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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samuel REGULUS. “Transmission du vodou haïtien confrontée aux impératifs du changement et de la loyauté.” In revue ETHNOLOGIES, vol. 35, no 1, 2013, pp. 103-123. Québec: Université Laval. [L’auteur nous a accordé, le 16 mars 2016, son autorisation de diffuser en accès libre à tous cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Samuel REGULUS

Université d’État d’Haïti.
Membre du laboratoire LAngages, DIscours et REPrésentations (LADIREP)
et du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT)

Transmission du vodou haïtien confrontée
aux impératifs du changement et de la loyauté
.”

In revue ETHNOLOGIES, vol. 35, no 1, 2013, pp. 103-123. Québec : Université Laval.

Résumé / Abstract
Introduction [103]
Innovation vodou : Trahison ou fidélité à la tradition ? [104]
Analyse de la transformation du vodou haïtien [113]
Conclusion [121]
Références [122]


Résumé

Sous l’influence de plusieurs facteurs (phénomène migratoire, contexte politique, disposition théologique), le vodou - étant un système ouvert - évolue tant sur le plan de la pratique que celui du discours. L’analyse des données ethnographiques révèle que de nouvelles pratiques du vodou se déploient dans une logique de croisement entre l’impératif du changement et l’exigence de la loyauté envers la mémoire des ancêtres. Dans le temps, on reprochait au vodou son infantilisme, son arriération. Habituellement, il est sans traces écrites, confiné dans des taudis, incapable de se défendre face aux discours concurrents. Aujourd’hui, on le retrouve de plus en plus dans l’espace public : places publiques, parcours carnavalesques, radio, télévision, internet. Les initiés se regroupent dans des associations. Ils formulent des revendications politiques. Ses adeptes font usage des textes écrits dans leurs rencontres de prière et de méditation. Face à de telles pratiques, certains observateurs veulent faire « un rappel à l’ordre ». Ils regrettent que le vodou ne reste plus « soi-même ». « Il perd son authenticité ». Mais pour les « nouveaux acteurs » vodou, rester attacher à leurs racines, c’est pouvoir en toute liberté honorer les Lwa, ce qui consiste à : jeter de l’eau, tracer les vèvè, allumer les bougies, jouer les tambours, chanter et danser les Lwa, pratiquer leur médecine sacrée, garder leur rapport harmonieux avec les arbres, et continuer la fonction sociale du vodou. De ce côté, ils ne veulent pas lâcher prise. Par ailleurs, ils ne veulent pas non plus continuer à être l’objet de curiosité permettant aux « civilisés » de revisiter leur passé archéologique.

Abstract

Because of several factors (migration , political context, theological dispositions) voodoo, as an open system, is evolving at both the practical and discursive levels. Ethnographic data shows that new voodoo practices unfold following a logic of intersection between a need for change and an exigency of loyalty to the memory of the ancestors. Voodoo has been criticized for its childishness and its backwardness. Usually it remained without paper traces, confined in slums, and unable to defend itself against competing narratives. Nowadays it is found more and more in public spaces: squares, carnival routes, radio, television and the internet. Insiders are grouped in associations and they articulate political demands. Its adherents now use written documents in their prayer meetings and meditation texts. Faced with such new practices, some observers advocate a “call to order.” They regret that voodoo lost its identity and its authenticity. But for the “new” voodoo actors, it remains attached to their roots and it implies being able to freely honor the Lwa, which means: throwing water, tracing the vèvè, lighting candles, playing drums, singing and dancing the Lwa, practicing their sacred medicine, keeping their harmonious relationships with trees, and perpetuating the social function of voodoo. On this, they do not want to let go. Moreover, they do not want to continue to be a mere object of curiosity, for the “civilized” to revisit their archaeological past.



[103]

INTRODUCTION

Bien qu’au cours de son histoire, le vodou ait été refoulé, marginalisé et qu’il ait souvent fait l’objet d’actes de violence physique, il a pu subsister à travers les regards et traitements discriminatoires pour être perçu aujourd’hui comme un élément central de la vision du monde traditionnelle du peuple haïtien. Étant un puissant marqueur identitaire, il est reconnu sur le plan culturel comme une source vivante d’inspiration et de créativité. En tant que tradition ancestrale et une part contributive importante à la diversité culturelle d’Haïti, on espère que cette sous-culture religieuse soit reproduite à l’identique, du moins dans son fonds commun. Pourtant, sous l’influence de plusieurs facteurs, à la fois internes et externes, le vodou se transmet dans l’interstice fragile et mouvant entre le maintien de la tradition comme base de légitimité et la tendance des acteurs sociaux à se positionner en tant qu’« agent d’historicité ».

Cet article vise à analyser les nouvelles pratiques du vodou haïtien dans une logique de croisement entre l’impératif du changement et l’exigence de la loyauté. Il faut préciser que les données traitées ici ont été collectées dans le cadre d’une étude plus large sur la transmission de la prêtrise vodou en Haïti. Elles ont été recueillies durant la période allant de 2007 à 2010 dans plusieurs régions haïtiennes telles que les départements du Sud, de l’Ouest et de l’Artibonite [1].

[104]

Les récits de vie ont été la principale technique d’enquête pour cette étude. Considérant que la visée de ce sujet de recherche était de saisir des trajectoires de vie dans leurs dimensions individuelles et sociales, et que la transmission religieuse dont on parle embrasse les contenants et les contenus, la méthode du récit de vie a été renforcée par des récits de lieux, d’objets et de pratiques. Ce renforcement nous a permis d’avoir accès aux traces, aux souvenirs consignés ou enfouis dans la mémoire de nos interlocuteurs en rapport avec leur statut de prêtre vodou. En plus de ces récits, il faut souligner le recours à d’autres procédés complémentaires tels que recherche documentaire, entrevues avec des personnes clés en rapport avec la problématique, observations directes de certains rituels et enfin, entretiens non formels avec quelques membres de la famille de la manbo et de l’ougan afin de mieux comprendre certains aspects des récits racontés par les sujets. Pour garder l’anonymat, les noms des sujets racontant (une vingtaine environ) sont remplacés dans le texte par des pseudonymes comme manbo Henriette, ougan Grégoire, ougan Nellio, ougan Déravine…

Cet article sur la transmission du vodou haïtien confrontée aux impératifs du changement et de la loyauté sera traité en deux parties. L’une présentera le vodou comme une tradition ancestrale ouverte au changement et l’autre entend analyser la transformation du vodou haïtien dans une perspective dynamique qui perçoit l’acteur vodou comme celui qui cherche à devenir « sujet » de sa religiosité.

