RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “Enfance et Utopie. Valorisations contradictoires de l’enfance et du temps dans deux récits d’anticipation (H.G. Wells et H. Fast).” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, pp. 91-107.  Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[91]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Enfance et Utopie.
Valorisations contradictoires
de l’enfance et du temps
dans deux récits d’anticipation
(H.G. Wells et H. Fast).”

Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, pp. 91-107.  Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal.


Introduction
I.  LA MACHINE À EXPLORER LE TEMPS DE H.G. WELLS : ÂGE D'OR, SPLENDEUR RUINÉE ET CRÉPUSCULE DE L'HUMANITÉ
1. UN AVENIR CRÉPUSCULAIRE
2. LA CHUTE EN ENFANCE
II.  LES PREMIERS HOMMES DE H. FAST : UNE ENFANCE ET UN AVENIR PRODIGIEUX
1. L'AVENIR ET LES MERVEILLES
2. LES PRODIGES DE VENFANCE
BIBLIOGRAPHIE
Résumé / Summary / Resumen


à Marcel Rioux


Introduction

On doit à Mircéa Eliade, en des travaux aujourd'hui célèbres, d'avoir pleinement mis en relief les principales différences entre la représentation symbolique du temps propre au judéo-christianisme, dont notre conception actuelle est une variante profane, et celle partagée par la plupart des civilisations primitives, archaïques ou traditionnelles [1]. Pour celles-ci, le temps apparaît comme un processus cyclique comportant un nombre plus ou moins grand de phases, avec retour périodique au point d'origine : les étapes du cycle solaire, lunaire et saisonnier y sont homologuées avec les principaux stades de la vie végétale, animale et humaine, en un vaste système analogique [2]. De plus, le passage du temps y est négativement valorisé, entraînant péchés, usure, maladie et dégradation, ce qui nécessite un retour périodique et régénérateur à l'origine, qui constitue ici la dimension temporelle positive. Dans un pareil contexte, la figure de l'enfant symbolise l'origine des principaux processus naturels et humains, individuels ou collectifs : cosmogonie et anthropogonie, aube et printemps, âge d'or ou début d'un règne ou d'une civilisation, renaissance spirituelle lors des initiations, etc. [3] L'enfance prend valeur de force réjuvénante et annonce souvent la reprise d'un cycle, le renouveau, la guérison des offenses du temps.

Le judéo-christianisme a peu à peu diffusé, en Occident puis sur la planète entière, un système de représentations radicalement différent du précédent. Ainsi, l'essentiel de notre conception du temps, sous forme religieuse ou laïque, en fait un processus linéaire et irréversible, où le domaine valorisé est l'avenir. La figure de l'enfant perd alors graduellement son intégration au symbolisme complexe du renouveau cyclique des divers plans du cosmos, et finit même par perdre toute référence au sacré. Dans la pensée moderne, l'enfant peut difficilement continuer à symboliser le retour de quelque état idéal situé dans un passe immémorial. L'avenir ne répétant pas le temps [92] des origines, l'enfant représentera alors de plus en plus le radicalement nouveau, gage de la continuité et de l'espoir en un futur meilleur. Sous un mode autoritaire ou libertaire selon les cas, l'amélioration de sa condition matérielle et psychologique se présentera comme condition du progrès [4].

Or il est intéressant de constater, dans une telle perspective, que la distinction entre un temps cyclique valorisant l'origine et un temps linéaire irréversible valorisant l'avenir est justement l'une de celles qui permettent de différencier, selon les sociétés, les principales formes de l'imaginaire d'un état idéal de perfection ou d'harmonie sociale (paradis et âge d'or, royaume millénaire et cité utopique) : l'utopie se situe radicalement dans le temps linéaire, tandis que les mythes du paradis ou de l'âge d'or s'inscrivent dans le temps cyclique, les diverses formes de millénarismes représentant des cas intermédiaires [5]. Lorsque la figure enfantine apparaît dans un récit ou dans une pratique utopique, on peut donc s'attendre à ce qu'elle revête les caractéristiques propres à son symbolisme judéo-chrétien : promesse d'avenir, aspect messianique, gage d'un cheminement assuré vers un futur idéal et jamais encore advenu. De même, toute remise en question de la démarche utopique sera comme logiquement conduite, si elle utilise la figure enfantine, à en donner une image aussi négative que celle qu'elle propose de l'avenir.

C'est afin d'illustrer cette sorte de logique analogique que nous présentons ici l'analyse de deux récits d'anticipation, l'un relevant de la démarche utopique et présentant du futur comme de l'enfance qui en est porteuse une image prodigieuse, l'autre se rattachant à l'anti-utopie et élaborant une vision extrêmement négative de l'avenir et du peuple-enfant qu'on y découvre. Ainsi verra-t-on à l'œuvre certains traits majeurs du processus de création culturelle, chez deux écrivains dont l'imaginaire social joue, quoique en direction opposée, son rôle de critique et d'élucidation de certains possibles.


I. La machine à explorer le temps
de H.G. Wells :
âge d'or, splendeur ruinée
et crépuscule de l'humanité

Il s'agit d'un récit aujourd'hui devenu classique dans la littérature d'anticipation [6]. Un film en a été tiré et il n'a guère besoin d'être présenté : sa dernière version date de 1893-1894, un an après la publication des Prolégomènes de T.H. Huxley, dont Wells fut élève et dont certaines idées quant à J'évolution biologique eurent une influence déterminante sur le récit que nous allons étudier (Suvin, 1977 : 75). Comme l'a montré Darko Suvin (Suvin, 1977 : 143-153), il s'agit ici d'un texte jouant le rôle de modèle pour une bonne partie de la science-fiction ultérieure. Notre analyse procédera en deux temps : il s'agira d'abord de mettre en évidence le jeu, au sein du récit, d'une conception du temps linéaire et réversible, ce renversement entraînant une vision extrêmement négative de l'avenir de l'humanité, de la terre et du système solaire. Puis, en un deuxième temps, nous montrerons que le peuple crépusculaire des Éloïs présente toutes les caractéristiques d'une enfance négativement valorisée [7].

1. UN AVENIR CRÉPUSCULAIRE

Au premier abord, en l'an 802.701, le monde des Éloïs apparaît à l'Explorateur en des images de beauté, d'abondance et de sérénité : la vallée de la Tamise est devenue d'une « richesse splendide », on voit à perte de vue des « édifices splendides, infiniment variés de style » et, de-ci de-là, J'eau brille comme argent, la campagne s'étend en collines bleutées pour disparaître au loin dans le ciel serein (p. 85). Les fleurs sont omniprésentes, « la terre entière était devenue un jardin » [93] (p. 64) [8]. Il n'y a pas d'agriculture, et aucun signe de propriété (p. 64) ; pas de traces non plus de vie animale, les Éloïs se nourrissant exclusivement de fruits [9].

Le paradis social

Un tel monde peut facilement donner aussi l'impression d'une sorte de « paradis social ». La population est stable, les craintes malthusiennes n'ont plus cours (pp. 67-68). L'idéal de la médecine préventive est atteint : plus de mouches, de moustiques, de mauvaises herbes et de fongosités, plus de maladies contagieuses (p. 67). Personne n'est affligé d'infirmité (p. 88), il n'existe aucune trace de travail, de conflits sociaux, c'est l'harmonie et l'abondance (p. 67). Les Éloïs passent leur temps à jouer, à se baigner, à se faire la cour, à manger et à dormir (p. 89).

Mais ces images qui oscillent entre l'éden et l'utopie s'avéreront tout de suite trompeuses. Les premiers signes discordants concernent le délabrement général des lieux. Peu après son arrivée parmi eux, les Éloïs conduisent l'Explorateur à un grand édifice où, sur l'arche d'entrée richement sculptée, des motifs décoratifs apparaissent usés et mutilés, tandis que le sol de la grande salle est usé par les pas, les passages les plus fréquentés étant profondément creusés (p. 55). Dans la salle elle-même, il y a des vitraux à dessins géométriques brisés en plusieurs endroits, les rideaux sont couverts de poussière, le coin d'une grande table en marbre est cassé (p. 56).

De telles impressions se confirment peu à peu. Ainsi, lors d'une promenade, l'Explorateur aperçoit un peu partout aux alentours de grands palais en ruines, certains habités et d'autres pas (p. 64). Il se fait de plus en plus attentif à ce qui pourrait éventuellement lui faire comprendre la « condition de splendeur ruinée » dans laquelle il trouve le monde de l'an 802.701, où tout a l'apparence de ruines [10]. À la fin de sa première journée chez les Éloïs, il va méditer au sommet d'une colline, assis sur un siège de métal en partie corrodé et recouvert de mousse. C'est alors que le monde commence à lui apparaître non comme l'âge d'or mais comme le crépuscule de l'humanité, et cette époque comme celle du déclin du monde : « Je m'assis et contemplai le spectacle de notre vieux monde, au soleil couchant de ce long jour » (p. 64) [11].

La décadence

Ainsi, la vision d'une sorte de paradis social cède le pas à des images de « splendeur ruinée » et d'« universelle décomposition ». Pour s'expliquer un tel état de choses, en bon savant positiviste qu'il est, l'Explorateur élabore une première hypothèse. Selon celle-ci, aussi bien l'imperfection physique et intellectuelle des Éloïs que le délabrement des édifices et de la campagne s'expliqueraient comme un phénomène général de décadence : la nature aurait été complètement conquise, puis serait venu un âge de quiétude débilitante. Après avoir employé toute son énergie et son intelligence, sa force et son abondante vitalité, l'humanité aurait finalement atteint un état de parfaite sécurité, rendant aussi inutile que déplacée la force physique ou intellectuelle [12]. Ainsi, une fois devenue [94] sans objet, l'énergie humaine se serait reportée sur des fins érotiques ou esthétiques, avant d'atteindre la décadence complète, où il ne reste plus qu'à « s'orner de fleurs, chanter et danser au soleil » (p. 70) [13].

