RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Robert REDFIELD (1897-1958), La société dite « primitive ».” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3: “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 58-83. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[58]

Robert REDFIELD (1897-1958)

Anthropologue  et ethnolinguiste américain

La société dite « primitive ».”  [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3 : “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 58-83. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.

I

Pour bien comprendre ce qu'est la société en général et, en particulier, notre société urbaine moderne, il est utile d'étudier les sociétés qui ressemblent le moins à la nôtre, soit, les sociétés dites "primitives". [2] Sous certains rapports, toutes les sociétés sont semblables ; sous d'autres, toutes diffèrent. Nous posons donc comme postulat que toutes les sociétés primitives ont certains traits communs [59] qui nous permettent de nous les représenter comme correspondant à un certain type, - type qui est l'antithèse de la société urbaine moderne. [3]

Ce type-là est purement idéal. C'est une construction de notre esprit. Aucune société connue ne correspond parfaitement à ce type ; cependant, les sociétés auxquelles se sont surtout intéressés les anthropologues s'en rapprochent beaucoup. La construction de ce type dépend, assurément, des connaissances particulières que nous avons des sociétés tribales ou paysannes. On pourrait parvenir à définir la société primitive idéale en réunissant par l'imagination, les caractéristiques qui, logiquement, sont à l'opposé de celles que l'on trouve dans la cité moderne, si nous possédions sur les gens qui n'habitent pas les centres urbains quelques données qui nous permettraient de déterminer ce que sont les traits caractéristiques de la vie dans les cités modernes. Le processus à suivre nous oblige à nous renseigner sur plusieurs sociétés primitives dans diverses parties du globe, puis à rédiger de façon assez générale pour les englober toutes, une description de ces caractéristiques qui leur sont communes mais que ne possède pas la ville moderne.

Bref, nous allons d'une société primitive à une autre en nous demandant ce qui les rend semblables et aussi ce qui, par ailleurs, les différencie de la cité moderne. Donc nous rassemblons d'abord les éléments d'un type idéal. Plus nous accumulons d'éléments, moins il y a de chances que, dans le concret, une société y soit en tous points conforme. Une fois bâti ce type idéal, les sociétés réelles pourront être classées selon qu'elles s'en rapprochent plus ou moins. On en vient à découvrir que toute société existant dans la réalité est plus ou moins "primitive". Mais plus nous ajoutons d'éléments, moins il est possible de classer les sociétés selon le degré de leur ressemblance avec ce type idéal, car on s'apercevra que l'une s'y apparentera fortement sur un point et faiblement sur un autre, alors que chez une autre les choses se passeront à l'inverse. Cette situation comporte cependant un avantage, car elle nous permet de poser des questions et, peut-être, d'y répondre : à savoir, d'abord, si certaines caractéristiques se retrouvent ensemble chez la plupart des sociétés et ensuite, advenant que tel soit le cas chez quelques-unes d'entre elles, quelle en est la raison ?

Quiconque essaye de décrire la société primitive idéale doit considérer et, dans une large mesure inclure, certaines caractéristiques notées par nombre de chercheurs, chacun ayant porté attention à quelques-uns mais non à tous les [60] aspects des contrastes qui existent entre la société primitive et la société urbaine. Quelques chercheurs ont établi une liste de caractéristiques après avoir observé un certain nombre de sociétés primitives, puis ils ont généralisé en se fondant sur les contrastes qu'oppose la société urbaine moderne. L'auteur de la présente communication suit la méthode ci-dessus décrite. Les caractéristiques établies par Goldenweiser relativement aux sociétés primitives en sont aussi un exemple. Il affirme que ces sociétés sont petites, isolées, illettrées et qu'elles reflètent les coutumes locales ; qu'elles sont à peu près homogènes en ce qui a trait aux connaissances que possèdent leurs membres, à leurs attitudes et aux fonctions qu'ils remplissent ; que l'individu ne s'y distingue pas en tant que tel et que la connaissance donnée n'y est pas explicitement systématisée. [4]

Dans d'autres cas, les chercheurs ont comparé l'état dans le passé, de certaines sociétés et celui de ces mêmes sociétés, ou de sociétés qui en sont issues, à des époques plus récentes. C'est ainsi que Maine en est arrivé à sa théorie des différences modificatrices, entre une société fondée sur les liens de parenté et une société fondée sur le territoire ; entre une société fondée sur le statut social et une autre fondée sur un contrat. [5] Cette manière de procéder, comme la suivante d'ailleurs, nous offre des conceptions générales et utiles applicables aux sociétés primitives, lorsque nous les comparons aux sociétés urbaines modernes. Nous allons voir si tel aspect contrastant convient en propre à la société primitive et si tel autre s'applique à la société urbaine.

On ne trouve dans les travaux d'autres chercheurs aucune comparaison détaillée d'une société primitive avec une société urbanisée, ni d'une société ancienne avec une plus moderne, Or, c'est en observant notre propre société ou la société en général que se reconnaissent de façon précise les aspects contrastants de toute société. Cette méthode n'est probablement jamais suivie de la façon absolue que nous venons de décrire, car dans les cas dont il est ici question, il est clair que la société primitive ou la société ancienne a été comparée avec une société urbaine moderne. Toutefois, quelques-uns de ces auteurs ont mis l'accent sur des caractéristiques qui, tout en s'opposant du point de vue logique, coexistent, de fait, en toute société et aident à la bâtir. C'est ici que trouve place la distinction établie par Tonnies entre Gemeinschaft et Gesellschaft c’est-à-dire entre ce genre de société où les relations se créent sans que personne en manifeste expressément l'intention, simplement du fait que des hommes vivent ensemble, et cet autre genre de société où des relations ont été [61] délibérément établies par des individus libres de le faire, en vertu d'ententes conclues afin d'atteindre certains buts connus. [6] On peut rapprocher ici la distinction que fait Durkheim entre la solidarité sociale qu'engendre le partage de certaines attitudes et de certains sentiments et celle qui résulte du service que rendent les membres du groupe par leurs activités complémentaires les unes des autres. Dans le "segment social" où la forme d'association crée ce qu'on peut appeler une "solidarité mécanique", la loi prend une forme "répressive" ; tandis que dans le corps social où l'association crée une "solidarité organique", la loi tend à rétablir l'ordre.  [7]

On demandera peut-être : jusqu'à quel point le type construit par tel chercheur se rapproche-t-il de celui que définit tel autre ayant procédé de semblable manière ? On peut présumer que dans la mesure où les sociétés telles qu'elles sont dans la réalité et que tel chercheur a étudiées constituent un échantillon type de la gamme des diverses sociétés étudiées par tel autre chercheur, et dans la mesure où les théories générales qu'avance l'un d'eux à titre d'essai sont semblables à celles que soutient le second, les résultats seront identiques (à moins qu'ils soient modifiés par d'autres facteurs). Il n'est toutefois pas nécessaire de nous arrêter à cette question pour comprendre l'utilité de la méthode typologique. Ce type de société est une entité construite, uniquement créée en vue de mieux comprendre la réalité. Elle sert à faire penser à certains aspects des sociétés concrètes qui méritent d'être étudiées et, particulièrement, à suggérer des hypothèses qui, en règle générale, et dans certaines conditions bien précises, peuvent s'avérer vraies de toute société. N’importe quel type idéal conviendra, bien qu'il soit prudent d'affirmer que cette construction idéale possède une très grande valeur heuristique, laquelle dépend de la connaissance détaillée des sociétés primitives réelles, guidée par une imagination scientifique efficace.

II

"L'idée que nous devons nous faire d'une société primitive, a écrit Summer, est celle de petits groupes dispersés sur un territoire. [8] La société primitive [62] est une société restreinte. Elle ne se compose pas de plus de gens qu'il n'en faut pour pouvoir se bien connaître. Ces gens vivent ensemble durant de longues années. "Chez les Indiens Shoshone de l'Ouest, la parenté de l'individu c'était ce groupe qui allait, de lieu en lieu, par bandes, à l'écart des autres familles, pour chercher de quoi vivre ; de temps à autre des groupes de familles s'assemblaient durant quelques semaines, pour chasser ; durant les mois d'hiver, ils formaient un seul camp. [9] Ces villages temporaires comprenaient peut-être cent personnes. Selon Steward, ces bandes réunies pour chasser ou pour amasser des vivres, - groupes représentatifs de ceux de plusieurs parties du monde, - ne renfermaient que quelques vingtaines de personnes. [10] Un "Pueblo" du Sud-Ouest ne comprenait que quelques milliers de personnes.

La société primitive est une société isolée. Il n'existe probablement pas de véritable société dont les membres ignorent tout de ceux qui n'en font pas partie ; bien que durant des siècles les navigateurs aient évité leurs îles, les Adamiens savaient qu'il existait des étrangers et, incidemment, venaient en contact avec des visiteurs Malais ou Chinois. [11] Quoi qu'il en soit, les sociétés primitives que nous connaissons se composent de gens qui communiquent peu avec les étrangers, de sorte que nous pouvons considérer la société primitive comme étant constituée de personnes n'ayant pas de relations avec des gens de l'extérieur.