Innovation vodou :
Trahison ou fidélité à la tradition?


« Toute culture possède des éléments de stabilité et des éléments de changement. Il est faux de croire, par exemple, que les cultures sans écriture sont des cultures sans changement » (Denis et al. 1991 : 33). Dans la même veine, Hervieu-Léger (1997 : 133) soutient que le fait qu’on trouve, dans les sociétés les plus éloignées de nous [Occidentaux] dans le temps et l’espace, depuis les philosophes de l’Antiquité jusqu’aux Pères de l’Église, des expressions de cette plainte récurrente selon laquelle « les valeurs et la piété se perdent », montre que le changement culturel ne cesse pas d’être à l’œuvre y compris dans les sociétés régies par la tradition. Quand l’interlocutrice Henriette nous rappelle que dans le temps, pour accéder au rang de manbo (prêtresse vodou) ou ougan (prêtre vodou) on devait « se coucher » trois fois, c’était pour dire de manière implicite que, de nos jours, ce principe n’est pas censé être respecté. Sous la recommandation [105] d’Ogou Badagri [2], son père a eu son ason [3] dès le deuxième coucher. Grégoire n’a pas connu les deux premières étapes. Comme l’a bien noté Béchacq (2007 : 58), « le vodou est très réceptif aux changements qui affectent son environnement ».

Cette tendance au changement nous place devant les limites de la sociologie de la reproduction qui ne permet pas de comprendre pourquoi « on est parfois différent de ce que l’on devrait être ». En dépit de la force de conditionnement des structures socialisantes comme la famille, la religion, l’État, on retrouve parfois des écarts très considérables entre « l’identité prescrite » et « l’identité vécue » des individus. N’est-ce pas en ce sens que tous les enfants élevés dans un même lakou [4] ne développent pas les mêmes attitudes face aux activités vodou ? En se préoccupant de la velléité de l’individu d’avoir son « espace de soi » au sein des déterminants sociaux, dans une perspective de sociologie clinique, De Gaulejac (1999 : 11) avance l’hypothèse que « l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet ». Ceci nous amène, selon ce sociologue clinicien, à des effets de récursivité. Car ce qui a été un produit au départ devient à son tour producteur de ce qui l’a produit. Dans une telle approche dynamique, l’individu devient un « agent d’historicité ». Certes, il ne l’est pas dans la toute-puissance du sujet, mais dans une tentative renouvelée en permanence en vue d’influencer le déroulement de cette histoire productrice (De Gaulejac et Roy 1993 : 323).

En s’exprimant sur cet aspect dynamique du vodou, Métraux (1953a :138) soutient que « Les lwa ou “mystères” sont des divinités africaines auxquelles sont venues s’ajouter d’autres divinités de création plus récente. Il y a un nombre considérable de lwa ». Dans un autre article (1953b : 198) sur le rapport entre le « Vodou et le protestantisme », il poursuit en disant que le Vodou haïtien n’est pas fait « de survivances folkloriques, mais d’une religion extrêmement vivante qui s’enrichit constamment de divinités nouvelles et dont les rites ne se sont pas encore figés ». Cette disposition théologique, qui laisse la place à l’ouverture et [106] au changement, permet au système de se donner des moyens métacognitifs facilitant la recherche et l’établissement de la consonance entre certaines anciennes croyances et pratiques religieuses et les nouvelles conjonctures, qui apportent de nouveaux problèmes nécessitant de nouvelles solutions. Ceci a pour conséquence la flexibilité dans les interdits et dans les procédures.

Dans le disque Offrandes vodouesques [5] contenant vingt-quatre mélodies issues du vodou haïtien, on peut écouter la voix de la soprano Chantale Lavigne qui interprète les paroles suivantes : « … Si ou manje manje Legba, ti gason ou a mouri wi » (Si tu manges la nourriture destinée à Legba, petit garçon, tu mourras). Le contenu de cette phrase s’inscrit dans le corpus des interdits relatifs aux zafè Lwa (choses des Lwa : argent, objet, animal, nourriture, etc.). On ne dispose pas de leurs zafè (accessoires) comme on veut. Et, on le sait, les contrevenants peuvent se voir punir jusqu’à la peine de mort.

« Dès mon enfance, j’ai réalisé que les Lwa ne sont pas malveillants comme on le croyait souvent », a déclaré l’ougan Déravine. Car, poursuit-il, « j’étais très curieux et imitatif. Je voulais comprendre et refaire tout ce que je pouvais observer de la part de mon père. Un jour, après avoir terminé un “travail” (traitement magique) à l’aide des épis de maïs, il les a suspendus sur un arbre non loin de la maison ». Trois jours s’étaient écoulés et, en l’absence de son père, le petit Déravine voulait voir ce qui s’était passé avec les épis. Rendu à l’arbre, il les a vus à peu près intacts et décidé qu’ils étaient encore comestibles. Il les a pris et a commencé à les manger. Une de ses tantes manbo, en voyant cela, fut tout de suite alarmée. Elle a informé les autres proches de ce “sacrilège” : – C’était quoi exactement ? – le petit vient de manger la nourriture de Legwa (un Lwa). Donc, on attendait la sentence – sa mort, évidemment.

Réalisant la gravité de son acte en voyant la réaction de ses parents, « j’étais paniqué et avais ipso facto de la fièvre, du vomissement, de la diarrhée », explique-t-il. Pendant qu’on chantait et implorait la grâce de Legwa, sa grand-mère qui avait été absente venait d’arriver. Depuis la barrière, elle était possédée et s’identifiait à Legwa en disant : « Mayi a se pou mwen li te ye. Si ti moun nan manje mayi se mwen ki manje l. Se lè nou bay ti moun yo manje nou ban m manje » (Le maïs était à moi. Si l’enfant le mange, c’est moi qui le mange. C’est quand vous donnez à manger aux enfants que [107] vous me nourrissez). Et, suite à cette intervention, « tout est rentré dans l’ordre et mon état de santé initial s’est rétabli », ajoute Déravine.

On peut voir ici que l’état de panique se conformait à un savoir partagé dans le milieu vodouisé auquel Chantale Lavigne a fait écho. Au sein de la famille de Déravine, la distance et la prudence qui sont de mises quand il s’agit des zafè des Lwa ont été bien intériorisées. Mais à partir de cette nouvelle intervention de Legwa, cette attitude allait être modifiée dans cette lignée croyante, du moins pour les zafè de cette Déité.