Cette première hypothèse de l'Explorateur s'avèrera vite en grande partie fausse, car elle ne tient pas compte de l'existence des Morlocks. Elle se heurte toutefois déjà manifestement à la vision optimiste de l'avenir de l'humanité que pouvait entretenir une bourgeoisie victorienne férue d'évolutionnisme, de progressisme, de darwinisme social et de malthusianisme, dont elle reprend malgré tout en grande partie le paradigme général. La période de décadence aurait paradoxalement découlé, dans cette optique, du plein accomplissement des idéaux victoriens.

Ainsi, constatant l'absence chez les Eloïs de maisons familiales, l'Explorateur en conclut à une sorte particulière de communisme (pp. 61-62). Il est renforcé dans sa conviction par la relative indifférenciation des sexes chez les Éloïs, une telle homogénéisation lui semblant d'ailleurs normale vu les circonstances, car la différenciation des sexes et l'institution de la famille lui paraissent de « simples nécessités combatives d'un âge de force physique » (pp. 62-63). Si la propagation de l'espèce n'est pas compromise par un état de violence constant, il lui semble que la spécialisation des sexes au sein de la famille, pour la protection des enfants, n'a plus aucun caractère de sécurité, ce processus paraissant déjà amorcé à son époque (p. 63). Le déclin général qu'il constate chez les Eloïs s'interprète alors facilement comme conséquence inattendue de « l'effort social où nous sommes engagés » (p. 65), et il reprend pour décrire cet effort le langage prométhéen d'une conquête scientifique de la nature :

Le monde entier sera intelligent, instruit et recherchera la coopération ; toutes choses iront de plus en plus vite vers la soumission de la nature. À la fin, sagement et soigneusement, nous réajusterons l'équilibre de la vie animale et de la vie végétale, pour qu'elles s'adaptent à nos besoins. (p. 66)

Pour comprendre le monde des Éloïs, il suffit de supposer qu'une telle entreprise a été menée à terme [14], le triomphe complet de l'homme sur la nature assurant une sécurité qui fait de la force physique et intellectuelle plutôt un inconvénient qu'un avantage (p. 65) [15]. Auparavant, vigueur et intelligence venaient des difficultés et de la liberté, conditions de la survivance des plus actifs, des plus vigoureux et des plus souples, conditions qui favorisent de même la coopération entre individus faisant montre de contrôle de soi, de patience et de détermination. De là découlent la famille et les sentiments qui lui sont liés (jalousie, dévouement, etc.), émotions servant ultimement à défendre les jeunes des dangers qui les menacent. Mais, déjà à l'époque de l'Explorateur, la jalousie conjugale et la « maternité farouche » commencent à être mal vues, « choses maintenant inutiles, qui nous entravent, survivances sauvages et discordantes dans une vie agréable et raffinée » (p. 68).

Les classes sociales transformées
en espèces animales


L'hypothèse faisant du monde des Éloïs le fruit de l'accomplissement de tous les progrès de la science et de la raison humaine sera vite corrigée dès que l'Explorateur prendra connaissance de l'existence des Morlocks, sorte de « lémuriens » et d'« araignées humaines » vivant dans un monde [95] souterrain de couloirs et de machines, ne communiquant avec la surface qu'à l'aide de puits d'accès et de bouches d'aération (pp. 98-99). Ainsi, l'Explorateur se rend compte que l'humanité s'est différenciée en deux espèces animales distinctes : les « gracieux enfants du monde supérieur » et une autre composée d'être blêmes, immondes et ténébreux (p. 99). Les Morlocks fuient la lumière, leur race est adaptée à une vie souterraine où s'accomplirait le travail nécessaire « au confort de la race du monde supérieur » (p. 102). Et l'Explorateur suppose que le point de départ de la division de l'humanité en deux espèces distinctes fut l'extension des différences sociales entre capitalistes et ouvriers (p. 102) : déjà, à sa propre époque, l'espace souterrain des villes était utilisé « pour les besoins les moins décoratifs de la civilisation » (métropolitain, rues et passages, restaurants et ateliers souterrains) (p. 103). Il lui suffit alors de supposer un développement de cette tendance « jusqu'à ce que l'industrie ait graduellement perdu son droit d'existence au soleil » et qu'elle se soit étendue exclusivement en immenses usines sous le sol (p. 103). Au lieu d'être parqués dans certains quartiers, les ouvriers l'auraient été sous terre. Au lieu de s'isoler des ouvriers sur le plan horizontal, la classe dirigeante l'aurait fait sur le plan vertical, cela étant explicable par le « raffinement de son éducation » et « la distance qui s'augmente entre elle et la rude violence de la classe pauvre » (p. 103). Ensuite aurait disparu tout intermariage entre les classes (p. 104). Au-dessus du sol les Possédants et leur quête du plaisir, du confort et de la beauté ; au-dessous les ouvriers en adaptation constante à leurs nouvelles conditions de travail (p. 104).

Les Possédants pouvaient contrôler facilement les ouvriers, les forcer à payer des redevances pour la ventilation du sous-sol, sous menace de suffocation et de famine. Finalement, un état d'équilibre aurait été atteint : « les survivants devinrent aussi bien adaptés aux conditions de la vie souterraine et aussi heureux à leur manière que la race du monde supérieur le fut à la sienne » (p. 104). Et cette transformation des différences sociales en différences biologiques suffirait à rendre compte de l'état des choses, à quelques détails près. Il suffit d'ajouter que la grande sécurité depuis lors connue par les Eloïs les aurait conduits à la dégénérescence, à la réduction de leur taille, de leur force et de leur intelligence (p. 105). Le « paradis social » entrevu précédemment résulterait ainsi d'une solution toute particulière à l'exacerbation du conflit de classes :

Le grand triomphe de l'humanité que j'avais rêvé prenait dans mon esprit une forme toute différente. Ce n'avait pas été, comme je l'avais imaginé, un triomphe de l'éducation morale et de la coopération générale. Je voyais, au lieu de cela, une réelle aristocratie, animée d'une science parfaite et menant à sa conclusion logique le système industriel d'aujourd'hui. Son triomphe n'avait pas été seulement un triomphe sur la nature mais un triomphe à la fois sur la nature et sur l'homme (p. 105).

Reste enfin à expliquer la peur extrême que les Éloïs manifestent à l'égard du noir, des nuits sans lune et des Morlocks. Descendant chez ces derniers, l'Explorateur vérifie son hypothèse concernant une ville souterraine, pleine de couloirs et de machines ; il constate aussi la parfaite adaptation de la vue des Morlocks à la vie souterraine, de même que leur agressivité à son égard ; et il les voit de plus manger une grosse pièce de viande, sans pouvoir immédiatement déterminer la provenance de celle-ci (chap. ix). Tout cela rend nécessaire un nouvel ajustement de son hypothèse de départ : pour que les Éloïs craignent les Morlocks, il faut en effet que n'existe plus le rapport entre une aristocratie toute puissante et ses serviteurs mécaniques (p. 120). À ce moment de son enquête, l'Explorateur considère que les Éloïs ne sont plus que des « futilités simplement jolies », possédant encore la terre par tolérance, les Morlocks ne supportant plus la lumière (p. 121). Ce ne serait plus que de mauvais gré et par la force de l'habitude que ces derniers continueraient encore à subvenir à leurs besoins [16]. L'ordre ancien tend ainsi à s'inverser, le dominé exclu jadis de la surface de la terre réapparaît transformé, et les anciens maîtres réapprennent la peur.

Mais l'hypothèse de l'Explorateur ne prend son tour définitif que lorsque celui-ci comprend soudainement le lien existant entre la peur des Eloïs et l'alimentation camée des Morlocks [17]. Ainsi, à un moment donné dans le passé, les Morlocks auraient vu se raréfier leur nourriture et, après s'être contentés pendant un certain temps de rats et de vermine, ils auraient abandonné l'antique [96] préjugé contre la chair humaine, celui-ci n'étant pas « un instinct bien profondément enraciné » (p. 130). Toute forme d'intelligence humaine étant disparue chez eux, le retour à l'anthropophagie n'avait pu vraiment les tourmenter, les Éloïs devenant dès lors un bétail à vêtir et à nourrir, avant de le dévorer (p. 130). Mais, même s'il tente de se protéger de l'horreur de la situation en la considérant comme une juste rétribution de l'égoïsme et de l'exploitation, ou par un mépris hautain vis-à-vis d'une aristocratie décadente, l'Explorateur ne parvient pas à se désolidariser des Éloïs : leur proximité de la forme humaine force sa sympathie, allant jusqu'à lui faire partager leur peur et leur avilissement (p. 131).

Le tableau est ainsi complet. L'établissement d'un état de confort, de sécurité et de stabilité a tué l'intelligence humaine : par le jeu d'une loi naturelle, l'harmonie parfaite de l'homme avec son milieu et l'absence de dangers ou de besoins ont réduit son intelligence à un pur mécanisme instinctif, immuable [18]. Si une certaine forme d'intelligence s'est maintenue chez les Morlocks, ce n'est qu'à cause d'une plus grande familiarité avec l'industrie et à un retour de la nécessité lors de la crise d'approvisionnement de leur monde souterrain [19].

L'abominable désolation

La suite du voyage de l'Explorateur confirme et complète la vision négative de l'avenir à l'œuvre tout au long du récit. Quittant définitivement le monde des Éloïs, où il a assisté au crépuscule de l'humanité, il s'avance encore de plusieurs millions d'années dans le futur, et s'arrête à un point qui évoque le crépuscule de la planète entière. En une première étape, à quelques millions d'années du temps des Eloïs, il trouve la terre sans lune et sans marée, sans alternance des jours et des nuits, dans un « crépuscule continuel » où éclaire encore un soleil large, rouge et immobile (p. 169). Au premier abord, les seules traces de vie sont la mer [20] et une végétation d'un vert intense [21], dans une atmosphère raréfiée (p. 171). Puis, ce qu'il avait d'abord pris pour une masse de roche rougeâtre s'avère être un crabe monstrueux, énorme, qui s'avance vers lui avec l'intention manifeste de le dévorer [22]. Se projetant dans le temps un mois plus tard, il voit la plage entière envahie par ces crabes, rampant parmi les lichens, dans une ambiance de fin du monde, une « abominable désolation » produisant l'épouvante [23].

