officielles ne sont pas publiées à ce sujet — la prise en charge des dépenses de santé par l'État a entraîné, comme en fait foi la comparaison avec les USA dans le tableau 1, une stabilisation, a priori incroyable, de l'augmentation des coûts.

[520]

Tableau 1

Dépenses de santé totales, Canada et États-Unis,
en pourcentage du  PNB, 1960, 1965, 1970, 1973, 1975, 1976
,

Années

Canada

États-Unis

1960

5,62%

5,32%

1965

6,07

5,88

1970

7,10

7,43

1973

6,84

7,68

1975

7,10

8,63

1976

7,08

8,79


Source: Santé et Bien-Être Social Canada: Indicateurs du domaine de la santé: Canada et  provinces, septembre 1979, p. 87


Mais de tels chiffres ne sont que l'indicateur le plus aisément visible et quantifiable de ce qui s'est réellement passé au cours des années 1970 au Québec. C'est vers des indicateurs beaucoup moins superficiels (et, diront certains, plus contestables) qu'il faut se tourner si on veut comprendre la nature précise de la dynamique sociale qui s'est profilée derrière la rhétorique des débats et des luttes et derrière les promesses des lois et des réglementations. Les interventions de l'État dans le domaine de la santé semblent avoir contribué à produire trois changements majeurs que nous aborderons successivement.

a) Un changement profond
dans les structures de pouvoir


Quiconque observe la scène québécoise depuis une vingtaine d'années sous l'angle de la sociologie politique est étonné par l'entrée massive, au sein de l'appareil gouvernemental, de nouveaux acteurs sociaux que nous appelons communément « technocrates » ou « planificateurs » mais qu'il est plus exact, sociologiquement, d'appeler, selon R. Alford, « rationalisateurs bureaucratiques ». Ceux-ci cherchent à réorganiser la société suivant une logique « managériale » et, dans le domaine des services, à étendre leur pouvoir sur l'organisation de ces services, en plaçant leurs fournisseurs — professionnels, établissements et autres — sous le contrôle de conseils d'administration, de conseils régionaux et surtout des bureaucraties gouvernementales.

Cela a été vrai de toutes les interventions majeures du gouvernement québécois depuis le début des années 1960 (réformes de [521] l’éducation, de la culture et de l'économie). Mais ce phénomène fut encore plus visible dans les chambardements de l'appareil socio-sanitaire, en raison de la force exceptionnelle des « anciens » pouvoirs (en particulier la profession médicale et les communautés religieuses) auxquels se heurtait le gouvernement, et en raison de la légitimité et du pouvoir exceptionnels dont bénéficiaient Claude Castonguay et son équipe. Comme le notait Andrée Lajoie, ex-recherchiste de la Commission et directrice du Centre de recherche en droit public à l'Université de Montréal :

La réforme de la santé a été un projet essentiellement mis de l'avant au nom des bénéficiaires et d'une idéologie de l'accessibilité et de la rationalisation. Mais il a été mis de l'avant par des technocrates, c'est-à-dire, et sans connotation péjorative, par un groupe qui appuie son pouvoir sur les connaissances qu'il détient. C'est un projet qui a favorisé les classes émergentes dans le Québec des années 1960, soit les nouveaux diplômés en quête d'emploi dans le secteur public et qui allaient devenir les nouveaux administrateurs et les nouveaux personnels au détriment relatif des anciens propriétaires religieux et des groupes professionnels alors dominants, soit les médecins et les infirmières.

Somme toute, sans qu'il soit nécessaire de postuler un calcul machiavélique de la part de qui que ce soit, il semblerait que les objectifs de médecine globale, de décentralisation, de cogestion et d'une certaine déprofessionnalisation que la Commission avait mis de l'avant, aient d'abord et avant tout servi à renforcer la position, voire à assurer la dominance des rationalisateurs bureaucratiques et, en corollaire, d'un nouveau centre de pouvoir, l’État.

En conséquence, les détenteurs jadis incontestés des monopoles de services — en particulier la profession médicale, la profession infirmière et les institutions hospitalières — durent mettre en branle un processus, encore inachevé, de réorganisation interne afin de tenir compte de cette nouvelle réalité. En créant des organisations comme les CLSC, les DSC, les CRSSS et l’OPQ, l’État lançait, comme le dit Frédéric Lesemann, une boule de billard sur les anciens pouvoirs, les déstabilisant et les forçant à se réajuster.

C'est ainsi, par exemple, qu'avec la création de centres locaux de services communautaires (CLSC), on créait un modèle d'organisation à l'image de ce qu'avait été le mouvement marginal et contestataire des cliniques populaires à la fin des années 1960, introduisant ainsi une compétition potentielle entre médecine publique (les CLSC) et médecine privée. [522] Chez les omnipraticiens, ceci devait avoir pour effet d'accélérer la tendance aux regroupements de médecins: plusieurs d'entre eux délaissèrent le modèle traditionnel de la pratique solo et se regroupèrent en polycliniques, donnant souvent des services 24 heures par jour, 7 jours par semaine. De même, la création, au sein des CLSC, d'équipes multidisciplinaires de médecins payés à salaire et administrées en majorité par des usagers, devait entraîner au sein de la profession médicale une certaine réflexion sur la nature de la pratique médicale de première ligne. Les effets concrets de cette réflexion tardent à se faire sentir, bien que le développement de la médecine familiale et du nursing communautaire indique peut-être que ces réflexions commencent à provoquer un renouveau des pratiques professionnelles.

Ce qu'il faut toutefois retenir c'est que, à partir du moment où la profession médicale se fut quelque peu réorganisée et qu'elle eut reconstruit ses alliances avec la bureaucratie gouvernementale sur des bases nouvelles —c'est-à-dire quand les CLSC eurent cessé d'être utiles à la réorganisation du rapport de forces, entre profession médicale et rationalisateurs bureaucratiques—, les CLSC furent plus ou moins délaissés par le ministère des Affaires sociales. On créa de moins en moins de CLSC et on redéfinit leur mandat afin de faire d'eux des organismes fonctionnels s'ajustant aux autres établissements de services. Ceci a fait croire à plusieurs, malgré des indications contraires et même si les jeux ne sont pas encore faits, que la poursuite d'un renouveau de la pratique et de l'organisation de la prise en charge socio-sanitaire avait échoué dans les CLSC. [9]

Avec les départements de santé communautaire (DSC), on a revalorisé les rôles et fonctions dites de santé communautaire. Les médecins spécialisés en santé publique — dont le prestige était très faible au sein de la profession médicale — voyaient ainsi leur pouvoir et leurs revenus augmenter considérablement. Ils devenaient les médecins habilités à parler, au nom de l'État, d'information à la population, d'éducation sanitaire, de services communautaires et d'action préventive.

Avec les conseils régionaux de services sociaux et de santé (CRSSS), on a commencé depuis quelque temps à forcer les directions des établissements hospitaliers et autres à s'asseoir à une même table afin de négocier l'allocation des ressources entre les divers établissements d'une région donnée. Pour la première fois, les « éminences grises » sont forcées de se manifester sur la place publique, en partie parce que la [523] bureaucratie centrale ne peut tout simplement plus faire face seule aux problèmes.

Enfin, avec la création de l'Office des professions du Québec (OPQ) et le nouveau Code des professions, on a, entre autres, forcé les corporations professionnelles, qui ont la responsabilité d'autogérer leurs professions, à discuter entre elles des « actes » qui leur sont propres et ainsi à se battre pour définir leur territoire respectif de pratique professionnelle. En obligeant les professions à distinguer clairement la protection du public (fonction théoriquement dévolue aux corporations professionnelles) et la défense des intérêts économiques de la profession (fonction théoriquement attribuée aux syndicats professionnels), on provoquait toutes sortes de tiraillements entre corporations a syndicats.

