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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, Michel Pichette, Narciso Pizarro et Gilles Bourque, “Production culturelle et classes sociales au Québec.” Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 9-12, mai-août 1967, pp. 43-75. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[43]

Luc Racine, Michel Pichette

Narciso Pizarro et Gilles Bourque

Production culturelle
et classes sociales au Québec
.”

Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 9-12, mai-août 1967, pp. 43-75.


Introduction
I.  critique des principales idéologies latentes dans la société québécoise et ayant trait à la nature de l’art (littérature, musique, peinture, cinéma…)
1. esthétiques et idéologie
2. culture et production
3. production culturelle et communication
4. production culturelle et histoire
5. aperçu historique de la production culturelle au Québec
II.  production culturelle et classes sociales : le rôle des syndicats
1. organisation de la production culturelle
2. transformation de la production culturelle
3. les syndicats et la diffusion des productions culturelles
4. quelques propositions
Conclusion

à MM. Marcel Rioux et Pierre Vadeboncoeur

Introduction

Le système capitaliste a créé des structures socio-économique, politique et culturelle qui confinent au non-sens la totalité de la vie et des relations humaines ; il a désorganisé l'univers de relations de l'humain, de l'économique, du politique, du social et du culturel. Il a systématiquement détruit l'historique. Partant de cette déshumanisation ou, ce qui est plus juste, de cette désocialisation des modes globaux de situation et de relation entre l'homme et ses environnements, la "culture" (la vie et la production culturelle) a été vidée de sa signification totale. La vie culturelle s'est désorganisée comme le reste au profit de groupes minoritaires qui se la sont appropriée. Aussi en est-on rendu aujourd'hui à distinguer dans le langage quotidien entre deux types de culture, à savoir la culture (celle des riches) et la culture populaire (celle de la majorité, c'est-à-dire, ce que les riches consentent à vendre). Bref, la bourgeoisie s'est appropriée le culturel (comme elle l'a fait, par exemple, de l'éducation) pour s'en faire un produit de luxe (en même temps que de propagande) et ne laisse à la majorité que ses sous-produits qu'elle prend bien soin d'exploiter à son avantage.

Dans une entreprise révolutionnaire (car il y a bien ici caractère révolutionnaire : le culturel est autant sous la domination de la bourgeoisie que le reste...) qui consiste entre autres à rendre à la majorité ce qui originellement lui appartient. Il n'est d'autre alternative ici que de démystifier l'utilisation que fait du culturel la bourgeoisie en même temps que le non-sens qu'elle lui a donné en en faisant un objet-en-soi, c'est-à-dire une chose, dépourvue [44] de tout le dynamisme dialectique qui est fondamentalement le sien. L'art est devenu l'Art, le beau est devenu le Beau (etc...) : la bourgeoisie a tué le culturel, elle l'a figé dans le temps et dans l'espace. Et cette entreprise de transformation, qui doit être pratique, doit nous conduire non pas seulement à démontrer l'essentiel et nécessaire caractère populaire du culturel, mais à faire en sorte que le culturel pré-existe, présent et vivant par et pour toute la collectivité.

Cette entreprise doit s'opérer simultanément sur deux plans. Il s'impose d'une part de réinventer un langage symbolique qui soit perceptible, c'est-à-dire qui s'insère dans une réalité historique en y vivant tout en l'exprimant, plutôt que d'être le lieu privilégié et sacré de l'individualisme, de l'asocial et de l'a-historique. D'autre part, l'entreprise doit consister à mettre dans les mains de la majorité (de toute notre collectivité) les moyens de diffusion de la production artistique autant que les lieux où elle se manifeste.

Le capitalisme a réussi à transformer le langage symbolique et, partant, tout le culturel en une chose angélique et irrationnelle. Mais plus que cela encore, en s'appropriant le culturel pour en faire "sa" chose, la bourgeoisie s'est en même temps approprié l'un des rares et importants média d'expression et de signification collective de la totalité qu'est le culturel, et le langage symbolique qui lui est propre. En agissant ainsi, elle s'est tout simplement approprié la réalité et l'a mise sous sa domination.

Nous sommes comme collectivité, condamné à ne nous exprimer (lorsque par hasard la chose devient possible...) qu'à travers le schème de pensée de la classe dominante. Ce qu'elle appelle alors "notre vision du monde" (écoutez parler les États Généraux du C.-F. et vous en saurez quelque chose...) n'est rien d'autre que sa vision du monde à elle. Pas besoin ici de reprendre certaines caractéristiques du colonisé. Nous en sommes. Et rien, autour de nous, ne nous signifie.

Tronquée et faussée, notre physionomie collective, celle qu'on fait pour nous et qu'on nous impose, ne colle pas à notre quotidienneté et qui plus est, n'est pour nous d'aucune façon perceptible de telle manière qu'elle puisse être un moyen de prise de conscience et d'action. Bref, nous ne pouvons pas nous percevoir collectivement comme réalité politique, sociale et économique ; et cela n'est pas dû au fait que nous ne "voulons" pas le faire : nous ne le pouvons pas faute de moyens adéquats. Or le culturel, la production artistique, serait un instrument de réappropriation et d'identification collective : un instrument de libération...

[45]

Pour ce faire, il s'impose que la majorité n'ait plus cette image du culturel créée par la bourgeoisie (our bourgeoisie parasitaire) qui en fait un luxe, un intouchable, un quelque chose qui ne nous appartient pas et qu'il faut conquérir à coup de dollars. Un quelque chose qui ne lui signifie rien, quelque chose d'anonyme, de gratuit, d'angélique...

Cette "conquête", il faut le dire ici, ne sera possible que par la révolution. Car c'est de toute la réalité qu'il nous faut nous réapproprier pour la signifier collectivement en y prenant part. Nous croyons toutefois possible d'entreprendre dès maintenant certaines transformations à la condition qu'y participent activement les groupes qui déjà sur d'autres plans ont amorcé une action de cette envergure.

Ainsi avons-nous voulu montrer, dans cet article un peu long, qu'il est nécessaire de concevoir les activités culturelles, aussi bien symboliques que théoriques, comme des activités de production, impliquant qu'il existe sur le plan culturel autant que sur le plan économique, un contrôle politique, implicite ou explicite, relevant de certains groupes, de la répartition et de la consommation des productions culturelles. Une semblable conception de la culture nous a incités, dans la première partie de l'article, à entreprendre une critique des principales idéologies latentes dans la société québécoise et ayant trait à la nature de l'art (littérature, musique, peinture, cinéma, etc.) ou au rôle de l'artiste ; une fois cette étape franchie, il devenait possible de proposer certains éléments majeurs d'une théorie de la production culturelle : nous avons cependant été forcés de nous limiter à ce qui concernait plus directement le domaine symbolique des productions culturelles (les différents modes d'expressions artistiques), quitte à faire remarquer que le même type de considérations vaudrait sans doute pour le domaine théorique (idéologie, sciences, philosophie).

En second lieu, notre analyse nous ayant conduit à constater que, depuis l'après-guerre, la production culturelle au Québec relève de plus en plus de certaines couches de la classe virtuelle des travailleurs non-manuels, et non plus de l'une ou l'autre faction de la bourgeoisie des professions libérales, nous avons tout naturellement été conduits à proposer certaines modalités d'un rapprochement souhaitable, dans la perspective d'une stratégie socialiste sur le plan culturel, entre certains groupes de producteurs culturels et les centrales syndicales représentant en majeure partie les bases de l'organisation économique des travailleurs [46] non-manuels (employés, cadres, fonctionnaires, techniciens, enseignants, étudiants, etc.) au Québec.

Une dernière remarque : le fait d'établir un tel lien entre une théorie de la culture comme production et le syndicalisme pourra nous faire soupçonner de verser dans un anarcho-syndicalisme d'un nouveau genre. Tout en réservant pour plus tard la discussion détaillée d'un point si important, nous nous contentons d'indiquer que notre sujet concernait les rapports possibles entre les syndicats et la culture et non entre un parti socialiste et les élites culturelles (ce qui est un autre problème).


I. CRITIQUE DES PRINCIPALES IDÉOLOGIES LATENTES
DANS LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE
ET AYANT TRAIT À LA NATURE DE L’ART

(littérature, musique, peinture, cinéma…)


1. esthétiques et idéologie

Notre société est depuis quelques temps le lieu de formation d'une nouvelle mythologie : celle de l'Art et de l'Esthétisme. Un bon nombre de jeunes bourgeois se réclament de ce passé, partout qui permet de prendre un certain recul par rapport à la réalité. Agnostiques pour la plupart, ayant bien compris la révolution bourgeoise vue par en haut, ils ont cependant ressenti le besoin d'un nouvel élitisme qui permette aux initiés de découvrir la vraie vie, la vraie vérité qui, tout comme chacun le sait, est ailleurs que dans le vulgaire. Ce nouveau lieu d'un réel plus réel que la réalité réelle est celui de la création, nouvel autel du temple sacré sur lequel l'artiste, grand prêtre par excellence, illuminé mystérieusement et investi de pouvoirs surhumains, se livre, avec des instruments magiques et inconnaissables, à l'alchimie du rêve et de la vision éthérée.

Une telle conception de l'art a tous les aspects d'un nouvel opium, d'une projection dans un nouvel au-delà, qui empêchent commodément de prendre position : le social et le politique importent peu à de pareils créateurs. Pour ces idéalistes, l'Art est le moyen de découvrir la raison cachée, le secret premier dissimulés derrière les voiles de l'immédiate réalité. Il s'agit, à l'exemple de la dialectique hégélienne, d'opérer la réappropriation du réel dans l'Idée, de réinvestir ce réel dans la vérité première de son expression artistique. L'oeuvre d'art devient ainsi une sorte d'en-soi-pour-soi, une parfaite circularité refermée et complète en elle-même ; elle devient, en dernière analyse, la réalité elle-même. Une variante [47] récente de cette conception est le formalisme structuraliste qui, tentant de rétablir la pureté parfaite des formes, décèle au centre de l'oeuvre une structure complètement refermée sur elle-même, n'ayant de relations avec les autres oeuvres qu'à travers son abstraite appartenance à un pseudo-intelligible général [1]. On ressuscite ainsi sous une nouvelle forme la dichotomie ciel-terre : alors que dans le domaine religieux l'opposition ciel-terre trouvait sa solution par l'élévation de la terre en un mouvement de réappropriation du monde par Dieu, l'art sacralisé amène à faire surgir le sens au sein même du réel pour ensuite se l'approprier totalement en l'investissant de la vraie vie. L'artiste devient le démiurge, le guide (cf. V. Hugo), celui qui possède un don (homologue de la foi religieuse). Au centre l'homme, qui, au moyen de l'art, se rein, vente en un ailleurs qui l'allège des contingences et le rend à sa vérité originelle.

Bien entendu, l'inverse de ce formalisme idéaliste est un empirisme réaliste tout aussi illusoire. La conception réaliste et empiriste prétend trouver l'objet de l'art dans la vie elle-même, dans la réalité quotidienne. Pour que l'art atteigne à la vérité, il faut qu'il s'efface complètement pour laisser parler le réel, qu'il se noie dans le quotidien (ou le banal) afin de dire la réalité telle qu'elle est. Au centre, cette fois, la matérialité dans laquelle l'homme recherche, par l'art, son équivalence.

Il est bien évident que ces deux conceptions de l'art sont purement idéologiques. Valorisant à l'excès et parfois jusqu'au ridicule le rôle de l'artiste, elles ont une fonction de compensation imaginaire par rapport au peu d'importance réelle que les artistes ont dans notre société. La vogue des idées de McLuhan auprès de certains écrivains et artistes québécois travaillant dans le domaine des communications de masse (Radio. moyens de communication de masse (Radio-Canada, O.N.F.) en est un exemple récent. Il est facile d'en comprendre la raison en comparant ce que dit McLuhan du rôle de l'art et de l'artiste à la situation des écrivains en question. Pour MeLuhan [2], en effet, l'art est un moyen de communication désuet par rapport aux moyens de communication effectifs d'une époque donnée (p. ex. : l'écrit est désuet face à l'audio-visuel). L'art serait ainsi un anti-environnement, l'environnement étant constitué par les moyens de communication modernes. Et l'artiste serait l'homme qui regarde le monde du dehors, de façon extérieure par rapport aux structures du milieu de communication propre à notre époque. Ce qui lui permettrait une connaissance perceptuelle des lignes de force et des structures de ce milieu, une conscience [48] plus grande des règles qui déterminent les mécanismes de communication dans une société donnée. Cette conscience est pour McLuhan une conscience intégrale, permettant une lucidité extrême, à la base de toute conception exacte du futur, un moyen de déceler les transformations de la société avant qu'elles ne manifestent leurs effets. Le rôle de l'art s'assimile ainsi à celui d'un radar permettant de détecter à l'avance les transformations. L'artiste en vient à jouer un rôle presque prophétique, comprenant le présent mieux que tout autre et prévoyant ainsi l'avenir, doué d'une conscience intégrale et éducateur de la perception conçue comme perception de "la réalité culturelle que toute culture cache". À la suite de ces constatations, McLuhan en vient à se demander si les artistes ne pourraient pas vu l'importance qui leur est ainsi attribuée, passer de la tour d'ivoire à la tour de contrôle, puisque la perception de la réalité qui s'accomplit par l'art serait une connaissance constituant un moyen d'action efficace sur la nature et sur l'homme.

Une telle conception repose sur quelques faits incontestables : la production et la diffusion des oeuvres d'art, dans les sociétés industrielles avancées, sont de plus en plus liées aux moyens de communication de masse et, de ce fait, les artistes peuvent prendre une attitude critique face à ces moyens de communication qu'ils connaissent de plus en plus de l'intérieur, sans toutefois en avoir le contrôle (qui reste aux mains des monopoles ou de l'État soumis aux monopoles). Ce que McLuhan ne montre pas, toutefois, c'est comment l'art pourrait remplir cette fonction critique et comment les artistes pourraient acquérir la place qui, à son avis, leur est due. Ce qui l'amène à sombrer dans l'idéalisme, en faisant de l'artiste un prophète, et dans le formalisme, en faisant de l'art uniquement un moyen de communication indépendamment de tout contenu. Et c'est précisément ce côté idéologique des idées de McLuhan qui fascine les artistes dont nous parlions plus haut et qui, par une compensation imaginaire propre à toute idéologie réactionnaire petite-bourgeoise, les rassure en leur rendant possible d'éviter de prendre une attitude critique par rapport à leur situation objective. En effet, dépendant pour vivre d'une activité (l'information) dont ils n'ont pas le contrôle, ces artistes préfèrent jusqu'à maintenant ne pas prendre une attitude critique qui pourrait les compromettre plutôt que de sortir de leur solitude pour contester radicalement la soumission des moyens de communication de masse aux intérêts de la bourgeoisie anglo-saxonne canadienne représentée par l'État fédéral. À moyen terme, une telle attitude risque de [49] jouer contre ceux-là mêmes qui l'adoptent : renoncer à la fonction oppositionnelle de l'art et de l'artiste risque n'y a rien à comprendre, croyons-nous, en effet d'aboutir à une négation de l'art en tant que tel.

La tendance des sociétés néo-capitalistes est justement d'enlever à l'art sa fonction oppositionnelle et ultimement de le supprimer. La première étape de cette dissolution consiste à faire de l'oeuvre d'art un produit de consommation courante pour lui enlever ainsi son caractère subversif et antagoniste. Cette assimilation de l'art est l'une des réussites majeures des sociétés dites "de consommation". Cet art assimilé a d'ailleurs comme appendice une esthétique formaliste qui relègue l'oeuvre d'art au niveau d'un produit comme un autre, dont la valeur est dissociée de toute dimension sociale : une esthétique de l'acceptation et non plus une esthétique du refus. On en arrive ainsi à étudier l'art comme une chose en soi, indépendamment du contexte social, comme une structure sans signification qui s'intègre alors très bien dans un contexte ou même le refus de se soumettre au contrôle de la consommation par les monopoles est transformé en activité stérile mais économiquement rentable. Ainsi, un roman qui, par sa structure même met en question la société actuelle, est diffusé massivement et vendu dans les pharmacies. La culture de masse dépasse l'art en l'intégrant, en lui enlevant sa dimension oppositionnelle. Dans une société à pensée dite "opérationnelle", fondée sur le surprofit des monopoles et le pillage des deux-tiers de l'humanité, les mots perdent leur généralité, toute leur dimension critique et rationnelle. Les hommes qui peuvent entendre sans crier que l'on défend la liberté d'un peuple en l'exterminant ou que tel détergent nettoie mieux parce qu'il a un plus grand pouvoir nettoyant, sont immunisés contre toute forme d'art véritable : l'art devient alors décoration ou futilité. [3]

2. culture et production

Face à cette lente dissolution et aux idéologies esthétiques qui tendent à la justifier, il devient nécessaire de repenser radicalement la question de la fonction et de la nature de l'activité artistique. Pour ce faire, il nous faut tout d'abord éliminer tout formalisme ou réalisme stériles et chercher une méthode d'approche rigoureuse. Si l'art n'est pas le centre de l'activité [50] humaine, ni le coeur de la réalité, s'il n'y a pas de centre de la réalité, l'art devient l'une des activités de l'homme, variable à travers l'histoire et reliée à toutes les autres activités humaines (économiques, politiques, scientifiques, techniques, etc.).

Concevoir l'art comme l'une des activités de l'homme n'est qu'un premier pas. Il reste à spécifier ce qui différencie cette activité des autres activités culturelles d'une part, des activités politiques, techniques et économiques d'autre part. Ce qui n'est simple qu'en apparence. Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons aux indications suivantes.

(1) En premier lieu, les diverses activités humaines peuvent, grosso modo, être classées selon quelques catégories fondamentales : production, circulation, distribution et consommation des biens (domaine de la technique et de l'économie), production, circulation, distribution et consommation des services (domaine politique et culturel). Les processus de production, circulation, etc., sont évidemment interdépendants, tout comme le domaine des biens est lié à celui des services (par l'intermédiaire de la technique et de la science, p. ex.).

(2) En fonction de ce qui précède, la production artistique peut être considérée comme une partie de la production culturelle (qui comprend également la philosophie, la science et l'idéologie, cette dernière établissant le lien avec le domaine politique). Enfin, la production culturelle, jointe à l'activité politique, constitue le domaine de la production des services.

(3) Une fois distingués, au sein du culturel, le théorique (science, philosophie et idéologie) et le symbolique (l'art en général), il devient possible de caractériser plus précisément les divers aspects du symbolique : beaux, arts (peinture, sculpture, architecture), musique, poésie, prose littéraire (roman, récit, nouvelle, essai, etc.), théâtre, cinéma.

Concevoir les divers modes d'expression symbolique comme un secteur délimité de la production, de la circulation, distribution et consommation des services, c'est-à-dire des activités pratiques et théoriques consistant en la gestion et le contrôle de la production, distribution, etc., des biens, implique que l'art doit alors être considéré comme n'échappant pas aux règles qui régissent les activités économiques et politiques d'une société, comme représentant plutôt la fonction régulatrice (au sens des mécanismes auto-régulateurs en cybernétique) de ces activités. Plus encore : pas plus que les activités économico-politiques ne sauraient s'expliquer sans tenir compte des relations entre les groupes qui en sont le support, les activités artistiques ne sauraient non [51] plus se comprendre sans tenir compte des relations que les artistes, en tant que groupes plus ou moins diversifiés, entretiennent avec les autres groupes de la société. Une classe sociale, en plus de comprendre des groupes économiques et politiques, comporte également des groupes d'artistes dont le rôle est précisément d'exprimer de façon cohérente sur le plan symbolique ou sur le plan conceptuel s'il s'agit d'hommes de science, de philosophes ou d'idéologues, la vision que cette classe a d'elle-même, des autres classes et de la société dans son ensemble.

3. production culturelle et communication

Ceci nous amène à préciser quelque peu ce qui caractérise spécifiquement les productions culturelles à modes d'expression symbolique, c'est-à-dire les oeuvres d'art. Comme d'ailleurs la culture dans son ensemble, les productions artistiques peuvent être considérées comme des faits de communication [4], c'est-à-dire comme véhiculant une signification, un sens, un message (à l'aide de certains codes). De cette manière, l'étude des faits culturels en tant que comportant une signification relève d'une sémantique généralisée qui consiste en l'étude des structures se rapportant à des groupes déterminés, et c'est seulement pour les individus de ces groupes que les faits culturels acquièrent un sens et deviennent les éléments d'un langage signifiant. La signification de la production artistique est alors à chercher dans la structure générale du groupe par lequel les oeuvres d'art sont produites (i.e. le groupe d'artistes et la classe sociale à laquelle ce groupe se rattache).

Cette façon de considérer l'oeuvre d'art comme un fait de communication doué d'un sens qui est lui-même dépendant de la structuration générale du processus de communication dans une société donnée, demande quelques éclaircissements. En effet, l'oeuvre d'art est composée d'éléments (sons, couleurs, gestes, mots, etc.) entretenant entre eux certaines relations, ayant une structure donnée. La signification de l'oeuvre est liée à sa structure interne ; mais cette structure, loin d'être purement formelle et de se réduire à un simple code, est en elle, même significative. De plus, la signification des éléments et de leurs rapports qui forment la structure de [52] l'oeuvre n'est intelligible que si les éléments et leurs relations s'insèrent dans la structure plus vaste du processus de communication au sein du groupe ou de la classe pour et par lequel l'oeuvre est produite. Le sens et la structure d'une oeuvre sont inséparables du groupe qui la produit et du groupe qui la consomme. La communication ne saurait se faire dans le vide : on dit toujours quelque chose (sens ou message) d'une certaine façon (structure, Code ou ferme) à quelqu'un (groupe ou classe) [5]. Tous ces aspects sont étroitement liés : les séparer amène précisément au formalisme, à l'idéalisme, à l'empirisme ou au réalisme.

Ce qui précède suppose d'admettre que l'oeuvre d'art a une signification et ne se réduit pas à une forme vide d'une part, et, d'autre part, qu'il est possible de dégager cette signification en la rapportant à la période historique et au groupe social dont elle est indissociable. Les formalistes ne peuvent évidemment admettre une telle conception qui, en définissant l'oeuvre d'art comme le produit d'un groupe à un moment donné de son histoire, comme un fait de communication comportant non seulement une forme (un code) mais aussi un sens (message), s'oppose en bloc à toute idéologie de l'art pour l'art et à toute transcendance de l'oeuvre par rapport à l'histoire. En effet, si l'on pose comme postulat que l'oeuvre d'art se comprend en elle-même, pure forme transcendant ceux qui la produisent et ceux qui la consomment au cours d'une période délimitée de l'histoire d'une société, il est évident que la seule issue pour éviter une explication scientifique de la production artistique (et de la production culturelle dans son ensemble) est l'adoption d'une idéologie formaliste faisant de l'art un absolu illusoire et absurde.

4. production culturelle et histoire

Logiques avec eux-mêmes, les partisans de la conception idéaliste et formaliste de l'art considèrent ce dernier comme un phénomène de pure transcendance. Pourtant, l'artiste n'a jamais été, historiquement, l'isolé qu'a voulu en faire le capitalisme. La qualité de sa production est, bien au contraire, en relation directe avec la capacité qu'il a, consciemment ou pas, de comprendre sur un mode particulier le réel et le mode d'insertion dans la réalité du groupe auquel il appartient.

[53]

L'étude du phénomène artistique ne peut donc se faire hors de la situation, hors de la structuration du réel à un moment donné du développement historique, hors du groupe social producteur et consommateur des productions artistiques d'une société. On ne peut analyser une oeuvre de manière satisfaisante à partir du seul artiste producteur, l'artiste en lui-même n'a aucun intérêt. Il faut !se reporter au groupe social duquel une oeuvre émane et, de façon plus globale, à la classe, au système socio-économique et politique, etc...

Mais ce premier travail d'approche ne saurait rendre compte de tous les aspects du phénomène artistique. Après avoir analysé le groupe social producteur des oeuvres, il faut, puisque l'art implique nécessairement communication au niveau symbolique, se rapporter au groupe consommateur des productions artistiques. Il y a donc d'abord l'artiste, individu dont la qualité essentielle est de pouvoir développer le maximum de conscience possible [6] d'un groupe ou d'une classe sociale. En la poussant au plus de cohérence possible, l'artiste totalise, en effet, l'expérience du groupe qu'il représente. Tandis qu'à l'autre pôle de la communication se trouve le consommateur des productions culturelles pour lequel il faut reprendre le même type d'analyse. La possibilité de compréhension d'une oeuvre est alors en relation avec le degré de conscience possible du groupe-consommateur. La possibilité de compréhension d'une oeuvre par celui qui la consomme est déterminé par la vision du monde du groupe auquel il appartient, tout comme la signification de l'oeuvre est liée à la vision du monde du groupe auquel l'artiste appartient. Si le producteur et le consommateur sont du même groupe social, l'accord et la compréhension seront plus faciles que si l'on se trouve face à deux groupes différents, synchroniquement et/ou diachroniquement.

D'autre part, les esthètes ont toujours opposé à une explication du phénomène artistique non liée à la seule personne du "créateur", la pseudo-transcendance de l'oeuvre en sa forme pure, au-delà de toute signification et de toute historicité. Il nous semble plus sérieux de recourir à une explication rigoureuse. L'art, en effet, ne transcende pas l'histoire, mais une oeuvre donnée, que ce soit le théâtre d'Eschyle ou les cathédrales du moyen-âge, peut la traverser dans des conditions déterminées et limitatives. La totalité de l'expérience ne meurt pas avec le groupe qui l'a vécue. Cette expérience et sa traduction dans l'oeuvre présentent au contraire un caractère de plus ou moins grande richesse. Une oeuvre possède en elle-même une possibilité donnée d'axes autour desquels [54] peuvent s'ordonner ses éléments. Cette possibilité d'organisation et de réorganisation explique qu'elle puisse survivre au groupe qui l'a produite. La durée de sa survie sera fonction de la richesse de l'expérience qu'elle a totalisée et de sa possibilité d'être comprise, c'est-à-dire réorganisée à travers l'histoire par d'autres groupes. Ceci explique en partie que certaines oeuvres, même parfaites, aient une vie très courte (oeuvres produites par des groupes ou classes en décadence), que certaines autres prennent longtemps avant d'être reconnues (oeuvres nées d'un groupe au début de son ascendance), que d'autres enfin subissent des éclipses puis réapparaissent...

Nous voici arrivés fort loin de ces inepties faisant de l'art un phénomène d'extase face à la transcendance de la soi-disante "création" d'un magicien des formes. La prétendue beauté intrinsèque des formes doit elle-même être réexaminée, une étude sémiologique de l'art et de son insertion dans la société s'impose. Le beau est lui aussi fonction d'un choix et d'une organisation (par signes, symboles, styles) qui est en relation directe avec l'histoire. L'art en tant que fait de signification et de communication, les oeuvres artistiques en tant que productions culturelles sur le plan symbolique, sont le lieu d'une lutte par laquelle chaque groupe ou classe tente de s'approprier le contrôle de la société pour l'organiser à sa manière. Une classe sociale s'impose autant par sa pratique artistique et culturelle que par ses pratiques économique et politique.

5. aperçu historique
de la production culturelle au Québec

Étudier la production culturelle du Québec ne peut donc se faire, si l'on reconnaît la validité du cadre d'analyse proposé plus haut, sans tenir compte des rapports qu'elle entretient avec l'évolution socio-économique et politico-idéologique de notre pays. Notre histoire est le lieu d'un conflit de classes cherchant à s'approprier le pouvoir dans toute son extension, aussi bien politique qu'économique et culturelle. La culture, comme nous l'avons souligné, n'est pas le pur lieu de la démocratie des esprits ; elle est, au contraire, une tentative de chaque groupe social pour s'approprier le mode de connaissance du réel à une époque déterminée. Hors de ces prémisses, il [55] n'y a rien à comprendre croyons-nous, ni à la production artistique, ni à la production idéologique qui se sont développées au cours de notre histoire.

Une approche globale de la production culturelle québécoise depuis la Conquête nous permet, en effet, de constater l'étroite relation existant entre l'évolution économique et le colonialisme, la structure de classes qui s'y rattache et l'articulation politico-culturelle qui en découle. On assiste ainsi au glissement de la production culturelle des mains des seigneurs et du clergé (1760-1840) à celles des classes moyennes (1950-1967).

(a) [7] La première époque du régime anglais (1760-1840) est marquée, Durham l'avait souligné, par une absence presque totale de production culturelle. Le fait essentiel de cette période, la Conquête, explique ce manque par la désorganisation introduite au sein de la société québécoise. Mais il est possible de pousser plus loin l'analyse. Le colonialisme économique anglo-saxon a eu pour effet d'installer au pouvoir une classe collaboratrice, seigneurs et haut-clergé, dont la particularité était d'être, avant même la Conquête, dans, un état d'effritement relatif, et, en réduisant l'espace économique des Canadiens français à celui de l'agriculture, de susciter la formation d'une bourgeoisie des professions libérales.

Cette première approche nous permet de remettre en situation la production de la période, si minime soit-elle. La production culturelle des seigneurs et du clergé est marquée par son état de dépendance face au pouvoir colonial, à qui cette classe doit sa prédominance relative. Cette production sera ainsi constituée, sur le plan théorique, de mandements d'évêques proclamant la soumission des québécois à l'envahisseur et de quelques "histoires du Canada", dont celle de Michel Bibaud, qui s'attaquent aux prétentions des Patriotes et réclament le respect des colonialistes. Sur le plan symbolique, outre le recueil de poèmes de Michel Bibaud (1830), la production de cette classe sera constituée, dans le domaine des beaux-arts, d'une peinture et d'une architecture d'inspiration religieuse. La fin de la période sera marquée par la publication du premier roman québécois, celui de Philippe Aubert de Gaspé fils (1837), exprimant la décadence de la classe des seigneurs qui, à partir de 1800, n'a pu résister à la montée de la bourgeoisie des professions libérales provoquée par une nouvelle conjoncture politico-économique (essor et puis réduction de la productivité agricole) [8]. Cette nouvelle "élite" de la société québécoise, tenue à l'écart du contrôle économique, s'orientera vers le politique à la faveur du régime de 1791 et tentera d'obtenir l'indépendance par [56] cette voie seule. Sa production culturelle sera toute entière sous le signe de cette volonté d'affirmation politico-idéologique et consistera en la publication de plusieurs journaux, dont surtout Le Canadien et La Minerve. Il est d'ailleurs intéressant de noter comment ce mode d'expression relativement nouveau dans l'histoire des sociétés occidentales a été surtout utilisé ici par cette classe montante.

(b) La période suivante, 1840-1890, consiste en l'établissement des principales lignes de forces qui marqueront l'histoire du Québec pendant un siècle. L'alliance entre la bourgeoisie mercantile anglo-saxonne du Bas-Canada et celle du Haut-Canada d'une part, ainsi qu'avec l'administration coloniale et avec les entrepreneurs agricoles progressistes du Haut-Canada d'autre part, permit les régimes de l'Union puis de la Confédération, la construction des canaux et des chemins de fer, de même que la mise hors circuit de la pratique économique des Québécois (stagnation de l'agriculture et exode massif vers les États-Unis). La Confédération donne cependant une autonomie relative permettant au Québec l'établissement d'une élite politique locale devant son existence, en tant que groupe dominant, au régime lui-même et évitant par le fait même de le remettre en question. Cette nouvelle classe, la bourgeoisie clérico-professionnelle (clergé ayant réajusté ses alliances et professionnels des mi. lieux ruraux), verra son pouvoir contesté, sans pour autant être remis en péril, par une faction de la bourgeoisie professionnelle, celle des Villes, alliée à une minorité d'entrepreneurs et de marchands canadiens-français. Les années 1840-1890, marquent enfin la quasi-disparition des seigneurs comme groupe social constitué (abolition du régime seigneurial et de ses privilèges).

La production culturelle s'ajuste à cette nouvelle situation. Les oeuvres de Philippe Aubert de Gaspé père, et de Faucher de Saint-Maurice, représentent le chant du cygne d'une classe en extinction, par le recours à l'exotisme et par l'appel à un passé totalement révolu. Une production beaucoup plus abondante et diversifiée souligne la montée de la bourgeoisie clérico-professionnelle. Sur le plan théorique, c'est l'apogée de l'ultra-montanisme avec le journaliste Jules-Paul Tardivel qui fonde La Vérité. Le clergé monopolise l'interprétation de l'histoire (abbés Ferland, Casgrain, Verreau, Laverdière). En poésie, les oeuvres d'Octave Crémazie et de Pamphile Lemay proposent un patriotisme québécois s'inscrivant dans la réalité canadienne. Mais ce sont surtout les romans de Gérin-Lajoie, Chauveau et Taché [9] qui développent la vision du monde propre à cette classe, celle du retour à la terre (première version). Dépossédée du contrôle économique, [57] cette classe parasitaire préconise une économie fondée sur l'agriculture. Les beaux-Arts et la musique, enfin, avec J.-B. Côté, N. Bourassa, G. Couture et A. Constant, sont d'inspiration religieuse. Dans ces deux domaines, les moyens de production sont aux mains du clergé : construction d'église, musique d'église, peintures d'église, etc., etc. Mais la production culturelle, dès cette époque, est le lieu d'une contestation de la vision du monde proposée par la classe dominante. Cette contestation est le fait de la bourgeoisie libérale. Sur le plan théorique, l'Institut Canadien et le journalisme (E. Parent, A. Buies) proposent une vision anti-cléricale et universaliste ainsi qu'une ouverture à la vie économique, face à l'ultra-montanisme, à l'autonomisme et à l'agriculturisme en place. Avec F.-X. Garneau et B. Sulte, l'interprétation de l'Histoire s'inscrit aussi dans cette tradition libérale. Sur le plan symbolique enfin, les oeuvres de L. Fréchette et de W. Chapman (poésie), de C. Lavallée (musique), expriment cette même vision du monde.

(c) Les années 1890-1939 représentent la première grande période d'industrialisation avec le développement de l'industrie lourde (matières premières) et de transformation, l'apparition de l'emprise des capitaux américains, la transformation de la main-d'oeuvre agricole en prolétariat urbain et le début du syndicalisme. La bourgeoisie clérico-professionnelle n'en continue pas moins, sur le plan symbolique, à développer, avec Thomas Chapais et l'abbé Gosselin, une histoire du statu quo. On voit cependant apparaître, liées à la problématique de l'industrialisation, les sciences sociales du passé - famille - empreinte nostalgie). Sur le plan symbolique, des oeuvres comme celle de A. Rivard et de L. Hémon, ainsi que la revue Le Terroir, continuent, et de façon encore plus explicite, à préconiser le retour à la terre. Dans le domaine des beaux-arts et de la musique, l'aspect religieux prédomine encore. Pour ce qui est de la production théorique de la bourgeoisie libérale, c'est la grande époque du journalisme, avec H. Bourrassa, O. Asselin, J. Fournier, O. Héroux ; et, dans les sciences sociales, l'oeuvre d'E. Bouchette. Sur le plan symbolique, la production se restreint à la poésie, avec l'École littéraire de Montréal (Émile Nelligan, Charles Gill, Albert Lozeau...) On y développe une thématique de la dépossession et de la désincarnation. La bourgeoisie libérale est, en effet, doublement dépossédée du pouvoir, ayant à subir la dépendance économique liée à la domination coloniale, et la dépendance politique par rapport à la bourgeoisie clérico-professionnelle. Elle est cependant plus en mesure de se rendre compte du phénomène de [58]marginalisation des québécois du fait qu'elle se trouve principalement dans les villes et qu'elle fréquente les milieux d'affaires.

(d) De 1918 à 1939 environ, on assiste au développement du capital financier, à la mainmise croissante des intérêts américains sur l'industrie dans les secteurs primaire et secondaire, le développement anarchique de ces derniers amenant la crise économique dont, comme chacun le sait, la solution fut la seconde guerre mondiale. Face aux problèmes socio-économiques de tout ordre entraînés par la crise, la bourgeoisie clérico-professionnelle réagit, sur le plan théorique, par un dernier :sursaut de retour à la terre (l'Action Nationale). L'interprétation de l'histoire, avec le chanoine Groulx en tête (mais aussi G. Filteau, S. Marion, R. Rumilly) se cantonne dans l'apologie d'un passé rural ; seule l'École sociale populaire se préoccupe, dans un esprit apostolique et réprobateur, des problèmes liés à l'urbanisation, à la prolétarisation et à la crise économique (syndicalisme catholique, etc.). D'autre part sur le plan symbolique, la poésie, avec des auteurs comme B. Lamontagne-Beauregard, R. Brien, s'attache à une thématique et à des formes depuis longtemps périmées ailleurs. Pour ce qui est du roman, l'échec de l'agriculturisme inspire, à des degrés divers, des écrivains tels que Ringuet, Grignon, Savard. Avec M.A. Fortin, O. Leduc et S. Côté, la peinture, bien que figurative, prend une certaine consistance. Il en va de même pour la musique, avec C. Champagne.

La bourgeoisie libérale, de son côté, exprime sur le plan culturel un espoir de renouveau (L. Francoeur et le journal l'Ordre, E. Montpetit en sciences sociales), de critique (avec les romans de J.C. Harvey), d'isolement et de dépossession (en poésie, La Relève, Saint-Denys Garneau, P. Morin). On voit poindre le renouvellement de cette classe qui ne s'exprimera pleinement qu'avec le développement socio-économique de l'après-guerre. Pour la bourgeoisie libérale, cette période représenta probablement un début de sensibilisation aux problèmes socio-économiques réels du pays, contrairement à ce qui se passa pour la bourgeoisie cléricale.

(e) L'immédiat après-guerre (1939, 1950) est, sur le plan culturel, une période assez pauvre. Sur le plan économique, c'est la lente reprise dans le secteur primaire et dans l'industrie de transformation, l'amorce du développement de l'industrie de consommation de masse sous l'emprise des monopoles américains. Sur le plan théorique, le fait le plus important à remarquer est sans doute l'opposition idéologique et politique entre la bourgeoisie [59] cléricale (cf. Relations) et la bourgeoisie libérale lors de la grève de l'amiante. D'autre part, avec les oeuvres romanesques de G. Guèvremont et de R. Desmarchais, les oeuvres musicales de J. Vallerand et de Papineau. Couture, la bourgeoisie cléricale marque sa stérilité. Pour ce qui est de la bourgeoisie libérale, l'oeuvre poétique d'A. Grandbois, avec sa thématique de l'exil et son langage surréaliste, est à rapprocher de la peinture d'un Pellan : le développement culturel de cette classe commence à faire appel à ce qui se passe hors du Québec. Et enfin, l'oeuvre romanesque de G. Roy indique bien la nette prise de conscience des problèmes socio-économiques du pays.

(f) La période allant de 1950 à 1960 est caractérisée, sur le plan socio-économique, par l'essor de l'industrie de consommation et le développement des moyens de communication de masse (presse, radio, télévision) : ces activités sont prises en mains par la classe des travailleurs non-manuels (petits employés, techniciens, fonctionnaires, administrateurs, cadres, etc.). Bien qu'elle conserve le pouvoir politique jusqu'à la mort de Duplessis, la bourgeoisie cléricale perd presque complètement le contrôle de la production culturelle. Ce dernier tend à être pris en mains par les classes moyennes et la bourgeoisie libérale.

Sur le plan théorique, la bourgeoisie libérale s'exprime principalement par l'intermédiaire de Cité Libre et de l'Institut Canadien des Affaires Publiques (pour ce qui est de l'idéologie), et aussi par l'entremise de la faculté des sciences sociales de Québec (avec des gens comme M. Lamontagne, M. Tremblay) : on y assiste à l'organisation d'une classe qui se prépare à reprendre le pouvoir politique par une contestation systématique des positions de la bourgeoisie cléricale et du régime qui défend ses intérêts. Pour ce qui est du domaine symbolique, la problématique de la bourgeoisie libérale n'évolue guère : À. Hébert, R. Elie (poésie), R. Charbonneau (roman), J. LeMoyne, J. Simard (essais et nouvelles). La peinture de de Tonnancourt, enfin, continue la tendance à l'abstrait illustrée précédemment par Pelland.

Quant à la classe des travailleurs non-manuels, elle élabore une vision du monde assez ambiguë : interprétation pessimiste de l'histoire, sur le plan théorique, avec M. Seguin, M. Brunet et G. Frégault ; poésie du pays (R. Giguère, J.-G. Pilon, F. Ouellette, P.-M. Lapointe, Y. Préfontaine) ; musique avec C. Pépin, peinture avec Borduas et Riopelle.

(g) Avec la dernière période, qui va de 1960 à aujourd'hui, et qui coïncide avec là prise du pouvoir par la [60] bourgeoisie libérale et les tendances de cette classe à renforcer le contrôle monopolistique de l'État sur l'économie (B.A.E.Q., S.G.F., Sidbec, Caisse de dépôts, etc.) et sur l'éducation (Rapport Parent et Ministère de l'Éducation), on voit les classes moyennes, et surtout les fractions privilégiées de cette classe (information et éducation), prendre de plus en plus, quoi, que de façon encore inorganisée, le contrôle de la production culturelle : sur le plan théorique, on assiste à la formulation de plus en plus nette de l'idéologie socialiste, avec des revues politiques comme La Revue Socialiste, Situations, Parti Pris, Révolution Québécoise, Socialisme ; dans le domaine des sciences sociales, la revue Recherches Sociographiques consacre de plus en plus d'importance à l'analyse scientifique des divers problèmes de développement du Québec. Sur le plan symbolique, on a des revues comme Liberté, La Barre du jour, Quoi, des poètes comme J. Brault, P. Chamberland, R. Duguay, J. Garcia, G. Godin, G. Langevin, C. Péloquin, G. Miron ; le sdiverses tendances romanesques s'expriment à travers les oeuvres d'auteurs comme G. Bessette, W. Lemoyne, D. Giguère, L. Maheu-Forcier, R. Fournier, R. Benoît, J. Godbout, M.-C. Blais, R. Ducharme d'une part, comme J. Ferron, J.-J. Richard, C. Jasmin, A. Major, J. Renaud, H. Aquin de l'autre. De plus, on a en musique des compositeurs comme A. Morel, S. Garand, P. Mercure, G. Tremblay ; en peinture et en sculpture en assiste à un semblable essor (Mousseau, Vaillancourt, Maltais, etc.) Mentionnons enfin le développement récent de deux modes d'expression nouveaux au Québec : le cinéma, avec C. Jutras, J. Godbout, G. Groulx, J.-P. Lefebvre ; la chanson avec G. Vigneault, C. Léveillée, R. Lévesque, J.-P. Filion, G. Dor, etc.

De son côté, la bourgeoisie libérale s'exprime surtout sur le plan théorique : Sept-Jours pour ce qui est de l'idéologie, F. Ouellet, J. Hamelin, M. Trudel pour ce qui est de l'interprétation de l'histoire. Sur le plan symbolique, on a le théâtre d'A. Hébert, de F. Loranger.

En dernier lieu, mentionnons la réaction idéologique de la bourgeoisie cléricale (qui, bien qu'inexistante maintenant sur le plan culturel, détient le pouvoir politique) : de Laurentie à Aujourd'hui Québec.

Ce bref aperçu historique, qui n'est ni exhaustif ni absolument rigoureux, suffit à indiquer comment le développement culturel, sur le plan théorique et symbolique, a suivi le développement socio-économique et politique. La bourgeoisie ayant virtuellement perdu le contrôle de la production culturelle aux mains de la [61] classe des travailleurs non-manuelse ou de certaines fractions de cette dernière, il nous faut maintenant considérer, en traitant du problème de la culture populaire et du rôle des syndicats, les possibilités d'organisation, quant à la production culturelle, des travailleurs non-manuels.


II. PRODUCTION CULTURELLE
ET CLASSES, SOCIALES :
LE RÔLE DES SYNDICATS

Notre vie culturelle est déstructurée et désorganisée. Chacune des classes sociales trouve sa nourriture culturelle selon les moyens financiers dont elle dispose, selon le contrôle qu'elle exerce et enfin, selon le milieu socio-économique dont elle est issue ou dans lequel elle vit.

Ainsi, our bourgeoisie parasitaire est installée et enracinée dans son paradis de rêve artistique comme elle l'est dans tout le reste. Elle a dépossédé la majorité et vit de cette dépossession des autres. Elle suscite de la sorte une incohérence, incohérence elle, même tributaire d'une cohérence systématisée dans les structures qu'elle crée à partir du capitalisme. En somme, notre bourgeoisie ne peut exister que dans la mesure où elle rend structurellement cohérente l'incohérence du système, ses contradictions fondamentales.

La classe dominante du Québec a ainsi sa Place des Arts, le Musée des Beaux-Arts, le Musée d'Art Contemporain et les petites galeries "libres" de la rue Sherbrooke. Tout cela n'intéresse qu'elle et n'appartient qu'à elle, celle qui a l'argent et le pouvoir, celle qui peut se payer le luxe d'aller se pâmer périodiquement devant sa Majesté l'Art et, bien souvent, de se l'approprier pour des sommes d'argent imposantes. De plus, our bourgeoisie possède ses éditions de luxe comme elle a ses beaux meubles, ses belles potiches et ses tapisseries qu'elle peut acheter dans ses propres boutiques. Lorsqu'elle va au théâtre, c'est la plupart du temps pour assister aux Premières et, lorsqu'elle ne le peut pas, c'est en s'installant dans les premières rangées afin de ne pas perdre "en public" le pouvoir qu'elle exerce sur l'autre public, celui qui n'est jamais là où elle se trouve. Enfin, il n'est pas difficile de la retrouver davantage dans les galas et autres mascarades du genre. Une étude sociologique sur le type de "public" que rejoignent les grands spectacles qui se présentent aujourd'hui sur nos scènes nous permettrait certainement de discerner avec précision la quantité de manifestations culturelles qui, recrutant [62] le plus fort de leur auditoire dans la classe dominante, ne font que témoigner du pouvoir qu'elle exerce partout ailleurs dans la société québécoise.

Les autres, les "non-instruit" de Lesage risquent quelquefois une grande sortie à la Casa Loma quand ce n'est pas tout simplement au restaurant "panorama" de l'un des grands hôtels de la place ... Mais, la plupart du temps c'est au "théâtre" du coin, au cinéma, qu'ils vont lorsque ce n'est pas devant l'écran du canal 10 ou au forum. Les belles peintures des premiers sont remplacées par les dessins en couleur qui se vendent au 5.10,15. Les sculptures et les potiches remplacées par les bibelots en plâtre du parc Belmont... Les romans à couverture de luxe et à la mode sont, eux, remplacés par les "Photos-romans", "Allô Police" et les "comics" des hebdos. Les chiques "résidences propres des premiers, remplacées par des boites à savon ...

D'autre part, pendant que la bourgeoisie possède ses revues d'art bien à elle que ce soit "Culture Vivante et les Cahiers artistiques de La Presse et du Devoir, la majorité des autres n'a que les journaux exploités par les premiers, journaux dans lesquels on vend à grand coup de concours, de mythes et de potinages la production culturelle des bourgeois ou, du moins, ce qu'ils en administrent. Les revues culturelles des premiers sont ici remplacées par "Écho-Vedette", Télé-Radio Monde et les autres du même genre.

Ainsi, après avoir donné tout juste ce qu'il faut de pain à la majorité pour qu'elle ne se révolte pas, c'est sur le plan culturel, que la bourgeoisie s'attaque. Elle offre un éventail de jeux, un éventail de mythes en nombre suffisant pour meubler les périodes creuses où il pourrait arriver à la majorité de se poser des questions. La bourgeoisie organise la culture à sa façon. Elle en fait une autre médecine sociale. Et comme ça, tout va pour elle très bien. L'honneur et l'argent sont sauvés.

Enfin, le tableau rapide que nous présentons ici ne serait pas complet si nous ne tenions pas compte d'un troisième type d'organisation culturelle au Québec relativement nouveau, qui offre le plus d'espoirs de transformations et de révolution et qui correspond à la montée de plus en plus forte de la classe des travailleurs non-manuels (fonctionnaires, enseignants, étudiants, etc...) Ces derniers écoutent la télévision de Radio-Canada, forment la clientèle des librairies et des théâtres de poche (Apprentis, Sorciers. Egrégore ...) et des Ciné, mas d'essais. Cette même classe moyenne a ses lieux propres de réunion : les boîtes à chansons, les discothèques et la Comédie Canadienne. N'ayant actuellement rien en commun [63] avec la bourgeoisie dominante, la classe des travailleurs non-manuels, à la condition qu'elle ne s'isole pas de la majorité, peut réorienter dans le sens de la collectivité la production et la diffusion des oeuvres d'art. Nous pensons plus particulièrement à l'incidence avantageuse qu'un syndicalisme ouvert aux besoins de tous les québécois peut avoir sur cette classe.

Alors que la bourgeoisie domine l'économique, le social et le politique, elle domine aussi le culturel : sa production et ses moyens de diffusion. Alors qu'elle a ses "premières" à la Place des porcs et ses vernissages dans les grands Musées ou dans les petites galeries chiques, les autres achètent les chansons et les photos-romans à eau-de-rose mis sur le marché par les premiers. Les derniers eux, ils ont leurs "chansonniers".

Ce qui précède nous amène à parler du mythe de la "culture populaire" instaurée avec tact par la bourgeoisie.

Le Théâtre du Nouveau-Monde vient d'essuyer un échec avec une pièce présentée dans le but d'attirer au théâtre ceux qui n'y vont jamais. En présentant sur la scène de la Comédie Canadienne On n'a pas tué Joe Hill, le TNM a non seulement manqué son coup en ne rejoignant pas les travailleurs mais il a aussi éloigné la bourgeoisie qu'une telle pièce n'intéresse pas (elle préfère de loin Le soulier de satin de Claudel). Le TNM a voulu faire du théâtre populaire : ça n'a pas marché.

Depuis quelques années des troupes de théâtre vont présenter leur spectacle aux travailleurs de Manicouagan. On nous dit que ça ne connaît pas de succès. Ces derniers préfèrent entendre Vigneault ou bien les monologues du Père Gédéon et ceux de Basile.

En instituant le Théâtre Populaire du Québec (T.P.Q.), le ministère des Affaires culturelles voulait, en 1966, donner un débouché aux finissants des Écoles de Théâtre et en même temps susciter un intérêt pour le théâtre dans la population. Le T.P.Q. a jusqu'ici effectué plusieurs tournées à travers le Québec. On constate qu'il rejoint, partout où il passe, les petites bourgeoisies locales. Peu ou pas de travailleurs. Le même phénomène se produit lors des tournées du Théâtre Molson dirigé par Jean Duceppe.

Enfin, chacun de son côté (le ministre Jean-Noël y compris) se réunit pour mettre sur pied ce qu'on appelle une politique de la culture populaire. Bref, beaucoup de gens s'intéressent aujourd'hui à l'éducation (populaire) en même temps qu'à la culture (populaire). [64] Épris d'une soudaine vague de démocratisation, une sorte de mode que le système capitaliste sait insuffler périodiquement à un milieu chacun veut rendre accessible au plus grand nombre, la production artistique.

Mais cette opération ne pourra être effectuée par la bourgeoisie puisqu'elle trouve elle-même des avantages politique et économique en préconisant les pseudos-programmes de "culture populaire" que nous lui connaissons : ces derniers étant pour elle rien d'autre qu'une médecine sociale qui n'a d'autres effets que de camoufler la domination qu'elle exerce et d'éviter que le "culturel" devienne ce qu'il est essentiellement et originellement : un instrument de signification par le biais du langage symbolique d'une réalité totale, c'est-à-dire de la réalité telle qu'elle est vécue, ressentie et faite par l'ensemble de la collectivité. Débarrassée du non-sens auquel l'a voué la bourgeoisie et le système capitaliste, le "culturel" devient inévitablement un instrument de lutte contre la domination et l'injustice et, partant, il est rendu accessible, il devient un facteur de cohésion et de prise de conscience collective. La bourgeoisie n'est pas intéressée à ce qu'une telle révolution se produise et la mette en péril. Alors ?

Alors, si les productions culturelles, et particulièrement les oeuvres d'art, expriment de façon cohérente la vision du monde d'un groupe social donné, sont produites par des membres de ce groupe ou d’un autre groupe qui lui est soumis politiquement et économiquement, si enfin la diffusion des productions culturelles est, par l'intermédiaire des moyens de communication de masse, contrôlée par les mêmes intérêts qui dirigent également la distribution des biens et des services, cela entraîne quelques conséquences d'importance majeure par rapport à la fonction de l'art et des artistes (peintres, musiciens, écrivains, etc.) au cours de la période de préparation du passage au socialisme. C'est dans cette perspective que nous traiterons maintenant des trois points suivants : (a) relations entre les artistes et le mouvement socialiste, ce qu'implique une organisation du groupe des artistes ; (b) transformation de la production culturelle que cela implique ; (c) diffusion de la production culturelle ainsi élaborée auprès des travailleurs et du mouvement socialiste, par le truchement de structures politiques et syndicales. Certaines suggestions concrètes concernant la mise en pratique de ce troisième point, qui est le plus important du point de vue stratégique sur le plan culturel, seront envisagées par la suite.

[65]

1. organisation de la production culturelle

Actuellement, dans les sociétés néo-capitalistes, la situation socio-économique des artistes se caractérise par une dépendance plus ou moins consciente face aux intérêts dominants. Le contrôle de la diffusion des productions culturelles a de profondes conséquences sur le contenu même de cette production. Et c'est pourquoi, dans la perspective d'une transformation radicale des structures socio-économiques, il s'avère indispensable que les artistes voulant participer à la construction du socialisme cesse de dépendre, lorsqu'il s'agit de la diffusion de leurs productions, du système socio-culturel qu'ils entendent dénoncer. Il est certain que si un artiste, pour ce qui est de la diffusion ou de l'exécution de son oeuvre, cesse de dépendre des intérêts contre l'emprise desquels il lutte, la portée même de ce qu'il produit en sera modifiée.

Toutefois, une telle libération ne peut se réaliser individuellement : face à un éditeur qui monopolise une grande partie des circuits de distribution du livre dans une société, l'écrivain pris individuellement ne peut strictement rien, si ce n'est se soumettre ou refuser de publier ; il en va de même du peintre face aux galeries d'arts et aux musées, du musicien qui veut faire exécuter une de ses oeuvres, du cinéaste, du sculpteur, etc... Comme les principaux moyens de communication et d'information, avec lesquels d'ailleurs ils s'identifient souvent, les principaux réseaux de diffusion des productions culturelles sont contrôlés par certains intérêts minoritaires et tout-puissants contre lesquels l'artiste isolé ne peut strictement rien.

D'autre part, plutôt qu'une action isolée et forcément morcelée, une organisation de caractère collectif représente évidemment une voie beaucoup plus prometteuse. Si, dans une société, une grande partie de ceux qui participent à la production culturelle, en tant que créateurs ou en tant qu'exécutants, s'organisent collectivement dans le but de reprendre contrôle de la diffusion de la production culturelle, une telle tentative pourrait, en s'inscrivant dans un cadre de revendication et de contestation plus large, être très efficace du point de vue de la lutte pour le socialisme sur le plan culturel. Selon le type de production [66] culturelle (peinture, musique, cinéma, etc.) et le rôle joué dans le processus de cette production (dramaturge ou comédien, compositeur ou instrumentiste, etc.), les problèmes du mode d'organisation collective seront évidemment différents.

Tout d'abord, on remarque que, globalement, le fait d'avoir un rôle d'exécutant dans le processus de production culturelle, que ce soit en tant que comédien, metteur en scène, instrumentiste, suffit à occuper et à rémunérer pleinement (plus ou moins bien) ceux qui se consacrent à un tel travail. En fonction de cela, l'organisation pourrait dans ce cas se faire sur le mode syndical, avec revendication et contestation sur le plan des salaires, des conditions de travail et de la gestion de ce travail. Les revendications pourraient entre autres choses avoir comme but partiel de faire passer ce secteur de la production culturelle sous le contrôle de l'État.

En second lieu, lorsqu'il s'agit des "créateurs", c'est-à-dire de ceux qui participent le plus étroitement à l'élaboration des productions culturelles dans les divers secteurs que sont la peinture, la musique, la littérature, le cinéma, le théâtre, etc., le problème est quelque peu plus compliqué. En effet, selon le type de production culturelle, le travail du créateur peut suffire ou non à le faire vivre. Par exemple, un musicien ou un peintre arriveront plus facilement à vivre de leur travail créateur qu'un écrivain qui, lui, assez souvent, devra recourir à un travail d'appoint (journalisme, enseignement, etc.). D'ailleurs, très souvent, un musicien ou un cinéaste doivent, pour vivre, consentir à produire des oeuvres qui les intéressent peu, ou tout simplement à se prostituer. On voit alors que l'organisation collective pourrait ici avoir pour premier objectif la reconnaissance par l'État du statut de travailleur intellectuel rémunéré pour l'écrivain, le peintre, le cinéaste et le musicien. Les revendications devraient alors avoir pour premier but cette reconnaissance, pour graduellement s'identifier et se joindre à celles des groupes précédents.

Ainsi, l'organisation de type syndical des différents types de travail, leurs dans le domaine de la production culturelle pourrait ultimement aboutir à constituer un regroupement ou une fédération qui aurait alors la possibilité d'une part de s'affilier à l'une des centrales syndicales, et d'autre part de faire porter ses revendications et sa contestation plus globalement sur la politique culturelle de l'État dans le domaine du développement de la création, de la diffusion et de l'enseignement des diverses branches de la culture. Enfin, les liens entre une telle fédération et une éventuelle fédération de syndicats d'enseignants et de chercheurs (pour ce qui est de [67] la production culturelle dans le domaine des sciences) devraient être également très étroits.

À cela, une partie bien petite-bourgeoise d'artistes, de professeurs et de chercheurs nous répondra que c'est une utopie ou, plus bête encore, qu'on n'est quand même pas des ouvriers" pour se syndiquer de la sorte. Il reste alors à voir pourquoi la plupart des travailleurs intellectuels sont quand même des salariés, au sens strict du mot, et en quoi, s'il-vous-plaît, le travail intellectuel serait supérieur ou plus nécessaire que le travail de l'ouvrier. Après une petite méditation sur la question, on deviendra peut-être moins insensibles au projet qui consiste à organiser tous les travailleurs afin de constituer une force sociale et politique apte à arracher des mains d'une minorité parasitaire le droit de vaticiner et de décider du développement socio-économique et culturel de l'ensemble de la population.

2. transformation de la production culturelle

En rapprochant et en organisant ceux qui s'occupent de production culturelle dans plusieurs secteurs différents, on arriverait à transformer assez radicalement le contenu et la forme des oeuvres culturelles, ainsi que leur mode de diffusion auprès de groupes sociaux différents de ceux qui constituent encore majoritairement le "public" de l'art bourgeois ou petit-bourgeois. Le système actuel abrutit les travailleurs par la culture de masse qui, comme la publicité et les loisirs, a la fonction de soumettre la consommation des biens et des services, des produits matériels et intellectuels du travail au profit des monopoles ou d'un État s'identifiant de plus en plus clairement à leurs intérêts. Le seul moyen, au niveau culturel, de lutter contre un tel envahissement et une telle dégradation est représenté par un réaménagement complet des conditions de la production culturelle.

Ce réaménagement pourrait porter tout d'abord sur un renouvellement des formes mêmes d'expression dans le domaine de l'art. Il ne s'agirait pas tant d'inventer une forme de plus, qui viendrait alors s'ajouter au roman, au théâtre, à la musique, que d'arriver à une synthèse des formes existantes, synthèse qui aurait comme effet de remanier profondément ces formes d'expression tout en leur faisant signifier une vision du monde [68] propre au travailleur et non plus à une élite dirigeante. Les sociétés à économie libérale, et ensuite les sociétés à économie monopolistique, n'ont jamais réussi à organiser de façon satisfaisante et adéquate à l'évolution technique et scientifique, les relations entre les groupes de plus en plus nombreux et différenciés de travailleurs qui sont apparus comme résultat de la division du travail social. Ce phénomène se retrouve, sur le plan culturel, dans la division et le morcellement des diverses activités culturelles : science, art, philosophie, religion, etc. Et aussi à l'intérieur des activités artistiques elles-mêmes : musique, littérature, etc ... Ce qui fait la faiblesse d'un tel système, ce n'est pas la division des activités mais plutôt l'absence de relations entre elles. Et le socialisme, fondé sur les idées de planification et de participation, se propose comme un système social et politique susceptible de répondre à ces besoins. Ce qui permet de comprendre que l'intégration des diverses formes d'expression artistique, permise par la meilleure communication entre les artistes que l'organisation de ces derniers rendraient possible, représenterait alors une réduction, sur le plan symbolique, du morcellement du travail et servirait à l'élaboration d'une vision du monde à la fois compatible avec le socialisme et accessible à la majorité des travailleurs dont l'aliénation consiste non seulement à être dépossédé de la gestion de leur travail mais aussi à être voués au morcellement extrême de ce dernier (travail à la chaîne et automation). Ce morcellement du travail, qui constitue des groupes de travailleurs isolés les uns des autres, sert d'ailleurs d'outil à ceux qui dépossèdent les travailleurs de la gestion de leur activité. C'est pourquoi d'ailleurs l'intégration des diverses formes d'expression artistique, supposant des liens entre les groupes d'artistes et faisant ressortir le caractère collectif de la production sur le plan culturel, représente un outil essentiel quant à la diffusion auprès des travailleurs d'une vision du monde socialiste.

3. les syndicats et la diffusion
des productions culturelles

Il est bien évident toutefois qu'un tel réaménagement des structures mêmes de la production culturelle ne saurait se faire dans les cadres où les artistes sont, pour la plupart, appelés à travailler actuellement. Ces cadres, [69] qui constituent le système actuel de diffusion des oeuvres culturelles, contribuent justement au morcellement du travail de l'artiste, le forcent à être individuel, isolent les artistes les uns des autres, etc... Et enfin, ces cadres orientent les produits culturels vers des groupes privilégiés.

Afin de lutter contre une telle situation, qui est incompatible avec la production d'oeuvres culturelles exprimant une vision du monde socialiste et s'adressant aux travailleurs, il nous semble urgent d'établir, à chaque fois que cela s'avérera possible, des relations plus étroites entre les artistes et les travailleurs par l'intermédiaire des structures syndicales. Des liens assez serrés entre certains artistes et le milieu syndical, en permettant à ces artistes de prendre connaissance des problèmes et de la situation des autres travailleurs, rendraient possible, à plus ou moins brève échéance, la production collective d'oeuvres accessibles aux travailleurs parce qu'exprimant une vision du monde compatible avec leur situation. À la limite, il serait même possible d'orienter la production culturelle en fonction de certaines préoccupations précises visant à faire apparaître, par une action de caractère symbolique, une conscience de classe plus cohérente chez certaines catégories de travailleurs. Car il n'est évidemment pas question de dissocier la lutte pour le socialisme s'exerçant sur le plan culturel de celle s'exerçant sur le plan politique ou socio-économique. C'est d'ailleurs là une des raisons majeures de rapprocher les travailleurs intellectuels et les travailleurs manuels.

Ce rapprochement, en plus de mettre les artistes dans des conditions qui leur permettent de connaître et d'exprimer symboliquement la vision du monde des travailleurs, pourra aussi contribuer à l'organisation systématique d'une diffusion des oeuvres culturelles auprès des travailleurs, ce qui vise à remplacer l'actuelle culture de masse par une culture populaire authentique. En diffusant auprès des travailleurs des oeuvres culturelles qui auront été élaborées par des artistes connaissant d'expérience la condition des gens auxquels ils s'adressent, en évitera d'ailleurs certains obstacles rencontrés ailleurs lorsqu'on a voulu rendre la culture populaire auprès des travailleurs. Ces obstacles se ramenaient essentiellement à une certaine indifférence des travailleurs face aux tentatives de leur rendre accessibles des oeuvres culturelles qui souvent avaient été élaborées par des artistes s'adressant d'abord à la bourgeoisie ou à la petite bourgeoisie, véhiculant ainsi une vision du monde étrangère à celles des travailleurs et virtuellement opposée à cette dernière. On ne libérera pas la classe des travailleurs en la transformant en classe bourgeoise, en [70] créant à l'intérieur de la classe des travailleurs des minorités privilégiées. C'est pourquoi il nous semble beaucoup plus adéquat non pas d'abord de populariser la culture classique et la culture bourgeoise auprès des travailleurs, ce qui n'implique d'ailleurs aucune production culturelle nouvelle et originale, mais plutôt d'élaborer prioritairement une production culturelle dans la perspective même des travailleurs. Il faut que l'artiste cesse radicalement d'être le valet des élites dirigeantes actuelles, même s'il l'est de façon critique et destructrice par rapport aux valeurs dominantes, et qu'il s'allie inconditionnellement aux travailleurs organisés économiquement (syndicats) et politiquement (parti). Quant à la diffusion des oeuvres de la culture bourgeoise auprès des travailleurs, elle pourra alors secondairement leur apprendre à connaître la vision du monde des minorités dirigeantes auxquelles ils s'opposent et ainsi les aider à mieux lutter contre ces élites privilégiées. Et enfin, lorsque les travailleurs auront le pouvoir de décider de ce qui les concerne, lorsqu'un État socialiste gouvernera la société pour vraiment répondre aux besoins de développement de la majorité, la diffusion des oeuvres classiques et bourgeoises s'inscrira dans une politique culturelle de réappropriation de l'histoire.

Ceci est un objectif à long terme. Pour l'instant, il importe d'abord d'examiner les principaux moyens concrets de diffusion de la production culturelle auprès des travailleurs québécois.

4. quelques propositions

Sur ce point, il nous apparaît d'abord important que ceux qui, dans le contexte actuel, produisent la vie artistique puissent modifier leur perception individualiste et a-historique de la réalité québécoise dans laquelle ils produisent. Pour ce faire, il nous apparaît que la syndicalisation des différents groupes d'artistes, comme nous venons de le voir, permettrait chez eux un renversement des perspectives. Des syndicats d'écrivains, de peintres et sculpteurs, de musiciens, de comédiens, etc..., regroupés à l'intérieur d'une fédération affiliée à une Centra, le syndicale, ne pourraient pas ne pas collectiviser à la longue la perception du monde de ces derniers. En revendiquant la reconnaissance effective de leur métier, c'est-à-dire en obtenant de la société qu'elle les reconnaisse comme des membres valables et aussi nécessaires que d'autres travailleurs, les artistes opéreraient déjà une transformation [71] importante. Jusqu'ici ces derniers ont vécu "grâce" à l'argent des mécènes (privés ou gouvernementaux). Le seul fait d'ailleurs de ne pas reconnaître à l'artiste une échelle de salaire valable, comme cela se fait pour d'autres groupes de travailleurs, est l'un des signes évidents de la non-reconnaissance du rôle des arts dans la société et, plus encore, de la conscience qu'a le système capitaliste du danger de laisser produire librement, et dans une perspective libérée des attaches d'une classe particulière et minoritaire, les artistes. En obtenant par le syndicalisme la reconnaissance sociale de son travail, l'artiste pourra alors se défaire de tous les artifices qu'on lui a imposés pour l'isoler du reste de la collectivité, pour en faire un membre "à part" (port de la barbe, habillement délabré ou luxueux, selon le cas, moeurs "légères...", langage affecté, "vedettisme", etc..., etc.). Enfin, la syndicalisation pourrait être un instrument de pressions et de revendications pour que l'artiste, comme tout autre travailleur, puisse participer au contrôle des moyens de diffusion de sa production, quand ce ne serait pas tout simplement se réapproprier sa propre production. Et c'est en se rapprochant de plus en plus de la collectivité qu'il pourra alors redonner aux arts le sens et la place qui leur revient. C'est en s'enracinant socialement et économiquement dans le milieu québécois que l'artiste pourra produire un art dans lequel la totalité sera réintégrée.

Quant aux moyens de diffuser davantage les productions artistiques, ce n'est pas comme l'ont fait dernièrement la C.S.N. et la F.T.Q. en vendant systématiquement des billets à leurs membres pour aller voir le spectacle "syndical" du T.N.M., que le problème de l'accessibilité au théâtre et à toute la production artistique se résoudra. L'expérience du T.N.M. est d'ailleurs concluante à ce sujet. On n'amènera pas les travailleurs au théâtre de force. Ils ne se rendront au théâtre que lorsqu'ils seront en face d'une activité qui correspond à leurs besoins. Le théâtre n'a jamais été, dans la forme selon laquelle nous le présentent nos troupes, un réel besoin. Il a toujours été un luxe et considéré comme tel. C'était une activité pour les autres et qui plus est, une activité qui ne dérangeait pas puisqu'elle était et est encore faite par et pour les autres.

Il s'impose donc que ceux qui considèrent l'importance des arts pour une collectivité, fassent en sorte que la production artistique devienne un besoin, soit perçue comme nécessité. Cela ne sera possible qu'à la condition de lier le culturel aux besoins quotidiens de la collectivité. De là nous apparaît une tâche importante qu'auraient [72] avantage à accomplir les syndicats québécois.

Voici donc, énumérées à la suite, quelques suggestions qui pourraient favoriser la production artistique auprès de la majorité de la population et de plus, remettre l'art sur ses pieds.


1. Il est important que les Centrales syndicales se préoccupent des questions culturelles, de toutes les questions pouvant se rapporter à la diffusion, à la production autant qu'à l'enseignement des arts dans notre société. À ce titre, il serait imminemment urgent que les Centrales fassent des pressions auprès du Ministère des Affaires culturelles pour exiger de ce dernier la mise en place d'une politique de la culture, élaborée en consultation avec les représentants du monde du travail.
Les syndicats pourraient exiger que l'État établisse une politique de la culture qui corresponde aux besoins réels du milieu. Ils pourraient exiger la mise en place de Centres régionaux de la culture, centres polyvalents auxquels travailleraient des équipes d'artistes accompagnés d'animateurs sociaux afin de susciter une réelle participation des populations et non pas seulement celle des petites bourgeoisies locales. Ces équipes d'artistes auraient, en plus du travail d'animation nécessaire, un travail de création auquel pourrait et devrait être invitée la population.

2. Les Centrales syndicales pourraient elles-mêmes s'adjoindre une équipe d'artistes (un écrivain, un musicien, un peintre, un comédien, etc...) qui, travaillant en permanence à l'intérieur des cadres syndicaux, auraient pour tâche d'établir un certain nombre de services "culturels" régionaux auprès des syndiqués, mais correspondant aux types majeurs de préoccupation du syndicat. Pourquoi ne pas faire servir les arts aux objectifs de lutte des travailleurs ? Pourquoi cette équipe ne travaillerait-elle pas aussi dans les cadres de l'éducation syndicale et politique ? Certains diront que c'est là blasphémer, que c'est prostituer l'art. Au nom de quoi le disent-ils si ce n'est au nom de la belle petite conception bourgeoise qu'ils se font de l'artiste et de l'art, ce quelque chose qui doit être gratuit, désintéressé, etc... ?)
Travaillant ainsi avec et pour les travailleurs, sur une base régionale ou nationale, ces artistes pourraient ainsi être amenés à créer et à interpréter symboliquement [73] une réalité dans laquelle ils auraient lutté, ne serait-ce que pour la connaître et la percevoir telle qu'elle est.

On pourrait ainsi intégrer à l'intérieur d'assemblées syndicales certains éléments d'ordre "culturel" : pourquoi par exemple ne pas présenter des spectacles courts, préparés et créés à partir de conflits particuliers qu'ont à affronter les syndiqués d'une région.

3. Les Centrales syndicales pourraient aussi voir à l'organisation de tournées de groupes d'artistes à travers leurs différents syndicats affiliés.

4. Les Centrales pourraient profiter de certaines situations particulières dans lesquelles se trouvent leurs membres pour mettre sur pied une organisation culturelle précise. Prenons ici le cas des travailleurs de Manicouagan. Pourquoi ne pas y dépêcher une équipe d'artistes et y prendre en main l'organisation de la vie culturelle : stimuler la création chez les travailleurs, monter des spectacles créés collectivement et exploitant tous les modes possibles d'expressions symboliques. Pourquoi par exemple ne pas y monter un spectacle conçu entièrement à partir d'une observation du milieu et de ses besoins propres ?

5. Les Centrales syndicales pourraient aussi se faire éditeurs et voir à la diffusion du livre.

6. Pourquoi les syndicats de travail, leurs non-manuels (étudiants, fonctionnaires, etc...) n'encourageraient-ils pas davantage les théâtres d'essais, le cinéma québécois, etc... Tout cela dans le but d'en favoriser une plus grande diffusion auprès de leurs membres et partant, d'inciter les artistes qui travaillent déjà dans cette perspective à produire encore plus et à explorer des modes d'expressions symboliques nouveaux.

7. Enfin, la syndicalisation des différents groupes d'artistes de notre société aurait très certainement pour effet de modifier le style et le contenu des programmations des postes de radio et de télévision au Québec. Il s'agit là de média extrêmement importants qui, contrôlés par les artistes syndiqués accéléreraient les transformations nécessaires.


En conclusion

En conclusion, deux points restent à noter. En premier lieu, nous [74] avons insisté sur le caractère oppositionnel de l'activité symbolique à l'intérieur de la production culturelle : les oeuvres artistiques remettent en question la structure même de la société au sein de laquelle elles sont produites. Ainsi, l'intégration de l'activité artistique, dans les sociétés où le totalitarisme atteint le langage et toutes les formes d'expression symbolique, conduit à une progressive disparition de la production culturelle en tant que telle. Dans les sociétés industrielles avancées, les symboles perdent leur généralité et leur fonction critique, les structures deviennent concrètes, empiriques et conjoncturales dans la perception même que les hommes en ont ; ainsi l'art devient un produit de consommation tout-à-fait inoffensif : les romans de Dostoïevski se vendent dans les pharmacies [10]. Dans les régimes de démocratie totalitaire, caractéristiques des sociétés néo-capitalistes, la tolérance envers les oeuvres culturelles qui ont une portée critique ne se comprend qu'en tenant compte du fait qu'un régime politique et économique qui envahit la conscience n'a rien à craindre d'une contestation purement culturelle, surtout lorsqu'il use d'une contrainte omniprésente qui ne se manifeste pas par des interdictions évidentes imposées superficiellement aux hommes, mais par des formes plus subtiles telles que l'acquisition d'une mode de perception empêchant de saisir la réalité autrement qu'à travers une structuration intégrative qui ne remet jamais en question des formes sociales perçues comme une nature immuable et fossilisée.

Dans une société industrielle qui évolue rapidement, comme c'est le cas du Québec, les artistes doivent lutter contre les formes d'intégration décrites plus haut. L'élitisme, auquel le type de société où nous sommes contraint les artistes, est une dénaturation de leur rôle et une considérable limitation de leur liberté. La solution que nous proposons, qui consiste à rapprocher les artistes de la majorité de la population, n'implique pas de les lier aux structures désuètes auxquelles leurs propres productions s'opposent. La syndicalisation des artistes, dans la conjoncture actuelle, nous paraît être au contraire une possibilité de libération, même au niveau de la conscience, des servitudes que la société de consommation impose, en limitant les productions culturelles à un rôle presque superflu de produits de luxe à l'usage exclusif des élites. Ainsi, quand nous proposons que l'État prenne ses responsabilités par rapport à la production culturelle, nous pensons à un État dont la politique culturelle serait inspirée et élaborée en grande partie par les syndicats d'artistes.

Nous sommes conscients du danger que supposerait un éventuel contrôle des artistes par l'État, au cas où [75] cet État serait totalitaire et où toute forme d'opposition à une politique unique établie d'en haut par un groupe charismatique disparaîtrait. Le stalinisme est un exemple frappant d'un tel phénomène de contrôle absolu de toute la vie sociale et culturelle par l'État : sous Staline, les artistes les plus médiocres et les plus serviles s'exprimaient abondamment tandis que les autres étaient condamnés au silence, à la déportation, à l'exil ou à la mort [11]. Si nous proposons un rapprochement entre les artistes et les syndicats, c'est que, dans la situation actuelle de la société québécoise, cette solution ne nous paraît pas comporter les risques mentionnés à l'instant.


Luc Racine, Michel Pichette, Narciso Pizarro et Gilles Bourque



[1] Cf. R. Barthes, Essais critiques, Seuil, Paris.

[2] Cf. M. McLuhan, Understandinq media, McGraw Hill, New-York, 1964.

[3] Cf. H. Marcuse, One-dimensional man, Beacon Press, Boston, 1964

[4] Cf. E.T. Hall, The silent language, Fawcett World Library, New-York, 1959.

[5] Cf. les travaux de L. Goldmann (en particulier Recherches dialectiques, Gallimard, Paris, 1959) et de G. Lukacs (en particulier Histoire et conscience de classe, Ed. de Minuit, Paris, 1960.

[6] Cf. note précédente.

[7] dans cette partie, tous les exemples que nous donnons ne visent qu'à fixer les Idées et ne peuvent en aucun cas être considérés comme définitifs.

[8] Cf. G. Bourque et L. Racine, "Histoire et idéologie", Parti Pris, vol. 4, nos 5-6, janvier-février 1967, pp. 33-52.

[9] Cf. J.-C. Falardeau, Notre société et son roman, H.M.H., Montréal, 1966.

[10] Cf. H. Marcuse, op. cit.

[11] Cf. K. Papaïoannou, L'idéologie froide, J-J. Pauvert, coll. Libertés (no 50), 1967 ; et aussi, A. Stawar, Libres essais marxistes, Seuil, Paris, 1960.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 9:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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