Cet isolement ne rend compte toutefois qu'à demi de la situation, car d'autre part les membres de cette société sont en étroites relations les uns avec les autres. Un groupe de naufragés de fraîche date forme une petite société isolée mais n'est pas pour autant une société primitive ; si ces naufragés proviennent de différents navires et de sociétés différentes, il ne s'est antérieurement établi entre eux aucun lien intime, de sorte que leur société ne se composera pas de gens qui se ressemblent beaucoup.

Doit-on établir une étroite relation entre l'isolement de la société primitive et la sédentarité de ses membres ? En bâtissant ce type idéal, nous pouvons imaginer que les membres d'une société sont toujours demeurés dans le territoire qu'ils occupent. De fait, il existe certains êtres primitifs qui, de temps immémoriaux, [63] habitent la même petite vallée et ne la quittent que rarement. [12] Certains pueblos du Sud-Ouest américain ont été habités par les mêmes gens ou par leurs descendants depuis nombre de générations. D'autre part, quelques tribus qui s'adonnent à la cueillette, tels les Indiens Shoshone et certains aborigènes de l'Australie, se déplacent à l'intérieur d'un très vaste territoire et certaines sociétés primitives asiatiques se livrent régulièrement à des migrations saisonnières à des centaines de milles de leur habitat.

Il est permis de penser que les membres d'un groupe donné se déplacent sans pour autant communiquer avec les membres des autres groupes. Chacun des villages indiens des hauts plateaux, dans le Midwest du Guatemala, constitue une société primitive qui se distingue, par ses coutumes et même par les caractères physiques de ses membres, des autres villages voisins ; cependant ces Indiens sont de grands voyageurs et, notamment dans le cas d'un de ces groupements les plus caractérisés, celui de Chichicastenango, la plupart des hommes parcourent de grandes distances et passent une bonne partie de leur temps loin de leurs foyers. [13] Ceci ne crée pas toutefois beaucoup de relations intimes entre les voyageurs de ces villages et les autres peuples. Les Bohémiens se sont depuis des générations mêlés aux divers peuples de la terre, et pourtant ils conservent plusieurs des caractéristiques des sociétés primitives.

Par le truchement des livres, les peuples civilisés prennent contact avec la mentalité d'autres peuples d'autres âges. Or l'absence de livres constitue une des causes de cet isolement de la société primitive. Le primitif ne communique que de façon orale ; c'est pourquoi la seule relation qui favorise la compréhension est celle qui s'établit entre voisins, au sein même de la société restreinte. Le primitif ne prend pas contact avec les idées et avec l'expérience du passé que transmettent les livres, qu'il s'agisse de celles des autres peuples ou de celles de ses propres ancêtres. Par conséquent, rien ne permet de vérifier ni de contredire la tradition orale. La connaissance des événements passés ne remonte pas plus loin que ce qui est à portée de mémoire et qui se transmet oralement des vieux aux jeunes ; ce qui s'est passé avant "l'époque de nos grands-pères" devient vague et légendaire. Leur croyance ne s'appuyant sur aucun témoignage écrit, ils ne peuvent acquérir ce sens de l'histoire qu'ont les peuples civilisés, ni avoir de théologie, ni aucune base pour une science fondée sur des expériences consignées par écrit. Si l'on excepte les outils et autres objets durables [64] fabriqués, ils n'ont d'autre moyen d'ajouter à leur bagage d'expérience que cette sagesse qui vient aux êtres avec l'âge. C'est ce qui explique que les vieux, en sachant davantage que les jeunes jusqu'à ce que ceux-ci aient atteint leur âge, jouissent de prestige et d'autorité.

Les individus qui composent une société primitive se ressemblent beaucoup. Ayant vécu dans une longue intimité les uns avec les autres, mais avec personne du dehors, ils en sont venus à créer un type biologique unique. On a observé et étudié cette similitude des caractères somatiques chez les groupements locaux de type consanguin. Etant donné que leurs membres n'ont de relations qu'entre eux, les façons apprises de faire et de penser d'un homme sont les mêmes que celles de n'importe quel autre. Autrement dit, dans la société primitive idéale, ce qu'un homme connaît et croit est identique à ce que connaissent et croient tous les autres hommes. Leurs coutumes comme leurs habitudes sont les mêmes. Evidemment, dans la vie réelle les différences entre les membres d'une société primitive, de même que les diverses occasions d'acquérir de l'expérience, font que cet état de choses théoriquement conçu ne se matérialise pas. Il serre toutefois d'assez près la réalité pour que celui qui étudie la société primitive telle qu'elle existe vraiment, puisse la décrire assez bien en sachant ce qui se passe dans l'esprit d'un petit nombre de ses membres et un groupe primitif a été décrit, à grands traits naturellement, d'après ce qu'on connaissait d'un seul de ses membres. On découvre aussi la même ressemblance entre les membres de la société primitive d'une génération à l'autre. Les anciens s'aperçoivent que les jeunes, à mesure qu'ils grandissent, agissent exactement comme eux le faisaient au même âge et selon ce qu'eux-mêmes en sont venus à considérer comme juste et bon. Cela revient à dire que dans une société de ce genre les choses ne changent guère.

Les membres d'une société primitive ont un fort sentiment de solidarité. Ce groupe, qu'un étranger définira comme étant composé d'êtres semblables, différant des membres d'un autre groupe, est aussi composé d'individus conscients de leurs ressemblances et qui, de ce fait, se sentent unis. Etant donné qu'ils communiquent intimement entre eux, chacun a un droit strict à la sympathie des autres. En outre, partant de ce qu'ils connaissent des sociétés autres que la leur, ils font valoir ce qui crée entre eux des ressemblances et ils s'apprécient par comparaison aux autres. Ils se désignent par "nous" ; tous les autres par "eux" [14].

Nous pouvons donc définir la société primitive comme étant restreinte, isolée, illettrée, homogène et aussi comme possédant un fort esprit de solidarité. Ne sommes-nous pas bien près d'admettre la simplicité de la technologie dans la [65] société primitive ? Il y aurait certainement quelque chose à dire au sujet des outils et de leur fabrication dans cette société primitive. Mais il n'est pas facile de définir le mot "simple" par rapport à la technologie, laquelle mettra en lumière les faits tels que les révèle l'observation des sociétés primitives. La précision avec laquelle tel outil, choisi parmi un grand nombre, répond aux besoins de l’Esquimau, par exemple, nous fait hésiter à employer le mot "simple". Certains énoncés négatifs semblent être dignes de crédit. Les outils secondaires et tertiaires - les outils servant à fabriquer d'autres outils - sont assez rares comparativement aux outils primaires. Il n'était pas alors question de produits ouvrés fabriqués en série et rapidement, par des machines. On ne recourait que peu ou pas aux forces de la nature.

Dans la société primitive, il n'existe presque pas de division du travail. Ce que fait tel individu n'importe quel autre le fait. Dans la société primitive idéale, tous les outils de même que les techniques de fabrication sont la propriété de "tout le monde"... Par "tout le monde" il faut entendre "tous les hommes adultes" ou "toutes les femmes adultes", car seules les différences qui existent entre ce que font et connaissent les hommes et ce que font et connaissent les femmes, partagent ce bloc homogène qu'est la société primitive. Ces différences sont manifestes et ne souffrent pas d'exception, (cela comparativement à notre société urbaine moderne, où la répartition des tâches est moins rigide). "Il n'existe rien de tel qu'une division du travail au sein du groupe local, sauf entre les deux sexes", a écrit Radcliffe-Brown en parlant des insulaires Adamiens. "... Tout homme est censé être capable de chasser le sanglier, de harponner les tortues et de pêcher, ou encore de profiler un canot, de fabriquer un arc et des flèches et toutes autres sortes d'objets fabriqués de main d'homme." [15] De sorte que tous les hommes s'intéressent aux mêmes choses et possèdent la même expérience de la vie.

La société primitive idéale peut aussi se présenter à notre esprit comme étant un groupe indépendant de tous les autres sur le plan économique ; ses membres produisent ce qu'ils consomment et consomment ce qu'ils produisent. Rares, -- s'il en existe -- sont les sociétés où les choses se passent exactement de la sorte. Certaines tribus esquimaudes s'en rapprochent peut-être. Bien que chaque petite troupe d'Adamiens pourvoie à ses besoins sans l'aide extérieure, il se fait une sorte de troc de biens entre tribus grâce à des échanges périodiques de présents.