Bref, par la création de ces diverses organisations, on a, pour ainsi dire, introduit un cheval de Troie au sein de la division traditionnelle du travail médical et de son administration. Encore une fois, les jeux ne sont pas faits. Mais s'il est une répercussion des réformes dont on peut être raisonnablement certain, c'est celle de la construction d'un nouvel équilibre dans le rapport de forces entre les groupes engagés dans le domaine de la santé. Un nouveau centre de pouvoir a émergé, l’État, et c'est lui qui définit maintenant plusieurs des règles du jeu.

b) Introduction d'une logique productiviste

Jusqu'à la fin des années 1960, le secteur de la santé a évolué presque uniquement selon les forces du marché, répondant aux changements de la technologie médicale, à la demande croissante par la population de soins curatifs et aux intérêts des principaux entrepreneurs dans le domaine: les médecins, les propriétaires d'hôpitaux et les fabricants de médicaments et d'équipements hospitaliers. Même le programme gouvernemental d'assurance-hospitalisation (en 1960 au Québec) n'avait pas changé cette situation.

En 1970, par contre, l’introduction du plan d'assurance-maladie s'effectue dans un contexte où les gouvernements fédéral et provincial commencent, comme nous l'avons vu ci-dessus, à considérer comme démesurée la croissance des coûts de l'appareil de soins. À cela s'ajoute, quelques années plus tard, une crise économique qui, indépendamment de la volonté des politiciens, force l'État à devenir le centre des mécanismes d'allocation des ressources et, en conséquence, à tenter de modifier en profondeur le modèle de l'entrepreneur indépendant qui a, de tout temps, caractérisé la pratique médicale. [524] L'État remplace le marché. Au laisser-faire traditionnel se substitue une logique d’efficacité économique.

De nombreux indicateurs illustrent cette nouvelle situation. Cela se manifeste d'abord dans le vocabulaire administratif qui, avec Castonguay et son équipe, a remplacé les mots « qualité des soins », « excellence » ou « dévouement » qui avaient dominé les époques antérieures. On parle maintenant « d'objectifs », de « programmes » pour les atteindre et « d'évaluation » de ces programmes. Ceux-ci sont conçus en fonction de « territoires » particuliers et de « populations cibles » à couvrir. On essaie de distinguer, pour les services de santé comme pour les services sociaux, les services dits de « première ligne », les soins spécialisés de « deuxième ligne » et les soins ultra spécialisés de « troisième ligne ». Bref, un nouveau vocabulaire technocratique dont le dénominateur commun est la reconnaissance du fait que le système de soins est une industrie et doit en conséquence être géré comme une industrie efficace, c'est-à-dire en fonction de décisions administratives fondées sur des critères statistiques de rendement et de productivité. Quant au langage populaire, il ne laisse pas une longueur d'avance à la réalité: dans la presse, on recycle sans attendre le vocabulaire industriel. Les manchettes des journaux nous font part de « coupures budgétaires » dans les hôpitaux, des « contraintes budgétaires » des établissements de soins et des non-renouvellements de poste qui en découlent, de la « fusion » de tel ou tel service hospitalier, ou encore du changement de «  vocation  » de tel ou tel hôpital ou service.

Cette nouvelle logique « industrielle » se manifeste également dans la composition socio-économique du personnel de gestion. Alors que médecins, infirmières et communautés religieuses avaient, à toutes fins utiles, le contrôle des institutions sanitaires à la fin des années 1960, ce sont maintenant des économistes, des comptables, des démographes, des épidémiologues, des spécialistes de la recherche opérationnelle, des administrateurs certifiés et des sociologues qui fournissent le personnel d'un nombre croissant de bureaux de recherche, et le personnel d'encadrement du ministère et des centres régionaux. Ce sont eux qui, maintenant, donnent le ton aux politiques gouvernementales, au grand dam d'ailleurs des anciens détenteurs du pouvoir. [10]

Enfin, on retrouve cette logique dans un ensemble de directives, règlements et politiques gouvernementales. En effet, depuis la réforme, le même principe sert toujours de base aux décisions: rendre les services requis à ceux qui en ont besoin, dans un délai minimum et avec un minimum de [525] ressources. C'est ainsi que les services hospitaliers furent ou sont en train, non sans heurt d'être restructurés. On hiérarchise fonctionnellement les services. On exige une plus grande complémentarité entre établissements et entre types d'établissements, ainsi que des liaisons contractuelles précises quand cela est possible. On établit des contrôles plus stricts sur les durées de séjour de même qu'on élabore des programmes tels que la chirurgie d'un jour, les soins et le maintien à domicile, afin de réduire au minimum la durée des séjours à l'hôpital, et on multiplie les règlements pour contenir et rationaliser les achats d'appareils de haute technologie et les embauches additionnelles de personnel.

De la même manière, on tente de modifier la méthodologie et la critériologie du financement des établissements. Auparavant, les budgets étaient le plus souvent approuvés article par article, poste par poste, sans vue d'ensemble du secteur hospitalier et de sa croissance. Aujourd'hui, par l'imposition de contraintes de plus en plus rigides l’élaboration d'incitatifs, la révision des bases budgétaires et la mise en oeuvre de nouvelles techniques de gestion financière, on force en quelque sorte les administrateurs d'établissements à produire autant avec moins de ressources financières.

Cela entraîne inévitablement une recherche d'efficacité maximale dans la gestion du personnel au détriment, diront les syndicats, de l'humanisation des soins et de la satisfaction au travail. C'est ainsi qu'on veut affecter le personnel le plus spécialisé aux tâches qui requièrent le plus d'expertise. Quand des tâches peuvent être accomplies par des travailleurs moins qualifiés ou moins rémunérés, on réorganise la division du travail en conséquence, si la conjoncture locale le permet. À la suite du Code des professions (1973), les corporations professionnelles cherchent à spécifier les « actes » propres aux quelque vingt groupes professionnels concernés, de manière que les secteurs de compétence des divers rôles soient bien définis et protégés, et de sorte que l'on puisse définir avec précision les attentes, les niveaux de responsabilité, de rendement et finalement de rémunération. Les échelles de rémunération des diverses catégories de travailleurs, incluant les médecins, font maintenant l'objet de négociations formelles entre les représentants du gouvernement et les syndicats ouvriers et professionnels. Les conditions d'admission aux écoles professionnelles et d'émission des permis d'exercice font aussi de plus en plus l'objet de négociations entre les corporations professionnelles, les universités et les ministères concernés. Afin d'éliminer les actes définis comme inutiles, les profils de pratique des médecins sont contrôlés par des [526] comités, tant à la corporation professionnelle et à l'hôpital qu'au gouvernement. Dans certains hôpitaux, on a même mis sur pied un système informatique afin de garantir, sur une base quotidienne, l'utilisation optimale du travail infirmier, ce que certains ont qualifié de commencement de taylorisation du travail professionnel à l'hôpital.

En somme —et ce n'est certes pas là un phénomène unique au Québec, bien qu'il y ait été plus visible—, ce qui a caractérisé les interventions de l'État, c'est, pour ainsi dire, qu'elles ont fait sortir l'appareil de soins de l'ère artisanale pour le faire entrer dans l'ère « moderne ». En le faisant passer du « féodalisme » au « capitalisme », on le soumettait à la logique productiviste qui sous-tend le développement des autres secteurs de production industrielle. Par un retournement de perspectives dont l'histoire a été maintes fois témoin, voilà que, ayant voulu rendre la société plus juste et plus égalitaire, des objectifs d'efficacité économique deviennent fondamentaux, au prix parfois de la justice et de l'égalité. [11]

c) Introduction d'une nouvelle
morale sanitaire

C'est en réponse à ce mouvement social qui, depuis les années 1920, réclamait une accessibilité égale pour tous aux fruits des découvertes médicales que les provinces canadiennes introduisirent, dans les années 1960 et 1970, les programmes d'assurance-hospitalisation puis d'assurance-maladie, et en étendirent graduellement la couverture. Mais ce mouvement ne mit jamais en question la valeur intrinsèque de la médecine contemporaine. On y voyait au contraire l'un des plus grands progrès de l'humanité. Ce que l'on voulait, c'est que tous puissent en bénéficier sans distinction de revenu, d'âge ou de lieu de résidence.