Continuant son voyage tout en observant « la vie de la vieille terre dans son déclin graduel », l'Explorateur effectue son dernier arrêt à une trentaine de millions d'années de là : le soleil est un immense dôme rouge occupant le dixième du ciel, le froid règne et il neige mais la mer n'est pas encore gelée « sous l'éternel couchant » (pp. 174-175)). Seule une vase verte sur les rochers indique que « toute vie n'était pas encore abolie » (p. 175), et c'est dans cette désolation que l'Explorateur assiste à une éclipse de caractère tout-à-fait apocalyptique [24]. À la fin de celle-ci, il aperçoit sur un banc de sable un objet qui remue, une chose animée, de la grosseur d'uni ballon de football, tramant par derrière elle ses tentacules dans une déambulation maladroite (p. 177).

[97]

À ce moment, je me sentis presque défaillir. Mais la peur terrible de rester privé de secours dans ce crépuscule reculé et épouvantable me donna des forces suffisantes pour regrimper sur la selle (p. 178).

Comme l'a démontré Darko Suvin dans une analyse tout à fait remarquable, la vision de l'avenir que présente le récit de Wells constitue un renversement complet de celle élaborée par le socio-darwinisme de l'ère victorienne (Suvin, 1977 : 73-93, 143-153) : les descendants de l'ancienne bourgeoisie deviennent le bétail de l'ancienne classe ouvrière, l'humanité risque, en la personne de l'Explorateur, de devenir la proie de formes de vie de plus en plus inférieures (les crabes, puis la chose) à mesure qu'on avance dans le temps [25]. L'avenir est ici aussi unilatéralement négatif qu'il était positif dans la conception socio-darwiniste du siècle passé [26] : la série évolutive élaborée par Darwin et Huxley est parcourue à rebours, sous une forme simplifiée et télescopée, à un rythme exponentiel [27]. Cette réversibilité du temps effectue une sorte de retour de la fin dans le principe entièrement négatif, contrairement à celui des gnostiques des débuts de l'ère chrétienne [28]. À une linéarité positive, représentée par la série évolutive de Darwin et de Huxley, Wells oppose une linéarité négative, image en miroir de la première [29]. L'âge d'or devient le crépuscule de l'humanité et Wells conserve entièrement ici le schème temporel d'un temps linéaire propre aussi bien au positivisme qu'au christianisme : tout retour en arrière y est dévalorisé [30]. Si l'avenir s'avère être une régression vers le passé, cet avenir ne saurait être positif. Dans une telle perspective, la figure enfantine des Eloïs ne saurait être valorisée, il s'agira, comme nous allons maintenant le montrer, d'un retour en enfance tel que le sens commun l'entend, d'une chute dans la sénilité.


2. LA CHUTE EN ENFANCE

Les Éloïs ne sont pas de « vrais » enfants, ils font l'amour et se reproduisent. Tout au long de son récit, l'Explorateur du temps les présente « comme des enfants » : physiquement, affectivement et intellectuellement. Quant à l'allure physique, ils sont petits, jolis et délicats, cette délicatesse [98] allant jusqu'à la faiblesse et la fragilité. Affectivement, ils sont à la fois gentils et effrontés, dépendants et confiants. Intellectuellement, ils sont simples, attardés, inconstants d'attention et sans aucune capacité créatrice. Si l'on examine avec quelques détails la description de l'Explorateur, on se rend vite compte que, parmi toutes ces caractéristiques, les négatives l'emportent de loin sur les positives. La faiblesse l'emporte sur la joliesse et la grâce, l'effronterie sur la gentillesse et la dépendance affective sur la confiance ; et, sur le plan intellectuel, le tableau est entièrement négatif, les Eloïs s'avérant aussi « imparfaits » mentalement que physiquement.

a) L'ALLURE PHYSIQUE

Mesurant un mètre vingt environ, les bois sont de « petits personnages » (p. 60), « petits hôtes » d'un Explorateur parlant à maintes reprises de la petitesse de leurs mentons, de leurs oreilles et de leurs bouches (pp. 51-52), de leurs pieds et de leurs mains (pp. 50-51). Weena est présentée de même comme un « petit être » et « une petite créature » (pp. 90-91), une « curieuse petite poupée » et un « flirt en miniature » (p. 92).

Ces « enfants du monde supérieur » (p. 91) sont à la fois beaux et gracieux (p. 49), exquis et jolis (pp. 50-51). Leurs cheveux sont bouclés et leur visage imberbe, leurs lèvres sont minces et rouges et leur menton en pointe (pp. 51-52). Ils ont de « jolies faces rieuses » (p. 79), des membres délicats et blancs (p. 53), une figure pâle, délicate et blonde (p. 92).

Mais cette grâce et cette joliesse font vite penser à la faiblesse et à la maladie. Le premier Éloi qui l'accueille apparaît à l'Explorateur comme une « créature délicate et frêle », un « être fragile » dont les joues roses évoquent celles des phtisiques (pp. 49-50). Lorsque le groupe qui l'accueille entoure sa machine et lui fait craindre une gaucherie susceptible de la renvoyer dans le temps sans lui, l'Explorateur se rassure vite en constatant la faiblesse physique de ses hôtes :

... ils paraissaient si frêles que je me figurais pouvoir renverser le groupe entier comme un jeu de quilles (p. 51).

La joliesse des Éloïs s'avère vite être celle de la porcelaine de Saxe (p. 51). Leurs membres sont « frêles et légers » et leurs traits sont fragiles (p. 53), ils ont le teint délicat et les membres mous, « comme de grandes fillettes » (p. 62). Il n'y a pas de « gens plus indolents et plus facilement fatigués » (p. 58) : la petite Weena éprouve beaucoup de mai à suivre l'Explorateur dans toutes ses excursions et il doit souvent la porter ou renoncer à l'emmener avec lui (p. 91, p. 125). Très vite, il sera forcé de constater l'« imperfection physique » et la « joliesse impuissante » (p. 75, p. 163) de ses hôtes.

Notons enfin que, chez les Éloïs, la différenciation des sexes et celle des âges sont fort peu marquées :

Pour le costume et les différences de tissus et de coupe, pour l'aspect et la démarche, qui de nos jours distinguent les sexes, ces humains du futur étaient identiques. Et à mes yeux, les enfants semblaient n'être que des miniatures de leurs parents. J'en conclus que les enfants de ce temps étaient extrêmement précoces, physiquement du moins (p. 62).


b) LE COMPORTEMENT AFFECTIF :
DE LA GENTILLESSE À LA DÉPENDANCE


Le comportement des bois, et en particulier celui de Weena, offre toutes les caractéristiques propres à celui des jeunes enfants : gentillesse et effronterie, mais aussi attachement et confiance spontanés, peur du noir et dépendance. À l'instar de ce que nous venons de voir concernant l'allure physique, la description de l'Explorateur oscille ici entre une condescendance apitoyée et un léger mépris.

Gentillesse et effronterie

Le premier accueil des Éloïs révèle une attitude faite aussi bien de sans-gêne que de gentillesse. Dès que l'Explorateur débarque de sa machine, un Éloï s'avance sans hésiter vers lui, puis lui rit au nez sans manifester la moindre crainte (p. 50). Le groupe entoure ensuite l'Explorateur, tous lui souriant :

... il y avait dans les manières de ces jolis petits êtres quelque chose qui inspirait la confiance, une gracieuse gentillesse, une certaine aisance puérile (p. 51).

Peu après, l'un des Éloïs s'avance vers l'Explorateur et lui passe autour du cou une guirlande de fleurs. Tous les autres membres du groupe se mettent alors à applaudir et à lui jeter des fleurs [99] jusqu'à ce qu'il disparaisse presque sous le flot. Comme tous se dirigent ensuite vers un édifice tout proche, l'Explorateur se voit

entouré de cette masse tourbillonnante de robes aux nuances brillantes et douces et de membres délicats et blancs, dans un bruit confus de rires et d'exclamations joyeuses (p. 55).

Après un repas de fruits pris en commun, les premières tentatives du nouveau venu pour prononcer quelques mots dans la langue de ses hôtes sont reçus dans un grand amusement, « d'une façon dénuée de toute affectation, encore qu'elle ne fut guère civile » (p. 58). Et cette gentillesse un peu moqueuse sera présente pendant une bonne partie du séjour de l'Explorateur : à chaque fois que celui-ci rencontre un groupe d'Éloïs, ces derniers le suivent quelque temps à distance, bavardant et riant à son sujet, puis ils l'abandonnent après quelques sourires et signes d'amitié (p. 62).

Attachement et dépendance

Après qu'il l'ait sauvée de la noyade, la petite Weena manifeste à l'égard de l'Explorateur tous les signes d'une reconnaissance enfantine :

... les témoignages d'amitié de la petite créature m'affectaient exactement comme l'auraient fait ceux d'un enfant. Nous nous présentions des fleurs et elle me baisait les mains (p. 91).

Elle s'attache à lui et ne veut plus le quitter :

Elle était absolument comme un enfant. Elle voulait sans cesse être avec moi. Elle tâchait de me suivre partout... (p. 91).

Sa faiblesse physique, commune à tous les Éloïs, l'en empêchant souvent, les séparations sont difficiles :

... sa détresse quand je la laissais était grande ; ses plaintes et ses reproches à nos séparations étaient parfois frénétiques, et je crois qu'en somme je retirais de son attachement autant d'ennuis que de réconfort. Néanmoins, elle était une diversion salutaire. Je croyais que ce n'était qu'une simple affection enfantine qui l'avait attachée à moi (p. 92).

Et c'est cette « affection enfantine » qui constitue le seul réconfort de l'Explorateur, lui donnant même souvent le sentiment d'un bien-être familier, d'un retour chez soi :

... par ses marques d'affection et sa manière futile de montrer qu'elle s'inquiétait de moi, la curieuse petite poupée donnait à mon retour au voisinage du Sphynx blanc presque le sentiment du retour chez soi et, dès le sommet de la colline, je cherchais des yeux sa délicate figure... (p. 92).