Cette description de caractères que nous venons de formuler revient à dire, à tout prendre, qu'une société primitive est un petit monde autonome, un monde où les problèmes sans cesse renaissants de la vie sont réglés par tous ses [66] membres à peu près de la même manière. Or cette affirmation, bien qu'assez juste, néglige de mettre en lumière un aspect important, le plus important peut-être, de la société primitive. Les moyens auxquels recourent les membres de ce genre d'association pour régler les problèmes courants de la vie, sont devenus conventionnels ; ils sont le résultat de longs échanges intervenus entre ces gens qui ont à faire face aux mêmes problèmes ; ces moyens conventionnels en sont venus à s'imbriquer les uns dans les autres de manière à former un système cohérent et conséquent. C'est à ce système que nous songeons en disant que la société primitive se caractérise par une "culture". La culture, c'est l'ordonnance et l'intégration de significations conventionnelles. Dans la mesure où ils illustrent le type particulier de cette société, les actes et les objets sont aussi l'expression de ces significations et les perpétuent. Dans la société primitive, cet ensemble, ce système pourvoit à tous les besoins de l'individu, de la naissance à la mort, et à ceux de la collectivité elle-même au cours des saisons et des années. C'est en exposant ce système qu'on peut vraiment arriver à décrire la société en cause et la distinguer des autres.

Ainsi que nous le signalions précédemment, cela ne revient pas à dire que dans une société primitive ce que fait un homme équivaut à ce que fait n'importe quel autre. Dans une foule, le comportement d'un homme est identique à celui d'un autre homme, mais une foule n'est pas une société primitive. C'est même, du point de vue de la culture, son antithèse. [16] Il est vrai que dans une foule (qui est une sorte de "masse"), chaque individu se comporte comme son voisin, mais c'est là un phénomène spontané et particulier, qui se produit sans référence à la tradition. Ce phénomène ne dépend ni n'exprime des significations conventionnelles liées les unes aux autres. Une foule n'a pas de culture. La société primitive, elle, est l'expression même d'une culture. Une foule est un agrégat d'individus qui font la même chose simple à un même moment. La société primitive est une collectivité organisée où les individus accomplissent quantité de choses différentes, soit successivement, soit simultanément. Les gens qui forment une foule agissent par rapport à un même sujet d'attention, tandis que les actes des membres d'une société primitive sont motivés par des conventions multiples et interdépendantes antérieurement établies. A certain moment, ces membres font différentes choses intimement liées les unes aux autres, en vue d'exprimer des sentiments ou des conceptions partagés par tout le groupe. Lorsque vient le moment où un adolescent doit se conduire en homme, il agit comme un homme ; c'est pourquoi bien qu'en définitive les expériences tentées par tous les individus du même sexe soient semblables, les activités de la société même, observées [67] à tel ou tel moment, sont diverses tout en restant interdépendantes et conséquentes.

Quelques centaines d'Indiens Papagos formaient une société primitive dans le sud de l'Arizona. Pour ces Indiens, une expédition guerrière ne représentait pas tout simplement la sortie d'un groupe d'hommes en vue de tuer un ennemi. C'était là un acte très complexe, impliquant la participation de tous les membres de ce groupement, avant, pendant et après l'expédition et illustrant les principes religieux et moraux des Papagos. [17] La préparation à cette expédition comprenait plusieurs actes utiles ou rituels, auxquels se livraient les guerriers eux-mêmes, leurs femmes, et leurs enfants, ainsi que plusieurs guerriers ayant des victoires à leur crédit et beaucoup d'autres personnes. Durant l'absence de la troupe de belligérants, les membres de leur parenté devaient faire, ou s'abstenir de faire, beaucoup de choses : prières, jeûnes, préparatifs des cérémonies rituelles de sorcellerie, etc. C'était là des fonctions spécialisées, confiées à telle ou telle catégorie de parents ou d'autres personnes. De cette façon, tout le monde participait à la guerre. Ces fonctions, si différentes et particulières qu'elles fussent, s'imbriquaient, pour ainsi parler, les unes dans les autres pour former un grand tout : la société en temps d'expédition guerrière. Or toutes ces fonctions différentes obéissaient à des principes fondamentaux compris de tous, principes exprimés et réaffirmés par la forme même des actes : - gestes des cérémonies rituelles, paroles des chants, exhortations et explications, implicites ou explicites, des anciens aux plus jeunes. Tous comprenaient que l'on poursuivait un but, à savoir, que le groupe s'enrichisse du pouvoir surnaturel de l'ennemi tué. Ce pouvoir d'une grande valeur virtuelle, était dangereux. Or les usages et les rites pratiqués avaient pour objet tout d'abord d'aider au succès de la troupe des guerriers, puis à récupérer ce pouvoir surnaturel, obtenu en tuant l'ennemi, sous une forme pratique et sans danger.

Nous pouvons donc dire que dans une société primitive la coutume est très bien définie ; elle tend à se conformer à un type ou à une norme. Ces coutumes sont liées entre elles, tant dans l'esprit que dans les actes, de sorte que les uns tentent d'évoquer les autres et de s'y conformer. Tous les rites habituels pratiqués chez les Papagos lors du retour triomphal des guerriers sont en rapport logique avec l'idée générale qu'ils se font du pouvoir surnaturel et en sont une forme spéciale. Nous pouvons même aller jusqu'à dire que l'idée que se font ces gens de ce qui devrait se faire est en étroite relation avec ce qui, selon eux, s'accomplit effectivement et qu'il n'y a qu'une façon - ou de très rares manières [68] approuvées d'agir, - de répondre aux besoins qui surgissent. [18] Chez cette société primitive, la culture forme donc un "tout plus grand que ses parties". Gagner sa vie s'inscrit dans l'activité religieuse tout comme les rapports entre les hommes se justifient par l'idée qu'on se fait d'un monde surnaturel ou par quelqu'autre aspect de la culture. Pour le membre d'une société primitive, la vie elle-même n'est pas distincte de telle ou telle autre activité. C'est un grand tout dont on ne saurait retrancher une partie sans affecter le reste.

Une autre caractéristique de la société primitive était implicitement comprise lorsque nous avons affirmé que les activités particulières qui accompagnaient l'expédition guerrière des Papagos étaient commandées par des principes fondamentaux compris de tous. Ces "principes" avaient rapport au but de l'existence tel que le concevaient les Papagos. Pour eux, acquérir le pouvoir surnaturel était un bien quasi suprême. Ce but n'était nullement discuté. Il s'agissait là d'une sorte d'axiome à la lumière duquel étaient comprises d'autres activités de moindre importance. Ceci laisse entendre qu'il est possible d'affirmer que les fins que se propose la société primitive sont prises pour acquises. On peut considérer les activités qui accompagnaient l'expédition guerrière comme des actions complémentaires et utiles, comme des aspects de la division du travail. On peut aussi, et ceci revêt encore plus d'importance, les considérer comme l'illustration d'objectifs communs unanimement admis. La société primitive ne réside pas tant dans les échanges d'utiles services que se rendent ses membres que dans une compréhension générale de certaines fins. Ces fins ne sont pas formulées comme matières de foi, mais sont plutôt implicitement comprises dans une foule d'actes qui constituent les mœurs de la dite société. C'est pourquoi cet "esprit" de la société primitive - cette faculté qu'elle a d'agir avec suite durant certaines périodes de temps et de bien régler ses difficultés, - ne dépend ni de disciplines imposées par la force ni de son respect de certain principe d'action, mais bien du concours et du caractère conséquent d'une grande partie, - sinon de la totalité, - des actes et des conceptions qui constituent le cycle complet de la vie chez les primitifs. Pour employer une expression banale, on dira que la société primitive est "un mode de vie".

Dans la société primitive idéale on n'agit pas parce que quelqu'un ou certaines personnes ont décidé, tout à coup, que telle chose devrait se faire mais parce que cela semble s'imposer de par la nature même des choses. On n'y est d'ailleurs nullement enclin à réfléchir sur les actes traditionnels et à les considérer en eux-mêmes, avec un esprit critique. En résumé, les membres de la [69] société primitive se comportent de façon traditionnelle, spontanée, et ils sont dépourvus d'esprit critique. Il est vrai que dans toute société primitive concrète, bien des choses sont accomplies en vertu d'une décision quelconque prise relativement à telle action ; mais en ce qui regarde cette catégorie d'actions, c'est la tradition qui fait foi de tout. Les Indiens décident de partir, à tel moment, pour la chasse ; mais la question de savoir si oui ou non un individu doit chasser de temps à autre ne se pose pas.

Les mœurs des primitifs sont faites de coutumes qui se sont établies par suite de leur longue et intime association. Dans cette société telle que nous la concevons, toutes les conduites sont coutumières. Les hommes se conduisent les uns envers les autres en vertu d'ententes tacites et traditionnelles. Il n'existe entre eux aucun contrat formel ou autres sortes d'accords. Les droits et les devoirs de l'individu ne sont pas déterminés par ententes spéciales. Ils résultent du statut de l'individu en tant qu'appartenant à tel sexe, à tel groupe d'âge, à tel groupe d'occupations, en tant qu'il occupe telle place dans ce système de relations sociales traditionnelles. Le statut de l'individu est donc pour une large part fixé dès sa naissance. Ce statut change au cours de sa vie, mais d'une manière qui a été "préordonnée" par la nature même de la collectivité à laquelle il appartient. Les institutions de la société primitive sont de l'espèce qu'on a nommée : coercitives. Elles ne sont pas de celles qui se créent en vue d'un objectif particulier, telle que l'a été par exemple la "Cour des jeunes délinquants". La loi est donc également faite de la conception qu'on a depuis toujours des droits, ainsi que des coutumes établies qui les perpétuent. La législation n'a rien à y voir.