Dans mes cérémonies vodou, j’avais l’habitude de réciter les mêmes prières qu’on utilise à l’Église catholique comme « Je vous salue Marie pleine de grâce… », « Sainte-Marie, priez pour nous… », « L’ange du Seigneur annonça à Marie », ainsi de suite. Maintenant, je cesse de me ridiculiser en adoptant la prière d’une Église qui refuse de célébrer mon enterrement, et qui pense que son Dieu n’est pas le mien. En critiquant ce qu’on appelle couramment le « syncrétisme vodou-catholique » de ses parents, Déravine nous a dit qu’au regard de sa formation actuelle, il ne peut plus prier ou commencer une cérémonie à la manière des anciens. À cause de cela, je reviens uniquement à mon propre Dieu, c’est-à-dire les Lwa.

Figure 1

Méditation devant leur bougie allumée.

Il poursuit en précisant le profil des Déités auxquelles il adresse ses prières à présent : « M antre nan priyè pa m kote m di - Zanj nan dlo, Zanj nan dife, Zanj nan lèzè, Zanj nan gran bwa. Se yo m anplwaye pou m priye » [108] (Je rentre [directement] dans ma propre prière où je dis : Ange qui habite les eaux, Ange qui habite le feu, Ange qui habite les airs, Ange qui habite les forêts – C’est à eux que j’adresse mes prières).

Justement, un dimanche matin, Déravine nous a invités à une rencontre de méditation et de prière vodou où on vise à épurer les pratiques vodou de l’influence catholique. C’était une assemblée d’initiés (ougan, manbo, onsi [6]) ayant la volonté de raffermir leur foi vodou au lieu de continuer à s’exposer aux discours racisés et diabolisants des prédicateurs chrétiens. La liturgie est assez simple. Elle se résume en l’une des chansons introductives : « Jete dlo, limen balèn nan, pale pawòl la » (jeter de l’eau, allumer la bougie, parler la parole [demander ce qu’on veut]).

Ici, on ne frappe pas de tambours. Les accessoires sont très légers : cruches d’eau, bougies et textes sacrés (parfois, il y a aussi de la farine pour tracer des vèvè [7]). Voici un extrait du texte qui a été lu lors de notre visite.

Bon Dieu ! […], tu aimes tous ceux que tu as créés. Ils sont tous bien conçus. Tu n’as pas créé de femme ou d’homme à moitié mouton et à moitié cabri (chèvre). Tout ce que tu as créé, tu le réalises en entier. Tu n’as jamais créé un peu de femmes ou d’hommes qui sont des bêtes alors que d’autres sont des personnes humaines. Ils sont tous des personnes à part entière et ils sont tous tes enfants. Cela veut dire que le petit d’un chien, c’est un chien ; le petit d’un cabri c’est un cabri ; le petit d’un cochon c’est un cochon, - [donc] l’enfant de Dieu c’est un Dieu. Le chien engendre des petits qui lui ressemblent et qui sont des chiens ; le cabri engendre des petits qui lui ressemblent et qui sont des cabris ; le cochon engendre des petits qui lui ressemblent et qui sont des cochons ; [donc], le Bon Dieu engendre des enfants qui lui ressemblent et qui sont des Bons Dieux.

Les méchants disent que nous sommes une race d’hommes et de femmes qui ressemblent à des animaux. Ils disent que nous sommes sales, nous sommes des idiots et nous n’avons pas de lumières. Ils nous divisent afin qu’ils fassent ce qu’ils veulent de nous parce que nous gardons les traditions de nos ancêtres que tu as envoyés avec les concours de Lwa pour nous délivrer de leur oppression ; parce que tu nous as conçus dans le Vodou éternel ; parce que tu nous as conçus magie dans la magie, wanga (talisman, magie) dans le wanga ; parce que nous sommes des merveilles ; parce que nous sommes des Bons Dieux dans le Bon Dieu […].

[109]

Notre douleur est énorme. En dépit des graves souffrances qu’ils nous ont fait endurer, jusqu’à présent, tu rends possible notre existence. Si toi – Bon Dieu – n’étais pas éternel, et que tu as créé le vodou éternel, qui nous as permis de réaliser nos propres pratiques et à notre manière, qui as fait que nous sommes les maîtres de notre existence, les maîtres de notre mort – ils anéantiraient le Vodou ainsi que tous les vodouisants.
Le vodou a bon dos. On l’accuse de tout ce qui est mauvais. Mais il y a une chose, notre dos est très résistant. Ils nous calomnient à cause de notre succès [notre force d’attraction]. Nous sommes nés dans le Vodou et nous mourrons dans le Vodou afin que nous puissions vivre éternellement […]. AYI BOBO ! [8]

Face à de telles pratiques, beaucoup d’observateurs du vodou n’hésiteraient pas à crier au scandale. Assez souvent, ils parlent de « crise de transmission » ou de « dégénérescence ». Certains diraient que ce type d’innovation ne peut que tuer « l’âme ou l’essence » du vodou. Cependant, après l’analyse de ce texte, on peut déduire que l’innovation ici est plutôt dans la forme, dans la structure, que dans le contenu. Les idées qui y sont dégagées ne sont pas étrangères à l’imaginaire du vodouisant ordinaire. De cette prière, on peut retenir les idées suivantes : un vodouisant comme tout autre individu est une personne humaine à part entière, et en tant que fils de Dieu, il est aussi un Dieu ; le vodou comme création de Dieu est éternel et le vodouisant qui garde sa tradition vivra éternellement aussi ; le vodou est persécuté parce qu’il est positif, il donne de bons fruits ; les vodouisants sont discriminés parce qu’ils restent reconnaissants et fidèles à la tradition de leurs ancêtres.

Ces idées, prises séparément, ne représentent pas en réalité une innovation. Très souvent, les vodouisants disent que « pa gen moun ki ka di li pa nan Lwa » (personne ne peut dire qu’il n’est pas lié aux Lwa ou que les Lwa ne le concernent pas). Car, en remontant dans sa généalogie, on va retrouver de toute façon la trace des pratiques vodou dans sa lignée familiale. C’est pour cela, expliquent-ils, que quelqu’un peut ne pas avoir de lien direct avec les Lwa, et se voir possédé. Une fois possédé, l’individu n’est pas seulement le canal des Dieux, il devient aussi un Dieu. L’ougan et artiste peintre André Pierre a dit que « [l]es peuples sont nés par magie dans toutes les régions du monde ». Selon ses explications, le monde a été créé par le vodou, par la magie, et le premier magicien est Dieu [9]. Donc, chaque Haïtien ou chaque individu (sans distinction de race) porte en lui [110] une potentialité divine qui peut être activée à tout moment. C’est pourquoi, lors de l’initiation vodou (d’un Haïtien ou d’un étranger), on fait appel aux Lwa ancestraux de la personne à la fois du côté de sa mère et du côté de son père. De surcroît, l’âme des personnes disparues, surtout celles qui étaient initiées, reçoivent des prières. On attend que l’Esprit de ces morts guide et protège les vivants. C’est ainsi qu’on donne à manger aux morts (manje lenmò) comme à des Lwa. On les consulte au besoin. On formule des demandes à leur endroit. Certaines d’entre eux deviennent des Lwa, comme Jan Bazil (rite rada), Manbo Lovana (rite nago), Manbo Nannan (rite kongo), Jan Loran (rite gede), etc.