Weena manifestera jusqu'à la fin une confiance enfantine envers l'Explorateur : elle se laisse consoler par une allumette qu'il craque (p. 106), elle rit à ses grimaces [31], elle adore être portée par lui ou gambader à ses côtés [32].

Peur du noir

Ne connaissant pas le feu, les Éloïs ont à son égard une attitude faite d'émerveillement et d'imprudence, comme les jeunes enfants. Lors d'une nuit que Weena et lui doivent passer au dehors, l'Explorateur fait un feu pour tenir éloignés les Morlocks. Les flammes fascinent complètement Weena :

Elle voulait en prendre et jouer avec ; je crois qu'elle se serait jetée dedans si je ne l'avais pas retenue (p. 149).

Les Éloïs sont sans défense face à l'obscurité, qu'ils redoutent énormément :

... ces petits êtres se rassemblaient dès la nuit à l'intérieur des grands édifices et dormaient par groupes. Entrer au milieu d'eux sans lumière les jetait dans une tumultueuse panique (p. 93).

Ainsi, lorsque l'Explorateur pénètre en pleine nuit dans le dortoir des Éloïs afin de les questionner au sujet de la disparition de sa machine, la plupart sont « douloureusement effrayés » (p. 77). En ressortant, il heurte quelqu'un dans le noir et provoque la panique :

[100]

J'entendis des cris de terreur et leurs petits pieds courir et trébucher de-ci, de-là » (p. 77).

De la même façon, l'obscurité, l'ombre et les choses noires déclenchent chez Weena une « émotion singulièrement violente » (p. 93). Sa crainte devient évidente un soir où elle revient avec l'Explorateur du Palais de Porcelaine verte, à la nuit tombante :

Les craintes de Weena et sa fatigue s'accrurent. Je la pris dans mes bras, lui parlant et la consolant. Puis, comme l'obscurité augmentait, elle mit ses bras autour de mon cou et, fermant les yeux, appuya bien fort sa petite figure sur mon épaule (p. 125).
Que la peur du noir des Éloïs s'explique par le fait que c'est pendant les nuits sans lune que les Morlocks viennent les chercher pour les dévorer n'empêche pas, comme nous venons de le voir, l'Explorateur de décrire cette peur comme enfantine. Même si, ici, les ogres sont bien réels.


c) L'IMPERFECTION INTELLECTUELLE

Sur le plan intellectuel et moral, les Éloïs ne trouvent aucun crédit auprès de l'Explorateur qui les décrit comme simples et puérils, attardés, sans aucune créativité, amoraux et décadents. Avec condescendance, mépris ou pitié, il parle de leur « puérile simplicité » (p. 119), de leur « imperfection intellectuelle » (p. 73). Ils ignorent le feu, comme nous venons de le voir, et ils ignorent aussi l'écriture (p. 134). Bien qu'harmonieuse, très douce et aux intonations caressantes (p. 50 et p. 52), leur langue a toutes les caractéristiques que l'imagination positiviste et évolutionniste du siècle du Progrès attribuait au langage originel de l'humanité : concrétude, courtes énonciations, etc. :

... leur langue était excessivement simple - presque exclusivement composée de substantifs concrets et de verbes. Il ne paraissait pas y avoir beaucoup - s'il y en avait - de termes abstraits, et ils employaient peu la langue figurée. Leurs phrases étaient habituellement très simples, composées de deux mots, et je ne pouvais leur faire entendre - et comprendre moi-même - que les plus simples propositions (p. 84).

Retard mental

À son arrivée dans le monde des Éloïs, l'Explorateur s'attendait à découvrir une humanité en tous points supérieure à celle de son époque, mais il se rend vite compte de son erreur. Tentant de communiquer avec ceux qui J'accueillent, il montre du doigt sa machine, lui-même, puis le soleil (pour indiquer l'idée de temps). L'un des Éloïs suit son mouvement et, à la grande stupéfaction de l'Explorateur, imite le bruit du tonnerre :

Et voilà que l'un d'eux me posait tout à coup une question qui le plaçait au niveau intellectuel d'un enfant de cinq ans - l'un d'eux qui me demandait, en fait, si j'étais venu du soleil avec l'orage (p. 53).

De dépit, il imite alors lui-même le tonnerre, de façon si réaliste que ses hôtes en tressaillent, reculent de quelques pas et s'inclinent devant lui. Fortement déçu, il pense un instant avoir inventé en pure perte la Machine à voyager dans le temps (p. 53). Dès son arrivée, il ne peut donc se faire aucune illusion sur le niveau mental de ses hôtes :

Alors l'un d'eux suggéra que leur jouet devait être exhibé dans le plus proche édifice […] Tandis que je les suivais, le souvenir de mes confiantes prévisions d'une postérité profondément grave et intellectuelle me revint à l'esprit et me divertit fort (p. 54).

Inconstance d'attention et lenteur d'esprit

Ces premières désillusions se renforceront tout au long du séjour de l'Explorateur, à mesure qu'il connaîtra mieux les Éloïs. Ainsi, après le repas pris en commun avec ses hôtes, il fait ses premiers efforts pour connaître leur langue. Prenant un fruit, il l'élève avec une mimique interrogative, mais éprouve beaucoup de difficulté à faire comprendre le sens de son geste. Ses efforts ne rencontrent d'abord que « des regards d'ébahissement ou des rires inextinguibles » (p. 58). Cette lenteur d'esprit s'avère ensuite solidaire d'une remarquable inconstance d'attention :

Cependant, je me faisais l'effet d'un maître d'école au milieu de jeunes enfants et je persistai si bien que je me retrouvai bientôt en possession d'une vingtaine de mots au moins (p. 58).

Mais les Éloïs se fatiguent vite, fuient ses questions. Il doit se résoudre à prendre ses leçons à très petites doses (p. 58).

[101]

Manque d'intérêt et oisiveté, décadence et amoralisme

L'Explorateur se rend compte que rien n'intéresse vraiment les Éloïs, qu'ils vont d'une chose à l'autre sans grande attention.

Bientôt, je fis l'étrange découverte que mes petits hôtes ne s'intéressaient réellement à rien. Comme des enfants, ils s'approchaient de moi pleins d'empressement, avec des cris de surprise, mais, comme des enfants aussi, ils cessaient bien vite de m'examiner et s'éloignaient en quête de quelque autre bagatelle (p. 60).

Ainsi, mis à part l'attrait passager pour l'arrivée de l'Explorateur, les Éloïs passent leur temps dans l'oisiveté la plus totale, consacrant leurs journées entières

à jouer gentiment, à se baigner dans le fleuve, à se faire la cour d'une façon à demi badine, à manger des fruits et à dormir (p. 89).

Les Éloïs ne travaillent pas (p. 67), et ils n'entretiennent pas les lieux qu'ils habitent (pp. 55-56). Protégés de la vieillesse et de la maladie, nourris et vêtus par les Morlocks, il ne leur reste plus guère de l'érotisme et de l'esthétisme d'une précédente période de décadence et de langueur, sauf « s'orner de fleurs, chanter et danser au soleil » (p. 70). Vestiges d'une aristocratie ayant autrefois totalement dominé l'homme et la nature en poussant à bout les progrès de la science et de la technologie, ils ne sont plus que des « futilités simplement jolies » (p 105). Pour les Morlocks, héritiers de l'ancienne classe ouvrière transformés en une espèce nouvelle et souterraine, ils sont du bétail :

Ces Éloïs étaient simplement un bétail à l'engrais, que, telles les fourmis, les Morlocks gardaient et dévoraient - à la nourriture duquel ils pourvoyaient même (p. 130).

Cette condition explique bien l'oisiveté des Éloïs :

Comme le bétail, ils ne se connaissaient aucun ennemi, ils ne se mettaient en peine d'aucune nécessité. Et leur fin était la même (p. 162).

Ayant jadis sacrifié « l'éducation morale » et la « coopération générale » à leur triomphe sur l'homme et sur la nature, ils se retrouvent aujourd'hui dans un état de « dégradation » et d'« avilissement intellectuel » (p. 105, p. 131). Ils ont l'innocence et l'amoralité du bétail. Ainsi, quand la petite Weena est sur le point de se noyer, ses compagnons de jeu ne font pas le moindre geste pour la sauver, malgré ses appels répétés. « Étrange indifférence » (p. 90) qui l'aurait laissée mourir sans aide, si l'Explorateur n'était pas intervenu à temps.


II. LES PREMIERS HOMMES DE H. FAST :
UNE ENFANCE ET UN AVENIR PRODIGIEUX


Nous venons de voir dans l'analyse du récit de Wells la parfaite conformité entre la vision de l'avenir et celle de l'enfance, du côté négatif. Il nous reste maintenant à illustrer le pôle opposé par l'analyse d'une nouvelle de H. Fast. Celui-ci n'a pas la notoriété de Wells et il n'a consacré qu'un court recueil de nouvelles à la littérature d'anticipation [33]. Mais on retrouve dans ce recueil la même perspective de critique sociale que dans l'ensemble de son oeuvre (p. 34) [34]. Écrite une soixantaine d'années plus tard, la nouvelle dont nous allons maintenant traiter semble répondre point pour point au récit de Wells. L'avenir s'y ouvre vers une conquête de l'univers par une humanité régénérée, un groupe d'enfants précoces, surdoués et dotés de pouvoirs psychiques y préparant une véritable rédemption du monde. On ne saurait à ma connaissance trouver un renversement plus radical de la perspective de la Machine à explorer le temps, et c'est pourquoi j'ai choisi de confronter ici ces deux textes, à titre exemplaire.


