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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Andrée Michaud, José Mailhot et Luc Racine, “Un mythe montagnais. L'HOMME-CARIBOU (Atik-Napeo).” Un article publié dans la revue Lettres et écritures, revue des étudiants de la Faculté des lettres de l'Université de Montréal, vol. 2, no 2, décembre 1964, pp. 19-26. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[19]

Andrée Michaud, José Mailhot et Luc Racine

Un mythe montagnais. [1]
L'HOMME-CARIBOU (Atik Napeo).”

Un article publié dans la revue Lettres et écritures, revue des étudiants de la Faculté des lettres de l'Université de Montréal, vol. 2, no 2, décembre 1964, pp. 19-26.


La présente version du mythe de l'Homme-Caribou (Atik Napeo) a été recueillie, durant l'été 1963, par Andrée Michaud et José Mailhot du Département d'Anthropologie de l'Université de Montréal, au cours d'une séance de travail ethnographique à North West River, Labrador. Les Indiens de la bande de North West River sont appelés Montagnais-Naskapis et font partie de la grande famille algonquine.

Le récit, du par Daniel Pone, 40 ans, originaire de North West River, a été enregistré directement sur bande magnétique, en langue montagnaise, la seule langue parlée par l'informateur. Par la suite, Judith Pone, la fille du conteur, en a fait une traduction libre en anglais, à partir de la bande sonore originale. Enfin, les auteurs de cet article en ont fait une traduction française aussi littéraire que possible, à partir de la version anglaise.

[20]

Il rêva d'une montagne au bas de laquelle se trouvaient beaucoup de caribous.
Il rêva qu'il était caché lorsqu'il vit les caribous.
Il rêva qu'une femelle caribou venait droit vers lui. Il rêva qu'il était marié à elle.
Il partit à la chasse et ce qu'il avait rêve se produisit.
La femelle caribou vint vers lui. Quand il voulut lui tirer une flèche avec son arc, elle devint comme un couteau [2] et lui dit : "Vis avec nous". Tandis qu'un jeune caribou s'approchait pour écouter, l'homme répondit : "Je ne peux pas, je n'ai pas de fourrure". La femelle caribou lui répliqua : "Mon père te donnera de la fourrure ; mon père fera tout ce dont tu auras besoin". Et l'homme répondit : "Oui, je vivrai avec vous". Il abandonna ses raquettes et son arc, mais il conserva sa flèche.

Le jeune caribou sautait de joie. Le père de la femelle caribou leva la queue : il avait la diarrhée, car il craignait son gendre.

"Donnons-lui un peu de fourrure", dit le vieux caribou. Il demanda à son gendre de se mettre à quatre pattes et, prenant un poil de sa propre fourrure, il le lui donna. Il prit ensuite ses flèches et les lui fixa aux pieds. [3]