Mais, conformément à notre propos, le point essentiel qui est à souligner ici c’est qu’en se fortifiant, ces vodouisants se rappellent aussi qu’ils sont discriminés et persécutés parce qu’ils restent loyaux à la mémoire de leurs ancêtres. Par conséquent, ces modifications qui tendent à « désyncrétiser » les pratiques de leurs parents ne sont pas en contradiction avec le désir des Lwa ou des Morts. Voulant comprendre comment ces acteurs justifient cette démarche par rapport au devoir de continuité qu’ils ont envers leur lignée croyante, nous étions portés à leur demander s’ils ne craignaient pas d’être vus comme ceux qui rejettent leur tradition. Sans hésitation, Déravine nous a dit que :

Je n’ai pas trahi ma tradition parce que, dans un rêve, mon père est venu me féliciter. Il m’a demandé de continuer sur cette lancée. Il a dit qu’il est satisfait de cette épuration, car c’était pour éviter qu’on vienne brûler sa maison qu’il était obligé de prier les Saints catholiques. Il m’a dit que maintenant nous sommes libérés. Il m’a demandé de chanter les Lwa pour lui où que je sois – dans les bateaux comme dans les avions. De nos jours, nous chantons les Lwa même au Palais sous les présidences d’Aristide et de Préval. D’ailleurs, je viens juste d’inciter les Lwa à prendre possession des sénateurs. En 2009, la première Ministre, Mme Duvivier Pierre Louis (accompagnée d’autres ministres [de la Culture, de la Justice]) était dans les lakou vodou des Gonaïves, et jetait de l’eau pour les Lwa [10].

[111]

Nellio (Ougan et animateur principal de cette rencontre hebdomadaire) interprète sa démarche comme une réponse aux appels de ses Lwa rasin [11] qui ont voulu qu’il cesse de faire la promotion de la culture de l’Occident chrétien. Cette fois-ci, il doit travailler à l’épanouissement de la culture ginen [12]. L’objectif de ce « mouvement » (il existe beaucoup d’autres lieux de rencontre et regroupements de ce genre) qui est en cours, a-t-il précisé, est de « préparer le vodou de demain où chaque vodouisant soit en mesure de se défendre théologiquement contre les discours mensongers des protestants ». Car de nos jours, avance-t-il, beaucoup de personnes servent les Lwa sans savoir vraiment ce qu’est le Vodou. Ainsi, elles sont très vulnérables aux messages adverses. Par exemple, l’Occident chrétien a inventé un enfer pour faire peur aux gens qui n’acceptent pas son Jésus comme leur « Sauveur personnel ». Ainsi, « les vodouisants mal informés ont toujours tendance à se faire convertir à la fin de leur vie afin d’échapper à cet enfer fictif », a rappelé l’animateur.

Nellio situe avec raison cette rencontre de méditation vodou qui s’organise chez lui dans le cadre d’une tendance qui tend à se généraliser. Il a utilisé le terme de « mouvement » qui prendrait cette forme depuis l’Arrêté présidentiel du 4 avril 2003 en faveur le vodou [13]. Comme l’a noté Hurbon (2001 : 53), dès 1986, certains ougan réunis en Association tels qu’Hérard Simon, Dany Danache de « Zanfan Tradisyon Aysyen » (Zantray) [14], Max Beauvoir du « Bordé national » ont initié ce type de mouvement qui vise à défendre le secteur contre les oppressions et contre les lynchages (durant le départ de Jean-Claude Duvalier). Cela détaché le vodou des traces de syncrétisme avec le catholicisme et le protestantisme en voulant offrir « les cérémonies du baptême, les funérailles et d’autres pratiques rituelles qui les dispenseraient de recourir aux officiants chrétiens ». L’une des préoccupations de ces acteurs a été de faire reconnaître et accepter le vodou comme l’une des trois religions du pays après le catholicisme et le protestantisme. En organisant « des cérémonies axées autour de la lecture de textes tirés des mythologies Fon et Yoruba », ce « mouvement de structuration » envisage de faire passer le vodou de l’oralité à l’écriture.

[112]

Après « Zantray » et « Bordé national », ce mouvement d’institutionnalisation du vodou a donné lieu à la création de fédérations et d’une confédération. Ainsi, on a aujourd’hui la Fédération nationale des Vodouisants (FENAVO), la Commission nationale de Structuration du Vodou (CONAVO), la KNVA, Konfederasyon nasyonal Vodou ayisyen (Confédération nationale des Vodouisants Haïtiens). Au sein du KNVA par exemple, on parle d’un type de représentants dénommés Ati. Ils sont hiérarchisés en Ati locaux, régionaux et national [15]. « Ces organismes ont l’ambition de représenter l’ensemble des hougan et des mambo, parfois même de les instruire » (Béchacq 2007 : 55).


Ce mouvement, selon la CONAVO [16], doit permettre à la jeunesse haïtienne de « désinfecter sa conscience aliénée » de l’influence d’une société qui est à la fois chrétienne et wangatè [17], franc-maçonnique et rosicrucienne. Cette société, estime-t-elle, la dirige vers une mort spirituelle et culturelle inévitable, « car toutes nos sources d’énergie s’adressent à cette humanité fictive et étrangère à notre “conscience vodou” ». Elle porte cette jeunesse à ignorer ses Lwa et ses Ancêtres au profit des Saints-Esprits, pour les protestants ; et des Esprits Saints pour les catholiques, « tous des esprits des Dieux qui nous sont inconnus », ajoute-t-elle.

Cette conscience vodou dont nous parlons, c’est elle qui nous aidera à comprendre les mystères du vodou à partir de nos ancêtres, nos traditions et notre histoire. Pour y arriver, il nous faut cesser de nous documenter dans les livres des autres et retourner à interroger notre sol et nos ancêtres. Ainsi, tout vodouisant pourra dire : « Je suis vodouisant de par mon histoire, celle qui m’a permis de vivre une grande histoire d’amour avec le Dieu qui a choisi de conduire son peuple sur la voie de la liberté. Je suis vodouisant et suis très loin d’être un primate et encore moins une [113] curiosité archéologique, objet de tourisme et de fantasme pour d’autres peuples nostalgiques en mal d’enfance » (CONAVO) [18].

Analyse de la transformation
du vodou haïtien


Jusque dans les années 1950, un observateur comme Métraux (1958 : 11) par exemple, a pu présenter le vodou haïtien comme une pratique religieuse de la paysannerie, et dont les « sectateurs » du milieu urbain se recrutaient parmi le « prolétariat » de la République noire d’Haïti. En se référant à la période des Duvalier (1957-1986), Hurbon (2001 : 50) a noté que le vodou semblait conserver encore son statut de religion dominée même si d’un autre côté il était souvent présenté comme un « lieu d’expression de l’authenticité culturelle haïtienne ». Cette religion opprimée était alors, estime le sociologue, « un système culturel qui appartiendrait avant tout et en propre à la paysannerie, c’est-à-dire qui correspondrait à son niveau de pensée, lequel reste lié à une condition de sous-développement et d’arriération ».

Effectivement, les porteurs de la tradition vodou passent généralement dans l’opinion publique pour une catégorie sociale pauvre et très peu scolarisée. Vivant à l’écart de la « lumière » (au sens propre et figuré) dont bénéficient les citadins, sa vie religieuse, déplore Souffrant (1995 : 118-119), est fortement marquée par une « psychologie arriérée » [19]. Dans cet [114] environnement de campagne qui façonne la personnalité de ses porteurs, même juridiquement majeurs, les enfants ou les « jouvenceaux » stagnent dans les ornières du « Se sa m leve jwenn » (c’est ce que mes ancêtres ont toujours fait). Les sentences les plus sensées comme les radotages les plus ineptes de l’Ancien, du « Gran moun », dénonce l’auteur, sont la lumière infaillible de leurs actions et l’oracle de la vérité. Ainsi, « même les options les plus personnelles qui commandent leurs actes » sont imposées du dehors par ce Gran moun qui est, somme toute, leur conscience. Ce type de jugement a porté Hurbon (2001 : 55) à déclarer qu’« il faudra que se renforce la critique contre les aspects du vodou qui poussent l’individu à se replier sur le passé ».

Cependant, en se préoccupant du problème des transformations, des interprétations et des métamorphoses des civilisations en contact dans le cas du candomblé au Brésil, Bastide (1958 : 232) a soutenu l’énoncé suivant :

La religion n’est pas une chose morte, même si elle est partout conservatrice ; elle évolue avec le milieu social, avec les changements de lieux ou de dynasties, elle se donne de nouveaux rituels, pour répondre aux besoins nouveaux de la population, ou aux intérêts des familles dominantes. Toutes ces transformations, tous ces bouleversements de régimes, ou ces révolutions de palais laissent, en se retirant, comme l’eau des inondations, des couches de mythes nouveaux, mais bien entendu dans le respect de la tradition…

À la faveur du processus de la mondialisation (tel qu’il se déploie actuellement) [20], les mouvements migratoires, la circulation rapide des valeurs démocratiques à caractères transnationaux ont pour effet de faire sortir les besoins et les valeurs locaux d’un cadre explicatif endogène. En Haïti, ce contexte est marqué dès le début du XXe siècle par des déplacements massifs de paysans vers Cuba et vers la République dominicaine pour être [115] affectés au travail des grandes plantations de canne à sucre (Hurbon 2001 : 51; Richman 2008 : 6 et 22). Depuis 1970 (avec une accélération dans les années 1980), le pays a connu un véritable mouvement d’émigration vers les Bahamas, les Antilles françaises de la Caraïbe, les États-Unis [21], le Canada et vers la France. Les personnes (environ 10% de la population) qui émigrent partent de toutes les campagnes et de toutes les villes et gardent des contacts souvent serrés avec celles qui restent au pays.

Figure 2


Réceptacle ou symbole Agwe Tawoyo [22] d’un péristyle de l’un de nos interlocuteurs dans un milieu rural (Arrondissement de Léogâne, département de l’Ouest). Le petit voilier à gauche est envoyé des États-Unis par un frère de l’ougan pour remplacer celui qui est suspendu en haut et à droite. Celui-ci est un produit local.


[116]

En ce qui concerne les influences de cette diaspora haïtienne, on sait qu’il y a beaucoup de changements dans les pratiques culturelles de la paysannerie haïtienne qui sont en lien direct avec elle. Autrefois les cérémonies funèbres par exemple se déroulaient dans les campagnes dans la plus grande solidarité des voisins et des membres de la communauté. La veillée mortuaire se réalisait le jour même du décès, et l’enterrement le lendemain. Lors de la veillée, on sert du thé, et à l’enterrement du cola (soda). Aujourd’hui, la tendance qui tend à se généraliser (même quand il n’y a pas de lien de parenté avec une diaspora), du moins dans les zones non éloignées d’un centre urbain, est la prise en charge (ou la gestion) du cadavre par son placement à la morgue. Au moment de la veillée, il faut servir de la bière aux assistants, puis des plats de viande et du riz. Celui qui n’ose pas se plier à cette nouvelle pratique peut voir sa maison devenir la cible d’une pluie de pierres jetées par des délinquants agissant en toute quiétude. Dans le cadre de cette influence (externe), les objets qu’on rencontre dans les péristyles ne sont pas à l’abri.

Au moyen d’une enquête ethnographique (entre Ti Rivyè, une zone rurale de Léogâne et le sud de la Floride), Richman (2005 : 5) accorde une attention particulière à l’expérience de la migration transnationale et au changement religieux comme étant son corollaire, à la fois pour ceux qui ont quitté leur communauté d’origine et pour ceux qui y sont restés. Dans cette étude, elle a identifié un instrument de communication (magnétophone à cassettes) [23] qu’ils ont habilement utilisé pour garder les liens familiaux et surtout pour se rappeler de leurs obligations réciproques. Les migrants sont appelés à envoyer des fonds afin que des affaires des Lwa ne soient pas négligées. De leur côté, les parents restés à la maison doient s’occuper des intérêts et du bien-être spirituel du migrant (Richman 2005 : 213). Comme a bien souligné l’auteure (Richman 2005: 247), ce type d’échange n’a pas seulement la vertu de conserver les traditions vodou au-delà de ses frontières, mais il est susceptible de les transformer.

Ce phénomène migratoire permettant des échanges (culturels) entre les Haïtiens de l’extérieur et ceux restés au pays, le contexte politique [24] du départ de Jean-Claude Duvalier qui a permis l’émergence du mouvement [117] de société civile de toutes tendances, ont conduit le vodou « à ouvrir ses portes ». Il occupe désormais de plus en plus l’espace public (lieux publics, parcours carnavalesques, radio, télévision, Internet).

Figure 3

Défilé Gede (Dieux de la mort), de Delmas vers Pétion-Ville
(1er novembre 2010).


Des étudiants et des professeurs d’université, des hommes politiques et des représentants de l’État, des gens de la classe moyenne comme ceux des nantis se présentent aujourd’hui comme des initiés ou des sympathisants du vodou. À l’intention de ces catégories d’adeptes ou de « supporters », la CONAVO [25] rappelle que « Le vodou haïtien a besoin de toutes les compétences pour assurer son développement et celui de son pays ». « On peut être médecin, ingénieur, artiste, comptable, professeur, etc., et jouir de cette expérience » du sacré vodou. Si « nos grands-parents avaient développé seulement le côté cérémonial du vodou haïtien […], nous autres de cette génération, nous voulons travailler le côté religieux et scientifique de notre vodou », exprime la Commission de structuration du vodou.

On peut constater que le vodou ne bénéficie pas uniquement de la visibilité et qu’il expérimente un mouvement de structuration, il formule aussi des revendications politiques. Le 2 novembre 1990, la FENAVO a [118] protesté contre l’éviction de Leslie Manigat, qualifié de « seul candidat qui ait reconnu le Vodou comme une religion qui se pratique en Haïti au même titre que le catholicisme et le protestantisme ». « Si le CEP [26] ne veut pas entendre M. Manigat, le vaudou passera à l’opposition », a averti la Fédération nationale, qui regroupait les organisations « Bordé national » de Max Beauvoir et de « Zantray » d’Hérard Simon (Lionel 1992 : 301). Avec un sentiment de satisfaction, Zantray a écrit sur son site Internet [27] que « Anpil moun nan peyi a, ap konstate ke sektè Vodou ap make pwen, l ap òganize l chak jou pi dyanm » (Beaucoup de gens dans le pays peuvent constater que le secteur vodou se renforce réellement, de jour en jour, il se structure de mieux en mieux). Selon cette organisation, l’heure a sonné pour que tous les enfants ginen et les amis de la tradition haïtienne se regroupent à travers des associations comme outils de revendications et de changement de leur situation de vie en défendant leurs intérêts religieux, sociaux et politiques. Elle rappelle aussi que le secteur vodou a été représenté au CEP qui allait organiser les élections législative et présidentielle de 2010-2011 au même titre que les secteurs catholiques et protestants.

Figure 4

Un Kay (maison) lwa d’un lakou vodou des Gonaïves.

Si auparavant on reprochait au secteur son infantilisme, son arriération, il semble qu’aujourd’hui il devienne « un peu trop développé » aux yeux de la plupart de ses observateurs. On dit qu’il est en train de perdre sa [119] spécificité, son « authenticité ». À propos des travaux de réhabilitation [28] de trois centres historiques du vodou aux Gonaïves (voir l’image précédente), un intellectuel haïtien et initié au vodou nous a dit qu’il a l’impression que « plus le vodou reste attaché à la nature (des péristyles couverts de chaume gardant la forme des maisonnettes traditionnelles), plus il a la chance de nourrir ses énergies spirituelles et mystiques ». Dans la même perspective, la tendance à l’intégration de la lecture des textes sacrés dans la liturgie vodou a incité Hurbon (2001 : 53) à supposer qu’on soit en présence de la mise en place « d’une véritable “Église vodou”, comme si finalement plus le mouvement de restructuration prétend sauver l’originalité du vodou, plus il demeure fasciné par le modèle des églises chrétiennes ».

Par rapport à cette quête grandissante de visibilité du vodou et aussi face à la tendance des églises chrétiennes à intégrer dans leurs liturgies des éléments attractifs tirés du vodou, Hurbon (2001 : 51) invite ses lecteurs à s’interroger sur l’avenir de la particularité de ce culte. « On peut même se demander s’il n’apparaît pas parfois le danger d’une érosion de la spécificité du vodou ». Probablement, « nous assistons non point à un renforcement du religieux dans le vodou, mais à une tendance vers la sécularisation, et dans tous les cas à une perception inconsciente d’une érosion de sa force quand il est confiné dans ses temples » (Hurbon 2001 : 53). Même Souffrant (1995 : 116), qui dénonçait son arriération, a pu entrevoir ce milieu comme gardien d’un héritage culturel qu’il faudrait conserver : « Croyance en un Être suprême, foi en une certaine survie des défunts, respect de la hiérarchie familiale et sociale, sens de la solidarité entre membres d’un même groupe sont, dans notre paysannerie, de hautes valeurs humaines ».

Après l’analyse d’un ensemble de contradictions qui traverse la société haïtienne et particulièrement le vodou, Hurbon (2001 : 52, 54) a pu déduire l’existence d’un malaise profond ou peut-être même une crise sociétale qui s’installe au fur et à mesure que le processus de la mondialisation se développe. Le comité de restructuration du vodou par exemple est confronté à un double mouvement intérieur « qui veut un vodou moderne, écrit, institutionnel en même temps qu’il le proclame comme le lieu propre d’une “authenticité” haïtienne ». Face à ce double mouvement interprété comme un effet du processus de la mondialisation, Hurbon (2001 : 54) espère que le vodou va continuer à offrir à la société haïtienne « des éléments de résistance contre l’uniformisation culturelle ». Pour cela, précise-t-il, « les valeurs inscrites dans le vodou comme le rapport d’alliance avec l’environnement, comme la tolérance, la solidarité ou le respect de la vie… [120] devront être réactivées dans la mesure où elles représentent l’apport propre du vodou à l’humanité universelle ».

Si Hurbon et d’autres observateurs interprètent ces mouvements de restructuration, d’intégration de la lecture des textes sacrés dans la liturgie, de quête croissante de visibilité comme des pratiques qui contredisent le discours prônant un retour aux racines, aux ancêtres, du point de vue des acteurs, il n’y a rien ici qui soit en discordance avec la philosophie des Anciens. Pour eux, l’illettrisme et la misère qui caractérisent leur milieu ne sont pas inhérents à leur religion, mais plutôt résultent de la discrimination sociale dont les vodouisants sont souvent victimes. Ils se plaignent que le christianisme en Haïti soit souvent supporté financièrement par l’État tandis que le vodou est généralement traité en parent pauvre [29]. Aussi se sont-ils réjouis de cette forme de reconnaissance que l’État haïtien a manifestée à leur égard en réhabilitant trois lakou historiques des Gonaïves qui avaient été sévèrement affectés par les cyclones de 2008.

Figure 5

Bâtiment d’un lakou vodou devant loger une laiterie.

Après avoir formulé des propos de remerciement à l’endroit de l’État haïtien pour cette intervention au niveau de ces lakou, quelques jeunes de l’un de ces centres que nous avons rencontrés ont revendiqué d’autres services sociaux comme - un centre de santé, une école communautaire, des logements décents (surtout pour accueillir les visiteurs qui viennent de toute part et de toute catégorie). Ils justifient la demande d’un centre de santé en invoquant des cas de maladie ou d’incident auxquels ils ont [121] l’habitude de faire face lors des cérémonies annuelles qui regroupent « une foule innombrable de monde ». Pour l’école communautaire qu’ils revendiquent, ils rappellent qu’il y a beaucoup d’enfants non scolarisés au sein des lakou. La scolarisation de ces enfants pourrait sortir le vodou, disent-ils, de la catégorisation de « communauté d’analphabètes ». Sur le plan économique, nous avons constaté la construction d’un bâtiment destiné à la commercialisation des produits laitiers, et ils demandent aux autorités concernées de les aider à le rendre fonctionnel.

Pour ces « nouveaux acteurs » du vodou, rester attacher à leurs racines vodou, c’est pouvoir en toute liberté honorer les Lwa, ce qui consiste à jeter de l’eau, tracer les vèvè, allumer les bougies, jouer les tambours, chanter et danser les Lwa, pratiquer leur médecine sacrée, garder leur rapport harmonieux avec les arbres, continuer la fonction sociale du vodou [30]. De ce côté, ils ne veulent pas lâcher prise. Mais ils ne veulent pas non plus continuer à être l’objet de curiosité permettant aux « civilisés » de revisiter leur passé archéologique et de s’enorgueillir de leur « évolution ». En ce sens, on peut comprendre le niveau de déception de ces « civilisés » qui ne cessent pas de demander aux vodouisants de « rester eux-mêmes », c’est-à-dire sans traces écrites, confinés dans des taudis, muets, incapables de se défendre théoriquement face aux discours concurrents.

CONCLUSION

Somme toute, cette discussion analytique révèle avec évidence que la question de la transmission n’est pas une reproduction mécanique qui prendrait une pratique ou une croyance dans un état initial en un temps « T1 » et l’apporterait dans un autre temps « T2 » avec les mêmes caractéristiques du temps initial. Non. Cela se passe autrement. Le contenu du transmis prend sa forme tout au cours du processus de l’acte de transmettre (Debray 1998 : 46-47). Si dans le temps les acteurs vodou ne [122] ressentaient pas le besoin ou n’avaient pas d’opportunités de se réunir de façon hebdomadaire pour se fortifier ou s’instruire, de nos jours, dans les villes comme dans les campagnes, cette nécessité se fait sentir.

Dans le cadre de notre terrain ethnologique, nous avons pu entendre de la bouche de l’un de leurs leaders que « pour devenir un grand ougan (prêtre vodou), on doit continuer à apprendre auprès des autres ougan plus expérimentés que soi ». « On aura toujours des choses à apprendre, car le vase de connaissance n’est jamais rempli », a-t-il déclaré lors de la cérémonie de sortie des nouveaux initiés du dyèvò (chambre initiatique). Cette qualité spécifique de la personne humaine a été signalée par Pascal (Debray 1998 : 25) qui a perçu la chaîne humaine à travers le temps comme un seul et même homme qui grandit et qui apprend continuellement.

Dans la suite logique de cette pensée, Souffrant (1995 : 27) a pu conclure que l’Haïtien, comme tout homme, est un être qui change dans l’espace et le temps. « Sa culture, comme toute culture humaine, est en mouvement de structuration et de déstructuration. Sa connaissance, comme toute connaissance humaine, est progressive ». Ainsi, si on s’entend que les acteurs du vodou sont des personnes humaines à part entière (considération qu’ils revendiquent d’ailleurs), on ne devrait donc pas s’étonner de constater qu’il y a des changements qui s’opèrent tant au niveau structurel qu’au niveau de leurs pratiques et de leurs discours.



RÉFÉRENCES

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Souffrant, Claude, 1995, Sociologie prospective d’Haïti. Québec, CIDIHCA.



[1] À l’intérieur de ces régions, nous avons tenu compte des grands lieux de culte vodou qui ont une reconnaissance locale, régionale et même nationale ainsi que des petits lieux ordinaires. En plus, les différences d’âge et de sexe nous ont guidés aussi dans le choix de nos interlocuteurs. Cette multiplication des expériences vécues d’une même situation sociale a eu pour intérêt le dépassement de leurs singularités pour atteindre, par construction progressive, une représentation collective de la situation.

[2] Les Ogou constituent une famille nombreuse dont les membres sont des Dieux forgerons et guerriers. En tant que Dieux guerriers, ils sont souvent armés de leur épée ou machette (coupe-liane).

[3] L’Ason est un objet sacré considéré comme le symbole de la prêtrise vodou. Il est l’instrument rituel de l’ougan et de la manbo, signe de leur pouvoir.

[4] Il s’agit d’une unité résidentielle où habitent les membres d’une lignée familiale et religieuse. Il est aussi un espace mystiquement délimité et protégé par les Lwa titulaires du lignage.

[5] L’album est paru en 2007 à Montréal. Les textes interprétés sont issus du vodou haïtien et ont été collectés par le compositeur haïtien Werner Jaegerhuber (1900-1953). La phrase reprise ici se trouve au septième numéro qui a pour titre « Sibao ».

[6] Onsi signifie épouses des Lwa et assistantes du ougan ou de la manbo.

[7] Les vèvè sont des dessins tracés à même le sol pour rendre concret les caractéristiques des Lwa que l’on désire invoquer.

[8] « Ainsi soit-il », « Amen », « Alleluia » des vodouisants haïtiens. Parfois, ils disent aussi A BOBO !

[9] Voir l’ouvrage collectif sous la direction de Michel Le Bris (2003).

[10] En effet, ces ministres, des parlementaires, des autorités locales et des membres de la société civile étaient à la plaine des Gonaïves le samedi 5 septembre 2009 pour inaugurer les travaux de réhabilitation des trois lakou vodou, fraîchement rénovés. Cette intervention de l’État haïtien a été justifiée par le fait que ces lakou sont des villages communautaires qui ont une portée historique et culturelle indéniable, mais ils ont servi de lieux d’abris provisoires lors du passage des cyclones de l’année précédente qui ont causé beaucoup de dégâts matériels et de pertes en vie humaine. Selon le ministre de la Culture de l’époque, l’architecte Olsen Jean Julien, ces lakou réhabilités peuvent accueillir plus de cinq cents familles en cas de nouveaux cyclones.

[11] Divinités de la lignée familiale.

[12] Le terme ginen renvoie à une catégorie de pratiques vodou qui serait « franche », « pure ». Elle ne serait mélangée ni avec de la magie d’origine européenne (franc-maçonnerie, sorcellerie…) ni avec de la magie créole.

[13] Le titre de l’arrêté est : « Arrêté relatif à la reconnaissance par l’État haïtien du vodou comme religion à part entière sur toute l’étendue du territoire national ».

[14] Enfants de la Tradition haïtienne.

[15] En se référant à l’importance de ces types d’associations au sein du vodou, Onel nous a dit qu’« aujourd’hui, ils [l’Église et l’État] peuvent ne rien faire en notre faveur, néanmoins, ils ne peuvent rien faire contre nous [les vodouisants] ».

[16] André-Jules Gustave (s.d.), « L’église vodou d’Ayiti, une alternative pour le secteur vodou ayisyen ». Ougan Gustave ou Ati André est le directeur exécutif de la CONAVO nationale.

[17] Influencé par cette société wangatè (aimant les pratiques magiques et privées de toute morale et de spiritualité), le Kanzo, « une très belle cérémonie dotée d’une grande portée spirituelle », tend à perdre sa valeur sacrée pour être réduite à un espace où s’exercent seulement des recettes magiques alors que « nous ne sommes pas un réseau de malfaiteurs » (André-Jules Gustave [s.d.], « L’église vodou d’Ayiti, une alternative pour le secteur vodou ayisyen ».

[18] André-Jules Gustave (s.d.), « Le Vodou Religieux Ayisien ».

[19] En prenant la France d’avant l’ère industrielle (« Mais nous aurions pu tracer l’évolution religieuse de bien d’autres peuples et la symétrie eut été constante »), Souffrant (1995 : 121) a conclu que « la cause des défiances signalées gît plus profondément qu’au simple niveau de facteurs de race, de peuple et de personne. Il convient, pour la rejoindre, de creuser jusqu’aux racines objectives que constituent les structures sociales ». À cette époque, décrite par l’historien français, Charles Seignobos (cité par Souffrant) disait : « Peu d’instruction dans toutes les classes. Le tiers des hommes et les trois quarts des femmes n’ont pas appris à lire et n’en ressentent nullement le besoin. Les paysans, les ouvriers ne lisent pas. Il n’y a pas de journaux populaires. Le lire est un luxe réservé à une élite ». De son côté, le sociologue français Gabriel Lebras (cité par Souffrant) a restitué la physionomie du peuple français d’alors de la manière suivante : « Le milieu familial enveloppait alors le paysan et même l’artisan du berceau à la tombe et lui dictait toutes ses attitudes ». On voit donc la coïncidence trait pour trait des deux conjonctures sociologiques de cette France d’avant 1848 et de l’Haïti d’avant 1959 : 1) civilisation artisanale et rurale dominante, 2) communications difficiles et isolement géographique, 3) analphabétisme et isolement psychologique, 4) infantilisme (Souffrant 1995 : 120).

[20] On dit « tel qu’il se déploie actuellement », car le processus de la mondialisation, dans ses principes, n’est nouveau qu’en apparence. Comme l’a montré Immanuel Wallerstein, l’économie-monde s’est développée avec le système capitaliste comme tel, qui porte sous ses ailes les pratiques de la conquête, de l’esclavage et du colonialisme. Dès le XVIe siècle, la visée de faire passer la civilisation occidentale comme seule civilisation inspire les pratiques coloniales ; sous ce rapport, nous vivons sous le même régime. Sauf que désormais, des chances sont en principe offertes à la reconnaissance d’une égalité véritable entre les pays comme entre tous les hommes sans distinction de race, de religion et de nationalité, pendant qu’on commence à réclamer une universalisation de la démocratie (Hurbon 2001 : 49). Voir aussi Augé, Marc et Jean-Paul Colleyn (2009 : 111).

[21] Entre 1979 et 1981, environ 70 000 Haïtiens entraient en Floride par bateau (Richman 2008 : 6).

[22] Agwe Tawoyo fait partie du groupe des Lwa blancs. II est le Dieu de la mer et des îles, le protecteur des marins. Il est retourné en Afrique. Il arrive dès fois qu’il s’offre aux yeux des fidèles sous l’apparence d’un poisson. C’est lui qui gère les demandes des serviteurs et les transmet aux Lwa ginen (Lwa purs). Le rituel de la barque de l’Agwe symbolise le retour vers l’Afrique.

[23] Usage des magnétophones était répandu en milieu rural haïtien comme moyen de communication avant d’être remplacé par le téléphone portable à partir de 2006.

[24] Voulant être perçus comme secteur favorable à l’avènement d’une démocratie en Haïti à la veille de la chute des Duvalier, il paraissait embarrassant pour les membres de la société civile à tendance chrétienne de refuser au secteur vodou le droit à la liberté de culte qui fait partie intégrante des droits de l’homme (Hurbon 1987: 156).

[25] André-Jules Gustave (s.d.), « L’initiation dans le Vodou Ayisyen ».

[26] Conseil Électoral Provisoire.

[27] Zantray (2009), « Ki kote nou ye jodi ya nan Zantray…? »

[28] Les travaux ont été inaugurés en 2009.

[29] On peut rappeler ici que la Constitution haïtienne de 1987 (article 215) fait obligation à l’État de protéger « les centres réputés de nos croyances africaines ».

[30] Par rapport au fonds commun du vodou au-delà des variations régionales, Laguerre (1989: 32) a inventorié six principales caractéristiques de l’expression du sacré qui pouvaient être retrouvées dans n’importe quel culte des esclaves de la colonie de Saint-Domingue :

a) La croyance dans le monothéisme, qui est, en un Être suprême.
b) Possession par les Lwa comme le point culminant de toute cérémonie.
c) Le poto mitan (pilier central), parfois un arbre, à travers laquelle se produit la communication avec les Esprits mystiques.
d) La religion est une cérémonie dansée.
e) Le Vèvè (dessin), symbole de Lwa (les Esprits).
f) L’offrande de nourriture aux Lwa (manje lwa).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 17 mars 2016 18:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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