La législation n'entre en rien dans la loi de la société primitive idéale, il n'existe pas non plus de codification de cette loi et encore moins de jurisprudence. Radin a recueilli des données qui laissent voir combien il est rare que les peuples véritablement primitifs critiquent les coutumes reçues et érigent leurs connaissances en système. [19] Dans les sociétés primitives connues, cela ne se pratique que très peu. Dans la société primitive idéale il n'existe pas d'objectivité ni de systématisation des connaissances influencées par ce qu'on pourrait appeler son "ordre interne". L'individu qui fait partie de cette société construite ne s'écarte jamais de son comportement habituel ni ne le soumet à quelque examen. Il s'en tient au sens qu'il a pour lui, parce que ce sens est défini par la culture. Il n'est pas habitué non plus à classifier, à expérimenter, à penser pour son propre compte ni, - à coup sûr ! - à des fins intellectuelles. Il a une connaissance pratique mais ne possède pas, à proprement parler, de science.

[70]

Dans la société primitive, on se conduit de façon toute conventionnelle. La coutume décide des droits et des devoirs de l'individu. Les connaissances acquises ne sont pas soumises à quelque examen critique ou objectif. Elles ne sont pas érigées en système. Mais on aurait tort de s'imaginer que le primitif est une sorte d'automate dont les coutumes constituent le principal ressort. On se tromperait également en pensant que l'homme primitif a fortement l'impression qu'il est emprisonné par la coutume. Dans les limites qu'elle fixe il y a toujours une émulation dans l'accomplissement des tâches de chacun. Il s'y exerce une vive concurrence. On y a le sens de l'initiative et une sorte de sentiment que ce que la culture reçue nous pousse à faire vaut la peine d'être accompli. "La vie n'y est pas monotone. Elle a tous les attraits qu'offrent l'expérience personnelle - celle de l'individu lui-même la plupart du temps, - la concurrence sur le plan des techniques et le travail bien fait." [20] Les interrelations entre les éléments qui constituent les coutumes et leur convenance réciproque telles qu'on les enseigne à l'individu, lui font voir combien il est important de s'efforcer d'agir dans le sens que lui dicte la tradition. La culture trace des objectifs qui l'incitent à l'action en leur conférant une grande signification. [21]

Nous avons dit que la société primitive est restreinte et que ses membres vivent longtemps dans l'intimité les uns des autres. Nous avons dit aussi que dans ces sortes de sociétés, il n'existe guère d'esprit critique ni de réflexion abstraite. Ces caractéristiques s'apparentent à une autre caractéristique de cette société, à savoir que : "le comportement y est personnel et non impersonnel. On peut définir une "personne" comme étant ce sujet social que j'estime capable de réagir aux situations comme je le fais moi-même, avec des sentiments et des intérêts identiques aux miens. Une "personne", c'est moi-même sous une forme différente, c'est un être qui a des qualités et une valeur qui lui sont propres. Cet être n'a pas à mes yeux qu'un sens utilitaire. D'autre part, une "chose" est un objet social qui n'a aucun droit à ma sympathie, qui me convient selon l'idée que je m'en fais, c'est-à-dire comme un instrument. À mes yeux, cette chose n'a de valeur que dans la mesure où elle sert les objectifs que je vise. Dans la société primitive, tous les êtres humains qui y sont admis sont traités comme des personnes. On n'y agit pas de façon impersonnelle (à la manière des choses), à l'égard de n'importe quel autre membre de ce petit monde qu'est la société. En outre, quantité de choses, à part les êtres humains, y sont traitées comme des personnes. Le modèle de conduite initialement dicté à l'individu par ses expériences intimes en tant que tel - soit, ses désirs, ses craintes, ses réactions sensibles, ses intérêts de toutes espèces, - se projette sur tous les objets avec lesquels il [71] vient en contact. Par conséquent, la nature aussi est traitée comme une personne : les éléments naturels, la forme du paysage, les animaux et, particulièrement, toute chose de son entourage qui, par son apparence ou par son comportement, donne à croire qu'elle possède les attributs de l'espèce humaine. À tout cela le primitif attribue les qualités de la personne humaine. [22]

En résumé, la vie intime et personnelle que mène l'enfant dans la famille s'étend à l'univers social de l'adulte. Elle s'étend même aux objets inanimés. Cela ne tient pas uniquement à ce que, dans une société de ce genre, les relations sont de caractère personnel, mais bien à ce qu'elles ont aussi un caractère familial. Les premiers contacts qu'a le petit enfant en voie de devenir lui-même une personne, se font avec d'autres personnes. Bien plus, chacune de ces personnes qu'il vient à connaître a avec lui le genre de rapports que commande leur lien généalogique. L'individu s'aperçoit qu'il occupe telle place au sein d'une multitude de liens familiaux. Ces rapports de parenté constituent, dans la société primitive type, un réseau où tous les rapports personnels deviennent conventionnels et classés selon des catégories. Toutes les relations ont un caractère personnel. Mais ces relations, sous leur forme particulière, ne sont pas les mêmes envers tout le monde. De même que la mère est différente du père et le petit-fils différent du neveu, il s'établit des catégories de relations individuelles qui ont pour origine les liens d'ordre généalogique et qui se transposent à l'extérieur par rapport à toutes les relations quelles qu'elles soient. En ce sens on peut dire que la société primitive est une société familiale. Lowie [23] a expliqué quelle réserve on doit apporter à l'affirmation de Maine [24], à savoir, que la société primitive est organisée par rapport aux liens parentaux et non par rapport au territoire. Que des hommes vivent dans la promiscuité les uns des autres, contribue certainement à créer chez eux l'esprit de solidarité. Mais le point qu'il faut mettre en lumière pour bien comprendre ce qu'est la société primitive, c'est que bien que la promiscuité ou les liens de fraternité ou de filiation constituent les circonstances qui unissent les membres de la société, il n'en reste pas moins que ces circonstances aboutissent à former un groupe de gens entre qui prévalent le genre de relations personnelles et classées par catégories qui caractérisent les familles - et où les modèles de parenté ont tendance à être appliqués hors du groupe d'individus que rapprochent les liens généalogiques, soit à la société tout entière. Le parent est la personne qui sert de barème à toute l'expérience.

[72]

Cette conception générale peut se décomposer en ses parties ou idées connexes. Dans la société primitive, les rapports entre parents sont clairement distincts les uns des autres. On peut s'attendre à ce que la façon de se comporter varie beaucoup par exemple, entre un oncle du côté maternel et le fils de sa sœur et entre un oncle du côté paternel et le fils de son frère. Chez certaines tribus d'Australie, l'animal qu'abat un chasseur doit être coupé en neuf ou dix quartiers et certaines parties de l'animal doivent revenir à neuf ou dix parents de l'heureux chasseur : les côtes de droite vont au frère de son père, un morceau du flanc va au frère de sa mère, et ainsi de suite. [25]

Cette tendance à étendre les liens de parenté aux gens de l'extérieur prend de multiples formes. Dans un bon nombre de sociétés primitives, les relations parentales de même que le comportement entre parents (à des degrés moindres), sont étendus à des personnes qu'on ne reconnaît pas comme étant du même arbre généalogique mais que l'on considère néanmoins comme comptant parmi la parenté. Chez les Australiens du Centre, les rapports de parenté sont étendus de façon à "englober toutes les personnes qui ont entre elles quelque contact d'ordre social... De cette manière, la société tout entière est composée de parents." [26] Dans la société primitive, rares sont les groupements qui ne sont pas rattachés à quelque branche généalogique. Et ceux qui vraiment ne le sont pas, cherchent à accaparer des attributs d'une parenté. Dans les sociétés primitives et paysannes, la parenté symbolique (ritual kinship) est fréquente ; outre la parenté consanguine, il y a parenté par parrainage et d'autres formes de parenté symbolique. [27] Ceci multiplie les liens de parenté. Et dans ces cas, les liens qui uniront certains individus dépendront d'un choix. En outre, il arrive fréquemment qu'on recoure à des noms de parents - noms qu'on sait être imaginaires ou métaphoriques, - pour désigner des relations fortuites, comme celles qui existent entre un hôte et ses invités ou entre la divinité et le fidèle. [28]