Le vieux caribou et les autres caribous s'enfuirent avec l'homme-caribou. Il faisait noir et ils préparèrent un feu ; les caribous mangeaient de la mousse, mais l'homme-caribou n'en mangea pas. L'homme-caribou s'assit près du feu et sa femme, la femelle caribou, s'approcha de lui ; le père vint et la femelle caribou lui dit : "Ce caribou ne mange pas de mousse, il ne veut pas manger de mousse ; qu'allons-nous faire ?" Le beau-père prit de la viande de caribou entre ses deux cuisses. [4] Puis il dit à sa fille : "Dresse une autre tente [5] : maintenant nous allons jouer à la balle [6] (une autre femelle caribou et lui)". Il ne voulait pas que sa fille et le nouveau caribou les voient. Pendant qu'ils étaient à jouer à la balle, l'homme-caribou se fabriqua une lance et partit à la chasse avec sa femme. Ils virent le beau-père et le tuèrent avec la lance. Quand ils revinrent à la maison, le beau-père était encore là, toujours en vie, et se préparait avec les autres caribous à jouer de nouveau à la balle. Le nouveau caribou ouvrit la porte afin de voir son beau-père ; alors il s'aperçut que son beau-père était maigre et avait mal aux yeux. [7] L'homme-caribou demanda a sa femme de dire à son beau-père de cesser d'agir sottement car, dit-il : "Je ne peux pas regarder ton père". La femme appela son père et lui dit d'arrêter [21] parce que son mari, l'homme-caribou, ne pouvait pas le regarder. Le beau-père appela les autres caribous et leur dit : "Nous allons nous arrêter maintenant ; le nouveau caribou ne peut pas nous regarder car nous sommes maigres et avons mal aux yeux".
Le beau-père et un autre vieillard se rendirent ensuite à la montagne. Ils voulaient manger pendant un jour entier [8], car ils avaient faim. Mais les loups s'en vinrent pour les manger. Le beau-père dit au vieux caribou : "Où allons-nous aller ? Les loups s'en viennent !" Le vieux caribou lui répondit : "J'ai vu un trou dans le sol l'hiver dernier". Ils se cachèrent dans le trou et soufflèrent de la neige sur leurs traces afin d'empêcher les loups de voir celles-ci. Le chef des loups dit alors aux autres loups : "Ne les mangez pas, il se peut qu'ils soient salés" [9]. Et le vieux caribou dit : "C'est vrai, nous sommes sales". Et les loups s'en allèrent. Mais le vieux caribou les rappela : "Je vous en prie, revenez et agrandissez notre bouche" [10]. Le beau-père ajouta : "Chiez sur nos pattes afin de ne pas nous perdre" [11]. Ainsi firent les loups.
Les deux caribous s'en retournèrent chez eux ; les loups s'enfuirent. Le père dit à sa fille qu'il avait vu des loups et lui interdit d'y aller.



[22]

Nous ne nous occuperons pas ici de la valeur littéraire de ce mythe. En effet, il nous semble hasardeux de prétendre juger de la valeur, quelle qu'elle soit, d'un texte dont le sens demeure assez obscur (c'est le moins qu'on puisse dire). Nous essayerons plutôt d'indiquer très brièvement de quelle façon il est possible d'amorcer le déchiffrage d'un tel texte. Il ne sera évidemment pas question d'une analyse exhaustive, mais simplement d'une ébauche qui, nous l'espérons, permettra de sentir que, à travers des langages différents, les hommes se posent à peu près tous les mêmes questions.

Il s'agira d'abord de voir jusqu'à quel point le contexte socio-culturel d'où provient le mythe permet d'en éclairer le sens. La mise en rapport du mythe et de l'ethnographie des gens qui le conçurent le fera déjà apparaître moins confus, des relations ressortiront de façon plus ou moins marquée.

Bien que cette première étape soit absolument indispensable, il n'est pas possible de s'y arrêter si l'on veut en arriver à vraiment cerner le sujet dont traite le mythe. Ce dernier ne se borne pas à être comme un reflet plus ou moins fidèle de la société qui l'a produit. Si les éléments dont se sert le mythe sont tous tirés de la réalité (socio-culturelle), la façon dont ces éléments sont mis en relation est tout à fait particulière à la pensée mythique.

Dans une première partie, nous allons donner un aperçu général de la culture d'où le mythe a été tiré en insistant particulièrement sur les détails de la réalité culturelle auxquels le mythe se réfère (niveau écologique et économique, niveau parental et niveau des croyances), quitte à nous limiter dans l'analyse, qui sera faite dans la deuxième partie, à un seul de ces niveaux (écologie et économie).

Niveau écologique et économique

Les Indiens de North West River dépendaient, il y a vingt ans et plus, surtout du caribou pour subvenir à leurs besoins alimentaires et pour fabriquer de nombreux objets de leur culture matérielle : peaux destinées à être tannées, outils et manches d'outils en os, babiche [12] pour le tressage de l'intérieur des raquettes etc...

Non seulement les Indiens se devaient de posséder une connaissance approfondie du mode de vie du caribou, mais les habitudes migratoires de cet animal rythmaient également leurs périodes de chasse. Le principe de ces migrations est le suivant : au printemps, le caribou descend des montagnes et se disperse en forêt pour mettre bas ses petits et trouver la mousse dont il se nourrit ; à l'automne, il tend à se rassembler en vastes groupes pour gravir les montagnes au début de l'hiver, de façon à fuir les épaisses chutes de neige.

La première phrase du mythe : "Il rêva d'une montagne au bas de laquelle se trouvaient beaucoup de caribous" pourrait indiquer que le récit se situe à la fin de l'automne ou au début, du printemps, tandis que la fin du mythe s'inscrirait plutôt durant l'hiver : "Le beau-père et un autre vieillard se rendirent à la montagne. Ils voulaient manger pendant un jour entier..." ; Et voyant arriver les loups, "ils se cachèrent dans le trou et soufflèrent de la neige sur leurs traces".

C'est durant ces périodes (fin de l'été, automne, hiver, début du printemps) où les caribous sont groupés en troupeaux que s'effectuaient la plupart des chasses. De plus, l'emplacement du premier camp permanent d'hiver des Indiens, lors de leur séjour de chasse et de trappe en forêt - soit du début de l'automne à la fin du printemps - était lié à l'endroit de la première tuerie intensive de caribous. Un manque de viande, qui provoquait d'autres chasses amenait subséquemment d'autres déplacements du camp.

Les tactiques de chasse au caribou pouvaient essentiellement se ramener à deux phases [13] : un premier temps où les Indiens qui avaient repéré le caribou se cachaient de telle sorte que les animaux venaient dans leur direction, ne les ayant ni vus, ni sentis ; un deuxième temps, au moment où les caribous étaient à proximité du groupe indien, pendant lequel un chasseur se détachait et allait au devant du troupeau, tandis que les [23] autres, placés en cercle autour des animaux, se déplaçaient autour du troupeau, en tirant de façon à l'empêcher de franchir les limites du cercle.

Notons qu'avant l'introduction du fusil par les "Blancs", la chasse au caribou se faisait au moyen d'une lance. Une phrase du texte réfère à cette ancienne façon de procéder : "Pendant qu'ils étaient à jouer à la balle, l'homme-caribou se fabriqua une lance et partit à la chasse avec sa femme". Soulignons qu'il n'est pas habituel pour un Indien d'amener sa femme avec lui à la chasse ; mais, lorsqu'exceptionnellement il le fait, il considère que cela est susceptible de lui porter bonheur.

Pour terminer ce très bref aperçu sur l'écologie et l'économie, nous ferons remarquer que le loup, lorsqu'en temps de famine il attaque les troupeaux de caribous, devient, comme l'Indien, un "chasseur de caribou". Ceci est d'ailleurs exprimé vers la fin du mythe : "Où allons-nous aller ? Les loups s'en viennent !"

Niveau parental

Traditionnellement [14], et encore aujourd'hui dans une certaine mesure, ce sont les parents qui choisissent les conjoints de leurs enfants. Les nouveaux époux vivent quelque temps chez les parents du garçon ou de la fille.

Si le garçon qui provient d'une autre bande de chasseurs va habiter dans le groupe de sa femme, gendre et beau-père (parfois accompagnés de d'autres hommes) iront chasser ensemble. C'est donc le beau-père, plus expérimenté, parce que mieux habitué à la région et plus âgé, qui guide ou qui "prend soin" du nouveau venu, de façon informelle.

Il est fait allusion à ceci dans le mythe, lorsque la femelle caribou incite l'homme à vivre avec eux : "Mon père te donnera de la fourrure, mon père te donnera tout ce dont tu auras besoin".

Cette relation de dépendance, en certaines occasions, du gendre vis-à-vis son beau-père, s'inscrit dans un réseau plus général d'attitudes qui prévalent à l'égard des gens âgés : lors de cérémonies, ce sont les vieillards qui sont servis les premiers ; lorsqu'on partage la viande de caribou, à la suite d'une chasse, les gens âgés sont privilégiés et ont priorité sur les jeunes ; ce sont d'ailleurs les vieux hommes d'un camp qui, au même titre que les chefs de chasse, (lorsqu'il ne s'agit pas du même homme) président à la distribution de la viande.

Le grand respect dont on revêt les vieillards commande à leur égard une attitude générale de respect, exception faite dans le cas des relations enfants-gens âgés qui devraient plutôt Être qualifiées de tendres : tous les vieillards sont appelés "grand-père" ou "grand-mère" par les enfants.

Niveau des croyances [15]

Le rêve

"Il rêva d'une montagne... Il rêva qu'il était caché... Il rêva qu'une femelle caribou... Il rêva qu'il était marié à elle."

L'essentiel de la vie intérieure de l'Indien est le rêve. Le rêve est conçu comme une partie du processus de révélation par lequel l'individu acquiert la connaissance de la vie, et comme le principal canal de communication de l'homme avec le monde invisible.

Dans le rêve, c'est l'âme-esprit qui parle à l'individu. L'âme-esprit est "mistapeo", c'est-à-dire "grand homme" ; elle est la vie, le siège des appétits, des émotions et des passions, dans chaque individu.

La satisfaction de l'âme-esprit (par le tabac, par exemple) la rend plus active et plus forte, et l'individu peut alors en attendre direction et conduite dans sa vie : par l'intermédiaire du rêve, l'individu reçoit des révélations de son âme-esprit concernant le lieu où se trouve le gibier, la méthode de chasse à employer, la façon de satisfaire l'esprit de l'animal abattu etc. Même la naissance d'idées dans la réalité est interprétée comme une révélation de l'âme-esprit. Le nombre plus grand de rêves ou de révélations établit une plus grande communication entre l'individu et son âme-esprit.

Le rêve tient donc dans la vie de l'Indien la place de l'inspiration, de la prophétie, du commandement, de la loi dans toutes ses entreprises. Et la réalité doit toujours correspondre au rêve.

[24]

C'est en vertu de ces conceptions que le mythe de l'Homme-Caribou répète dans la réalité ce qui, auparavant, s'était produit dans le rêve : "Et ce qu'il avait rêvé se produisit."

La montagne mythique

Il rêva d'une montagne au bas de laquelle se trouvaient beaucoup de caribous" ; "Le beau-père et les autres vieux se rendirent à la montagne."

Pour bien comprendre ces allusions à une montagne, il faut mettre en rapport le mythe de l'Homme-Caribou avec un autre mythe : la Maison des Caribous (Atik Mitshuap). Ce dernier raconte qu'en un lieu mythique situé dans le nord de la péninsule du Labrador, il existe une montagne dont la blancheur est due au poil de caribou et qui possède une énorme cavité à l'intérieur de laquelle se rassemblent des milliers et des milliers de caribous pendant l'été. C'est à cette cavité que réfère le mythe : "J'ai vu un trou dans le sol l'hiver dernier... Ils se cachèrent dans le trou".

Dans cette montagne, tous les caribous vivent sous la domination de leur chef, un Indien devenu caribou. Cet homme-caribou (Atik Napeo) assigne aux chasseurs un certain nombre de ses sujets, quand ils quittent leur domaine d'été pour entreprendre leur migration d'automne. Les âmes-esprits des caribous tués par les chasseurs sont censées retourner dans cet espèce de paradis où elles sont réincarnées dans d'autres caribous.

Les abords de la maison des caribous sont considérés comme une région où tout est un danger : les mouches y sont de la grosseur des oiseaux, les renards y sont gros comme des loups et les loups, gros comme des caribous. Toute la région environnante est formellement interdite et ceux qui risquent de s'y aventurer sont poursuivis par un énorme loup, gardien de la région prohibée.

C'est à cela que font allusion ces phrases du mythe : "Pendant qu'ils mangeaient, les loups vinrent pour les manger..." ; "Le père dit à sa fille qu'il avait vu des loups et il lui interdit d'y aller."

Le Caribou

Le caribou est le premier animal parmi ceux dont la poursuite fournit une activité vitale aux Indiens et met en jeu certaines forces religieuses.

Comme les autres animaux, il est perçu par les Indiens comme ayant une existence semblable à celle de l'homme : il possède une âme susceptible d'être réincarnée, il a une grande intelligence, des comportements semblables à ceux de l'homme, une vie sociale : il appartient à une race vivant sous la domination d'un chef et il effectue des migrations.

Il y a une égalité spirituelle entre l'animal et l'homme, surtout entre le caribou et l'homme, et la différence essentielle entre les deux se résout à une différence de forme extérieure. Voilà pourquoi, dans le mythe, la seule marge qui semble exister entre un homme et un caribou est la fourrure : "je ne peux pas (vivre avec vous) : je n'ai pas de fourrure." Cela explique aussi que la transformation de l'homme en caribou ne porte que sur des détails de forme externe : la fourrure et la forme des pieds : "Il demanda à son gendre de se mettre à quatre pattes et, prenant un poil de sa Propre fourrure, il le lui donna. Il prit ensuite ses flèches et les lui fixa aux pieds."

*   *  *

Ce qui précède permet de voir que le matériel dont se sert le mythe est tiré de trois niveaux de la réalité sociale :

- un niveau écologique et économique, c'est-à-dire là où il s'agit des relations de l'homme avec son milieu naturel (les animaux, la montagne, etc.) et des activités de chasse.

- un niveau parental, c'est-à-dire là où il est question des relations entre générations, de mariage, des attitudes des parents impliqués.

- un niveau, disons, des croyances en ce qui a trait au rêve, à la montagne mythique des caribous, etc.

Dans le mythe, ces trois plans sont plus ou moins distingués selon les cas, et ils entrent en interrelations complexes. Retenons que le matériel mythique est composé d'éléments venant de domaines assez différents. Nous allons maintenant tenter d'indiquer à quelle fin ce matériel est utilisé.

Un examen sommaire du texte permet de poser comme hypothèse que ce mythe [25] traite du rapport entre les activités alimentaires et les activités sexuelles. Toutefois, il doit bien être entendu dès le départ que cela n'est rien de plus qu'une hypothèse confirmée partiellement par le matériel ethnographique et l'analyse intrinsèque du mythe. Nous ne prétendons pas que le mythe veuille dire seulement cela, mais uniquement qu'il est fort probable qu'il veuille, entre autres choses, dire cela, et à la condition de se servir d'éléments tirés des trois plans que nous avons mentionnés au paragraphe précédent.

La première partie du texte conte la transformation d'un homme en caribou, l'homme étant défini comme chasseur et mangeur, le caribou étant défini comme chassé et mangé. La transformation de l'homme en caribou comporte donc deux aspects : le passage de l'état de mangeur à l'état de mangé et de l'activité de chasseur à l'activité de chassé. Nous sommes au niveau des activités alimentaires.

Cependant, le niveau des activités sexuelles apparaît aussi, puisque la transformation se fait à la condition d'un mariage entre un mangeur et un mangé, entre un homme chasseur et une femelle caribou.

La deuxième partie du texte, que l'on pourrait intituler "vie de l'homme-caribou chez les caribous" (tandis que la première serait tout simplement "transformation d'un homme en caribou"), accentue encore plus la relation entre activités alimentaires (ou de chasse) et activités sexuelles.

En effet, si l'on résume, tout en suivant l'ordre du récit, on a : le refus de manger de la nourriture (de la part de l'homme-caribou) entraîne la copulation entre son beau-père et une femelle caribou ; à la suite de cela, l'homme-caribou et sa femelle caribou vont à la chasse et tuent le beau-père ; puis, en revenant, ils trouvent le beau-père encore en train de copuler, abusant des activités sexuelles (il est maigre et a mal aux yeux) ; son gendre lui dit alors d'arrêter cet abus (il ne peut pas le regarder) ; alors, le beau-Père et un autre vieux caribou vont à la montagne se livrer à des excès alimentaires (manger pendant une journée entière) ; ce qui entraîne l'épisode où les loups risquent de manger les caribous ; une entente intervient alors entre loups et caribous à ce sujet ; à la suite de quoi le beau-père revient au camp et interdit à sa fille d'aller là d'où il revient.

Ceci nous amène à pouvoir donner le schéma suivant de la suite des principaux épisodes, selon leur ordre dans le récit (en simplifiant beaucoup, naturellement) :


(a) transformation progressive d'un homme en caribou (l'homme abandonnant ses attributs de chasseur pour se marier à une femelle caribou) ;
(b) refus de manger (de la part de l'homme-caribou) ;
(c) copulation (du beau-père) ;
(d) chasse de l'homme-caribou et de sa femelle caribou : mort du beau-père ;
(e) copulation (du beau-père) : maigreur et mal d'yeux du beau-père, réprobation de la part du gendre ;
(f) le beau-père et le vieux caribou mangent avec excès : ils sont menacés d'être mangés par les loups : mais il y a entente entre les loups et eux à ce sujet ;
(g) retour du beau-père qui interdit à sa fille des excès (alimentaires ou/et sexuels ?).


Un examen détaillé de ce schéma pourrait sans doute montrer assez précisément de quelle façon le mythe établit les rapports entre les activités sexuelles et alimentaires, établissant des oppositions et des identités entre deux ou plusieurs termes, se servant de certains termes comme médiateurs entre des termes extrêmes, le tout en se servant des plans écologique, économique, parental et mythique (ou des croyances) comme des codes différents, complémentaires et en interrelations. [16]

Il n'est évidemment pas question d'entreprendre cela ici. Nous nous bornerons à quelques remarques.

- dès le début du récit, l'épisode (a) pose l'identité mangeur=mangé. À la fin du récit, épisode (f), on en arrive à la négation de cette proposition, et on a mangeur=mangé, les caribous risquant seulement d'être transformés de mangeurs en mangés.

- Ce sont les épisodes intermédiaires (b, c, d, e) qui effectuent le passage [26] entre ces deux propositions en apparence contradictoires. Nous avons alors affaire à un processus graduel de différentiation des activités sexuelle et alimentaire, bien que les deux soient toujours mises en corrélation très étroite. Pour l'homme (mâle), chasser est, d'une part, le contraire de copuler, en chassant, il mange, en copulant il est mangé ; d'autre part, ces deux activités sont indispensables à la vie.

- On peut maintenant mieux sentir pourquoi les activités sexuelle et alimentaire ont une telle place dans ce mythe. Pour une population vivant principalement de la chasse, qui est fonction de l'homme, le fait que le rôle de ce dernier dans la chasse soit l'inverse de ce qu'il est dans les activités sexuelles, ne pouvait apparaître que comme une contradiction.

C'est cette contradiction que le mythe pose et tente de résoudre, à l'aide de procédés logiques particuliers, propres à la pensée mythique, mais sur lesquels nous ne pouvons pas nous attarder ici [17].

Si insatisfaisant, incomplet, imprécis et téméraire que puisse être ce qui précède, il demeure qu'une telle façon d'envisager un mythe (apparaissant de prime abord incompréhensible) permet d'y cerner un problème qui se pose à toutes les cultures, et que chacune essaie de résoudre théoriquement de façons plus ou moins différentes.

D'autre part, qui connaît quelque peu la théorie psychanalytique se sera aperçu que le problème décelé dans le mythe que nous venons d'examiner en est un qui se pose également lors de la genèse affective de tout être humain. Il serait toutefois faux de tirer de ce rapprochement une preuve supplémentaire des caractères infantiles des populations dites "primitives" (comme le dit Freud dans Totem et Tabou). En effet, il est absurde de croire que l'Indien montagnais ne fait pas de différence entre manger et copuler : toute l'ethnographie est là pour démontrer le contraire. Mais cette culture a su discerner les ressemblances entre ces deux activités fondamentales, la contradiction qu'il y a entre elles à un certain point de vue, et le mythe qui précède n'est en somme qu'une façon de préciser les rapports de la nutrition et de la copulation, évitant aussi bien de les confondre que de les rendre incompatibles entre elles.

Enfin, de remarques aussi fragmentaires, on ne peut rien conclure de plus. Nous tenons cependant à souligner une fois de plus, le caractère hypothétique et aventuré de ce qui précède. Mais, pour passer d'une incompréhensibilité quasi-totale à une autre qui l'est un peu moins, il faut risquer de mal comprendre au début, quitte à en arriver à mieux comprendre par la suite. Une langue ne s'apprend qu'en en apprenant les règles. Si l'on n'en connaît pas les règles, mieux vaut chercher à tâtons et maladroitement que de faire dire à une langue des choses qu'elle n'a jamais dites et ne dira jamais. Le mythe est un langage qui demande à être traduit rigoureusement, comme tout autre langage.

par Andrée Michaud
José Mailhot
Luc Racine


[1] Un mythe est un récit à caractère sacré qui, selon Mircéa Eliade, est tenu pour vrai par les gens qui le racontent et qui réfère à des événements qui ont déterminé la condition actuelle des hommes et du cosmos ; le conte et la légende sont aussi des récits, mais sans connotation sacrée, qui ne sont pas considérés comme vrais, et qui relatent des événements qui ne concernent pas la condition humaine en tant que telle.

[2] Le couteau sert au dépeçage et à l'écorchage des caribous.

[3] Il est possible que ceci soit une allusion ou bien à la similitude de forme qui existe entre une pointe de flèche et le pied d'un caribou, ou bien à l'analogie qui existe entre la vitesse avec laquelle se déplace une flèche et la rapidité de la course du caribou.

[4] Cette phrase établit le rapport entre ce paragraphe et le suivant où les activités sexuelles sont explicitées.

[5] On dresse toujours une tente spéciale pour les fêtes cérémoniales au cours desquelles on peut supposer qu'il y a exercice excessif de l'activité sexuelle.

[6] L'expression réfère à la copulation.

[7] Ce mal d'yeux a peut-être un rapport avec l'aveuglement temporaire dû à l'éclat de la neige, qui est fréquent après une longue chasse.

[8] À l'occasion des fêtes appelées "makushan" qui ont lieu après une chasse fructueuse au caribou ou à l'ours, il y a absorption de grandes quantités de viande fraîche, de graisse et de moelle d'animaux.

[9] Il existe chez les Indiens montagnais un tabou alimentaire contre l'usage du sel dans la préparation de la viande fraîche.

[10] Avant cet épisode, les caribous n'auraient eu qu’une petite bouche qui ne leur permettait d'inspirer que de petites quantités d'air, ce qui ralentissait leur course et en faisait une proie plus facile pour les loups. Ici, le loup fait cette concession au caribou d'agrandir sa bouche en lui donnant sa forme actuelle, ce qui permettra une course rapide et une fuite plus facile à l'approche des loups.

[11] Le loup accorde une autre concession au caribou en chiant sur ses pattes : il pourra plus facilement repérer la trace du caribou par son odeur, puisque l'odeur que le caribou laissera sera celle du loup.

[12] On appelle "babiche" de fines lanières de peau de caribou, non tannée.

[13] Nous ne faisons que rappeler très sommairement un des nombreuses tactiques de chasse au caribou. Il en existe plusieurs autres qui varient plus ou moins, selon le lieu de la chasse, la saison et le nombre de chasseurs impliqués.

[14] "Traditionnellement" réfère ici à la situation des Indiens de North West lever, telle qu'elle existait avant un contact intensif, et prolongé avec des groupes "blancs", c'est-à-dire vers 1940.

[15] Voir F.G. Speck : Naskapi, the Savage Hunters of the Labrador Peninsula, University of Oklahoma Press, 1935, pp. 41-94.

[16] Voir à ce sujet : C. Lévi-Strauss, "La structure des mythes", in Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 227-255.

[17] idem. Voir aussi : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, pour une ample application de la méthode à la mythologie sud-américaine.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 6:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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