1. L'AVENIR ET LES MERVEILLES

Le récit se présente sous la forme d'un échange épistolaire entre Harry Felton, un G.I. démobilisé à la fin de la Dernière Guerre mondiale, et sa sœur Jean Arbalaid, une psychologue [102] du développement qui, avec son mari Mark, a jeté les bases d'une théorie révolutionnaire, fondée sur l'analyse du phénomène des enfants surdoués et des enfants sauvages. Après avoir chargé Harry d'aller observer directement quelques cas d'enfants sauvages ramenés à la civilisation, Jean lui explique son hypothèse, où le milieu joue un rôle tout à fait déterminant. Si l'enfant éduqué par un loup se comporte comme un loup, l'enfant élevé par des babouins comme un babouin, etc., on peut en déduire que l'enfant éduqué par les hommes est tout autant limité dans son développement par le milieu auquel il doit se conformer. Ainsi, d'après les Arbalaid, « l'espèce humaine possède en elle les germes d'une nouvelle race » (p. 25), mais ces « hommes-plus », qui existent virtuellement depuis très longtemps, sont emprisonnés par leur milieu social et ne parviennent pas à leur plein développement.

Afin de rendre possible un tel développement, le projet des Arbalaid visera à créer un milieu social artificiel, une « réserve » apte à cette fin. Ils obtiennent du gouvernement américain des fonds considérables, supposément destinés à un projet visant à former des surhommes pour la guerre des cerveaux contre l'URSS. En fait, grâce à l'isolement et au secret militaire, il s'agira d'une merveilleuse couverture pour le projet « hommes-plus ». Harry est alors chargé de retrouver le professeur Goldbaum, qui a mis au point une méthode de détermination du Q.I. avant l'apparition du langage, et de le convaincre de participer au projet. Goldbaum accepte et, avec Harry, s'occupe de trouver la quarantaine d'enfants très jeunes nécessaire au projet, parmi des orphelins de guerre et des enfants de milieu pauvre, sur toute la planète. Les enfants sont alors acheminés vers la réserve, un domaine de 320 hectares dans le nord de la Californie, d'où toute influence extérieure sera exclue jusqu'à l'adolescence des enfants. Ceux-ci y sont pris en charge par une quarantaine de savants jouant le rôle de parents collectifs, leur transmettant les connaissances essentielles de l'humanité dans une ambiance d'amour et de sécurité.

Contrairement à Goldbaum, Felton ne se joint pas àl'expérience et perd tout contact avec le projet jusqu'en 1964. En 1965, il est convoqué à la Maison Blanche par le Secrétaire à la Défense, qui l'informe de l'évolution du projet. Aucun observateur extérieur, tel que convenu, ne pénétra dans la réserve pendant les quinze premières années, et les quelques conférences données durant ce temps par les Arbalaid et Goldbaum ne fournirent aucun détail sur ce qui s'y passait. Lorsque, après avoir accordé un délai de trois années supplémentaires, demandé par les Arbalaid, les experts militaires et gouvernementaux se présentèrent pour une première visite de la réserve, ils ne trouvèrent qu'une étendue froide et grise, une barrière dont même une petite bombe atomique ne sut venir à bout.

Harry Felton sort alors un document qu'il avait reçu de sa sœur l'année précédente, avec instruction de n'en prendre connaissance qu'en cas d'absolue nécessité. Ce document, qu'il lit au Secrétaire à la Défense, relate en détail le déroulement du projet. Dans un milieu très favorable et complètement coupé du monde extérieur, les enfants ont très vite assimilé, puis développé à un rythme prodigieux, les connaissances transmises par les adultes. Puis ce fut le développement de la télépathie et de la psychokinésie, transformant le collectif d'enfants en une communauté fusionnelle ignorant le mal, la mort et la solitude. Ce sont ces enfants qui ont établi la barrière temporelle, en décalant la réserve d'un dix-millième de seconde dans le passé. Ce sont eux qui ont introduit de nouveaux bébés dans la réserve et se préparent à multiplier la croissance numérique des hommes-plus sui toute la planète.

La réaction du Secrétaire à la Défense à la lecture du document est immédiate : tout doit être mis en oeuvre pour franchir la barrière et détruire ces enfants « sans Dieu et sans morale », cette menace contre l'humanité, cette « maladie ». Le tout sera confié aux « grosses têtes » travaillant pour le gouvernement. Ils finiront bien par trouver.

*
*    *

La représentation du temps à l'œuvre dans le récit est linéaire et irréversible, l'avenir étant extrêmement valorisé. La réussite du projet Arbalaid est un événement jamais connu auparavant, l'apparition des hommes-plus ressortissant du radicalement nouveau. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on assiste à la « pleine éclosion de l'esprit humain » (p. 58), les enfants de la réserve sont « les premiers enfants normaux que ce monde ait jamais connus » (p. 56). Il s'agit là d'un accomplissement unique : « l'histoire n'a jamais connu de situation semblable » (p. 62), c'est « l'événement le plus significatif de notre époque » (p. 39). C'est seulement avec les hommes [103] plus que l'humanité commence « à réaliser sa vraie destinée » (p. 66), tout ce que les hommes ont fait précédemment « ne sera rien compare a ce que ces enfants pourront apprendre et créer » (p. 65). Le récit de Jean Arbalaid se termine avec un accent eschatologique : annonce sécularisée de l'Avènement du Royaume sur la terre, accomplissement de la Promesse :

L'homme changera, il deviendra ce pourquoi il a été fait, son amour et son savoir s'étendant à tous les univers des firmaments. La fin des guerres, de la haine, de la faim, de la maladie et de la mort : n'est-ce pas le rêve éternel de l'homme ? (p. 81).

Cette vision de l'avenir est à l'extrême opposé de celle de l'Explorateur dans la Machine à explorer le temps, dont le narrateur nous dit :

Lui, je le sais - car la question avait été débattue entre nous longtemps avant qu'il inventât sa Machine - avait des idées décourageantes sur le Progrès de l'Humanité, et il ne voyait dans les successives transformations de la civilisation qu'un entassement absurde destiné, à la fin, à retomber et à détruire ceux qui l'avaient construite (Wells 1959 : 191).

Dans la nouvelle de Fast, au contraire, c'est le passé de l'humanité qui prend une allure négative. Depuis des millénaires, l'humanité empêche le développement d'hommes nouveaux : a) en bloquant le développement de la télépathie, forçant chaque enfant à élever une barrière mentale entre lui et le monde extérieur (p. 62) ; b) en abrutissant les enfants surdoués, les conduisant à l'isolement ou au suicide (pp. 26-27) ; c) en brûlant comme sorciers ceux qui font montre de telles capacités (p. 77). Lorsque les premiers signes de télépathie apparaissent dans les jeux familiers des enfants de la réserve, le professeur Goldbaum, qui dit avoir subi « les années les plus terribles de l'histoire de l'humanité » (p. 64), décrit en ces termes la condition humaine d'avant l'apparition des hommes-plus :

Nous tuons, nous torturons, nous détruisons comme ne le fait aucune autre espèce. Nous exaltons le meurtre et la fausseté et l'hypocrisie et la superstition ; nous détruisons notre propre corps par des drogues et une nourriture empoisonnée ; nous trompons notre prochain et nous nous trompons nous-mêmes - et nous ne respirons que la haine, toujours la haine » (p. 64).

On conçoit facilement, dans ces conditions, qu'il ait adhéré avec enthousiasme au projet des Arbalaid, projet qui prend pour acquis que « quelque chose a mal tourné à un certain moment dans l'histoire de la civilisation » (p. 41).


2. LES PRODIGES DE L'ENFANCE

Les enfants du projet Arbalaid dégagent une complète image de force sur les plans physiques, affectif, moral et intellectuel, en contraste presque absolu avec les Eloïs, en détail et point par point. Physiquement, ils sont beaux, forts, souples, joyeux, et ils battent la plupart des records sportifs. Affectivement, ils font preuve d'une solidarité et d'un amour mutuel extrêmement intenses. Moralement, ils sont incapables de faire le mal, sous quelque forme que ce soit. Intellectuellement, enfin, ils sont d'une précocité et d'une créativité qui tiennent littéralement du prodige.

Libres, sains et heureux [35]

La description de l'allure physique des enfants donne une impression de force, de beauté et de santé. Jean Arbalaid écrit à son frère :

Si seulement tu les entendais rire et chanter, tu me comprendrais. Si tu voyais comme ils sont grands et forts, comme ils sont beaux et souples ! Jamais auparavant, je n'avais vu des enfants montrer de telles qualités (p. 56).

Cette fierté toute parentale va jusqu'à donner des enfants une véritable image de perfection physique : ils battent les records de course et de cross-country, ils abaissent d'un tiers bien des records mondiaux, ils battent des chevaux à la course, leurs mouvements sont d'une vivacité extrême (pp. 72-73). Bref :

... les performances athlétiques et les réactions physiques des enfants étaient presque aussi extraordinaires que leurs capacités intellectuelles (p. 72).

Et nous verrons plus loin que ce n'est pas peu dire. Notons de plus que, même devenus pubères, ils conservent « cette innocence enfantine qui disparaît si vite dans le monde extérieur. » [104] La sexualité est pour eux une joie sans problème, qu'ils apprécient comme un bon plat, sans gourmandise (p. 56). Leur sexualité est naturelle, ils

n'ont pas plus d'ulcères à l'âme qu'ils n'en ont à l'estomac. Ils s'embrassent, ils se caressent, ils font beaucoup de choses que le monde a déclarées choquantes, inconvenantes, etc. mais quoi qu'ils fassent, ils le font avec une grâce infinie et une joie profonde (p. 57).

Vu la profonde communication télépathique au sein du groupe, garçons et filles font l'amour sans aucune inhibition, leur plaisir étant partagé par tous (p. 68). Il s'agit vraiment d'une innocence édénique, qui ignore le mal :

Je vis avec des garçons et des filles qui ne connaissent pas le mal, semblables à des dieux ou à des païens... (p. 57).

Intégrité morale, bonté et solidarité

Les enfants ne peuvent tuer ou faire souffrir, un amour et une solidarité exceptionnels les lient les uns aux autres, leur intégrité morale est complète. Dès la généralisation dans le groupe des capacités télépathiques, Goldbaum s'aperçoit qu'il n'y aura jamais entre eux mensonge ou tromperie, secret ou rationalisation (p. 63), et ils cessent de se fâcher ou de se moquer :

Avant la transformation ils montraient la pétulance de leur âge, se mettaient en colère, se moquaient parfois. Par après, nous n'entendîmes plus jamais la moindre colère, la moindre moquerie (p. 69).

Ils s'avèrent incapables de faire souffrir ou de tuer. Comme le souligne Goldbaum, « ils ne peuvent pas faire du mal » (p. 79). Ils se servent de leurs capacités psychiques pour endormir définitivement les chiens et les chats vieux et malades, ainsi que le bétail de boucherie (p. 78). Entre eux, l'entraide, l'amour et la solidarité sont très poussés. L'amour qu'ils se manifestent les uns aux autres, par exemple, est plus fort que l'amour maternel :

Seule le dévouement total de la mère pour son enfant peut te donner une petite idée de l'amour qui les lie les uns aux autres - mais ici, aussi, ils sont différents de nous, cet amour est plus profond encore que l'amour maternel (p. 69).

En cas d'ennuis ou de maladies, le groupe entier soigne la personne atteinte :

Lorsque l'un d'eux avait des ennuis - je cite leurs propres paroles - ils l'aidaient à retrouver la paix ; lorsque l'un d'eux était malade, tous le soignaient. Après la neuvième année, la maladie disparut. Trois ou quatre des enfants n'avaient qu'à unir leurs pensées pour s'identifier au malade et le guérir (p. 69).

Le fonctionnement télépathique du groupe fait que chaque membre est à la fois lui-même et tous les autres. En discutant avec Arlène, une adolescente de quatorze ans, Jean Arbalaid essaye de comprendre comment celle-ci peut avoir une vie personnelle, puisque tous les autres sont des parties intégrantes d'elle-même. Un extrait de leur conversation indique bien le lien entre la fusion télépathique et l'intégrité morale absolue des membres du groupe.

- Qu'arriverait-il si les autres voulaient diriger ton corps à ta place ?
- Pourquoi le voudraient-ils ?
- Si tu faisais quelque chose qu'ils désapprouvent, dis-je lamentablement.
- Comment le pourrais-je ? dit-elle. Pouvez-vous faire quelque chose que vous désapprouvez ?
- J'ai bien peur que oui. J'en suis fort capable. Et je le fais parfois.
- Mais je ne comprends pas. Pourquoi le faites-vous, alors ? (p. 70).

Notons enfin la très grande reconnaissance des adolescents pour le groupe d'adultes ayant mis en oeuvre le projet Arbalaid. Lors de la discussion qui mènera à la décision d'élever une barrière temporelle entre la réserve et le monde extérieur, le porte-parole du groupe d'enfants s'adressera aux adultes en ces termes :

Vous nous avez donné tout ce que nous avons, vous nous avez faits ce que nous sommes, dit-il. Vous êtes nos pères et nos mères et nos professeurs... et nous vous aimons, plus que nous pouvons le dire. Depuis des années, nous admirons votre patience, votre dévouement [...] (p. 75).

Les enfants ont tout tenté pour intégrer les adultes à leur groupe télépathique, sans succès :

[105]

Nous avons aussi essayé de vous aider, vous que nous aimons tant. Peut-être avons-nous un peu contribué à dissiper vos amertumes, à vous garder en aussi bonne santé que possible et à calmer ce fouillis de craintes et de cauchemars que vous appelez sommeil (p. 75).

Cet échec leur donne l'impression de ne rien avoir donné en retour à ceux et celles qui leur ont « légué le précieux héritage de l'humanité » (p. 76). Ils font tout pour que les adultes ne les quittent pas à cause de la fermeture de la réserve :

Bien sûr, nous ne retiendrons personne qui voudrait quitter la réserve. Mais nous avons besoin de vous - comme nous avons toujours eu besoin de vous. Nous vous aimons et nous vous respectons et nous vous prions de ne pas nous quitter (p. 79).

La perfection intellectuelle :
précocité, dons et prodiges


Le développement intellectuel des enfants dans le milieu privilégié que constitue la réserve est extrêmement rapide, d'une précocité telle qu'ils laissent leurs maîtres loin derrière eux. Puis le développement des capacités télépathiques et psycho-kinésiques démultiplie en purs prodiges des résultats déjà extraordinaires. Dans un groupe d'enfants « merveilleusement doués » (p. 54), pris en charge par des adultes leur dispensant toute science et toute affection et sécurité, les signes de précocité ne sont pas longs à se manifester. Un petit Italien de cinq ans compose une splendide symphonie, un petit garçon et une petite fille de six ans inventent un appareil à mesurer la lumière. Cromwell, l'un des plus grands spécialistes de la physique mondiale, est vite dépassé par ses jeunes élèves :

Avec sa femme, il apprit la physique aux enfants. Huit ans plus tard, les enfants apprenaient la physique à Cromwell. Un an encore et Cromwell était incapable de suivre leur raisonnement mathématique (72).

Ces premiers résultats confirment l'hypothèse de base du projet :

... nos protégés possède des talents dont tu n'as pas idée. Mark et moi n'avons jamais douté des résultats de notre expérience ; nous savions que, si nous parvenions à créer un environnement axé sur l'avenir, les enfants apprendraient plus que les enfants de l'extérieur. À sept ans, ils résolvaient avec facilité des problèmes scientifiques de niveau universitaire (p. 57).

Mais les Arbalaid visent à plus. Il s'agit de provoquer une véritable mutation dans l'évolution de l'humanité, d'arriver à« l'éclosion totale de l'esprit humain ». La précocité intellectuelle n'était qu'une entrée en matière prévisible :

Nous devions nous y attendre et nous aurions été gravement déçus si leurs progrès avaient été plus lents. Mais nous attendions autre chose, que nous osions à peine espérer : l'éclosion totale de l'esprit humain, impossible au-dehors où la société impose ses limites à chaque homme (pp. 57-58).

Cette pleine éclosion, c'est celle des capacités psychiques. À partir de ce moment, les adultes voient se démultiplier le rythme du développement intellectuel de leurs élèves, car ils se trouvent à enseigner

... un esprit unique, l'esprit de quarante enfants prodigieux, dont l'intelligence avait brisé toutes les chaînes, tous les blocages ; un esprit si rationnel, si pur et si agile que, pour eux, nous ne pouvions être qu'objets d'une affectueuse commisération (p. 71).

Les enfants construisent une centrale atomique donnant de l'énergie en quantité illimitée, ils munissent les véhicules de la réserve de « champs libres » leur permettant de se déplacer aussi facilement dans l'air que sur la terre (pp. 73-74). Pour dégager un terrain de jeux, ils dissolvent un rocher de dix tonnes en détendant sa structure moléculaire, qui devient poussière :

Ils voulurent expliquer à Cromwell comment leurs seules pensées pouvaient atteindre un tel résultat mais pas plus que nous, le physicien n'était à même de les suivre (p. 73).

La puissance mentale ainsi mise en œuvre tient littéralement du prodige, et c'est d'elle que les adolescents se serviront pour décaler la réserve d'un dix-millième de seconde dans le temps, établissant, ainsi une barrière infranchissable pour ceux de l'extérieur (p. 80). Pouvant pénétrer mentalement les atomes, réarranger leur structure en en permutant les éléments (p. 74), les enfants se développent vite un langage adéquat à leur fonctionnement mental :

Dès leur dixième année, les enfants s'étaient élaboré des méthodes de communication aussi supérieures aux mots que les mots le sont aux signes muets des animaux. Si l'un d'eux [106] regardait quelque chose, il n'avait pas besoin de le décrire aux autres qui le voyaient avec ses yeux. Même pendant leur sommeil, ils rêvaient ensemble (p. 71).

*
*    *

Les résultats des deux analyses qui précèdent se laissent facilement résumer. Du point de vue de la représentation du temps, on constate que, chez Fast, c'est le passé qui s'avère imparfait et l'avenir qui tend à l'idéal. Tandis que, chez Wells, le caractère idéal de l'avenir est radicalement démenti par le témoignage de l'Explorateur du temps, l'âge d'or qu'il découvre en allant vers l'avant s'avérant être une régression crépusculaire. Dans les deux cas toutefois, le temps est linéaire, mais les éléments de réversibilité introduits par Wells donnent à l'avenir qu'il dépeint une coloration négative.

Parallèlement, en ce qui concerne la figure de l'enfant, les hommes-plus et les bois présentent des caractères systématiquement opposés. Sur le plan physique, d'abord, la force, l'agilité, la grandeur, la santé et la beauté s'opposent point par point à la faiblesse, la langueur, la petitesse et la joliesse maladive. Affectivement et moralement, ensuite, le bonheur s'oppose à la gaieté puérile, l'autonomie à la dépendance, l'amour intense et solidaire à une « étrange indifférence ». Intellectuellement, enfin et surtout, le langage simple et primitif des Éloïs s'oppose au langage infiniment complexe des enfants-plus, la lenteur à la précocité, la créativité à la « futilité jolie », l'imperfection intellectuelle à des dons prodigieux.

La clarté et l'aspect systématique de ces oppositions sont exemplaires, comme si les deux écrivains s'étaient l'un l'autre contredits en un dialogue transtemporel. Et il est certain que, dans la littérature d'anticipation, le récit de Wells constitue un pôle extrême du côté de l'anti-utopie, tandis que celui de Fast représente un pôle analogue du côté utopique. Un examen de J'ensemble de cette littérature imposerait sans doute bien des nuances. Mais il nous suffira ici d'avoir indiqué comment, dans le processus de création culturelle, la critique du présent peut se faire aussi bien en en dégageant les virtualités négatives qu'en imaginant un avenir possible qui à la fois le nie et le rachète.


BIBLIOGRAPHIE

ARIÈS, Ph., l'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973.

BADINTER, E., l'Amour en plus, Paris, Flammarion, 1980.

BASTIDE, R., le Candomblé de Bahia, Paris-La Haye, Mouton, 1958.

BOAS, G., The Cult of Childhood, Londres, Warburg Institute, 1966.

CAILLOIS, R., « Temps circulaire, temps rectiligne », dans Obliques, Paris, Fata Morgana, 1967.

DESROCHES, H., Sociologie de l'espérance, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

ÉLIADE, M. (1963), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.

ÉLIADE, M., le Mythe de l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1969.

FAST, H., Au seuil du futur, Verviers, Gérard et Cie, 1962.

FRAZER, J.G., Adonis, Paris, Geuthner, 1921.

FRAZER, J.G., Atys et Osiris, Paris, Geuthner, 1926.

FRAZER J.G., Esprit des blés et des bois, vol. 1. Paris, Geuthner, 1935.

GRANET, M., la pensée chinoise, Paris, La Renaissance du Livre 1934 (réédité en 1968 en livre de poche chez Albin Michel). [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

HALL, E.T., la Danse de la vie, Paris. Seuil, 1984.

HUBERT, H., « La représentation du temps dans la religion et la magie », dans M. Mauss et H. Hubert, Mélanges d'histoire des religions, Paris, Alcan, 1909, pp. 190-229. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

JUNG, C.-G., « Contribution à la psychologie de l'archétype de l'enfant », dans C-G. Jung et Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, Paris, Payot, 1974, pp. 105-144.

LEACH, E.R., Repenser l'anthropologie, Paris, P.U.F., 1968.

LEGASSE, S., Jésus et l'enfant. - « Enfants » « petits et simples » dans la tradition synoptique, Paris, Gabalda, 1969.

PAZ, O., Point de convergence, Paris, Gallimard, 1976.

PRIMAULT, M., H. Lhong et J. Malrieu, Terre de l'enfance. Le Mythe de l'enfance dans la littérature contemporaine, Paris, P.U.F., 1961.

PUECH, H.-Ch., En quête de la Gnose I, Paris, Gallimard, 1978a.

PUECH, H.-Ch., en quête de la Gnose II- Sur l'Évangile de Thomas, Paris, Gallimard, 1978b.

RACINE, L., Enfance et société nouvelle, Montréal, Hurtubise HMH, 1982. [Livre en préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

RACINE, L., « L'archétype de l'enfant divin et la symbolique du renouveau », Cahiers Internationaux de Symbolisme, 45-46-47, 1983a, pp. 197-228.

RACINE, L., « Paradis, âge d'or, royaume millénaire et cité utopique », Diogène, 122, 1983b, pp. 130-147.

RACINE, L., « Symbolisme et analogie : l'enfant comme figure des origines », Études françaises, 19 (3), 1984, pp. 105-120.

[107]

RACINE, L., « Du mythe à l'utopie », Anthropologie et Sociétés, 9 (1), 1985, pp. 13-31.

RICOEUR P. et al., les Cultures et le temps, Paris, Payot-Unesco, 1975.

SERVIER, J., les Portes de l'année, Paris, Laffont, 1962.

SCHLANGER, J.-E., « L'enfance de l'humanité », Diogène, 73, 1971, pp. 41-70.

SCHERER, R. et G. HOCQUENGHEM, Co-ire. Album systématique de l'enfance, Recherches, 22, Fontenay-sous-Bois, 1977.

SOUSTELLE, J., la Pensée cosmologique des anciens Mexicains, Paris, Hermann et Cie, 1940.

STOFFER, H. : Die Bedeutung der Kindlichkeit in der moderne Welt, Munich/Bâle, Reinhardt, 1964.

SUVIN, D., Pour une poétique de la science fiction, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1977.

TEDLOCK, Barbara, Time and the Highland Maya, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1981.

WELLS, H.G., la Machine à explorer le temps, Paris, Mercure de France, 1959.

WUNENBURGER, J.-J., l'Utopie et la crise de l'imaginaire, Paris, Delarge, 1979.


RÉSUMÉ

Afin d'illustrer la cohérence, au sein de la démarche utopique, entre représentation de l'enfance et représentation de l'avenir, on présente ici l'analyse de deux récits d'anticipation. L'un relève de l'utopie et donne du futur et de l'enfance qui en est porteuse une image prodigieuse ; l'autre se rattache à l'anti-utopie et développe de l'avenir et du peuple enfant qu'on y découvre une vision extrêmement négative. Ainsi voit-on à l'œuvre certains traits du processus de création culturelle, chez deux écrivains dont l'imaginaire social joue, quoique en directions opposées, son rôle de critique du présent et d'élucidation de certains possibles.

SUMMARY

To illustrate the coherence between the representations of childhood and of the future within a utopian framework, two science fiction stories are analyzed here. One of these falls under the category of the utopian and provides a very positive image both of the future and of childhood, which bears the image of the future. The other is anti-utopian and develops an extremely negative image both of the future and of the child-people which inhabit it. In this way, we see certain characteristics of the process of cultural creation, although they take different directions, at work in two authors whose social imagination plays the role of critic of the present and of determining certain possible future developments.

RESUMEN

Con el fin de ilustrar la coherencia en el seno del comportamiento utópico entre representación de la infancia y representación del porvenir, se presenta aquí el análisis de dos relatos de anticipación. El primero proviene de la utopía y da una imagen prodigiosa del futuro y de la infancia, de la que es portador ; el otro relato esta ligado a la anti-utopía y desarrolla una visión extremadamente negativa tanto del porvenir como del pueblo-niño que se descubre en él. De esta mariera vemos en práctica ciertos trazos del proceso de creación cultural, en dos escritores en los cuales el imaginario social juega aunque en direcciones opuestas su rol de crítico del presente y de elucidación de ciertos posibles.



[1] Cf. Eliade (1963, 1969). Sur les variations des représentations du temps entre les grandes civilisations, on consultera, entre autres, Hall (1984), Paz (1976), Ricœur et al. (1975), Tedlock (1981). Quant aux conceptions cycliques, en plus des travaux d'Eliade, ceux de l'École française de sociologie restent déterminants ; on verra, entre autres, Bastide (1958), Caillois (1967). Granet (1934), Hubert (1909), Leach (1968) et Soustelle (1940).

[2] On trouvera un bon aperçu sur ce système analogique dans Frazer (1921, 1926, 1935), Servier (1962). Et, du point de vue de la figure enfantine, dans Racine (1983a, 1984,).

[3] Sur l'enfant comme symbole des origines, cf. Boas (1966), Jung (1974), Racine (1983a, 1984), Schlanger (1971).

[4] Sur la figure de l'enfant dans la perspective d'une conception linéaire du temps, cf. Ariés (1973), Badinter (1980), Boas (1966), Légasse (1969), Primault, Lhong et Malrieu (1961), Racine (1982, 1983a : 211-221), Schérer et Hocquenghem (1977), Schlanger (1971), Stoffer (1964).

[5] Pour plus de détails sur cette question, cf. Racine (1983b) de même que Desroches (1973) et Wunenburger (1979).

[6] On trouvera dans Suvin (1977), en plus d'une excellente étude sur la Machine (pp. 73-93), une bonne introduction àl'ensemble de l'oeuvre de Wells (pp. 143-153) et une bibliographie des principaux travaux le concernant (pp. 213-214).

[7] Dans cette section, toute référence de pagination, dans le texte et les notes, renvoie à Wells (1959), dans l'édition en livre de poche.

[8] « Mon impression générale du monde ambiant était celle d'un gaspillage inextricable d'arbustes et de fleurs admirables, d'un jardin longtemps négligé, et cependant sans mauvaises herbes. Je vis un grand nombre d'étranges fleurs blanches, en longs épis, avec des pétales de cire près de quarante centimètres. Elles croissaient éparses, comme sauvages, parmi les arbustes variés [...] » (p. 54).

[9] « Les fruits, d'ailleurs, composaient exclusivement leur nourriture. Ces gens d'un si lointain avenir étaient de stricts végétariens [...]. À vrai dire, je m'aperçus peu après que les chevaux, le bétail, les moutons, les chiens avaient rejoint l'ichtyosaure parmi les espèces disparues » (p. 57).

[10] « Par exemple, il y avait à peu de distance, en montant la colline, un amas de blocs de granit reliés par des masses d'aluminium. Un vaste labyrinthe de murs à pic et d'entassements écroulés, parmi lesquels croissaient d'épais buissons de très belles plantes en tonne de pagode [...]. C'étaient évidemment les restes abandonnés de quelque vaste construction, élevée dans un but que je ne pouvais détecter » (p. 61).

[11] La description du Palais de Porcelaine Verte, sorte de musée techno-scientifique témoignant d'une civilisation disparue, renforce ces images d'abandon, de délabrement et de vieillissement général du monde. Le Palais est désert, tombant en ruines, il ne reste aux fenêtres que des débris de vitres dont les châssis sont décolorés et corrodés (p. 133). Les grandes portes sont ouvertes et brisées et, dans une première salle recouverte d'une couche de poussière épaisse au point de rendre méconnaissables les objets, on trouve le squelette d'un immense animal, une partie des os étant tombés dans la poussière et rongés par l'eau de pluie dégoulinant par une fissure du toit (pp. 134-135). Dans une autre salle, il y a d'énormes machines de toutes sortes, corrodées ou brisées, et au plafond des globes d'éclairage sont fêlés (p. 137). Dans une autre salle encore, on trouve les vestiges racornis et noircis d'anciens animaux empaillés : « des momies desséchées en des bocaux qui avaient contenu de l'alcool » (p. 137). L'état de la bibliothèque est plus désolé encore, les vestiges des livres y apparaissent comme des « haillons brunis et carbonisés » pendant de tous côtés (p. 14). Et la visite se continue : une longue galerie pleine d'armes rouillées dont une partie a été incendiée par l'explosion de l'un des spécimens, d'autres galeries poudreuses, des objets transformés en tas de rouille ou de lignite (pp. 143-144).

[12] « Dans un état d'équilibre physique et de sécurité, la puissance intellectuelle, aussi bien que physique, serait déplacée. J'en conclus que pendant d'innombrables années, il n'y avait eu aucun danger de guerre ou de violences isolées, aucun danger de bêtes sauvages, aucune épidémie qui aient requis de vigoureuses constitutions ou un besoin quelconque d'activité » (p. 69). Suvin signale avec raison que les diverses variantes de l'hypothèse de l'Explorateur recouvrent le champ entier de la science fiction sociologique : « En fait, la séquence des hypothèses du voyageur du temps au sujet de l'épisode des Éloïs (société communiste sans classe ; société sans classe dégénérée ; société de classe dégénérée ; société de classes dégénérée et inversée) constitue une somme logique de la science-fiction sociologique, dont les pôles seraient l'utopie et l'anti-utopie, de Platon et More jusqu'à nos jours » (Suvin, 1977 : 81).

[13] « Nul doute que l'exquise beauté des édifices que je voyais ne fut le résultat des derniers efforts de l'énergie maintenant sans objet de l'humanité, avant qu'elle eut atteint sa parfaite harmonie avec les conditions dans lesquelles elle vivait - l'épanouissement de ce triomphe qui fut le commencement de l'ultime et grande paix. Ce fut toujours là le sort de l'énergie en sécurité : elle se porte vers l'art et l'érotisme, et viennent ensuite la langueur et la décadence » (p. 70).

[14] « L'œuvre d'amélioration des conditions de l'existence -le vrai progrès civilisant qui assure de plus en plus le confort et diminue l'inquiétude de la vie - était tranquillement arrivée à son point culminant. Les triomphes de l'humanité unie sur la nature s'étaient succédés sans cesse. Des choses qui ne sont, à notre époque, que des rêves, étaient devenues des réalités. Et ce que je voyais en était le fruit (p. 65).

[15] « Dans cette sécurité et ce confort parfaits, l'incessante énergie qui est notre force doit devenir faiblesse. De notre temps, même, certains désirs et tendances, autrefois nécessaires à la survivance, sont des sources constantes de défaillances. Le courage physique et l'amour des combats, par exemple, ne sont pas à l'homme civilisé de grands secours - et peuvent même lui être obstacles » (p. 69).

[16] « Les Morlocks leur faisaient leurs habits. concluais-je, et subvenaient à leurs besoins habituels, peut-être à cause de la survivance d'une vieille habitude de domestication. Ils le faisaient comme un cheval cabré agite ses jambes de devant ou comme un homme aime à tuer des animaux par sport : parce que des nécessités anciennes et disparues en avaient donné l'empreinte à l'organisme » (p. 121).

[17] « ... restaient ces êtres frêles qui avaient oublié leur haute origine, et ces êtres livides qui m'épouvantaient. Je pensai alors à la grande peur qui séparait les deux espèces, et pour la première fois, avec un frisson subit, je compris clairement d'où pouvait provenir la nourriture animale que j'avais vue » (p. 127).

[18] « Un jour, la vie et la propriété avaient dû atteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré de son opulence et de son bien-être ; le travailleur, de sa vie et de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n'y avait eu aucun problème inutile, aucune question qui n'eut été résolue. Et une grande quiétude s'était ensuivie » (p. 162).

[19] « Ceux du monde subterranéen étant en contact avec une mécanique qui, quelque parfaite qu'elle ait pu être, nécessitait cependant quelque pensée en dehors de la routine, avaient probablement conservé, par force, un peu plus d'initiative et moins des autres caractères humains que ceux du monde supérieur. Ainsi, quand ils manquèrent de nourriture, ils retournèrent à ce qu'une antique habitude avait jusqu'alors empêché » (pp. 163-164).

[20] « Seule, une légère ondulation s'élevait et s'abaissait pour montrer que la mer éternelle s'agitait encore et vivait » (p. 171).

[21] « C'était ce vert opulent qu'ont quelquefois les mousses des forêts ou les lichens dans les caves, et les plantes qui, comme celles-là, croissent dans un perpétuel crépuscule » (p. 171).

[22] « Ses mauvais yeux se tortillaient sur leurs tiges proéminentes ; sa bouche semblait animée d'un grand appétit et ses vastes pinces maladroites - barbouillées d'une bave gluante - s'abaissaient sur moi » (p. 173).

[23] « Il m'est impossible de vous exprimer la sensation d'abominable désolation qui enveloppait le monde ; le ciel rouge à l'orient, la ténèbre septentrionale, la mer morte et salée, la grève rocheuse encombrée de ces lentes et répugnantes bêtes monstrueuses, le vert uniforme et J'aspect empoisonné des végétations de lichen, l'air raréfié qui vous blessait les poumons, tout cela contribuait à produire l'épouvante » (p. 173-174).

[24] « L'obscurité croissait rapidement. Un vent froid commença à souffler de l'Est par rafales fraîchissantes, et le vol des flocons s'épaissit. Du lointain de la mer s'approchèrent une ride légère et un murmure. Hors ces sons inanimés, le monde était plein de silence. Du silence' ? Il est bien difficile d'exprimer ce calme qui pesait sur lui. Tous les bruits de l'humanité, le bêlement des troupeaux, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, toute l'agitation qui fait l'arrière-plan de nos vies, tout cela n'existait plus » (p. 176).

[25] Sur ce processus narratif, cf. l'analyse de Suvin (Suvin, 1977 : 82-86, 88-92). Wells concevait comme très importante, sur le plan historique, la division sociale en classes (Suvin, 1977 : 90, no 19), tout en étant fort sceptique quant à la tendance du socio-darwinisme à se représenter une telle relation sur le modèle de la relation entre prédateurs et proies (Suvin, 1977 : 81, 148).

[26] Rappelons que, pour H. Spencer, l'évolution, la lutte pour la vie « ne peut se terminer que par l'établissement de la plus grande perfection et du bonheur le plus complet » (cité in Suvin, 1977 : 77, no 7).

[27] On trouvera dans Suvin une comparaison entre la série de Darwin-Huxley et la réduction de Wells (Suvin, 1977 : 78-79). T.H. Huxley avait envisagé la possibilité d'un développement évolutif régressif, allant du plus complexe au plus simple, d'« un progrès à partir d'une complexité relative vers une relative uniformité, d'« une série convergente de formes d'une complexité graduellement &croissante » (cité dans Suvin, 1977 : p. 75). Huxley utilisait cette possibilité à des fins purement rhétoriques, tandis qu'elle fascinera très vite Wells qui en fera la trame de sa nouvelle : « Il s'agit d'une progression « noire » ou d'une régression, dans la mesure, également, où les deux parties de chaque paradigme précédent sont subsumées comme proies dans le suivant. Dans l'épisode des Crabes, les hommes de toutes les classes, symbolisées par le Voyageur du Temps qui représente l'Homme ordinaire, sont la proie des crabes ; au moment de l'épisode de l'Éclipse, tous les animaux terrestres, même les crabes « amphibies », ont succombé devant des espèces plus primitives, telles que les animaux marins, les mousses et les lichens ; et dans la destruction extrapolée de la Terre et du système solaire, toute vie succombe ou « devient la proie » de l'existence inorganique, des processus cosmiques ou simplement de l'entropie » (Suvin, 1977 : 86).

[28] Dans certains courants de pensée proche du gnosticisme, le salut est présenté comme le retour à l'origine, le vieillard redevenant enfant. Cf., entre autres, Puech (1978a, 1978b).

[29] Suvin a sans doute raison d'insister sur la portée critique de cette procédure : « Je pose donc comme hypothèse que le procédé central de la Machine à explorer le temps est constitué par l'opposition entre les visions du futur du Voyageur du Temps, et les normes du lecteur idéal, fondées dans ce cas sur la conscience bourgeoise satisfaite avec sa croyance dans le progrès linéaire et dans le « darwinisme social » à la Spencer » (Suvin, 1977 : 74). Plus loin, en traitant de la portée de l'utilisation par Wells de l'hypothèse de Huxley concernant une évolution régressive, le même auteur commente : « Évidemment, les connotations idéologiques de la notion de « progrès », dans le sens libéral bourgeois, étaient menacées par cette possibilité d'étendre le concept à tout changement évolutif, pour le meilleur ou pour le pire, la notion de progrès englobant ainsi la possibilité antinymique de « métamorphoses régressives », et celle de l'évolution englobant la possibilité de régression » (Suvin, 1977 : 75). Comme toutes les œuvres du premier cycle de Wells, la Machine se fonde « sur le renversement du sentiment répandu, selon lequel les classes sociales et biologiques inférieures sont des proies « naturelles » dans la lutte pour la survie » (Suvin, 1977 : 148). Le récit en arrive ainsi « à la forme de l'anti-utopie la plus horrifiante pour la bourgeoisie victorienne : une société de classes décrépite, dominée par un équivalent grotesque du prolétariat industriel du 19, siècle » (Suvin, 1977 : 147).

[30] Il semble bien que Wells ait oscillé dans toute son œuvre entre une vision sombre et une vision plus optimiste de l'avenir (Suvin 1977 : 145). Dans la première partie de son oeuvre, sa vision fut plutôt sombre ; il craignait une dégradation biologique de l'évolution sous le capitalisme et écrivait, dans le numéro du 23 septembre 1894 de la Pall Mall Gazette, intitulé « The Extinction of Man » : « Dans le cas de tout autre animal dominant que le monde a connu, je le répète, le jour de sa parfaite hégémonie fut la veille de son renversement total » (cité dans Suvin, 1977 : 85, no 15).

[31] « Elle était assez tranquille dans la journée et avait en moi la plus singulière confiance ; car, une fois, en un moment d'impatience absurde, je lui fis des grimaces menaçantes, et elle se mit tout simplement à rire » (p. 92).

[32] « Weena avait éprouvé une joie extrême lorsque je commençai à la porter, mais après un certain temps elle désira marcher et courir à mes côtés, s'agenouillant parfois pour cueillir des fleurs dont elle garnissait mes poches » (p. 123).

[33] Cf., Fast (1962), dont la nouvelle analysée ici est tirée (pp. 13-82). On trouvera une analyse plus détaillée de cette nouvelle dans Racine (1985).

[34] Fast est l'auteur des romans Spartacus, La passion de Sacco et Vanzetti, Cour martiale. Dans cette section, toute référence de pagination, dans le texte ou dans les notes, renvoie à Fast (1962). La pagination, dans la collection « Marabout », est celle du tirage D. 1966/0099/240 (la pagination du tirage de 1972 n'y correspond malheureusement pas).

[35] « ... je les vois libres, sains et heureux, comme personne ne le fut auparavant » (p. 69).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 15:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref