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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “LA FIN DES MORALES.” Texte et interview: Paul Chamberland. Réalisateur: Fernand Ouellette. Réseau français de la radio de Radio-Canada. La fin des morales, cahier no 6, 10 octobre 1984. SERVICE DES TRANSCRIPTIONS ET DÉRIVÉS DE LA RADIO, Maison de Radio-Canada. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

LA FIN DES MORALES.

Texte et interview : Paul Chamberland

Réalisateur : Fernand Ouellette

Réseau français de la radio de Radio-Canada.

La fin des morales, cahier no 6, 10 octobre 1984. SERVICE DES TRANSCRIPTIONS ET DÉRIVÉS DE LA RADIO, Maison de Radio-Canada.


Ann.  "La fin des morales". Aujourd'hui notre invité est Luc Racine, poète et sociologue. Texte et interview : Paul Chamberland.

*

P.C.  Le titre de nos émissions, "La fin des morales", laisse entendre que quelque chose de fondamental est en train de disparaître, est sur le point de sombrer, et que c'est peut-être déjà chose faite. Dire de ce quelque chose qu'il finit tire beaucoup plus à conséquence que, par exemple, le rejet juvénile, brouillon et exubérant, de valeurs établies, comme se le propose une neuve liberté qui s'essaie hors des sentiers battus. Ou même que le libertinage amoral et cynique. En somme, dans des cas comme ceux-là, des valeurs telles que la liberté, l'individualisme, sont encore fermement soutenues en dépit du caractère problématique de leur réalisation.

[2]

Dire des morales, ou des positions de valeurs, qu'elles finissent, ce n'est pas déclarer un rejet, opposer un refus à quelque chose qui subsisterait indépendamment du refus. C'est découvrir, prendre en compte un processus de décomposition, de dissolution interne : c'est de leur propre mouvement que les valeurs et les conceptions qui les soutiennent iraient à leur fin. Si l'on saisit bien de quoi il est question, on ne pourra éviter l'épreuve d'un radical désarroi. Pourquoi ? Parce que les valeurs n'ont pas de réalité, d'autorité, en dehors du sujet qui les pose. Si bien que leur affaissement, leur disparition signifie celle-là même du sujet. C'est nous qui, en tant que sujets humains, sommes entraînés dans la perte du sens, dans une sorte de déréalisation. Dire des valeurs, de la morale, qu'elles n'ont pas de réalité en dehors du sujet qui les pose, c'est rappeler cet événement, énigmatique au fond, qui ouvre l'histoire des Temps Modernes : que l'homme s'est posé comme centre et mesure de toutes choses.

Nietzsche, le premier, a pris pleinement conscience de cet événement, et il l'a nommé la "mort de Dieu". Voilà qui engageait tout un devenir jusqu'alors imprévisible : la suppression de la croyance à tout fondement absolu des valeurs, à toute transcendance, a provoqué leur graduelle mais inexorable dévaluation. Seulement ce processus de dévaluation, de dévalorisation, loin de s'interrompre avec l'instauration du sujet humain en tant que seule réalité souveraine, n'a cessé de s'accélérer. C'est ce processus qui a été qualifié de nihiliste.

Comme son étymologie le suggère, le mot désigne le glissement vers le vide, vers le néant. Jusqu'à maintenant, l'ampleur du phénomène n'a cessé de s'accroître, se manifestant avec évidence sous la forme bien tangible de toutes sortes de destructions à l'échelle de la planète. Et simultanément sous la forme d'une démoralisation, d'une désorientation des consciences, qui gagne tout l'édifice d'une civilisation qui croyait naguère s'assurer un règne absolu sur terre.

Dans un passage de ses derniers écrits posthumes, Nietzsche a diagnostiqué de manière saisissante la phase ultime de dévalorisation des valeurs. Il est difficile de ne pas y reconnaître un aspect majeur de la vie contemporaine : "L'homme moderne croit de façon expérimentale tantôt à telle valeur, tantôt à telle autre, quitte à les laisser tomber : la sphère des valeurs dépassées et déchues augmente sans cesse ; le vide et l'indigence en valeurs se font de plus en plus sensibles : mouvement irrésistible..."

*

[3]

P.C.  On parle beaucoup de crise à tous les niveaux, Luc, et entre autres de cette question des valeurs, du sens à la vie ; est-ce que par ailleurs on n'assiste pas -- et c'est peut-être le sens contemporain de la phrase de Nietzsche -- à une multiplication des nouvelles valeurs ? Face à cette situation paradoxale, comment est-ce que tu évalues la situation ?

L.R.  Oui… Remarque c'est une question assez large, assez compliquée à brûle-pourpoint comme ça. Moi, une chose qui m'intrigue dans la question des valeurs c'est l'évolution que ça a pu suivre depuis un siècle, peut-être deux, c'est-à-dire que tout me semble tourner actuellement autour de la question de l'individu ou de ce que certains appellent une nouvelle forme d'individualisme.

D'une part, moi je ne suis pas certain qu'il y a vraiment une nouvelle forme d'individualisme. On dirait, par exemple, que chaque fois qu'il y a une crise des valeurs – parlons de crise dans le sens de ce qu'il y a eu lors de la contre-culture des années 60, là, où vraiment une série de valeurs étaient remises en cause par la jeunesse. Alors là il y avait une crise dans le sens où des choses étaient ébranlées. Et on dirait que maintenant, pendant les années 70, puis maintenant, dans les années 80, l'arrêt, comme une réaction à ça, a été ce qui m'apparaît un retour à l'individualisme, pas vraiment traditionnel, parce que probablement qu'il y a des aspects nouveaux -- je ne sais pas si on devrait rentrer dans les détails de ça -- mais ça m'est apparu comme un retour en arrière plus qu'autre chose.

D'ailleurs il y avait des éléments de l'individualisme dans la contreculture, le principe que chacun devait faire son trip, comme on disait, évidemment là on retomberait dans la vieille problématique de : "Ma liberté s'achève où commence celle des autres". Dans la mesure où c'était formulé, très souvent dans les communautés ou les groupes de l'époque, comme une règle, presque comme une panacée, cette chose -là, c'est-à-dire que les difficultés et graduellement l'effritement du mouvement ce n'était pas tellement surprenant. C'est-à-dire qu'effectivement on voit difficilement un mouvement communautaire pouvoir se développer à partir de prémisses strictement individualistes. Mais là je simplifie beaucoup. C'est comme une première réaction à ta question.


P.C.  C'est-à-dire qu'on parle beaucoup aujourd'hui, à propos d'individualisme, de néonarcissisme, on pourrait dire de nombrilisme même. Par rapport aux aspirations, puisque tu faisais allusion, contre-culturelles, il y avait toute l'évocation d'un monde nouveau et on se rend compte aujourd'hui qu'il y a beaucoup de choses qui ont été, comme on dit, récupérées de ces valeurs de l'époque. Est-ce que ce néonarcissisme... est dominant aujourd'hui en réaction par rapport à une aspiration communautaire de la contre-culture ?

[4]

L.R.  Oui, enfin, on le voit partout là. Même les publicités à la télévision ont des valeurs qui sont manifestement de ce qu'on appelle le néonarcissisme ; il y a une annonce dont je ne me souviens pas exactement quel est le produit, qui se termine par "vive moi-même !" Alors c'est comme la caricature extrême de ça. Mais la forme... il y aurait peut-être un lien avec la contre-culture dans le sens que toute la préoccupation pour le corps, c'est-à-dire d'abord la révolution sexuelle, mais ensuite de ça toutes les thérapies corporelles, toutes les techniques de développement corporel aussi, qui ne se présentent pas comme des thérapies, pourraient, à partir du moment où l'individu, là, sa valeur suprême ce n'est pas son âme mais son corps, ça expliquerait peut-être le terme de narcissisme qu'on emploie. C'est qu'en général le narcissisme est lié à une contemplation corporelle. Alors cette forme-là pourrait être un développement à partir finalement de techniques et de valorisation du corps qui étaient plus communautaires avant et que là avec le ressac ça s'est centré sur l'individu, point ultime.


P.C.  Mais on arrive devant une sorte de contradiction, une valeur posée comme nouvelle, bouleversant un consensus social, l'époque de la contre-culture, devient une valeur ou des valeurs qui sont reprises par le système, par la consommation. Donc il y a quelque chose d'illusoire dans ces nouvelles valeurs peut-être. C'est ce qu'on peut se poser.

L.R.  Oui. Oui, remarque, si on en vient à la phrase de Nietzsche sur laquelle tu as terminé ta présentation tantôt, c'est évident que ce à quoi on pense tout de suite c'est le cours des valeurs au niveau économique. Moi je ne connais pas l'histoire de la notion de valeur en philosophie ; un petit peu plus en économie, et ça ne m'étonnerait pas que ce soit la même chose finalement. C'est que les valeurs, ce qu'on appelle les valeurs morales, c'est l'équivalent au niveau de la morale des valeurs économiques. Alors toutes les fluctuations des valeurs économiques on les retrouve dans le domaine moral ou peut-être même dans le domaine métaphysique. Bon, il y a une dévaluation générale actuellement, mais avec toujours de nouvelles valeurs proposées. Alors c'est-à-dire que les valeurs à la limite sont peut-être traitées comme des produits de consommation courante.

Quoique là, il faudrait peut-être faire attention. Je dis ça parce que c'est une analogie facile à faire, mais est-ce qu'aujourd'hui il y a vraiment, si on prend valeurs, là, dans le sens de valeurs morales, est-ce qu'il y en a tellement que ça ? Ca ne me semble pas évident. C'est-à-dire qu'une fois qu'on a parlé du nouvel individualisme, du complexe de Narcisse, bon, il y a les valeurs qui sont rattachées à l'écologie : ça c'est sûr, les valeurs de préservation de la planète, de l'intégration, d'un rapport plus d'intégration de l'homme à la vie sur terre que d'un rapport de domination. Il y a les vieilles valeurs d'égalité, de justice qui reviennent constamment. Mais je ne crois pas, enfin ce n'est pas utile de faire une liste, mais on n'aurait pas une liste [5] infinie.  Même il faut gratter un peu. Derrière l'écologie, si on allait voir un peu, est-ce que c'est vraiment des nouvelles valeurs ? Le rapport harmonieux avec la nature, toute la période romantique par exemple avait valorisé ça. Évidemment dans un contexte différent que le nôtre. Mais c'est peut-être un ajustement d'une ancienne valeur à un contexte nouveau. Enfin, moi je suis assez sceptique sur la question des nouvelles valeurs, disons.


P.C.  Dans le cas de l'écologie ou de l'écologisme, parce que c'est vraiment un mouvement, au fond ce que ça nous ramène, c'est un peu comme un cercle, c'est qu'on est en crise. Et alors cette crise-là, si les valeurs se dévaluent et qu'il n'y a plus de points de repère sinon les valeurs d'urgence, est-ce qu'on n'est pas emporté ? Est-ce que ce n'est pas une issue catastrophique, apocalyptique qui est devant nous ?

L.R.  Oui. Bien l'urgence, là, surtout dans le discours écologique, l'urgence est très très marquée, ça c'est certain. Est-ce qu'on peut parler d'une valeur d'urgence, je ne sais pas, mais c'est comme si c'était la dernière chance, dans le discours écologique dominant. Est-ce qu'on est emporté ? Emporté vers quoi, tu vois ? C'est-à-dire que là si on regarde toujours un peu ce qu'on nous propose, il est sur qu'il y a toute la question de la révolution télématique, les micro-ordinateurs, tout ça, le progrès. Ca c'est la nouvelle variante du progrès. Alors on va s'en sauver avec la haute technologie. D'une part, ça c'est un discours très très courant. Il y a le discours nucléaire qui est un discours extrêmement terrifiant d'une certaine part et qui lui, au contraire, dit, bon : repentissez-vous... c'est comme le discours des témoins de Jéhovah jusqu'à un certain point, repentissez-vous, vous allez tous périr. Sauf que, qu'est-ce qu'on peut faire ? Tous les discours qu'on nous dit, il faut arrêter la bombe à tout prix, pratiquement, je ne sais pas si tout ce que les mouvements ont fait jusqu'à maintenant a eu un autre effet que, au contraire, de renforcer la politique américaine de Reagan à armer encore plus.

Alors ça, c'est ce qu'on nous propose. Et c'est d'ailleurs très très contradictoire. On a un discours extrêmement optimiste, un autre qui est extrêmement pessimiste pour l'instant.


P.C.  Mais les deux risquent, comment dire ? de s'annuler ou de se dévaluer l'un l'autre...

L.R.  Oui, et peut-être que dans les périodes de crise, justement -- je pense que c'était Marx qui a dit que la nature même du système capitaliste était la crise, finalement, que c'était indispensable. Alors bon, peut-être qu'on est en crise aujourd'hui, ou il y a des crises qui arrivent [6] à tous les vingt ans ou tous les trente ans, et qu'à ce moment-là peut-être qu'il y a des solutions antithétiques à chaque fois qui sont proposées, finalement, et que là avec l'écologie et la question de la nouvelle technologie on retomberait de nouveau dans une solution dichotomique du même genre que celle qui s'est proposée avant. Ca ne me semble pas très nouveau, si je peux me faire comprendre.


P.C.  C'est-à-dire que ce que tu mets en doute justement c'est le caractère de nouveauté de certaines valeurs qui se proposent comme telles. Mais on parle de crise et on peut penser aussi à une autre grande société qui est la société soviétique. On voit la polarisation. On a là aussi un exemple assez parfait d'une valeur révolutionnaire qui s'est inversée complètement.


L.R.  Oui. D'ailleurs il y a des choses très intéressantes là-dedans aussi, c'est qu'il y a aussi une inversion... si on prend l'Église catholique, si on compare ce que l'Église a fait à différentes périodes de l'histoire avec le message chrétien, on observe quelque chose qui ressemble beaucoup à ça, c'est-à-dire une perversion. D'ailleurs il y a un théologien protestant, Ellul, je crois, qui a écrit un livre qui s'appelle : "La perversion du christianisme". Et en lisant ça, il ne parle pas du tout de ce qui se passe en Union soviétique, mais on retrouve systématiquement le message vraiment renverse, tourné à l'envers complètement. Et ça, ça fait longtemps. L'intérêt, là, c'est comme si ça caractérisait l'histoire de l'Occident, ce genre de mouvement-là, c'est-à-dire le renversement des valeurs en leur contraire.

Et ce qui arrive en Union soviétique, le sort du marxisme finalement, ça aura été dans l'histoire récente de l'Occident sur un plan plus séculier, un renversement de valeurs du même type. Parce qu'il est bien sûr que Marx aujourd'hui, voyant ça, serait probablement absolument horrifié, tu sais, de la même façon que les premiers apôtres, voyant l'Église du Moyen Âge, auraient été scandalisés.


P.C.  Mais je reviens à la question de l'issue de la dimension catastrophique ou apocalyptique ; comment peut-on entrevoir l'avenir à travers justement ce jeu de bascule qui ne semble plus avoir de fin ?

L.R.  Depuis, je ne sais pas, sûrement depuis la fin des années 60, on parle de plus en plus d'apocalypse, c'est sûr. Mais la plupart des gens entendent par apocalypse à ce moment-là une destruction finale, totale, la planète disparaît ou au moins toute vie humaine ou toute vie sur la planète disparaît. Mais par ailleurs, il y a le sens qui est plus religieux ou ésotérique du terme apocalypse ; c'est justement l'ancien qui, se détruisant, laisse émerger quelque chose de nouveau. Alors il se [7] peut qu'effectivement là, dans la situation mondiale où on se trouve, qu'il y ait vraiment à travers un processus de désagrégation générale de non seulement des valeurs, mais aussi des systèmes sociaux, des systèmes économiques, quelque chose de nouveau qui serait en train d'émerger et que là il faudrait déceler, et qui serait original à la période historique.


P.C.  La question qui se poserait alors c'est comment distinguer ce nouveau-là de tant de nouvelles valeurs ?

L.R.  C'est ça qui est extrêmement difficile. D'ailleurs en termes d'apocalypse on parle toujours de "méfiez-vous des faux prophètes". Alors évidemment c'est relié à ça : comment discerner une tendance qui est vraiment nouvelle et positive aussi ? En fait la question ce n'est pas tellement que ce soit nouveau authentiquement. Ca pourrait être la réémergence de vieilles valeurs, mais qui sont positives. Et ça ce n'est pas facile du tout, parce qu'évidemment tout a tendance à être confondu sur ce plan-là actuellement.


P.C.  Quelles seraient les valeurs anciennes qui auraient tendance à réémerger selon ta perception ?

L.R.  Auraient tendance à réémerger ? Je ne le sais pas. Il me semble que pour se prononcer là-dessus il va falloir attendre de voir le processus de décomposition aller plus loin. C'est-à-dire que dans des situations extrêmes, moi, j'ai l'impression qu'il y a des valeurs -- je n'aime pas les mots là-dedans, ils sont un peu embêtants -- mais il y a des valeurs de fraternité ou de solidarité entre les gens qui dans des cas extrêmes, là, tu ne peux pas éviter de choisir. En ne choisissant pas tu as déjà fait un choix. Si tu abandonnes quelqu'un qui a besoin de toi, quelles que soient les raisons que tu donnes tu l'as abandonné. Mais il faut pour que ça arrive qu'on soit rendu à quelque chose de plus extrême que ce qu'on peut voir encore. Mais dans les choses, parce que ça me semble, ça, les valeurs de solidarité, de fraternité humaine, ça me semble des choses très très anciennes. Toutes les sociétés ont probablement connu ça.


P.C.  Donc à ce moment-là le débat entre anciennes et nouvelles valeurs cesse d'être signifiant. Mais la question qui pourrait se poser c'est, à partir de ce que tu dis, attendre un degré plus avancé du processus d'ébranlement, de décomposition, c'est quelque chose de très dur à assumer.

[8]

L.R.  C'est très difficile à faire, oui, effectivement, en regardant toujours ce qui se passe, parce que c'est beaucoup plus simple de dire : "Après moi le déluge, je me divertis, je refuse d'y penser."


P.C.  Et beaucoup de gens ont cette attitude-là.

L.R.  Beaucoup de gens font ça, et je pense qu'on l'a tous partiellement. C'est-à-dire qu'il y a des moments, peut-être, où il y a des gens qui sont soit plus sensibles ou qui sont plus des intellectuels vont une partie de leur temps réfléchir à ça. Mais je ne pense pas que personne soit capable de toujours rester devant la question : est-ce que peut-être que dans dix minutes il ne restera rien de tout ça ?

Bon, pour la plupart des gens il y a des forces contraires à réfléchir là-dessus, évidemment, mais qui ne sont pas spécifiques à la nouvelle crise écologique, à la peur de la bombe, c'est-à-dire tout l'envahissement des médias, la médicalisation générale de la société. Je regardais--parce que je ne regarde pas souvent - mais à la télévision américaine je regardais les annonces publicitaires à un poste et le processus de médicalisation était extrême, enfin. Médicalisation sociale aussi. Il faut prendre soin, il faut garder une photo de votre enfant au cas où votre enfant serait kidnappé et qu'on puisse l'identifier vite. Porter un bracelet si vous êtes allergique àcertains médicaments. Enfin, j'arrête là parce que je ne veux pas faire une description de ça, mais le processus est un processus extrêmement d'insécurisation. C'est-à-dire que pour que des gens soient réceptifs à ça, il faut qu'ils soient effectivement très très insécurisés. Alors il y a toutes sortes de choses évidemment qui empêchent les gens de réfléchir à ça. De mon point de vue c'est peut-être mieux, ça ne sert a rien pour confronter des questions comme ça, c'est peut-être inutile jusqu'à un certain point, à moins vraiment d'avoir un destin personnel qui t'amène à faire ça. Mais je ne souhaiterais pas ça. Je n'irais pas dire : il faut que les gens soient ce cas... de prendre le discours de la conscientisation. C'est-à-dire qu'il faudrait que tout le monde se confronte à un risque de fin nucléaire ou à des choses comme ça pour pouvoir ensuite faire des manifestations. C'est pour ça que je trouve jusqu'à un certain point toute la propagande antinucléaire un peu immorale finalement. C'est-à-dire que tout ce qu'ils risquent de faire c'est de faire peur aux gens, finalement, et d'ajouter encore plus d'angoisse, d'insécurité qu'il y en a déjà, et parfaitement inutilement.


P.C.  Mais quelle serait la voie qui te paraîtrait la plus juste à ce moment-là ? Parce que quand même chaque individu fait partie d'une totalité menacée. On est quand même confronté individuellement à ce qui pourrait être une mort de l'espèce. Ou à autre chose, peut-être, un vaste camp de concentration.

[9]

L.R.  Oui, il y a ça aussi qu'on oublie un peu actuellement, c'est qu'il y a des choses qui étaient des peurs plus véhiculées dans le temps du maccarthysme, que la planète entière devienne un gigantesque camp de concentration. Ca, bon, ce n'est pas tellement véhiculé actuellement.

Mais je ne sais pas si ta question est : qu'est-ce qu'on peut faire devant ce genre de situation-là ? À ce moment-là, si c'est ça, j'aurais tendance à dire qu'il faut se méfier. C'est sur qu'il y a des éléments, là, à cause de la mondialisation générale de la crise qui font que c'est peut-être unique et ça se peut qu'effectivement il y ait une période de crise terrible avec désagrégation sociale et puis effectivement des régimes très très retardataires et tyranniques. On a des exemples : on a simplement à regarder au Moyen-Orient ; il suffit de regarder la Libye ou de regarder l'Iran pour s'apercevoir de ce que ça peut devenir, hors des deux blocs, s'entend.

Bon.  Il y a les risques de conflit nucléaire. Mais mon intuition me dit que rien de ce qu'on peut prévoir ou de ce qu'on peut craindre aujourd'hui va vraiment se passer. C'est-à-dire qu'il y a quelque chose de tellement imprévisible là-dedans que la plupart des scénarios envisagés, pas plus qu'il va y avoir de gigantesque révolution technologique, comme on nous l'annonce ... mais je ne saurais pas dire quoi. Il me semble que l'attitude la plus intéressante pour voir s'il y a quelque chose de nouveau qui doit apparaître, c'est qu'il faut que tu essaies dans toute la mesure du possible de faire abstraction des anticipations de l'avenir que tu as. Parce que sans ça ce sont des prophéties qui se réalisent elles-mêmes, et tu risques de voir que les signes qui confirment ta perspective ... alors... Évidemment c'est assez difficile. On a tous ses idées, ses opinions là-dessus. Mais moi je n'arrive pas à croire à un scénario particulier.


P.C.  C'est-à-dire que si justement on voit le côté très limité, sinon trompeur des prospectives, à ce moment-là c'est une autre démarche qui peut guider ce que j'appellerais l'espérance humaine pour l'individu comme pour le groupe, pour la collectivité. Si on parle d'images ou de valeurs qui peuvent être très anciennes, mais qui refont surface, et on peut penser à ce moment-là en termes utopiques, il y a cette dimension, et je pense que c'est un élément important dans ta démarche, dans ta recherche, qui est celle du royaume, de l'avènement du royaume. Quelle est la figure que ça peut prendre par rapport justement à l'espérance humaine ?

L.R.  Bon, la question du royaume, mais là c'est qu'on tombe vraiment dans des choses symboliques. Parce qu'un des aspects dont on n'a pas parlé en fait dans la crise et qui est directement relié à la question du royaume, c'est que la crise se passe dans une société où la dimension symbolique, religieuse, sacrée, est presque complètement évacuée. Pas vraiment parce que ça semble impossible de le faire là. Mais il faut [10] se rendre compte comme l'Occident depuis, disons, deux siècles, est la première société humaine qui a voulu faire abstraction de la dimension religieuse. Je ne parle pas des Églises, là. Ca c'est unique dans l'histoire. C'est pour ça que la crise qu'on affronte pourrait être unique, vois-tu.

La question du royaume, bon, évidemment c'est liée principalement au message du Christ, dans les termes d'un royaume intérieur, là, mais aussi éventuellement l'avènement du royaume sur la terre. Moi je crois que ça c'est une dimension, c'est comme un fondement que tu as en toi mais qui n'appartiendrait à toi pas plus qu'aux autres finalement. Et si je regarde la période troublée que l'on a autour de nous, là, c'est qu'il me semble que le seul fondement qu'on puisse trouver c'est dans ce sens-là. Ce n'est pas du tout dans des modifications extérieures du milieu ou des choses comme ça, ou d'essayer de se rassurer avec les autres en se racontant des histoires. Ca me semble beaucoup plus une dimension intérieure qui doit être rejointe.


P.C.  Cette figure du royaume intérieur évoque infailliblement l'image de l'enfance, de l'enfant. Je sais que cette image-là est assez centrale dans ta démarche, aussi bien comme sociologue que comme poète, comment envisages-tu par rapport à l'espérance humaine cette figure de l'enfance ?

L.R.  Bon, la figure de l'enfance, tu vois, par rapport au royaume, c'est directement relié, c'est-à-dire que dès que tu fais du royaume une dimension spirituelle que tu essaies d'atteindre, il est sûr que pour atteindre à cette dimension-là il faut passer par un processus de mort, de renaissance. Bon, alors l'aspect renaissance du processus dans la vie de quelqu'un c'est évidemment de retrouver l'enfance intérieure. Et au moment où tu es engagé dans ce processus-là tu deviens plus sensible aux enfants extérieurs aussi. Et il est tentant, disons, puis moi, je ne crois pas que j'aie échappé à ça, il est tentant pendant un certain temps de voir dans les enfants actuels une possibilité que le royaume advienne sur la terre, c'est-à-dire qu'une nouvelle génération fasse vraiment la société rêvée par tous.

Je suis devenu un peu plus sceptique là-dessus. Ce n'est pas dans le sens que je dirais que je crois que c'est impossible, mais les valeurs de l'enfant ne sont pas uniquement positives. Il y a des choses négatives aussi. Alors ce n'est peut-être pas tellement l'enfance, qu'une certaine enfance qui rejoint l'enfant intérieur, finalement, une certaine enfance extérieure. Bon, ça me semble être le plus prudent et peut-être le plus sage, bien que je n'en suis pas rendu là, c'est de ne pas mettre tous les espoirs de sa vie dans l'avènement d'un royaume sur terre. Et puis là enfin, c'est parfaitement évangélique ce que je dis, à la limite c'est ce que le Christ disait, c'est que le royaume est intérieur. Le Christ n'a jamais dit que le royaume était extérieur.

[11]

Ann.  Dans le cadre de la série "La fin des morales", vous venez d'entendre une entrevue de Luc Racine, poète et sociologue. Texte et interview : Paul Chamberland. Réalisateur : Fernand Ouellette. C'est une production de Radio-Canada.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 15:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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