Dans la réalité, les sociétés primitives et paysannes diffèrent considérablement en ce qui concerne la forme que revêt la parenté. Il est toutefois possible de distinguer deux types principaux. Dans l'un de ces deux cas, on met l'accent [73] sur la relation qui existe entre le mari et la femme, sans que l'on établisse de distinction entre les deux lignées, d'ascendance matriarcale et patriarcale. Dans ce genre de société, la famille des parents de l'individu est unité sociale et les liens avec les parents de l'extérieur revêtent une importance secondaire. Une telle organisation familiale est fréquente dans les endroits où la population est peu nombreuse, où les moyens de subsistance se résument à la cueillette d'aliments sauvages et où il est impossible à des groupements plus considérables de demeurer ensemble, les ressources naturelles ne le permettant pas. Mais aux endroits où il existe des agglomérations de quelque importance, soit sous forme de village, soit sous forme de bandes nomades, il arrive alors souvent, - mais certes pas toujours, - qu'on donne priorité à une des deux lignées par voie de consanguinité [29]. Il en résulte une répartition de la société en cellules parentales équivalentes. Cela peut prendre la forme d'une expansion de groupes familiaux ou se faire par l'union des familles (comme c'est le cas en Chine), ou bien par l'association de plusieurs maisonnées de personnes apparentées soit par des liens généalogiques reconnus ou parce qu'elles portent le même nom ou autre désignation symbolique. Dans ce dernier cas, on nommera ces groupements des clans. Même dans les sociétés où la famille des père et mère de l'individu constitue une cellule économique indépendante, - comme il arrive chez les Esquimaux de l'Est, - jamais le couple ne devient une nouvelle cellule sociale et économique autonome telle qu'elle existe dans notre société à nous. Lorsque, dans une société primitive, un mariage se rompt par la mort, les parents de l'époux décédé revendiquent à l'égard de ses biens des droits auxquels ils n'ont jamais renoncé [30]. À tout prendre, nous pouvons considérer la famille, chez les primitifs, comme étant constituée de personnes unies par les liens du sang. Par comparaison avec ce dont nous, dans notre propre société, nous faisons l'expérience, le mariage est un incident dans la vie de l'individu qui est né, qui a grandi et qui meurt parmi ceux qui lui sont apparentés par le sang. Dans de telles sociétés, l'amour sentiment peut difficilement être élevé au rang de grand principe.

Dans toute la mesure où sont nettement établis les liens de consanguinité, (et dans certains cas les lignées des deux parents peuvent revêtir de l'importance pour l'individu) [31] on peut considérer la société primitive comme étant composée de familles plutôt que d'individus. C'est le groupe familial qui agit et sur lequel on agit. La solidarité entre membres du groupe parental est très forte.

[74]

L'individu est responsable envers tous les membres de sa parenté et vice-versa. "Le clan est une société naturelle d'entr'aide mutuelle... Le membre appartient au clan. Il n'est pas son propre maître. S'il se trompe, les membres du clan le reprendront. S'il agit mal, ils partagent sa responsabilité." [32] Ainsi donc, dans les sociétés primitives où la tendance à maintenir les liens de consanguinité a eu pour résultat de former des ensembles de familles ou clans, il n'est pas rare que les dommages causés par un individu soient considérés comme des dommages causés à toute sa parenté et que celle-ci prenne les mesures nécessaires pour faire justice. On peut procéder par une vengeance qu'autorisent les coutumes établies ou par une entente sur une question de propriété. Une grande partie de la loi primitive porte sur les réclamations que peut avoir un groupe de parents contre un autre. Le fait qu'une société primitive est un groupe organisé de familles plutôt qu'un agrégat d'individus est encore illustré par les formes diverses de mariages par lesquels on accepte comme conjoint tel ou tel parent. La coutume selon laquelle, dans nombre de sociétés primitives, un homme est censé épouser la veuve de son frère et une femme, épouser le veuf de sa sœur, démontre que l'on considère le mariage comme un engagement qui se passe entre groupes de parents. Un des époux ayant, par sa mort, rompu l'engagement, celui-ci est repris par quelque autre représentant du groupe familial. C'est par la préparation des mariages, - choix des conjoints par la parenté, prix payé pour obtenir l'épouse, dot, et bien d'autres formes de négociations familiales aboutissant à un mariage, - que s'illustre la nature du mariage comme forme conjugale des relations sociales entre personnes ayant entre elles des liens de parenté.

Il a été dit aux paragraphes précédents que dans la société primitive les gens se conduisent conformément aux traditions, qu'ils agissent de façon spontanée et sans sens critique ; que ce qu'un homme fait est à peu près identique à ce que fait son voisin et que les modèles de conduites sont nettement tracés et se reproduisent invariablement d'une génération à l'autre. On a aussi donné à entendre que leurs comportements conventionnels et leurs institutions sociales s'imbriquent tellement bien que cela contribue à créer ce sens de la droiture qui, pour le membre d'une telle société, fait partie essentielle des façons traditionnelles d'agir. Selon l'axiome bien connu de Sumner, leurs mœurs sont des mœurs rustiques. Bien plus, ces coutumes populaires ont tendance à constituer une éthique, c'est-à-dire que les façons d'agir et de penser ayant une connotation morale. C'est pourquoi les membres de la société primitive ne sont pas tentés de remettre en question la valeur des actes, des objets ou des institutions traditionnels ; et advenant que cette valeur serait remise en question, cela les irriterait. On peut résumer cette caractéristique de la société sacrale. Aucun de ses membres ne saurait, sans provoquer les sanctions du groupe, mettre en doute la valeur des traditions établies [75] On a lieu de croire que ce caractère sacré qu'ont les objets provient, en partie du moins, du seul fait de l'habitude. L'organisme de l'individu s'adapte fort probablement de bonne heure à certaines façons d'agir et de penser, à certaines relations entre telle activité et telle autre, à certaines expériences des sens et à certaines occupations. Il devient physiologiquement pénible de changer et même d'envisager l'idée d'un changement. L'individu éprouve alors comme un "sentiment de l'impropriété de certaines formes données à des valeurs sociales ou religieuses et comme une peur superstitieuse de tout changement". [33] Dans la société primitive, le caractère sacré des objets tient probablement aussi à ce que dans ces cultures cohérentes, les gentes et les objets évoquent des traditions, des croyances et des conceptions communes à tous. Nous avons des raisons de présumer que lorsque les actes traditionnellement accomplis perdent de leur sens parce que les gens ne savent plus ce que ces actes représentent, la vie se sécularise. [34] La répétition des gestes traditionnels (autres que les actes purement techniques) engendre les "rites". Les cérémonies sont l'expression formelle de la tradition. Dans la société primitive, les rites ont aussi tendance à se transformer en cérémonies ; et les cérémonies rituelles à prendre un caractère sacré - et non profane.

Le caractère sacré des objets dont se sert le groupe se constate par la façon dont les membres de la société primitive protègent ceux-ci par des précautions et des tabous qui les isolent du vulgaire et du prosaïque. Dans ce caractère sacré entrent, simultanément ou alternativement, deux éléments : un élément de sainteté et un élément de crainte. Lorsqu'au retour d'une expédition guerrière, l'Indien Papago rapporte la chevelure de l'Apache qu'il a abattu, il se comporte envers cette chevelure comme si elle était imprégnée "de puissance surnaturelle ; seuls les anciens de la tribu, ayant à leur crédit des victoires guerrières, pouvaient toucher cet objet et le purifier par des rites religieux de façon qu'il puisse prendre place au foyer du guerrier tueur. Cette chevelure était placée sur le mannequin d'un Indien Apache et, après de nombreux rites préparatoires, était tenue l'espace d'un instant par chaque membre de la famille du guerrier en question. On s'adressait à elle comme à un parent, avec crainte et respect ; puis elle était placée dans la maison afin qu'elle y répande un pouvoir protecteur. [35] Les Indiens de San Pedro de La Laguna, au Guatemala, nomment à vie un officiant dont la fonction consiste à prendre sous sa garde dix à douze bréviaires latins, au XIIe siècle, et à lire des prières dans l'un ou l'autre de ces bouquins en certaines occasions. Si quelqu'un d'autre que leur gardien ou ses assistants, ose toucher à ces livres, il est frappé de démence ou bien devient aveugle. On brûle de l'encens et des chandelles devant le coffre qui renferme ces livres. Toutefois, [76] ceux-ci ne sont pas considérés comme des dieux, mais comme des objets sacrés. [36]

Dans la société primitive, cette tendance à considérer les objets comme étant sacrés s'étend, et cela est caractéristique, même aux actes de la vie ordinaire et aux aliments. Souvent ces aliments sont personnifiés et tenus pour sacrés. Voici ce que racontait un Indien Navajo. "Mon grand-oncle me disait souvent : lorsque tu marches sur la route et que tu aperçois un épi de blé d’Inde, ramasse-le. Il est comme un enfant perdu qui meurt de faim." D'après la légende, le blé d'Inde est l'égal d'un être humain, mais il est encore plus saint... Lorsqu'un homme pénètre dans un champ de blé d’Inde, il a l'impression d'être dans un endroit sacré et de marcher parmi des Etres Sacrés... L'agriculture est regardée comme une occupation sacrée. Si bien qu'avant de planter on procède à des chants. Cette pratique se poursuit tout le temps que dure la germination. Vous ne pouvez vous empêcher de sentir que vous êtes dans un endroit sacré lorsque vous parcourez vos champs et que vous constatez que la moisson vient bien." [37] Dans la société primitive idéale, les choses ne sont pas considérées uniquement comme des moyens d'atteindre une fin pratique immédiate. Toutes les activités, voire même les moyens de production, sont des fins en elles-mêmes ; elles expriment les suprêmes valeurs de la société.

III

On pourrait développer bien davantage cette description des caractéristiques de la société primitive idéale. Plusieurs des éléments qui entrent dans ce type pourraient être différemment combinés. Tel ou tel point pourrait être explicité ou mieux mis en lumière et l'on pourrait montrer quels sont ses rapports avec d'autres aspects de cette conception. Par exemple, on pourrait faire observer que lorsqu'il n'y a que peu ou point de réflexion systématique, les solutions qu'on apporte d'ordinaire aux problèmes d'ordre pratique ne prennent qu'imparfaitement la forme d'un contrôle efficace et délibéré des moyens propres à atteindre à la fin désirée. Au lieu de cela, elles ont tendance à exprimer des états d'esprit chez les individus qui veulent arriver à cette fin mais qui craignent de n'y pas parvenir. Nous résumerons ceci en disant que la société primitive se caractérise par la grande importance qu'elle accorde à la magie. Car nous pouvons entendre le mot "magie" comme désignant un acte posé en vue d'atteindre une fin, - c'est-à-dire instrumental - mais seulement comme désignant un moyen qui n'atteint pas [77] effectivement cette fin. Cet acte exprime les façons de penser ou de sentir de celui qui l'accomplit, sans être nécessairement approprié à la fin recherchée. "La magie se fonde sur l'expérience spécifique d'états émotifs... au moyen desquels la vérité est révélée, non pas par raisonnement, mais par le jeu d'émotions sur l'organisme humain. La magie se fonde sur ce qu'on est convaincu que l'espérance ne saurait tromper ni le désir décevoir." [38] Dans la société primitive on confond l'action technique et l'activité magique. L'acte qu'on pose prend la forme d'une petite pièce de théâtre ; c'est l'illustration de ce que l'on désire voir se réaliser.

On pourrait évidemment définir aussi ce qu'est la société primitive en décrivant la mentalité du primitif. Cette description serait en majeure partie la répétition de ce qui a été dit au cours des pages précédentes, sauf que dans ce cas-ci on mettrait l'accent sur ce qui caractérise l'activité mentale des membres du groupe, plutôt que sur les coutumes et sur les institutions. Chez ce primitif, les associations d'idées sont d'ordre personnel et émotif, plutôt qu'abstraitement catégoriques ou définies en tant que relation de cause à effet. "... Non seulement le primitif voit toute action comme une chose adaptée à sa fin principale et toute idée en relation avec sa fin, comme nous, nous les concevons, mais... il les associe en outre à d'autres conceptions, lesquelles sont souvent d'ordre religieux ou tout au moins symboliques. Par conséquent, il leur confère plus de signification que nous, nous estimons devoir leur en accorder." [39] Une description assez semblable de ce genre de mentalité a été formulée à l'endroit de l'homme du Moyen Age. Elle s'applique aussi, selon nous, au membre de la société primitive.

Du point de vue de la causalité, le symbolisme nous apparaît comme une sorte de chemin de raccourci que prend la pensée. Au lieu de chercher la relation qui existe entre deux choses en suivant les détours obscurs de leurs rapports de causalité, la pensée fait un bond et découvre leur relation, non pas celle de cause à effet, mais celle de leur signification, leur rapport de finalité. Un tel lien semblera de prime abord de nature à convaincre pourvu, bien entendu, que ces deux choses possèdent en commun une caractéristique essentielle qu'il est possible de rattacher à quelque valeur d'ordre général... L'assimilation par symbole, fondée sur des qualités communes, présuppose que ces qualités sont essentielles aux choses. Des roses blanches et rouges s'épanouissent au milieu des épines. Par une association symbolique, cela fait immédiatement songer à des vierges et à des martyrs resplendissants de gloire au milieu de leurs persécuteurs.

[78]

L'assimilation se fait parce que les attributs sont de même nature : la beauté, la tendresse, la pureté, les couleurs des roses sont également celles des vierges ; leur couleur rouge est celle du sang des martyrs. Mais cette similitude n'aura de sens mystique que si le moyen terme qui rapproche les deux pâles de l'idée symbolique exprime une qualité essentielle qui leur est commune. Autrement dit, si la blancheur et la rougeur sont autre chose que des mots exprimant des dissemblances physiques fondées sur le nombre et si elles sont considérées en tant qu'essences et en tant que réalités. Le sauvage, l'enfant et le poète ne se les imaginent jamais autrement. [40]

La tendance à traiter la nature comme une personne, tendance qualifiée d'« animisme » et d'« anthropomorphisme » est une propriété de la pensée primitive. Ce contraste entre la manière d'envisager les moyens par rapport à la fin, particulière à l'homme urbain et la mentalité primitive a fait l'objet d'études spéciales. [41]

Jusqu'ici aucune mention n'a été faite de l'absence d'un comportement économique caractéristique d'une économie de marché dans la société primitive. Au sein de la société primitive idéale, la religion ou la famille lient les individus et l'esprit de lucre ne saurait donc y trouver place. Il n'existe ni argent ni rien qui serve de commun dénominateur pour évaluer les choses. La distribution des biens et des services se présente plutôt comme un aspect des relations conventionnelles et personnelles de statut sur lesquelles est bâtie la structure de la société. Les biens sont échangés à titre de bons procédés et aussi, la plupart du temps, parce que cet échange fait partie des cérémonies et des actes rituels. "En général, l'obligation de travailler, d'épargner et de dépenser n'est pas surtout dictée par l'évaluation rationnelle des avantages qu'on peut en retirer mais bien par le désir d'être socialement considéré en agissant de la sorte." [42]

L'idée ébauchée ici prend un sens si l'on compare la société primitive à la cité moderne. Le monde vaste, compliqué, évoluant rapidement dans lequel vit le citoyen des villes et même l'habitant urbanisé des campagnes, est aux antipodes de la société primitive restreinte et repliée sur elle-même, dont les conceptions morales et religieuses sont bien intégrées et varient peu. Au [79] moment donné de l'histoire, tous les hommes vivaient dans ces petites sociétés primitives. Ils ont dû vivre de cette manière durant des milliers d'années ; la vie urbaine n'a surgi que très récemment, si l'on considère la longue histoire de l'humanité sur la terre, L'expansion très poussée d'un monde sécularisé et une évolution perpétuelle ne date que de quelques générations.

Les sociétés tribales qui existent encore à la lisière d'une civilisation en pleine expansion, sont de faibles vestiges des façons de vivre anciennes. Si on les considère une par une et par comparaison avec des sociétés dans lesquelles existe ou commence à exister l'instruction formelle et avec des sociétés industrialisées ou en voie d'industrialisation, nous verrons peut-être alors comment chacune d'elles s'est constitué certaines formes de vie sociale en rapport avec les circonstances spéciales où elle est placée. Chez les Esquimaux de la région polaire où chaque petite famille était forcée de se déplacer dans cette inclémente région arctique, bien que les liens de parenté revêtissent une grande importance, il ne s'est jamais formé de clans ni de groupes familiaux très considérables. Les Haida sédentaires des Iles de la Reine Charlotte étaient partagés en deux groupes exogames de parents, dont chacun se composait de clans entre lesquels existait l'orgueil d'une rivalité saine et normale. Chez les Comanches, guerriers nomades, on attachait à l'esprit d'initiative et de débrouillardise individuelles plus d'importance que ne le faisaient les Zuni, Indiens sédentaires et étroitement solidaires les uns des autres. Dans l'Ouest Africain, où se constituèrent de grands États indigènes avec des chefs, des cours, des marchés, le régime de parenté a conservé sa force. Et nous trouvons en Chine l'exemple d'une vaste société à évolution lente, dont l'élite est instruite, et qui englobe une multitude de collectivités rurales de type primitif. Aux endroits où se sont élevées des villes, les gens des campagnes, dépendant de ces villes pour vivre, ont établi avec les citadins des relations sur les plans économique et politique, de même que des relations de statut, et, ce faisant, sont devenus ce genre d'habitant rural qu'on nomme les "paysans". [43] Même dans les parties du monde les plus nouvelles, aux États-Unis, par exemple, nombre de villages et de petites villes ont peut-être autant de points de ressemblance avec la société primitive qu'avec la vie des villes.

Donc les diverses sociétés du globe ne se classent pas dans le même ordre selon qu'elles possèdent ou ne possèdent pas toutes les caractéristiques de type idéal de la société primitive. D'autre part, certaines de ces caractéristiques ont une tendance si marquée à se présenter en même temps que d'autres, que leurs interrelations ne sauraient compter parmi les variables interdépendantes. Certaines de ces interrelations sont tellement évidentes qu'elles ne présentent [80] assurément pas de problèmes. Le caractère restreint de la société primitive, de même que les relations suivies entre mêmes individus, ont certes à voir avec le caractère personnel qui prédomine dans les rapports sociaux. La rareté des outils secondaires et tertiaires et l'absence d'usine pour les fabriquer ne favorisaient guère une division très complexe du travail. Plusieurs problèmes surgissent cependant quant à la question de savoir dans quelles circonstances certaines de ces caractéristiques ne se présentent pas simultanément et dans quelles circonstances ont peut s'attendre à ce qu'elles évoluent dans le sens des caractéristiques opposées, en obligeant ou en n'obligeant pas les autres à se modifier aussi.

L'étude des différentes manières locales de fêter le saint protecteur du village chez certaines peuplades du Yucatan, fait voir qu'il existe en l'occurrence certaines interrelations. [44] Dans quatre collectivités, situées à distance plus ou moins grande des centres urbains susceptibles d'exercer sur elles une influence modificatrice, la fête illustrait le rapport entre le village et le saint protecteur (ou vice-versa) qui se renouvelle chaque année. La fête comporte des cérémonies rituelles et culturelles. Une part considérable y est aussi faite aux yeux. Les principales activités de cette fête comportent une neuvaine, des danses populaires et un combat de taureau. Dans chacune de ces collectivités, un groupe d'hommes et de femmes prend charge, pour l'année courante, de l'organisation de la fête ; lorsque celle-ci en est à son point culminant, ce groupe passe ses fonctions à un autre groupe qui lui succédera. Dans toutes les collectivités étudiées, il a été constaté que cette institution n'a pas varié jusqu'à présent. On note certaines différences lorsque l'on compare les détails des cérémonies rituelles et les jeux, ainsi que l'organisation de cette fête, et lorsque l'on scrute le sens profond de ces actes et de cette institution. Alors on se rend compte qu'au lieu d'être un acte profondément sacré, accompli par le village en tant que collectivité composée de groupes familiaux étroitement reliés à l'ensemble des croyances religieuses et morales de la population, ces festivités deviennent avant tout pour quelques-uns, dans les centres les plus urbanisés, des occasions de se divertir, pour d'autres, des occasions de faire de l'argent, et cela sans grand rapport avec les conceptions morales ou religieuses.

Chez les sociétés les plus isolées et par ailleurs les plus primitives, qui ont fait l'objet d'études, l'organisation de ce festival est en étroites relations avec la structure sociale globale du groupe. Les chefs aux différents paliers de l'organisation du groupe, dont les fonctions sont à la fois d'ordre civil et religieux, mènent la fête. Ce sont les chefs, les hommes, qui tranchent les litiges et qui déclarent la guerre ; c'est eux aussi qui occupent les places d'honneur dans les cortèges religieux et qui officient aux cérémonies. La collectivité qui comprend [81] plusieurs tribus voisines, est divisée en cinq groupements, auxquels on appartient en vertu de la lignée paternelle. Quatre hommes choisis dans ces cinq groupements sont chargés à tour de rôle de conduire les prières et de préparer les mets du festin. La fête se tient dans le village-chef, au sanctuaire qui abrite la croix protectrice de la collectivité tout entière. Elle consiste principalement en actes solennels de religion : sacrifices, litanies, processions de statues, prosternations des fidèles. Un officiant spécial offre à la croix les présents rituels, en grandes pompes. Certains emblèmes de la divinité sont sortis du temple et montrés aux fidèles agenouillés, durant la cérémonie des offrandes. Dans l'atmosphère qui convient aux choses sacrées, l'auditoire assiste au transfert des responsabilités à ceux qui doivent diriger la fête. Tout d'abord, certains ornements rituels sont placés sur l'autel, puis après la récitation des prières et l'exécution d'une danse religieuse, sont remis à la vue de tous, par les détenteurs de la fonction sacrée pour cette année-là, à leurs successeurs.

Dans les villages moins isolés, la fête revêt une forme identique mais est moins bien intégrée à l'organisation sociale du groupe. Elle a un caractère moins sacré et laisse à l'individu plus d'initiative et plus de responsabilité. Ces modifications s'observent dans les autres collectivités étudiées, à mesure que l'on approche de la ville de Merida. Dans certains villages du littoral, la fête du saint patron est une entreprise commerciale, organisée par quelques citadins de mentalité laïque. La neuvaine est conduite par quelques femmes qui ne reçoivent aucune aide des autorités municipales. Le combat de taureaux devient un spectacle commercialisé, car on engage des toréadors de profession pour l'occasion et l'on exige un prix d'entrée. Peu de gens assistent à la danse populaire. Le festival plaît surtout aux jeunes, qui y viennent pour danser des danses modernes et pour assister aux combats de taureaux. Il fournit aux commerçants l'occasion de réaliser des profits. Ce qui était une institution de la culture primitive est devenu une entreprise commerciale à laquelle les particuliers, comme tels, prennent part à des fins profanes.

La principale conclusion à tirer c'est que les collectivités les moins isolées et les plus hétérogènes de la péninsule du Yucatan sont plus sécularisées et plus individualistes. Elles se distinguent par une désorganisation de la culture. Il apparut en outre probable que, dans cette évolution qui se produit au Yucatan, il y avait une relation d'interdépendance entre ces caractères changeants notamment entre la désorganisation de la culture et la sécularisation. "Les gens cessent de croire parce qu'ils cessent de comprendre et ils cessent de comprendre parce qu'ils cessent d'accomplir des rites, qui symbolisent des représentations unanimement admises." [45] Les nouveaux genres d'emplois et autres changements survenus par rapport à la division du travail, font que les gens sont incapables de prendre part aux anciens rites. N'y participant plus, ils cessent de croire aux valeurs que représentent ces rites. Toutefois, ce n'est là, bien entendu, qu'une explication partielle.

[82]

Cette conception de la société primitive a incité un petit groupe d'observateurs sur place à étudier la question de l'interdépendance ou de l'indépendance de ces caractéristiques de la société en cause. Il a été constaté que dans les solitudes du Yucatan, l'homogénéité du groupe, une interprétation particulière et "symboliste" de la nature, l'importance des liens familiaux, une culture très cohérente, le caractère sacré des sanctions comme des institutions, étaient naturellement fortement liés. Puis on a noté que chez certaines peuplades indiennes vivant sur ou près du lac Atitlan, au Guatemala, cet ensemble de caractères ne se retrouvent pas. [46] Vu qu'apparemment ces groupements guatémalais n'évoluaient que lentement et qu'ils conservaient le vieux fonds de leur nature primitive, on en est arrivé à conclure qu'une "société stable peut être restreinte, inaltérée, homogène quant à ses croyances et à ses pratiques", avoir une culture locale bien organisée et, cependant, être une société dans laquelle "les rapports sont impersonnels, dont les institutions formelles dictent aux individus leurs actes, dont l'organisation familiale est faible, dont les activités sont purement profanes et où la conduite des individus est davantage motivée par la recherche de biens d'ordre économique ou d'autres intérêts personnels que par des convictions profondes, ou en vue du bien commun". Il a été signalé en outre que dans ces sociétés guatémalaises une conception primitive de l'univers, c'est-à-dire une tendance à considérer la nature sous un angle personnel, à prendre des "symboles" pour des réalités, et à établir des rapports "symboliques" plutôt que des rapports de causalité, marche de pair avec une tendance à conférer aux relations d'homme à homme un caractère impersonnel, commercial, purement profane, comme cela se passe dans la société urbaine. [47]

Ces observations nous conduisent à leur tour à étudier de nouveau les circonstances qui tendent à engendrer tel type de société ou tel aspect de cette société plutôt que d'autres. La désagrégation des institutions familiales, phénomène récent dans le monde occidental, est souvent attribuée à l'urbanisation et à l'industrialisation. Si, comme on l'a constaté dans les villages du Guatemala, des institutions familiales sont faibles aussi, il doit y avoir une autre cause à cet écroulement de la famille que l'avènement de l'industrie et l'expansion des villes, car ces Indiens guatémalais vivent à l'intérieur ou près de leurs fermes, s'adonnent à des travaux d'artisanat domestique et n'ont que peu ou pas de contacts avec la ville. On a aussi signalé que, dans le cas des collectivités guatémalaises, il s'est créé, - en partie avant la Conquête et en partie après, - un genre d'économie à but lucratif dont les produits s'écoulaient par des marchands ambulants, économie qui repose sur une forte division toute locale du travail, de [83] même qu'un système de lois qu'une élite imposait par la force et que cela pourrait bien être la cause de cette perte d'importance des institutions familiales et de l'affranchissement de l'individu, particulièrement en ce qui concerne le gagne-pain. [48]

Le caractère séculier de la vie dans ces villages sur les hauts plateaux de la région du lac Atitlan n'est pas aussi nettement défini que lorsqu'il s'agit d'un type de vie individualiste. Mais là-bas la vie revêt certainement un caractère séculier, la chose s'est produite sans l'influence d'une mobilité individuelle très grande, ni celle de la machine et de la science. Dans une étude bien connue de Max Weber, celui-ci a démontré comment le mercantilisme capitaliste a pu, et, de fait, a progressé grâce à la piété des Puritains. [49]

Il semble donc que, dans certaines conditions, une société instruite et du moins partiellement urbanisée, peut être à la fois très mercantile et très sacrée, - témoins, les juifs, - tandis que dans d'autres conditions, un groupe de gens par ailleurs primitifs, peut devenir individualiste, mercantile et se séculariser peut-être. Ce qui est important, évidemment, c'est de déterminer quelles sont ces conditions limitatives.



[1] Traduit de Robert REDFIELD, "The Folk Society" in The American Journal of Sociology, 52, 4, janvier 1947, 293-308.

[2] Pas plus que d'autres, le terme "primitif" n'est très explicite. Aucun terme n'est généralement accepté comme possédant un sens assez précis pour que nous puissions distinguer quels sont au juste les caractères d'une société qui permettraient de découvrir dans quelle mesure elle est "primitive "simple", etc. Le mot "analphabète" attire l'attention sur un aspect particulier : l'existence de l'écriture comme moyen d'expression, mais on en est encore à s'entendre pour savoir à compter de quel moment une société peut être dite "ayant l'écriture" et quelle importance revêtent telle forme ou tel degré de cette possession. Il existe des tribus de chasseurs de têtes qui savent écrire mais qui sont, par ailleurs, aussi primitives que l'étaient les Indiens Pawnee du XIIe siècle. Dans certains villages mexicains, la plupart des enfants et nombre d'adultes ont appris à lire et à écrire, mais sous bien d'autres rapports ces villages se rapprochent beaucoup plus des sociétés tribales que de nos sociétés urbaines occidentales. Le mot "folk" qui sera employé au cours du présent article n'est pas plus précis que les autres. Nous y recourons parce que, mieux que d'autres, il évoque l'inclusion dans nos comparaisons de l'idée de paysans, de gens vivant à la campagne et qui ne sont pas totalement indépendants des villes : nous l'employons parce que ses dérivés "folklore" et "folk song", dans le sens accepté par les chercheurs dans ce domaine, signalent la présence de certains éléments qui caractérisent le type idéal qui nous intéresse ici. Mais la question de savoir quel mot employer n'a guère d'importance.

[3] Le lecteur peut comparer la thèse exposée dans le présent article avec celle que soutient Howard BECKER sur "la société sacrale idéale intitulée "Ionia and Athens" (Thèse de doctorat, Université de Chicago, 1930), pp. 1 à 16 ; avec des conceptions semblables exposées au chapitre I de Social Thought from Lore to Science d’Harry Elmer BARNES and Howard BECKER (Boston, New-York : D.C. Heath & Co. 1938) et avec l'application de cette conception dans The Sociology of the Renaissance, d'Alfred von MARTIN (London ; Kegan Paul, Trench, Truburn & Co., Ltd., 1945).

[4] A.A. GOLDENWEISER, Early Civilization (New-York ; Alfred A. Knopf, 1922), pp. 117-118.

[5] Henry MAINE, Ancient Law (London : J. Murray, 1861).

[6] Ferdinand TÖNNIES, Gemeinschaft und Gesellschaft (lst ed., 1887), trans. and ed. Charles P. LOOMIS as Fundamental Concepts of Sociology (New-York, Cincinnati, etc. American Book Co., 1940).

[7] Émile DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1932 ; Howard BECKER, "Constructive Typology in the Social Sciences" American Sociological Review, V. No 1 (February, 1940, 40-55 ; reprinted in Harry Elmer BARNES, Howard BECKER, and Frances Bennett BECKER (eds), Contemporary Social Theory, New-York : D. Appleton-Century Co., 1940), Part 1.

[8] W.G. SUMMER, Folkways (Boston : Ginn & Co., 1907), p. 12.

[9] Julian STEWARD, Basin-Plateau Aboriginal Sociopolitical Groups (Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology, Bull. 120 Washington : Government Printing Office, 1938), pp. 230-234.

[10] Julian STEWARD, "Economic and Social Basis of Primitive Bands", Essays in Anthropology presented to A. L. Kroeber (Berkeley : University of California Press, 1936), pp. 341-342.

[11] A.R. RADCLIFFE-BROWN, The Adaman Islanders, Cambridge : At the University Press, 1933), pp. 6-9.

[12] A.L. KROEBER, Handbook of Indians of California (Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology, Bull. 78 (Washington : Government Printing Office, 1925), p. 13.

[13] Robert REDFIELD, "Primitive Merchants of Guatemala", Quarterly journal of Inter-American Relations, I, No 4, p. 42 à 56.

[14] SUMMER, op. cit., pp. 13 à 15.

[15] RADCLIFFE-BROWN, op. cit., p. 43.

[16] Herbert BLUMER, Mass Behavior and the Motion Picture, Publications of the American Sociological Society, XXIX, No 3, (August, 1935), 115-27.

[17] Ruth UNDERHILL, The Autobiography of a Papago Woman (American Anthropological Association, Memoirs, No 46 (1936).

[18] Ralph LINTON, The Study of Man, (New-York : D. Appleton-Century Co., 1936), chap. XVI, esp. p. 283.

[19] Paul RADIN, Primitive Man as Philosopher (New-York : D. Appleton-Century Co., 1927).

[20] A.A. GOLDENWEISER, "Individual Pattern and Involution" Essays in Honor of A. L. Kroeber (Berkeley : University of California Press, 1936), p. 102.

[21] Ruth BENEDICT, Patterns of Culture (Boston and New-York : Houghton Mifflin Co., 1934). [La version française du livre est disponible dans Les Classiques des sciences sociales sous le titre Échantillon de civilisations.]

[22] Ruth BENEDICT, "Animism", Encyclopaedia of the Social Sciences.

[23] Robert H. LOWIE, The Origin of the State (New-York : Harcourt, Brace & Co., 1927), pp. 51 à 73.

[24] MAINE, op. cit.

[25] A.W. HOWITT, The Native Tribes of Southeastern Australia (New-York : Macmillan Co., 1904), p. 759.

[26] A.R. RADCLIFFE-BROWN, "Three Tribes of Western Australia", Journal of the Royal Anthropological Institute, XLIII, p. 150-151.

[27] Benjamin PAUL, Ritual Kinship : With Special Reference to Godparenthood in Middle America (Ph. D. Thesis, University of Chicago).

[28] E.C. PARSONS, "Notes on Zuni", Part II (American Anthropological Association Memoirs, Vol. IV, No 4 (1917).

[29] Ralph LINTON, The Study of Society (New-York : Century Co.), p. 159.

[30] Ruth BENEDICT, "Marital Property Rights in Bilateral Societies", American Anthropologist, XXXVIII, No. 3, (July -September, 1936) 368-73.

[31] Peter MURDOCK, "Double Descent", American Anthropologist, XLII (Newser.), No. 4, Part I (October-December, 1940), 555-61.

[32] Edwin W. SMITH and Andrew Murray DALE, The Ila-Speaking Peoples of Northern Rhodesia, (London ; Macmillan & Co. Ltd., 1920), I, 296.

[33] Franz BOAS, Primitive Art (Oslo, 1927), p. 150.

[34] Robert REDFIELD, The Folk Culture of Yucatan (Chicago : University of Chicago Press, 1941), p. 364.

[35] UNDERHILL, op. cit., p. 18.

[36] Benjamin PAUL, unpublished MS.

[37] W.W. HILL, "The Agricultural and Hunting Methods of the Navaho Indians", Yale University Publication in Anthropology, No 18 (New-Haven – Yale University Press, 1938), p. 53.

[38] Bronislaw MALINOWSKI, "Magic Science and Religion" in Science, Religion and Reality, ed. Joseph NEEDHAM (New-York : Macmillan Co., 1925), p. 80.

[39] Franz BOAS, The Mind of Primitive Man (New-York : Macmillan Co., 1938), p. 226.

[40] J. HUIZINGA, The Waning of the Middle Ages (London : Arnold & Co., 1924), pp. 184-185. This symbolic kind of thinking is related to what Lévy-Bruhl called "participation" (see L. LEVY-BRUHL, How Natives Think (New-York : Alfred A. Knopf, 1925), esp. chap. ii.

[41] Hans KELSEN, "Causality and Retribution", Philosophy of Science, VIII, No 4 (October, 1941), 553-56 ; and KELSEN, Society and Nature (Chicago University of Chicago Press, 1944).

[42] Raymond FIRTH, Primitive Economics of the New Zealand Maori, (New-York : E. P. Dutton & Co., 1920), p. 484. See also FIRTH, Primitive Polynesian Economy (London : George Routledge & Sons, 1939), esp. chap. X, "Characteristics of a Primitive Economy".

[43] Robert REDFIELD, "Introduction", in Horace MINER, St. Denis : A French-Canadian Parish (Chicago : University of Chicago press, 1940). [Texte disponible, dans Les Classiques des sciences sociales, dans la version française du livre sous le titre Saint-Denis: un village québécois. Une traduction française de Edouard Barsamian et Jean-Charles Falardeau.]

[44] REDFIELD, The Folk Culture of Yucatan.

[45] Ibid., p. 364.

[46] Sol TAX, "Culture and Civilization in Guatemalan Societies", Scientific Monthly, XLVIII, (May, 1939), 467.

[47] Sol TAX, "World View and Social Relations in Guatemala", American Anthropologist, XLIII, No 1 (new. ser.), (January-March, 1941), 27-42.

[48] REDFIELD, The Folk Culture of Yucatan, pp. 365-67.

[49] Max WEBER, Protestant Ethics and the Spirit of Capitalism cited in Kemper FULLERTON, "Calvinism and Capitalism", Harvard Theological Review, XXI, 163-95.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 8:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref