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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “POLITIQUE ET THÉORIE.” Un article publié dans la revue PARTI PRIS, revue politique et culturelle, vol. 4, no 5-6, janvier-février 1967, pp. 89-95. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[89]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Politique et théorie.”

Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 5-6, janvier-février 1967, pp. 89-95. Chronique: les essais.



Le phénomène politique dans son ensemble est sans aucun doute un des faits sociaux les plus sous-analysés scientifiquement. Le mérite de l'ouvrage de M. Gérard Bergeron [1] est à la fois de constater cette carence de pensée théorique en sociologie politique et de tenter d'y remédier par une contribution intéressante à plusieurs points de vue. En effet, après avoir montré que la faiblesse scientifique des études de sociologie politique est due à "la carence de la théorie générale, et même de simples méthodes généralisantes qui en promettraient l'espoir plausible" [2], l'auteur définit comme suit la tâche que son ouvrage vise à accomplir : "... cet ouvrage ne se restreint pas à une demi-théorie. Il est plutôt une espèce de mise en place générale de "théorisation" ou la théorie d'une élaboration théorique". [3] Pour parvenir à ce but, M. Bergeron est conduit à adopter une perspective d'ensemble que Von pourrait schématiquement qualifier de fonctionnalisme holistique [4] : décrire le phénomène politique comme une totalité dont il s'agit de repérer les unités de fonctionnement et leurs multiples interrelations. Ce souci de considérer les faits politiques comme organiquement liés les uns aux autres permet à l'auteur d'écrire que "notre tâche de sociologues politiques doit porter d'abord sur ce qui est, sur ce qui est un tout par un fonctionnement propre et qui se présente à nous en synchronie, sur ce qui est substantiellement partout et toujours le même dans la vie des organismes politiques considérés comme unités de fonctionnement". [5] D'autre part, l'analyse de ce fonctionnement synchronique de l'organisme [90] politique ne saurait se faire si l'on ne considérait pas l'ensemble politique comme étant plus important que ses parties. D'où la préoccupation pour la totalité : "nous partons d'une situation politique globale pour saisir, à travers trois niveaux et fonctionnements de toutes espèces, des comportements individuels." [6] La majeure partie de l'ouvrage est une élaboration critique et méthodologique de cette perspective générale.


Définition du phénomène politique :
relations, contrôle et fonctions


Si l'on tente de définir le phénomène politique sans se référer à d'autres types de phénomènes sociaux, on est amené à faire rapidement -la distinction entre la politique-domaine (politics) et la politique programme d'action (policy), entre des politiques partielles et opposées et une politique d'ensemble. [7] Toutefois, cette distinction ne recouvre pas tout le champ du phénomène politique, ce qui conduit M. Bergeron à ajouter que "en plus de la politique-domaine (politics) et de la politique-programme d'action (policy), le politique désigne la vie même de la "collectivité politique", avec ce qui la fait être multiple, stabilisante, et changeante, simple et complexe, avec ce qui la fait naître ou la maintient en existence ou amène sa désagrégation. La politique est un concept plus restrictif que le politique" [8]. Le champ politique est donc l'ensemble des actions et des décisions d'une collectivité particulière. Une telle définition a l'énorme avantage de ne pas opposer les institutions et les comportements politiques comme le statique au dynamique. En effet, "il n'y a pas dans la vie sociale de faits statiques (...). Il n'y a pas de faits sociaux statiques, parce que la vie sociale ne s'arrête jamais, n'est jamais au repos. Un dynamisme lent, partiel ou peu marqué, n'est pas un statisme". [9]

Ce qui précède nous amène maintenant à définir le phénomène politique par ses rapports avec les autres types de phénomènes sociaux. En effet, si le champ politique consiste bien en l'ensemble des actions d'une collectivité particulière, comme nous venons de le voir, la meilleure manière de concevoir les rapports entre le politique et le social est de considérer les relations politiques comme un type particulier des relations sociales générales : "La relation politique est un simple augment, un ajouté à une relation sociale ordinaire" [10]. Et l'auteur de préciser : "Cet ajouté consiste en ce que certaines relations sociales s'établissent du fait qu'il y a appartenance obligatoire à un seul état donné de société, ou d'organisation sociale (...). Cet état donné de société découle du fait de l'existence d'une société qu'on est accoutumé de qualifier de "politique", principalement à l'époque moderne, l'État." [11] Plus concrètement, il est possible de dire que les membres d'une société globale donnée sont obligatoirement contrôlés par un seul groupe, ou collectivité politique, c'est-à-dire par un seul état. Les décisions prises et appliquées par ce groupe social valent uniquement [91] pour la Société globale dans laquelle il s'insère.

Cette notion de contrôle est d'une importance majeure dans le raisonnement de l'auteur et elle est un élément indispensable à l'armature théorique de son ouvrage. Et il est facile de comprendre pourquoi. En effet, le phénomène politique consiste en la prise et l'application de décisions par un groupe précis à l'intérieur d'une société globale. Et les relations entre ce groupe particulier qu'est l'état politique et l'ensemble des groupes constituant la société globale sont des relations de contrôle mutuel [12]. "Le concept de contrôle contient en lui l'idée de relation [13]. Il implique aussi que cette relation bilatérale est réversible[14] La définition plus précise que donne l'auteur vaut la peine, malgré sa longueur, d'être citée : "Le contrôle est un processus fonctionnel de rapprochement comparatif entre deux termes dont l'un peut être soit une action abstraite ou concrète d'un individu ou d'un groupe, appelés "contrôlés", et dont l'autre terme qui sert de standard ou d'instrument pour mesurer le premier terme, peut être soit une valeur, une norme, un rôle à exercer ou s'exerçant, ou encore l'individu ou le groupe qui l'incarnent et qui sont appelés "contrôleurs" : la trame et le résultat de ces processus s'analysent en des équilibres toujours nouveaux où les groupes sociaux non autrement palifiés, affirment leur existence et leur individualité par rapport à d'autres groupes en vivant de leur dynamisme interne". [15] Comme nous allons le voir par la suite, ces relations de contrôle réversible pourront avoir lieu entre les divers sous-groupes constituant l'état, soit entre l'état et la société globale.

Après avoir élaboré les concepts de relations politiques et de contrôle, M. Bergeron centre son analyse théorique sur le concept de fonction politique et de niveau fonctionnel. Les diverses fonctions politiques permettent d'analyser les typés d'activités des groupes qui se contrôlent entre eux et dont le fonctionnement caractérise le phénomène politique essentiel. Selon notre auteur, on peut définir la fonction politique dans son ensemble comme "une série d'activités politiques liées les unes aux autres et unifiées par leur commune participation à la vie d'un organisme politique, intra-étatique, étatique, inter-étatique ou super-étatique[16]. Les relations entre les sous-groupes constituant l'état représentent le niveau proprement fonctionnel du phénomène politique, les rapports de l'état avec la société globale représentant les niveaux infra et superfonctionnel : "le niveau superfonctionnel s'identifie à la société et le niveau infra­fonctionnel à la culture, tandis que le pont entre les deux serait jeté par le dynamisme fonctionnel ; ou le niveau superfonctionnel est le champ des institutions ou structures globales, le niveau infrafonctionnel celui des attitudes et des comportements, tandis qu'entre les deux le joint se ferait par la "division (fonctionnelle) [92] du travail." [17]

Par la suite, l'auteur délaisse délibérément les niveaux infra- et super-fonctionnels pour se consacrer à l'analyse minutieuse et systématique du niveau fonctionnel lui-même. Cela l'amène à distinguer quatre fonctions politiques essentielles et à les classer selon le degré de contrôle qu'elles exercent : "...montrer d'abord en quoi gouverner et légiférer sont des contrôles d'impérativité ou de premier degré par opposition à administrer et juger qui sont des contrôles d'exécution ou de second degré; ensuite, une fois situées sur leur degré de contrôle, on les différenciera comme fonctions sur chacun des plans distingués. Autrement dit, les fonctions politiques s'opposent par groupes de deux d'après le plan de contrôle et chacune d'elles, comme fonction, se différencie ensuite de l'autre fonction qui est sur le même plan de contrôle qu'elle". [18] Ce qui revient en gras à ramener le fonctionnement de l'état à l'élaboration et à la prise de décisions (fonctions gouvernementale et législative) qui sont ensuite appliquées (administration et juridiction); à l'impération et à l'exécution des décisions. Ce que résume le tableau 1.

Tableau I

degré de contrôle

degré 1

impération

degré 2

exécution

fonctions

gouvernementale (G)

législative (L)

administrative (A)

juridictionnelle (J)

degré de contrôle


Nous ne nous attarderons pas ici sur l'analyse détaillée que l'auteur fait des multiples relations de contrôle intra et interfonctionnel. Qu'il nous suffise de faire état de la distinction majeure entre deux types de relations selon le champ ou le contrôle s'exerce : (a) contrôle intrafonctionnel, p. ex. le cas des deux chambres pour la législation (cf. tableau II); M contrôle interfonctionnel, p. ex. le cas de limitation des décisions gouvernementales lors de l'application qui en est faite par l'administration plus ou moins bureaucratique (cf. tableau III).

Tableau II [19]

G

A

L

J


Tableau III [20]

G

A

L

J



Commentaires critiques

Il nous reste maintenant à apprécier les divers aspects de cette tentative d'élaboration d'une théorie politique systématique.

[93]

Tout d'abord, il faut savoir éminemment gré à M. Bergeron d'avoir remplacé par des concepts opératoires et reliés logiquement entre eux (relations politiques, contrôle, fonctions) des abstractions fumeuses telles que pouvoir [21], autorité [22], valeurs [23] ; et aussi d'avoir bien démontré que, en sociologie politique, l'état (et ses relations avec les autres groupes de la société, ajouterions-nous, c'est-à-dire ce que l'auteur nomme les niveaux infra et superfonctionnel) n'est pas l'unité d'analyse mais la totalité qu'il faut décomposer afin de comprendre les relations dialectiques entre ses parties constituantes et son dynamisme interne en équilibre toujours instable. [24]

Toutefois, lorsque l'auteur applique son appareil conceptuel à l'analyse des relations entre les diverses fonctions politiques [25], et aussi quand il tente d'appliquer des techniques teilles que la théorie des graphes, la topologie et la théorie de l'information à l'analyse de ces relations dialectiques entre les fonctions, on ne peut qu'être fortement déçu par l'extrême formalisme de sa démarche. [26] C'est à ce moment que la théorie devient trop abstraite et que le caractère opératoire des concepts précédemment élaborés s'enlise. Et il nous semble que les raisons de cette lacune ou de cet échec tiennent à la perspective trop exclusivement fonctionnailiste adoptée par M. Bergeron. En effet, si l'on parle de fonctions remplies par l'organisme étatique, il serait, semble-t-il, assez logique de se demander quels sont les groupes d'hommes qui remplissent concrètement ces fonctions ; l'état ayant été défini par l'auteur comme une collectivité particulière, il est difficile de ne pas tenir compte, lorsque l'on analyse cette collectivité, des groupes divers qui la constituent et par lesquels elle remplit les diverses fonctions que l'auteur a si bien su dégager. Si, au lieu d'analyser des groupes qui remplissent certaines fonctions d'impération et d'exécution de décisions politiques, qui se contrôlent mutuellement tout comme ils sont à la fois contrôlés par la société globale en contrôlant aussi cette dernière, si au lieu de cela on se borne à analyser les relations possibles entre des fonctions abstraites à des niveaux eux-mêmes abstraits, on se condamne à verser dans le formalisme et à couper la théorie scientifique de toute expérimentation ou pratique alors rendues complètement impossibles.

Cependant, en prolongeant dans un autre sens l'élaboration théorique de l'auteur, il est possible d'éviter cet écueil et de se forger un outil scientifique qui pourra virtuellement être très efficace dans la perspective de l'établissement d'un état socialiste. En effet, si l'état est bien un ensemble de groupes ayant comme rôle de remplir certaines fonctions précises de prise, de coordination et d'application de décisions concernant la société globale, la démocratie socialiste, avec une politique planificatrice et autogestionnaire, pourrait seulement être rendu possible par une plus grande représentativité de l'état. Et c'est alors [94] que les relations entre les groupes formant l'État et les autres groupes de la société globale deviennent d'une importance très grande. En tenant compte du fait que les fonctions politiques sont exercées par des groupes bien concrets, on s'aperçoit que c'est autant du mode de nomination des membres des groupes politiques que de la provenance sociale de ces groupes que découlent la plus ou moins grande représentativité et démocratie de tel ou tel état particulier. Par exemple, si les sous-groupes extrêmement divers et hiérarchisés qui constituent l'administration étaient élus par la population au lieu d'être nommés par le gouvernement (la même chose se produisant pour la fonction juridictionnelle), il serait certainement moins facile pour l'assemblée législative et pour le gouvernement de toujours favoriser une minorité, détenant le contrôle de la production et de la distribution des biens et des services, au détriment de l'immense majorité les ayant supposément élus de façon "démocratique". Mais, bien entendu, il n'est pas possible de transformer une structure politique sans tenir compte de l'imbrication de cette dernière avec une structure socio-économique dont elle dépend largement. Quoiqu'il en soit, une connaissance véritablement scientifique des structures politiques et socio-économiques est un préalable à toute transformation réelle de ces structures. C'est justement en cela que, malgré ses lacunes et son formalisme outrancier, un livre comme celui de M. Bergeron est important. L'avènement du socialisme, au Québec comme ailleurs, dépend, entre autres choses, de la rencontre de la pratique socialiste et du savoir scientifique.


luc racine



[1] Gérard Bergeron, Le fonctionnement de l'État, Colin et P.U.L., 1965. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Id., ibid., p. 516.

[3] Id., ibid., p. 513.

[4] L'auteur emploie souvent des termes et des tournures de phrases dont nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de ne pas reproduire la lourdeur.

[5] G. Bergeron, loc. cit., p. 518. Comme dans toutes les autres citations, les soulignés sont de M. Bergeron.

[6] G. Bergeron, loc. cit., p. 470.

[7] Distinction faite par Raymond Aron. V. Démocratie et totalitarisme, Gallimard, coll. Idées, Paris, 1965.

[8] G. Bergeron, loc. cit., pp. 19-20.

[9] G. Bergeron, loc. cit., p. 18.

[10] G. Bergeron, loc. cit., pp. 29-30.

[11] G. Bergeron, loc. cit. p. 30.

[12] Gérard Bergeron, Le fonctionnement de l'État, Colin et P.U.L., 1965. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[13] Id., ibid., p. 516.

[14] G. Bergeron, loc, cit., p. 43.

[15] G. Bergeron, loc. cit., pp. 70-71.

[16] G. Bergeron, loc. cit., p. 90.

[17] G. Bergeron, loc. cit., pp. 126-127.

[18] G. Bergeron, loc. cit., p. 199.

[19] G. Bergeron, loc. cit., p. 427. Les lettres désignent les fonctions : les flèches désignent les relations de contrôle intrafonctionnel.

[20] G. Bergeron, loc. cit., p. 427. Les flèches indiquent les relations interfonctionnelles.

[21] V. G. Bergeron, loc. cit., p. 147 : "...la séparation ternaire et organique des pouvoirs est apparue une division trop restreinte pour rendre compte des grands processus politiques".

[22] V. G. Bergeron, loc. cit., p. 22 : "La décision autoritaire n'est pas propre à l'activité politique, et, si elle l'était, elle ne rendrait compte que d'une infime partie de l'univers politique".

[23] V. G. Bergeron, loc. cit., p. 21 : "Le social et le politique ne peuvent pas se distinguer d'un point de vue sociologique autrement que par le type de relations sociales qu'ils présentent à notre observation, sûrement pas d'abord par les valeurs qui les fondent..."

[24] V. G. Bergeron, loc. cit., p. 23 : "Pour nous, l'État est l'indispensable cadre général à l'intérieur duquel la vie politique se coule à l'époque contemporaine; Il est la grande unité totalisante de la politique (...) Mais l'État ou mieux, le "phénomène étatique" dans une théorie fonctionnaliste est très exactement l'« organe » qui vit de et par ses fonctions, qui les ramène à l'unité, et dont la totalité se manifeste entre autre par ses infrafonctions et ses superfonctions".

[25] G. Bergeron, loc. cit., pp. 192-420.

[26] G. Bergeron, loc. cit., pp. 420-513.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 8:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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