Or, dans les années 1970, à tout le moins en Amérique du Nord, un autre mouvement de fond commence à prendre forme afin de remettre en question, non plus la mauvaise distribution et l'inaccessibilité, mais la légitimité même de cette médecine autour de laquelle s'était pourtant maintenue une unanimité de louanges depuis le début du siècle. Un ensemble de groupes ainsi que de nombreuses études [12] se mettent à révéler les biais sexistes et de classe des diagnostics et des thérapies médicales, à dénoncer la médicalisation croissante des problèmes sociaux, à contester la technologisation et la déshumanisation des soins, à dénoncer la perte d'autonomie et l'étiquetage abrutissant qu'entraîne la professionnalisation de la prise en charge, à souligner l'incapacité de [527] la médecine moderne, malgré des investissements toujours plus considérables, à guérir les gens des principales maladies qui les tuent, et à remettre en cause les fondements scientifiques et idéologiques de la pensée étiologique de la médecine.

Voilà que, par une curieuse coalition, certains scientifiques, des groupes populaires et certains milieux d'affaires expriment une désillusion par rapport à la médecine à dominance hospitalière et technologique.

C'est ainsi que, avec des discours différents et malgré des intérêts parfois diamétralement opposés, groupes de consommateurs, antipsychiatres, féministes, épidémiologues, écologistes, défenseurs de médecines dites parallèles, quelques regroupements de médecins et d'infirmières et même la haute administration de certaines grandes entreprises (celles qui ont opté pour le gymnase obligatoire et qui ont troqué la pause café pour la « pause-nutrition ») et des ministères de la Santé s'unissent pour provoquer une véritable crise « culturelle » de la médecine. [13] Ce qui est en cause, c'est, moins que dans les décennies passées, le fait que la médecine n'ait pas réussi d'elle-même à se structurer pour être utile à tous sans distinction. L'accusation porte, à des degrés divers, sur les fondements scientifiques mêmes de la médecine, son paradigme, sa vision du corps, de la maladie, de la santé. On trouve trop limitative la perception médicale des causes de la maladie et du bien-être physique et mental, trop technicistes les thérapies et l'approche de la maladie, et trop biaisés les valeurs et les modèles de comportement que la médecine véhicule.

C'est dans cette marmite idéologique que la Commission Castonguay-Nepveu dépose son rapport en 1970. Alors que rien ne permettait de le prévoir, voilà que l'apparition de ce nouveau mouvement social donne aux recommandations de la Commission et aux réformes subséquentes, une signification différente de celle que les réformateurs avaient en tête. Alors que ceux-ci voulaient essentiellement rationaliser l'appareil de soins en fonction de quelques grands principes, le contexte idéologique fit en sorte que leur concept de « médecine globale » et en particulier la question de la « prévention », en vint à avoir une prégnance sociale que nul n'avait prévu. C'est ainsi, par exemple, que plusieurs CLSC, sur le modèle des anciennes cliniques populaires, essayèrent d'inventer diverses formes d'action sociale et politique afin d'agir sur les causes plus largement sociales de la maladie, au point que, menacées dans leur rôle, les autorités publiques se sentirent rapidement contraintes d'imposer des contrôles et des directives plus stricts. Avec la réforme, diverses professions en vinrent à se [528] définir comme les champions de la prévention. C'est ainsi que travailleurs sociaux, omnipraticiens et infirmières redoublèrent leurs efforts pour mettre en place de nouveaux modèles d'intervention (par exemple l'organisation communautaire, la médecine familiale, le nursing communautaire), se découpant ainsi de nouveaux rôles et de nouvelles tâches. De plus en plus conscients que les habitudes de vie sont aussi importantes que les virus ou les bactéries dans l'étiologie de la maladie, conscients aussi des limites de leur arsenal thérapeutique (médicaments et chirurgie en particulier), un nombre croissant d'omnipraticiens se mettent à informer leurs patients des risques associés à certaines habitudes de vie et à la surconsommation de médicaments. Bref, tout à coup, les réformateurs de l'État, plusieurs groupes professionnels et des groupes contestataires se mettent à parler de « prévention » et à louer cette réforme qui voulait changer l'approche de la maladie et de la santé.

Indirectement, l’apparition de cette idéologie de la prévention faisait l'affaire de ceux qui, aux prises avec la croissance des coûts du secteur, cherchaient à imposer une logique de rentabilité. Grâce à l'insistance sur la prévention, il devenait en effet légitime de soutenir l'idée que l'hôpital, de principale ligne de défense contre la maladie, allait devenir la dernière et ultime barricade qu'une société se donne pour se protéger de la maladie. C'est dans ce contexte que le ministre fédéral de la Santé publia un célèbre document, dont les idées maîtresses allaient être reprises un peu plus tard dans d'autres pays: Nouvelles Perspectives de la santé des Canadiens, familièrement connu sous le nom de rapport Lalonde. On y affirme:

Face à tous ces dangers pour la santé qui tirent leurs origines dans l'environnement et le comportement humain, le système actuel des soins ne sert guère à autre chose qu'à accueillir et à soigner les victimes de ces abus. Les hôpitaux, les médecins. Les chirurgiens et la profession infirmière consacrent le gros de leurs efforts au traitement des maladies causées par des éléments nocifs du milieu et des excès sur le plan individuel. Il nous apparaît maintenant manifeste que l'assainissement du milieu, la réduction des risques auxquels l'individu s'expose délibérément et la connaissance approfondie de la biologie humaine, constituent des préalables essentiels à la réalisation d'une vie meilleure, plus longue et plus saine, pour un nombre accru de Canadiens. [...] En conséquence, le gouvernement du Canada se propose dorénavant d'accord« à la biologie humaine, à l'environnement et aux habitudes de vie, autant d'importance qu'au financement du système de soins afin que les Canadiens puissent bénéficier des nombreux avantages découlant de ces quatre grands moyens d'action.

[529]

Ce qui est sous-jacent à ce rapport, c'est la volonté d'élargir le modèle étiologique dominant de la maladie. On veut qu'il comprenne non seulement des variables métaboliques internes, mais à la fois des variables somatiques, psychiques et comportementales individuelles et des variables environnementales exogènes. Or, bien que de nouvelles lois aient mis en place des mesures visant à mieux protéger le public contre les facteurs pathogènes dans l'environnement naturel et sur les lieux de travail, ce qui frappe, c'est qu'il soit malgré tout nécessaire de déployer une quantité incroyable d'énergie humaine et de ressources financières pour agir sur les habitudes pathogènes de vie. À la lutte antituberculeuse des années 1930 s'est substituée une véritable croisade contre le tabac, I'alcool, I'obésité et tous les autres comportements individuels dont les recherches en épidémiologie sociale nous ont montré les dangers potentiels pour la santé.

Si l'on en croit la publicité gouvernementale et les pratiques des groupes professionnels qui se font maintenant les champions de la prévention, c'est par une série de critères sanitaires que doit se définir le « bon » citoyen des années 1980. Se levant le matin, celui-ci se pèse et prend le petit déjeuner équilibré que lui proposent les nutritionnistes. Au travail, il évite les tensions, refuse les cigarettes que lui offrent ses collègues (ou mieux, il devient un militant de l'anti-tabagisme), prend une bonne heure pour son repas du midi dont il surveillera le nombre de calories et où il ne prendra pas d'alcool, et si jamais la faim le tenaille en milieu d'après-midi, il prendra un fruit plutôt que de s'acheter les produits trop gras ou trop sucrés que lui offrent les machines distributrices. Au retour du travail, en prenant soin d'avoir bien bouclé sa ceinture de sécurité et de ne pas s'impatienter dans les embouteillages, il s'arrêtera dans un centre de conditionnement physique au moins tous les deux jours pour faire son jogging. Son repas du soir équilibrera viandes, poissons, légumes et fruits frais. Avant de s'endormir pour au moins huit heures, il écoutera de la musique douce et fera les exercices de relaxation qu'on lui aura enseignés. Les fins de semaine, il fera un effort supplémentaire pour se détendre et faire de l'exercice physique. À l'occasion, il se soumettra aux tests de dépistage que nécessite son cas, et que lui aura conseillés son médecin, qui a un dossier complet sur ses antécédents familiaux.

Intriguée par ce phénomène voulant qu'au Québec « il faut se tenir en santé », une journaliste française écrivait:

Se prendre en charge, agir sur sa santé, ne pas trop compter sur les deniers de l'État, revenir aux bons vieux principes d'hygiène... [530] Orwell se serait-il trompé? Contrairement à ce qu'imaginait l'auteur de 1984, le Big Brother occidental semblerait plutôt avoir tendance, dans les années qui viennent, à relâcher sa pesante sollicitude et à baisser les bras: « Je suis désolé, les gars, mais je n'ai plus les moyens... » Très bien ! Sauf si l'on diagnostique, au Québec encore mieux qu'en France, les premiers symptômes d'une nouvelle idéologie. Cette ascèse que les prêtres ont renoncé à prôner au nom de Dieu, les professionnels de l'hygiène vont-ils y parvenir au nom de la Santé? Ne pas boire, ne pas fumer, supprimer les plaisirs de la table, forcer son organisme à la rude discipline de l'effort physique... Comme si la damnation éternelle faisait moins peur que l'augmentation du taux de cholestérol ou que les fluctuations de la tension artérielle.

L'introduction de cette nouvelle morale sanitaire a fait dire à plusieurs qu'au Québec, par un heureux concours de circonstances, des politiques de santé se sont substituées à des politiques de la maladie. Toutefois, ce qu'on a parfois tendance à oublier, c'est le glissement sémantique qui semble actuellement s'opérer dans la vision que les élites dominantes donnent de la santé. Il y a dix ou quinze ans, I'on parlait du « droit à la santé » pour revendiquer une action collective de redistribution des revenus afin de rendre accessibles à tous des services médicaux de qualité. Aujourd'hui, ce même slogan prend un sens différent: c'est à chaque individu de se maintenir en bonne santé par l'exercice physique, I'abstinence de tabac, une consommation modérée d'alcool, une bonne alimentation, le port de la ceinture de sécurité en automobile, les examens de dépistage et par une série d'autres actions dont seul l'individu prend la responsabilité. Alors que « le droit à la santé » renvoyait à ce principe voulant que les gens ont le « droit d'être malades et d'être traités de manière adéquate », voilà que tout à coup les gens ont le « devoir d'être bien portants ».

Quand on fait la somme totale des politiques de rationalisation de l'organisation des soins, des compressions budgétaires dans les hôpitaux et des campagnes de « promotion de la santé », on a l'impression que l'État dit aux gens qu'ils doivent diminuer leur consommation de services médicaux — qu'on encourageait il y a cinq ans à peine par la mise sur pied des programmes d'assurances — et qu'ils doivent « se prendre en main. avec une vaste série de nouveaux experts (éducateurs physiques, nutritionnistes, gérontologues, techniciens des changements de comportement, spécialistes de la relaxation, etc.). En d'autres mots, la notion même de « risque » semble changer de sens. Alors que la Commission Castonguay-Nepveu et les mouvements sociaux qui la soutenaient parlaient de «  risques  » [531] pour dire qu'il fallait s'en protéger par des politiques de solidarité collective (par exemple les programmes d'assurances), voilà que le contexte idéologique et les contraintes financières de l'État semblent avoir donné à cette notion le sens de « facteur de risque », souvent pour en imputer moralement la responsabilité aux individus, c'est-à-dire, comme disent certains sociologues américains, pour culpabiliser la victime. (Crawford, 1981; Chauvenet, 1978, pp. 213-235).

Que s'est-il donc passé?

Ce qui est remarquable dans le processus de changement qu'a connu le secteur de la santé au Québec, ce sont les glissements et les déplacements d'objectifs et d'enjeux, de même que la mouvance des alliances et des idéologies. Du rapport de la Commission Castonguay-Nepveu à la situation actuelle, il y a une mutation que nul n'avait prévue. Alors que la question des « coûts de la santé » était perçue comme intrinsèquement liée à des principes de justice redistributive, voilà que le contrôle des coûts devient le principal fil conducteur des décisions, avec des références trop rares à la justice et à l'équité. Alors qu'on prônait la décentralisation administrative afin de permettre un ajustement optimal du système de soins aux conditions locales, voilà que la bureaucratie gouvernementale se met à tout centraliser, sauf sur ces questions de plus en plus nombreuses qu'elle avoue être incapable de gérer sans que les acteurs locaux s'en mêlent. Alors qu'on souhaitait et qu'on encourageait la participation décisionnelle et consultative des usagers et des travailleurs aux conseils d'administration des établissements, voilà qu'en fait ce sont les rationalisateurs bureaucratiques qui accaparent la plus grande partie du pouvoir, décourageant ainsi souvent la participation populaire. Alors qu'on voulait égaliser quelque peu les obligations et les privilèges des divers groupes de professionnels de la santé, voilà qu'on accentue la professionnalisation de la prise en charge et la course au statut professionnel, en rationalisant les règles du jeu, mais sans vraiment changer les statuts respectifs des divers groupes professionnels. Alors qu'on voulait faire de la prévention un objectif de lutte collective contre la maladie, voilà qu'on fait de la culpabilisation de la victime quasiment une politique d'État. Ce qui est important, en fin de compte, dans cette mutation — dont on pourrait continuer à donner des exemples—, c'est qu'un nouveau contrat social est en voie d'être signé dans le domaine de la santé au Québec, contrat dont les [532] termes commencent à apparaître clairement. Pour arriver à bien les comprendre, il faut replacer l'évolution du secteur dans le contexte de l'évolution générale du capitalisme, comme mode d'organisation de l'économie. Ce n'est que par un tel effort de mise en contexte qu'il est possible de comprendre pourquoi, quasi soudainement, les problèmes de santé sont devenus des problèmes de gestion administrative et politique et pourquoi, cherchant à absorber la société civile et les dynamismes sociaux qui s'y développent, l’État est intervenu avec complaisance, voire « narcissiquement », pour établir un nouvel équilibre du pouvoir de décision, pour soumettre l'organisation des soins à une logique productiviste et même, essayant de repousser les problèmes sur un autre terrain, pour imposer de nouvelles normes et de nouvelles valeurs dans le rapport que les individus entretiennent avec leur corps.

On peut dire que l'évolution du capitalisme depuis un siècle se caractérise par l'extension des rapports marchands à des aspects de plus en plus diversifiés de la conduite humaine (incluant, depuis la dernière guerre mondiale, les soins de santé), par l'insertion graduelle de ces rapports dans la logique de développement du grand capital et des grands monopoles et par un changement qualitatif dans la façon dont l'État gère la société où ces rapports s'établissent. Examinons successivement ces divers aspects.

a) Extension des rapports
marchands à la santé


C'est par la production d'une gamme limitée de biens de production courants (aliments, vêtements et autres produits domestiques) qu'a débuté le capitalisme industriel. Puis, peu à peu, le capitalisme a touché un nombre sans cesse croissant d'aspects de la vie. C'est en quantité toujours accrue que des personnes laissent la production domestique pour devenir salariées dans des entreprises dont la taille ne cesse de croître. De plus en plus de biens sont produits en industrie et le marché auquel ils sont destinés s'étend à l'échelle de la planète. Progressivement, les rapports entre les individus et entre les groupes ne s'instaurent plus comme des rapports humains d'échange réciproque et direct mais, par l'intermédiaire du marché, comme des rapports indirects, médiatisés par l'achat et la vente. Peu à peu, les rapports marchands se substituent à des rapports plus personnels et communautaires. Comme le dit Harry Braverman:

C'est ainsi que la population ne s'appuie plus sur des organisations sociales telles que la famille, les amis, les voisins, la communauté, [533] les vieux, les enfants, mais que, à de rares exceptions prés, elle doit recourir au marché non seulement pour la nourriture, les vêtements et la maison, mais aussi pour ses loisirs, pour sa sécurité, pour prendre soin des enfants, des vieux, des malades, des handicapés. Peu à peu, c'est non seulement la satisfaction des besoins matériels et des besoins en services qui passe par le marché, mais aussi les structures affectives de la vie. (Braverman, 1978, p. 228)

Occupés qu'ils sont à travailler loin de la maison, les gens ont de moins en moins le temps de prendre soin des autres en cas de besoin. C'est ainsi qu'apparaissent des institutions de services afin de définir et de prendre en charge ces besoins. Graduellement, ces institutions se transforment. Par exemple, d'entrepôts pour les indigents qu'ils étaient, les hôpitaux deviennent le haut lieu de la technologie moderne; les oeuvres charitables se transforment en entreprises hautement professionnalisées de service social; les hospices pour vieillards, d'impopulaires qu'ils étaient, deviennent des centres d'accueil auxquels aspirent un nombre croissant de personnes âgées. Bref, au fur et à mesure que le marché des services s'organise, s'étend et se généralise, c'est par couches entières (malades, handicapés, pauvres, vieux, etc.) qu'apparaissent des personnes qui sont dépendantes de ce marché pour leur survie.

C'est dans les années d'après-guerre, avec le développement fulgurant de la technologie médicale, des médicaments et de la spécialisation médicale et paramédicale, que le « secteur de la santé » entra massivement dans l'ère du capitalisme industriel. Durant ces dernières décennies s'est institutionnalisée, de manière quasi totale, la transformation des problèmes de santé en problèmes spécifiques de consommation de toute une série de marchandises et de services sur un marché économique précis. Lentement, la bonne santé, de même que la guérison, devenait synonyme de consommation. (Dubos, 1973). Michel Bosquet a fort éloquemment dégagé les conséquences de cette transformation:

Nous baignons dans un milieu matériel et une organisation des rapports sociaux qui vous dépossèdent de vous-même, réduisent à presque rien votre pouvoir de vous autodéterminer, exprimer, épanouir. Une pression niveleuse, normalisatrice, dépersonnalisante s'exerce sur à peu près tous les aspects de votre vie: vos besoins, vos consommations, votre emploi du temps, le contenu de vos loisirs sont définis pour vous du dehors. Un intarissable flot de discours met dans votre tête des pensées, dans votre bouche des paroles qui ne sont pas vôtres; des centaines de conseillers vous assiègent pour vous apprendre par leurs messages stéréotypés ce qui est bon pour vous.

[534]

Et quand, ballotté comme un bouchon par une vie incohérente et segmentée, votre corps (c'est-à-dire vous-même) lâche, voici qu'un autre appareil normalisateur et niveleur vous happe: I'appareil médico- hospitalier. Lui aussi, toujours pour votre bien, c'est entendu, va vous interdire de penser, de vous exprimer, d'exister par vous-même. Vous serez pour lui (I'efficacité est souvent à ce prix) non un malade, mais une maladie; non un corps qui jouit, enfante, proteste ou souffre, mais un assemblage d'organes dans lequel on va chercher la lésion, le dysfonctionnement précis auquel il s'agit de remédier. Faites confiance au spécialiste, il va vous réparer ça. Comme toute mécanique cassée revenant à l'usine, votre corps sera donc transporté d'atelier en atelier, passera devant différentes machines et, en fin de compte, sera réparé par une intervention échappant à votre entendement pour reprendre sa « fonction normale » au sein de la grande machinerie sociale. (Bosquet, 1980, p. 33).

Comme ce fut, par le passé, le cas de plusieurs autres conduites humaines, la santé des gens est entrée, après la guerre, dans l'orbite de la production, de la distribution et de la consommation à l'intérieur de ce que l'on appelle non pas le « marché » de la santé —cela heurterait nos valeurs humanistes—, mais le « secteur » de la santé ou le « système » de santé. Dès lors, atteints dans leur intimité par des professionnels de la relation d'aide en qui ils ont appris à avoir confiance, les gens sont soumis à un certain despotisme cognitif. Nos vies deviennent de plus en plus soumises aux commandements et aux visions particulières du monde des élites médicales, dont l’efficacité thérapeutique est d'ailleurs beaucoup moins évidente qu'au moment de la lutte contre les maladies infectieuses. [14]

b) Insertion de ces rapports dans
la logique de développement du capital


Devenant un secteur de production et de consommation comme les autres, le secteur de la santé s'est industrialisé au sens strict. Celui-ci est devenu une vaste industrie qui doit se soumettre à la logique de développement du grand capital et des grands monopoles de production d'équipements et de médicaments. Comme S. Marglin et H. Gintis I'ont montré pour l'économie en général, et V. Navarro, J. McKinlay, S. Reverby et M. Sarfatti-Larson pour la santé, cette industrialisation de la production des soins a des conséquences très précises. En se soumettant à la logique d'accumulation du capital, il [535] devient quasi inévitable que s'accroissent la bureaucratisation de la gestion et, finalement, une certaine forme de prolétarisation de la force de travail. Comme sous l'effet d'un rouleau compresseur, au fur et à mesure que l'on produisait les soins grâce à des machines, à des instruments et à des médicaments sans cesse plus perfectionnés et qu'en symbiose se développait la science médicale, on a vu se spécialiser et se hiérarchiser le travail, s'amplifier et se concentrer les fonctions de gestion et de contrôle, et augmenter les coûts de production. En Amérique du Nord, I'augmentation des coûts pour le consommateur, à son tour, entraîna de fortes demandes populaires pour socialiser— c'est-à-dire pour faire porter par l'ensemble de la collectivité — certains coûts de production. C'est ce que firent les gouvernements canadiens en donnant diverses subventions et en mettant en place des programmes d'assurances. Ceci permit à de nouveaux coordonnateurs du « progrès » d'apparaître: les rationalisateurs bureaucratiques. Or, devant la crise créée par la perception de la croissance démesurée des coûts, ils durent d'abord s'atteler à la tâche de contenir et de rationaliser la croissance du secteur, quels qu'aient été, à l'origine, leur volonté de changement et leurs idéaux. Comme la main-d’oeuvre représente 70% des coûts du secteur, leur première tâche fut celle d'essayer de codifier, de systématiser, bref de rationaliser le travail humain.

En conséquence, comme ce fut le cas d'autres secteurs industriels au début du siècle, un processus de nivellement des tâches, de déqualification et de taylorisation du travail, bref — et ceci mériterait d'être nuancé — de prolétarisation, est peut-être en train de se dérouler. Au dire de certains (McKinlay, 1980.), même les médecins, en dépit des apparences opposées, sont soumis à ce processus. Quand on constate la diminution de leur autonomie professionnelle (sur l'objet, les outils, les moyens et la rémunération de leur travail), le contrôle de plus en plus grand qui s'exerce sur leur pratique (à l'entrée, en cours de formation, au sein des bureaucraties hospitalières et gouvernementales) et le transfert qui s'opère de certaines de leurs tâches à des groupes professionnels moins rémunérés, force nous est d'admettre qu'eux aussi, malgré leurs privilèges, parcourent peut-être une partie du chemin qu'ont suivi les artisans du siècle dernier. Quant aux autres catégories de travailleurs, le fait même qu'ils cherchent aussi désespérément qu'ils le font à obtenir les attributs symboliques du statut professionnel indique peut être que, pour eux, le processus de déqualification est encore plus avance.

Nous avons ici affaire à des couches de la population qui sont [536] hautement scolarisées, qui savent manier les slogans, mobiliser les énergies et manipuler les partis politiques à leurs fins propres. Peut-être le processus de prolétarisation s'arrêtera-t-il le jour où certains de ces travailleurs, les médecins en particulier, auront perdu les attributs qui apparaissent comme féodaux à une population de plus en plus instruite et avertie, et comme le camouflage de profondes inégalités à ceux qui sont moins bien rémunérés. Chose certaine, même si la position de classe des professionnels ne changera vraisemblablement pas, I'insertion du secteur de la santé dans la logique de développement du capital — et la bureaucratisation qui en découle — entraîne ou va entraîner une forte réduction des divers privilèges qui, depuis un siècle, furent les attributs des professionnels. Ce n'est peut-être pas la chaîne de montage qui les attend, mais bien une division du travail où ils ne seront que des pions sur un vaste échiquier dont le contrôle leur échappe de plus en plus.

c) Nouveau rôle de l'État

Au fur et à mesure que la guérison tout comme la bonne santé devinrent liées à l'achat et à la vente de marchandises et de services, l’État — dont ce fut traditionnellement la fonction de gérer la société afin de maintenir l'harmonie sociale et la croissance économique — a dû, de temps à autre, intervenir. À l'occasion, il a dû protéger le marché (ex.: lois sur les professions) en définissant ce qui était pratique professionnelle légitime et ce qui ne l'était pas. Il dut également subventionner ce marché (ex.: construction d'hôpitaux), s'y substituer quand cela s'imposait (ex.: santé publique) ou encore le protéger (ex.: réglementation sur les conditions de travail dans les hôpitaux). Mais, globalement, ces interventions ne furent que temporaires ou ponctuelles. Elles ne conduisaient aucunement au remplacement du marché par l'État.

Or, avec la socialisation de plus en plus prononcée des coûts de production (ex.: les divers programmes d'assurances) et la bureaucratisation croissante de la gestion de ce marché, on a vu l'État occuper une place sans cesse prédominante. Au Québec, en raison de la nature particulière des rapports de classes et contrairement à ce qui s'est passé aux États-Unis ou dans les autres provinces canadiennes par exemple, l’État a, sous plus d'un aspect, carrément relégué le marché à un rôle secondaire (bien que, bien sûr, encore important) pour devenir le principal mécanisme allocateur de ressources. À toutes fins utiles, c'est lui qui [537] maintenant dicte aux hôpitaux, aux centres d'accueil, aux organisations de service social et à une foule d'autres organisations de services, comment ils doivent être organisés, quels clients ils doivent accepter et à quel rythme. Par ses politiques de remboursement, il hiérarchise les actes médicaux. Par son programme d'assurance-médicaments pour assistés sociaux et personnes âgées, il contribue à dire au public quels médicaments il doit prendre. Bref, c'est lui qui soumet le secteur de la santé à une logique de rentabilité, d'efficacité et de productivité. De même, c'est lui qui, en se faisant le défenseur d'une nouvelle morale sanitaire, demande à la population de se comporter de manière que le secteur de la santé ne se développe pas au détriment des autres secteurs de production et qu'en conséquence l'ordre social se maintienne.

Comme l'ont soutenu O'Connor (1973 et 1974), Habermas (1973), Offe (1975) et plusieurs autres, c'est, de façon générale, à un changement qualitatif du rôle de l'état auquel on assiste dans les pays industrialisés. Cela se fait de manière différente et à des rythmes différents suivant les pays et suivant les secteurs d'intervention. Mais, dans l'ensemble, on voit que, de lieu de gestion et de prévention des crises qui prenaient leur source dans le secteur privé, le secteur public devient graduellement le lieu même où ces crises explosent et doivent être résolues ou prévenues. De régulateur traditionnel des tensions sociales, l’État devient le leader de l'imposition d'un nouvel ordre social.

Voici ce qui semble s'être passé au Québec. Dans ce mouvement de l'histoire par lequel les problèmes de santé sont devenus des problèmes de consommation puis de gestion administrative et politique, l’État québécois a mis en branle les mécanismes pour que les institutions de service, de même que la population, s'ajustent à la nouvelle ère industrielle. Par tous les moyens — tel Narcisse investissant toute sa libido sur lui-même —, manipulant les idéaux et les idéologies progressistes, récupérant — quitte à les oublier par la suite — les pratiques sociales novatrices, définissant de nouvelles règles du jeu pour les divers groupes concernés — quitte à changer d'idée par la suite —, l’État a imposé sa présence et enclenché des changements avec une force peut-être sans parallèle dans les autres pays industrialisés. Par un incroyable tour de force, il a réussi à faire reculer le marché et à soumettre la société civile, de façon à rendre compatibles I'organisation du système de santé et les exigences de la croissance d'une économie dépendante et chancelante, sans pour autant créer trop de remous au moment où l'emprise de la technocratie était [538] devenue irréversible et quand le soutien aux mouvements contestataires commença à faiblir.

Conclusion

Nous avons, jusqu'à maintenant, parlé de l'État comme s'il était un bloc monolithique subissant un peu malgré lui les contraintes de son environnement et manipulant, lorsqu'il le désire, les idéologies et les mouvements sociaux. S'il est vrai que, au cours des deux dernières décennies, les rapports entre la « gauche » et la « droite » — pour prendre ces catégories un peu simplistes — furent structurés de manière à supporter l'interventionnisme étatique, dans les années qui viennent, la structuration de ces rapports entraînera vraisemblablement un renversement ou, tout au moins, un ralentissement de cette tendance.

Dans les années 1960 et au début des années 1970, la vision social- démocrate d'un État-providence, fort et généreux, était partagée par le mouvement ouvrier dont la base s'élargissait en nombre et en militantisme, par les mouvements de consommateurs qui exigeaient de l'État des contrôles plus stricts sur la qualité des produits et des services, par le mouvement féministe qui revendiquait pour les femmes une place égale à celle des hommes sur le marché du travail, par ces intellectuels qui s'étaient donné pour mission de mobiliser et d'organiser les quartiers populaires ou encore d'élaborer un nouveau projet de société, et, plus largement, par toute cette génération du « peace and love, qui avait foi dans une société juste et égalitaire.

Au Québec, ces mouvements prirent une signification et une importance d'autant plus grandes qu'une classe sociale entière, la nouvelle classe moyenne francophone, aspirait à des emplois prestigieux et rémunérateurs que seul l'État pouvait lui fournir. Dans ce contexte, la plupart des partis politiques ne pouvaient qu'encourager l'interventionnisme de l'État. À l'exception peut-être du gouvernement dirigé par l'Union nationale entre 1966 et 1970, on constate d'ailleurs que tous les partis au pouvoir depuis 1960 se sont donné des airs de grands réformateurs et ont claironné des projets de société qui avaient tous comme prémisse une importance accrue de l'État dans la gestion de la société civile. Devant cette alliance peu commune, la « droite », en général hésitante devant des politiques d'inspiration social-démocrate, ne pouvait qu'acquiescer à la croissance de l'interventionnisme étatique qui, de toutes [539] façons, était nécessaire pour maintenir l'harmonie sociale.

Aujourd'hui, la situation a profondément changé. La « droite », de condescendante qu'elle était, devient agressivement réactionnaire. La crise économique se prolongeant, elle devient le champion d'un retour au marché comme mécanisme allocateur des ressources en espérant, un peu nostalgiquement, qu'un retour aux lois apparemment naturelles de l'offre et de la demande recréera la dynamique sociale qu'ont un peu étouffée les diverses prises en charge étatiques.

Quant à une bonne partie de la « gauche » québécoise contemporaine, peu intéressée à jouer les jeux bureaucratiques qui sont maintenant devenus nécessaires pour s'approprier les ressources requises pour la réalisation de ses projets, désillusionnée de surcroît par l'échec du socialisme et du communisme dans le monde, et réalisant que ses anciens « leaders », maintenant au pouvoir dans les appareils, n'ont retenu des mouvements sociaux qu'ils ont récupérés que ce qui allait dans le sens d'un élargissement du rôle de l'État — et non pas ce qui visait la destruction des hiérarchies quelles qu'elles soient, incluant le pouvoir d'État lui-même —, elle a tendance à amorcer un repli sur elle-même et à se détacher des luttes traditionnelles et du narcissisme étatique que celles-ci ont provoqués. Son projet actuel: élargir les espaces privés d'autonomie; se créer un nouveau monde, non pas en révolte contre l’État, mais indépendant de lui et de la société civile telle que structurée. Dans certains milieux, on a maintenant tendance à expliquer en termes de sentiments personnels ce qui, à une époque antérieure, relevait d'explications impersonnelles. Le soutien aux luttes communautaires traditionnelles s'effrite. Contrairement à la philosophie des années 1960, on ne croit plus que les solutions collectives — entendre l'intervention de l'État — puisse résoudre les problèmes individuels. Par ailleurs, dans des milieux moins désillusionnés ou plus démunis, des réseaux parallèles se créent. Des organismes autogérés de production se multiplient. Des coopératives de consommation s'établissent. Mais, que la « droite » ou la « gauche » traditionnelles prennent le pouvoir, on s'en moque. De toute façon, ça ne changera rien.

Ces phénomènes ne sont nulle part plus évidents que dans le « secteur » de la santé, dont la nature même a d'ailleurs profondément changé. Comme l'a soutenu avec beaucoup de finesse I. K. Zola (1981), depuis la Deuxième Guerre mondiale, la médecine est peut-être en passe de remplacer la religion et le droit comme principal mécanisme de contrôle social. Une travailleuse sociale a illustré de manière exceptionnellement concise ce phénomène:

[540]

Une femme du début du siècle avoue à son confesseur qu'elle n'est pas heureuse; ce dernier lui répond qu'elle n'est pas sur terre pour être heureuse mais pour gagner son ciel à la sueur de son front et... au fonctionnement assidu de son utérus. Aujourd'hui, la même femme s'entend dire par le professionnel de la santé à qui elle ira se « confesser » que pour être heureuse, elle n'a qu'à mieux se connaître, mieux communiquer, mieux prendre sa place, en somme S'ACTUALISER. En attendant l'ACTUALISATION, une petite prescription: trois valium par jour, aujourd'hui et pour toujours. Si elle suit ces conseils, et elle le fera probablement, ce sont les tirelires de EST Inc., de Marriage Encounter Inc., des Éditions de l'Homme, de la compagnie Roche Inc. et des thérapeutes de tout genre qui seront les plus contentes. [...] Le prie-Dieu du confessionnal cède la place au divan du psychothérapeute et la pénitence imposée devient le perpétuel retour sur soi-même. (Bourgon, p. 5)

Alors que, don de Dieu, la santé n'a jamais été plus qu'un des piliers de la vie, voilà que, définie par l’OMS comme un état de complet bien-être physique, mental et social, elle devient le bonheur, la vie elle-même. Alors que le « secteur » de la santé était limité à l'appareil médico-hospitalier et à la lutte contre la maladie, voilà qu'un nombre de plus en plus grand de problèmes humains sont expliqués en termes de santé et de maladie, soumis à l'examen apparemment neutre et bienveillant d'un appareil « médical » dont les frontières deviennent indéfinissables.

C'est dans le contexte d'un changement des mécanismes fondamentaux de contrôle social et des excès récupérateurs de l'État, qu'une « nouvelle gauche » est en passe de se construire, une « nouvelle gauche » qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle des années 1960 aux USA. [15] Les mouvements communautaires (cliniques populaires, comités de citoyens, etc.) se sont, à quelques rares exceptions près, éclipsés. Les luttes syndicales, en particulier dans le milieu hospitalier, ont perdu l'appui populaire dont elles bénéficiaient il n'y a pas si longtemps. Il y a bien encore une « extrême gauche » qui essaye tant bien que mal de les faire renaître, mais elle n'a qu'un succès pour le moins mitigé. Ce qui, par ailleurs, prend de l'essor, ce sont tous ces mouvements (homosexuels, écologistes, médecines dites parallèles ou alternatives, théories et pratiques psychothérapeutiques nouvelles, etc.) dont le dénominateur commun est la recherche de soi, I'affirmation de son identité propre et le projet d'une nouvelle société qui serait construite sur des prémisses radicalement différentes de la société actuelle. Selon cette « nouvelle gauche », il ne pourra jamais y avoir de société vraiment différente sans qu'une nouvelle culture et de [541] nouvelles formes de conscience révolutionnaires soient apparues. Tout se passe comme si, l’État ayant vidé la société de sa substance, le « public » ayant de plus en plus policé, voire envahi et contrôlé le « privé », la médicalisation de la vie s'étant profondément accentuée, se produisait un mouvement de fond dans la société pour décréter illusoires les luttes collectives traditionnelles. En revanche, on propose le « small is beautiful », la destruction des hiérarchies, le refus des luttes de pouvoir et des ambitions qui y sont inévitablement associées, et le retour à une nature que la technologie n'agresserait plus.

Bien qu'organisée, cette « nouvelle gauche » refuse encore de se situer sur le terrain des luttes politiques traditionnelles. Bien qu'écologistes, homosexuels, autogestionnaires, thérapeutes alternatifs et autres commencent à se regrouper, leurs institutions restent « parallèles » ou « alternatives ». Tout le contraire se passe dans la « droite » du début des années 1980. De défensive qu'elle était au cours des deux dernières décennies, la voilà qui devient militante: revendications pour l'élargissement de la pratique libérale de la médecine, pour les dépassements d'honoraires, pour la désaffiliation des régimes publics, pour un plus grand auto contrôle professionnel, bref pour une libéralisation du « marché » de la santé. Avec la remontée générale du conservatisme et une « nouvelle gauche » qui délaisse tout au moins temporairement le terrain des luttes politiques, c'est la « Droite » qui maintenant commence à définir le cadre de référence des débats.

De quoi sera fait le futur? Bien malin celui qui serait en mesure de faire des prévisions fiables. La multiplicité des forces sociales en présence, la rapidité et le caractère parfois inattendu de certains changements, la complexité des structures organisationnelles et autres qui encadrent et contraignent le changement, voilà autant de facteurs qui font de la prévision un effort intellectuel certes fascinant, mais périlleux, sinon illusoire. Chose certaine, toutefois, c'est dans la dialectique d'une droite renforcée et d'une gauche restructurée que s'écrira l'histoire des prochaines années. Fort vraisemblablement, quels que soient les groupes qui arriveront à s'imposer, quels que soient les partis politiques qui prendront le pouvoir, on se souviendra du début des années 1980 comme d'une vaste thérapie collective pour se guérir du « narcissisme » de l'État.

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* Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention du programme CAFIR de l'Université de Montréal. Outre L. Bozzini, D. Gaucher et J. Llambias-Wolff, je voudrais remercier, pour leurs critiques et commentaires, A. Chauvenet, D. Friedmann, G. Gagnon, V. Rodwin, M. Sfia, L.-H. Trottier et les membres du collectif de recherche en sociologie de la santé de l'Université de Montréal. [Les notes en fin de chapitre ont été converties, dans cette version numérique, en notes de bas de page. JMT.]

[1] Ce qui caractérise cette nouvelle classe moyenne francophone (ou, dans un autre vocabulaire, la nouvelle petite bourgeoisie), c'est qu'elle est rivée à l'ordre social de façon systématique en raison du  même capital symbolique qu'apportent ses membres sur le marché du travail. Dans le contexte économique qui est particulier au Québec (faiblesse d'une économie contrôlée surtout par des intérêts anglophones, absence de mobilité géographique des Québécois francophones au-delà des frontières du Québec, mobilité sociale forcée des Québécois francophones dans les années 1950 et, depuis, scolarisation massive de la population québécoise), les Québécois francophones qui ont une formation universitaire partagent une capacité identique sur le marché de l'emploi. Ils ont en quelque sorte une vocation forcée vers le secteur étatique de l'économie et les mêmes intérêts à voir l'État créer pour eux des emplois intéressants et de plus en plus nombreux. Voir Renaud (1978).

[2] J'ai développé cette idée plus en détail dans: Renaud (1977b).

[3] Pour des analyses de l'expérience canadienne, voir entre autres : Allentuck (1978); Badgley et Wolfe (1967); Badgley et Wolfe (1979); Blishen (1969); Blomquist (1979); Andreapoulos (1975); Commission Hall (1964); Kohn et Radins (1974); MacDermot (1967); Hastings (1971); Shillington (1972); Soderstrom (1978); Taylor (1978). Pour des analyses de l'expérience québécoise, voir entre autres: Andreapoulos, (1975); Boudreau (1978); Blain (1980); Hoffman (1979); Lee (1979); Lesemann (1978a); Renaud (1976); Rivard et al. (1970); Villedieu (1977).

[4] Au Québec, par exemple, alors qu'il n'y avait en 1932 que 79 hôpitaux (excluant les sanatoriums et les institutions pour malades mentaux) avec une capacité théorique de 2,36 lits par 1 000 habitants, il y en avait 122 en 1955 (5,2 lits par 1 000) et 187 en 1970 (5,96 lits par 1 000).

[5] Au Québec, par exemple, alors qu'il y avait 37,4 admissions par 1 000 habitants dans les hôpitaux en 1932, celles-ci passaient à 99,1 en 1955 et à 123,3 en 1970. Alors que seulement 41,2% des naissances avaient lieu à l’hôpital en 1948, ce pourcentage passe à 95 % en 1962. En parallèle, le nombre de personnes travaillant dans le secteur de la santé augmente considérablement: alors que seulement 2,6% de la main-d’oeuvre travaillait dans ce secteur en 1931, c'est 5,2% et 6% qui y oeuvrent en 1961 et en 1971 respectivement. Alors que le nombre de médecins représentait un rapport de moins de 1 par 1 000 en 1931, ce rapport passe à 1,2 en 1961 et à 1,8 en 1976, ce qui dépasse — et de loin — ce qui était considéré comme le nombre désirable de médecins pour 1991 par la Commission royale d'enquête sur les services de Santé en 1964. Notons que, contrairement à ce qui se passe aux USA, près de 50% des médecins canadiens sont des omnipraticiens ou des spécialistes de la médecine familiale. Le nombre d'infirmiers et d'infirmières croit également (1,5 par 1 000 habitants en 1931; 2,4 en 1961; 4,1 en 1971 et 4,5 en 1976).

[6] Un des éléments marquants de ce changement de perception fut la publication du septième rapport du Conseil économique du Canada (1970).

[7] Depuis la fin des années 1960, le gouvernement fédéral se contenta de mettre de l'avant certaines idées. Voir en particulier les rapports publiés par le gouvernement fédéral depuis cette date. (Willard, 1969; Hastings, 1972; Lalonde, 1974).

[8] Alors qu'avant 1977 le gouvernement fédéral contribuait pour environ la moitié des fonds de ces régimes dans chaque province suivant une formule qui favorisait les provinces les plus pauvres, en 1977 il transfère un certain nombre de points d'impôt aux provinces, de même qu'il limite l'augmentation de ses contributions directes — dès lors considérablement réduites — au taux d'augmentation du PNB, laissant ainsi aux provinces l'entière responsabilité administrative et financière des systèmes de soins. Pour une description de ces changements, voir: Soderstrom, (1978).

[9] Plusieurs textes ont été publiés à ce sujet. Voir: Couture (1975); Brunet (1978); Divay, G. et Godbout (1979); Lesemann (1979); Renaud (1977a).

[10] C'est ainsi, par exemple, qu'un des médecins québécois les plus prestigieux écrivait: « Depuis que les économistes et les sociologues ont imposé le concept que les soins médicaux constituent une industrie — la fameuse industrie de la santé! — et ont fait du facteur économique et du rapport coût- bénéfice la considération majeure dans l'organisation a la distribution des soins médicaux, la "castonguette" a déplacé à un degré important les facteurs essentiels de compréhension, de compassion et de motivation si importants pour la qualité des soins médicaux. » (Genest, 4 décembre 1978). Et il poursuivait: « Je n'ai jamais pu comprendre comment des économistes, des hommes politiques et des sociologues peuvent s'aventurer avec autant d'assurance dans le domaine complexe des soins médicaux ou de la recherche bio-médicale sans même se demander s'ils ont l'expertise ou les connaissances nécessaires. » (Genest, 7 décembre 1978). Il est difficile de mesurer avec précision l'importance quantitative de ces nouveaux gestionnaires, en raison de leur éparpillement dans les divers établissements du réseau des Affaires sociales. Qu'il suffise de mentionner ceci: alors qu'en 1968 le personnel d'encadrement des ministères concernés était composé de 32,9% de médecins et de 13,9% d'économistes et de comptables, en 1974 — excluant la RAMQ créée en 1970 — cette proportion s'était renversée: 7,4% de médecins et 32,6% de comptables et d'économistes.

[11] Ce renversement de perspectives est particulièrement évident dans les provinces anglophones du Canada. Contrairement au Québec, celles-ci n'ont pas négocié avec les médecins les conditions de désaffiliation du régime d'assurance-maladie. En conséquence, à la suite des compressions budgétaires, un nombre considérable de médecins se sont désaffiliés du régime. En Ontario, par exemple, le taux de désaffiliation est en moyenne de 20% et de 100% dans certaines spécialités. Au Québec, par contre, il y a très peu de médecins désaffiliés. La désaffiliation remet en question le caractère redistributif du régime puisque de nouveau ce sont les plus démunis qui expérimentent les plus grandes difficultés d'accès aux services de santé. Voir, à ce sujet, Commission Hall, Le programme de santé national et provincial du Canada pour les années 80: engagement ou renouveau?, Ottawa, Éditeur officiel, 1980.

[12] Pour n'en citer que quelques-uns: Bradshaw, J. S., Doctors on Trial, Londres, Wildwood (1979); Carlson (1975); Illich (1975). McKeown (1976); McKinlay et McKinlay (1977); Navarro (1978); Powles (1978).

[13] L'expression est de John Ehrenreich (1978).

[14] Avec l'industrialisation, I'amélioration des conditions de vie et d'hygiène et les découvertes en bactériologie, on a pratiquement vu disparaître les maladies infectieuses mortelles. En même temps, on a vu se multiplier et se compliquer d'autres formes de mortalité. Ces dernières — en particulier les maladies cérébrovasculaires et les cancers — sont dites « maladies de civilisation » au sens où elles ne sont pas seulement des maladies dégénératives associées à l'âge, mais des problèmes créés par l'industrialisation et les habitudes pathogènes de vie qui lui sont associées. Or, malgré les ressources gigantesques qui sont investies dans la recherche de traitements efficaces, malgré la spécialisation, la médecine contemporaine est largement impuissante à vraiment les guérir. Qui plus est, on s'est rendu compte que semblait s'accroître en nombre et en intensité une série de « petits maux » chroniques — rhumes, migraines, maux d'estomac, « mal de dos », névralgies, insomnies — qui, sans être mortels et sans compromettre l'aptitude au travail, empoisonnent l'existence. Or, de nouveau, malgré les coûts sociaux que cela implique, la médecine est impuissante à vraiment guérir, si. ce n'est par des thérapies médicamenteuses qui peuvent avoir des effets iatrogènes ou, à tout le moins, fragiliser encore davantage un terrain déjà perturbé.

[15] Voir, à ce sujet, I'excellent article de Dimitri Roussopoulos (1980). Au Québec, la question nationale, les couches populaires plus politisées, I'existence d'un pari politique d'inspiration social-démocrate (le Pari québécois) et la structuration particulière de la nouvelle classe moyenne francophone, distinguent toutefois la problématique de la « nouvelle gauche » québécoise de sa contrepartie américaine dont Roussopoulos affirme la renaissance.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 21 mai 2014 14:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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