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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “Viet-nam, USA, Québec.” Un article publié dans la revue Parti pris, vol. 4, no 1, septembre-octobre 1966, pp. 11-19. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Viet-nam, USA, Québec.”

Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, no 1, septembre-octobre 1966, pp. 11-19.



L'activité des mouvements socialistes a souvent été liée à des situations de guerre ou d'avant-guerre : il suffit de se souvenir de la Révolution d'octobre et de la révolution manquée en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale, ainsi que du gouvernement Blum en France durant la guerre d'Espagne et à la veille de la seconde guerre [12] mondiale. Ces événements, qui ne remontent pas à si loin, marquent deux étapes de l'évolution de la gauche européenne.

En effet, les conflits internationaux sont plus ou moins directement le résultat de l'incapacité fondamentale où se trouve l'économie capitaliste d'apporter une solution qui soit autre qu'un cataplasme passager aux problèmes considérables et extrêmement complexes découlant du décalage sans cesse grandissant entre le progrès technique, les structures politico-économiques et la culture des sociétés industrielles avancées. Une économie fondée sur la recherche du profit, que cette recherche se fasse par la concurrence entre entreprises privées ou entre monopoles, se trouve vouée à traverser des crises de surproduction et de sous-production périodiques que toutes les mesures des économistes réformistes ne peuvent que retarder sans jamais parvenir à les supprimer complètement. Ainsi, de telles crises ne sont finalement surmontées que par des conflits internationaux, avec tout l'essor économique et la saignée démographique que ces derniers entraînent. La seule méthode, autre que la guerre plus ou moins généralisée, pour remédier aux situations conflictuelles produites par l'inadéquation constante entre le progrès technique et l'économie capitaliste, serait la transformation radicale de l'économie dans le sens d'une planification systématique, impliquant l'abolition des monopoles et le renforcement de l'État (une économie autogérée étant impossible en temps de conflit si elle ne s'appuie pas sur un État socialiste fort et assez centralisé).

Toutefois, pour appliquer de pareilles mesures, il faut prendre tout d'abord le pouvoir politique, de quelque façon que ce soit. Les troubles économiques et sociaux des périodes d'avant-guerre sont particulièrement propices à de telles prises de pouvoir, à cause de l'ébranlement des structures socio-économiques alors vivement ressenti par une bonne partie de la population ; ce qui explique les succès relatifs des mouvements socialistes pendant de telles périodes. Succès souvent passagers d'ailleurs - il suffit de penser aux Spartakistes en Allemagne et au gouvernement Blum en France -, car ce n'est jamais assez de profiter [13] d'une crise du système capitaliste pour prendre le pouvoir : il faut aussi se servir de ce pouvoir pour entreprendre immédiatement la transformation radicale des structures socio-économiques.

Si cette brève analyse est juste, il est clair que, lorsque l'économie des sociétés capitalistes traverse une crise d'ampleur suffisante pour laisser prévoir sa solution temporaire à l'aide d'un conflit généralise, la seule façon d'éviter le recours à la guerre, et le maintien du système économique réactionnaire qui y conduit, consiste en une action politique concertée et efficace du mouvement socialiste au sein des principales sociétés concernées. Pour qu'une action de ce genre soit possible, il faut que les diverses forces de gauche, tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle internationale, s'entendent le plus profondément possible sur la politique à élaborer et à mettre en pratique pour éviter le conflit si cela est réalisable, ou, sinon, pour éviter toute situation où un semblable conflit puisse encore apparaître. Il est évident qu'une telle entente entre les diverses forces de gauche, même si elle est hautement souhaitable, est extrêmement difficile à instaurer. Au niveau théorique, la pensée socialiste se trouve dans un état de confusion et d'incertitude alarmant ; il n'est donc pas surprenant de voir cette incohérence se refléter au niveau de l'organisation, de la stratégie et de la tactique politique. Un état d'urgence comme celui que nous vivons actuellement fait ressortir cela en toute clarté.

En effet, rien n'est plus susceptible de révéler l'incohérence théorique et pratique des mouvements de gauche dans les sociétés occidentales que le conflit vietnamien et son prolongement : la gauche, aux États-Unis comme en Europe, s'est trop longtemps bornée à être contre la guerre au Viêt-nam, attitude dont le caractère presque exclusivement négatif ne peut qu'inquiéter. On s'oppose à la guerre, mais on n'entrevoit aucune façon efficace de l'empêcher. Cette attitude révèle une incapacité d'action politique véritable des mouvements de gauche à l'intérieur des sociétés occidentales. Reste à savoir si cette situation est désespérée - et alors on n'a qu'à s'en remettre aux décisions de Moscou et de Pékin – ou [14] s'il y a moyen de sortir d'une telle apathie et d'un tel sentiment d'impuissance pour qu'enfin revive l'espoir d'une réalisation du socialisme dans les pays d’Europe et d'Amérique du Nord.

En gros, il y a deux réponses a cette question d'une importance primordiale. La première est celle que l'on trouve clairement exprimée dans l'éditorial du dernier numéro de la revue « Temps Modernes » : si la Russie n'entreprend pas des «représailles graduées » contre l'agression américaine au Viêt-nam, c'est-à-dire une contre-escalade qui répondrait point par point à l'escalade américaine, les États-Unis feront la preuve, par l'emploi systématique de leur force, que c'en est fini des États socialistes et des mouvements révolutionnaires dans le Tiers-Monde ou même ailleurs. Selon l'éditorialiste de cette revue, seule la Russie pourrait se permettre d'intervenir militairement dans le conflit, étant arrivée à un degré d'industrialisation faisant qu'elle ne risquerait pas ainsi autant que la Chine dans l'éventualité où cette dernière interviendrait elle aussi. Bref, seule la Russie peut intervenir et, en mettant terme par intimidation calculée à l'agression américaine, assurer l'avenir du socialisme dans le monde.

On peut toutefois se demander si une telle intervention ne risque pas d'envenimer la situation plutôt que de l'améliorer. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a de plus valable dans la position des « Temps Modernes » consiste sans doute à montrer que la guerre du Viêt-nam permet aux États-Unis de faire la preuve qu'aucun régime socialiste ne peut plus s'implanter dans le Tiers-Monde, de lier au conflit vietnamien l'avenir plus ou moins immédiat du socialisme international. On sait, en effet, que la prospérité de l'économie américaine provient en majeure partie de là domination exercée par ce pays sur le Tiers-Monde, domination qui réduit ces pays au rôle de fournisseurs de matières premières et de main-d'oeuvre à bon marché, et cela aux dépens de leur propre développement socio-économique. L'abondance, aux États-Unis et aussi dans les sociétés capitalistes d'Europe, se paye encore par le sous-développement des deux [15] tiers de l’humanité qui se trouvent plonges dans un état de famine endémique de plus en plus grave.

En plus, les États-Unis ont mis à profit un aspect important du rêve d'Hitler : coloniser l'Europe. Ainsi, le fait que les pays du Tiers-Monde et de l'Europe de l'ouest soient, bien qu'à des degrés différents, devenus des colonies économiques des États-Unis, assurent à ces derniers une hégémonie mondiale depuis la fin de la dernière guerre. Dans ce contexte, les raisons de l'opposition farouche des États-Unis à tout nouvel établissement d'un régime socialiste dans le Tiers-Monde sont claires : la planification socialiste permettrait aux habitants de cette partie du globe de bâtir une économie comparable à celle des sociétés industrielles avancées, à plus ou moins brève échéance. Une économie de ce genre, beaucoup moins dépendante que celle que l'on trouve actuellement dans les pays sous-développés d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, retirerait ces pays de la tutelle politico-économique des États-Unis : ce qui entraînerait pour ces derniers la nécessité de transformer radicalement leur propre système socio-économique. Cette éventualité suffit à faire de tous les intérêts financiers et industriels américains les partisans acharnes d'un conflit armé dans le sud-est asiatique. La seule façon de résorber ce conflit est donc de faire reculer ces intérêts qui contrôlent une bonne partie de l'économie américaine, et d'empêcher la collusion qui s'établit par leur intermédiaire entre les monopoles, l'État et l'armée.

Mais est-ce que, à elle seule, l'intervention militaire de la Russie, par voie de contre-escalade, peut suffire à faire reculer les forces politiques, militaires et financières américaines intéressées dans le conflit vietnamien ? Pour répondre à cela, il faut tenir compte des faits suivants. Jusqu'à tout récemment, le conflit vietnamien a produit divers effets importants sur la situation sociale et économique aux États-Unis ; (1) résorber temporairement les tendances à l'inflation dues a une surproduction dans le domaine de l'industrie lourde, par écoulement de produits sur le marché extérieur ; (2) diminuer la puissance de l'armée par l'envoi de contingents de plus en plus importants à l'extérieur du pays ; (3) détourner [16] l'attention du problème de la discrimination exercée vis-à-vis des Noirs et des troubles qui en découlent sur le plan social et national.

Tous ces phénomènes sont interdépendants. La surproduction est liée à l'automation, qui elle-même tend à créer tout un secteur de population de travailleurs inemployés, formant alors une masse très dangereuse pour la société tant qu'elle n'est pas occupée à une quelconque activité. L'armée absorbe alors une partie de cette population inemployée, ce qui renforce dangereusement la puissance militaire au détriment de l'État. Le reste des travailleurs inemployés ou employés à des travaux instables ou mal rémunérés se trouve à coïncider avec une minorité ethnique, ce qui rend le problème de cette sorte de lumpenprolétariat encore plus aigu.

Enfin, après avoir temporairement permis de contrer l'inflation en assurant un marché extérieur au surplus de l'industrie lourde, le prolongement du conflit vietnamien renforce maintenant les tendances inflationnistes et les effets dont nous venons de parler. Le problème reste donc le même. Et il n'y a plus alors que deux possibilités : la guerre généralisée qui élimine une partie suffisante de travailleurs rendus inutiles du fait de l'automation et relance ainsi l'économie ; ou bien la planification socialiste par suppression des monopoles et réorganisation radicale des rapports socio-économiques.

Si l'on tient compte de ce qui précède, il apparaît nettement que la seule intervention militaire de la Russie dans le conflit ne saurait suffire à amener les États-Unis à une telle réorientation. Au contraire, cela pourrait plutôt fournir au gouvernement américain un argument idéologique apte à rendre l'opinion du peuple américain favorable à un conflit généralisé, ce qui entraînerait de toute évidence un désastre dont l'ampleur est imprévisible et les conséquences inimaginables pour le moment.

Une fois écartée la solution du recours exclusif à l'intervention assez directe d'un État socialiste (Russie ou Chine, ou les deux) dans le conflit, il reste à examiner les possibilités objectives d'action politique [17] des groupes socialistes ou de gauche à l'intérieur des pays occidentaux. Si l'on exclut l'intervention de la Russie seule, il ne faut toutefois pas se limiter à une telle mesure négative. Car, de toute façon, si les États-Unis continuent seuls l'escalade, la Chine n'aura bientôt plus la possibilité de ne pas intervenir, et la Russie à sa suite, ce qui nous amènerait à la même situation que tout à l'heure.

Ce que nous proposons ici s'inspire de la position prise par jean Daniel dans le « Nouvel Observateur » (10 au 16 août 1966, pp. 6-7) : avant de s'en remettre un peu passivement à l'intervention de la Russie. pour régler le conflit, il faut que la gauche tente de diviser l'opinion américaine, de telle façon que le gouvernement de ce pays perde de plus en plus l'appui de la population et se voit oblige de se retirer du Viêt-nam a plus ou moins brève échéance.

Pareille attitude a l'avantage de ne pas pousser les mouvements de gauche à la démission complète, en Europe et en Amérique du Nord. Toutefois il ne faut pas surestimer la possibilité de dresser l'opinion américaine contre la politique de l'actuel gouvernement des États-Unis. Ce rôle pourrait peut-être être joué par un groupement d'opposition aux États-Unis, mais difficilement par la gauche européenne et surtout française, les États-Unis étant plus sensibles aux mouvements d'opinions dans les pays d'Europe plus sympathiques à leur politique que la France - ce que confirment les réactions à la récente déclaration d'Adenauer et le souci de se concilier l'appui de l'Angleterre.

Cependant, si la gauche européenne ne peut guère influencer l'opinion du peuple américain pour l'instant, elle peut sans doute avoir une action politique beaucoup plus efficace en Europe même. Si bientôt, a la suite d'une action politique bien organisée, les partis socialistes de France, d'Allemagne et d’Angleterre (selon un ordre d'importance décroissant) en venaient à pouvoir orienter la politique de ces pays dans le sens d'un non-alignement de l'Europe de l'ouest dans le conflit vietnamien, cela serait peut-être plus susceptible de faire reculer les États-Unis que la seule intervention de la Russie. La possibilité d'une telle [18] action pour la gauche apparaît comme assez probable, surtout si l'on tient compte de l'autonomie de plus en plus grande prise par les sociétés capitalistes européennes face aux États-Unis, ce qui permet à ces sociétés d'envisager une dissociation éventuelle d'avec la politique extérieure de Washington et d'un pays qui leur apparaîtra alors comme un concurrent à abattre.

En Amérique du Nord et du Sud, le rôle de la gauche est quelque peu différent. Évidemment, nous ne pouvons pas plus influencer les décisions des pays socialistes, Russie et Chine principalement, que, ne le peut la gauche européenne. Reste la tentative de diviser l'opinion américaine. Dans ce sens, les manifestations contre la guerre au Viêt-nam, les protestations devant le consulat américain, l'opposition manifeste à tout engagement militaire du Canada dans le conflit, les pressions auprès de Québec pour que le gouvernement se dissocie de l'attitude "canadian" face à la guerre du Viêt-nam, tout cela est évidemment à encourager. Toutefois, la nouvelle vague de maccarthysme qui déferle actuellement aux États-Unis (comité d'enquête sur les activités anti-américaines, conscription des jeunes, renvois d'universitaires pour avoir manifesté contre la guerre au Viêt-nam, etc.), vague qui pourrait bien s'étendre au Canada puis à l'ensemble de l'Amérique latine, fait ressortir le caractère dérisoire de semblables mesures.

Ce que la gauche québécoise peut faire, en plus de ce que nous venons de mentionner, c'est de multiplier ses contacts avec ce qu'il existe de gauche aux États-Unis, et avec les mouvements révolutionnaires en Amérique latine (particulièrement à Cuba, au Vénézuéla, au Chili et au Pérou), pour qu'il soit possible d'élaborer, de concert avec ces derniers, une politique cohérente et unifiée de la gauche pan-américaine, que le conflit vietnamien se généralise ou qu'il se résorbe.

Évidemment, la généralisation de ce conflit n'est pas encore inévitable : beaucoup de choses dépendent de l'attitude que vont prendre les pays d'Europe, la Russie, la Chine, et aussi du maintien ou du renversement de l'administration Johnson aux États-Unis. Quoiqu'il en soit, [19] le rôle de la gauche, au Québec comme partout ailleurs maintenant, apparait nettement : s'unifier à l'échelle nationale et internationale, élaborer une pensée et une politique à longue échéance, ce qui permettra de profiter de l'actuelle situation de crise des sociétés capitalistes pour préparer concrètement l'édification d'un socialisme adapté autant aux besoins humains des sociétés industrielles avancées que des sociétés en voie de développement.

parti pris/l.r.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 6:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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