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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “Du modèle analogique dans l'analyse des représentations magico-religieuses.” Un article publié dans la revue L'Homme, revue française d’anthropologie, 109, janvier-mars 1989, XXIX (1), pp. 5-25. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Du modèle analogique
dans l'analyse
des représentations
magico-religieuses
.”

Un article publié dans la revue L'Homme, revue française d’anthropologie, 109, janvier-mars 1989, XXIX (1), pp. 5-25.


Introduction

I.  L'analogie : définition et illustration
1)    Le « petit enfant » du berger
2)    La mère des kumaras
II.  Les limites de l'approche lévi-straussienne
Mangarrayi
Kariera
Appendice : l'analogie comme espace quasi homogène
Bibliographie


Introduction

Luc Racine, Du Modèle analogique dans l'analyse des représentations magico-religieuses. - Dans l'analyse des représentations magico-religieuses, Lévi-Strauss a grandement contribué à faire prévaloir une conception purement relationnelle et différentielle de l'analogie : si A est à B comme C est à D, il n'y a habituellement pas de ressemblance, entre A et C ou entre B et D. Après avoir défini l'analogie comme synthèse de différences et de ressemblances, tant au niveau des termes que des relations entre ceux-ci, on montre ici, à partir de quelques exemples ethnographiques relevant du totémisme australien, les limites de l'approche lévi-straussienne.

L'analogie est la fonction la plus haute de l'imagination, car elle conjugue l'analyse et la synthèse, la traduction et la création. Elle est connaissance en même temps que transmutation de la réalité. D'une part, c'est un lien qui rassemble des époques et des civilisations différentes ; de l'autre, un pont lancé entre des langages divers.
PAZ 1972 : 62-63.


Depuis près d'un siècle, les règles de fonctionnement de l'esprit humain constituent l'un des thèmes majeurs de réflexion et de recherche dans les sciences humaines. En anthropologie, cette préoccupation est présente tout au long des travaux de Frazer, de Durkheim et de Mauss, de Lévy-Bruhl et de Lévi-Strauss. Qu'il s'agisse des lois de la pensée associationniste servant à comprendre et à critiquer les « erreurs » de la pensée magique, de la genèse sociale des catégories, du pré-logisme et de la participation, ou encore du fonctionnement essentiellement binaire et oppositionnel de l'esprit, des orientations théoriques plus souvent contraires que complémentaires se retrouvent d'accord pour affirmer que seule l'analyse des formes et des contenus collectifs de la pensée, et ce en des sociétés ou des cultures différentes, sera un jour à même de fournir quelques éléments de réponse à la question que pose encore avec insistance un hôte qui n'est pas toujours explicitement invité au débat (Lévi-Strauss [6] 1958 : 91). Maintenant que de nouveaux courants de recherche dans le domaine de l'intelligence artificielle nous rappellent que l'analogie est un aspect, aussi élémentaire que fondamental, de la pensée (Gentner 1983 ; Hofstadter 1985 : 547-603), il n'est pas inutile de souligner que l'analogie ne constitue pas seulement une procédure heuristique plus ou moins intuitive ou commode, mais qu'elle est d'abord une façon de se représenter le monde où jouent à la fois des composantes affectives, sensorielles, motrices et intellectuelles, en une synthèse des différences et des ressemblances qui concerne aussi bien les éléments que les relations comparées.

En anthropologie, et particulièrement dans le domaine des représentations magico-religieuses, Lévi-Strauss a grandement contribué à l'élaboration d'une règle méthodologique que nous pourrions résumer de la manière suivante : si A et B diffèrent comme C et D, cela implique la plupart du temps que A et C (ou B et D) ne se ressemblent pas (Lévi-Strauss 1962a, 1962b) [1]. Or, comme nous nous proposons de le montrer dans cet article, une telle conception de l'analogie est en général beaucoup trop limitative pour permettre une analyse satisfaisante d'un bon nombre de représentations magico-religieuses. La méthode structuraliste fut malheureusement caractérisée par un double réductionnisme, affirmant du même coup le primat des relations sur les termes et celui de la différence sur la ressemblance, ce qui explique sans dom en bonne partie le fait que ses résultats ne sont que partiellement convaincants au niveau de l'analyse des phénomènes magico-religieux. Dans ce domaine, en effet, l'homologation des termes et celle des relations s'impliquent souvent mutuellement, la ressemblance et la différence s'intégrant en des systèmes où le jeu des priorités n'a pas à se dérouler. En conséquence, nous proposerons ici d'abandonner la règle méthodologique de Lévi-Strauss et d'adopter une définition de l'analogie plus conforme aux phénomènes en cause.,

Afin d'illustrer la portée et la puissance analytique du modèle que nous suggérons, nous présenterons d'abord notre définition de l'analogie de façon à éviter, autant que possible, les regrettables confusions et malentendus qui se produisent trop souvent dès qu'on aborde cette question. Quelques exemples ethnographiques illustreront ensuite dans quelle mesure la définition proposée peut servir à analyser les systèmes de représentations auxquels l'ethnographe se trouve confronté. Puis, à la lumière de ce qui précède, nous en viendrons à la critique de la conception purement relationnelle et différentielle que Lévi-Strauss se fait de l'analogie : prenant comme exemple l'analyse des « genèses totémiques » australiennes (Lévi-Strauss 1962a, 1962b), nous montrerons, à partir de cas ethnographiques précis, les limites de l'approche lévi-straussienne en ce domaine et la supériorité du modèle que nous proposons. En appendice, enfin, nous expliquerons en quoi ce modèle présente une structure d'espace quasi homogène, au sens de Lorrain (1975). Lévi-Strauss ayant lui-même jadis mis certains espoirs dans l'utilisation de ce genre de structures mathématiques (Lévi-Strauss 1971 : 560), on voudra bien retenir de l'ensemble de notre travail l'hommage indirect que nous lui rendons ainsi, même si nous avons été conduit [7] à des conclusions parfois diamétralement opposées aux siennes en ce qui concerne les rapports de la ressemblance et de la différence dans le fonctionnement de la pensée sauvage.


I. L'ANALOGIE :
DÉFINITION ET ILLUSTRATION
 [2]

Nous définirons l'analogie de la manière suivante. Si A est à B comme C est à D, alors : (a) une même distinction, que nous noterons h, existe entre A et B et entre C et D ; (b) une même distinction, notée f, existe entre A et C et entre B et D (figure la). Si l'on fait abstraction de la seconde distinction, A et C deviennent assimilables l'un à l'autre, de même que B et D, ce que nous noterons A=C et B=D. D'où la possibilité, au niveau des faits ethnographiques observés, d'expressions du type : (1) A est (comme) C ou B est (comme) D ; (2) A et D, de même que C et B, sont dans la relation f (figure  1b).



Ayant déjà consacré un autre travail à l'illustration systématique de la validité ethnographique du modèle proposé (Racine 1986), nous nous limiterons ici à deux exemples particulièrement représentatifs.

1) Le « petit enfant » du berger

Chez les habitants du village basque de Saint-Engrâce, étudié par l'ethnologue britannique Sandra Ott (1979), les hommes fabriquent deux fromages de brebis différents : le fromage « de maison » et le fromage « de montagne ». Produit de la fin mai à la fin juin, ce dernier est considéré comme étant de beaucoup supérieur au premier par sa couleur, sa texture et son goût. Ce fromage, qui seul nous intéressera ici, est fabriqué par les bergers dans des cabanes situées en montagne, à l'ouest et au sud-ouest de la commune. Ces cabanes appartiennent à des associations (olhac) de bergers et de fromagers. Le [8] terme olha désigne un groupe de bergers qui mettent leurs troupeaux en commun et les prennent en charge à tour de rôle pendant la transhumance d'été. L'appartenance à une olha est déterminée par la résidence dans l'une des maisonnées du village et par la propriété d'une part transmise la plupart du temps par héritage. Le fait de détenir une part donne le droit de faire paître son troupeau sur les pâturages de la olha pendant la transhumance d'été, d'utiliser la cabane avec tout son équipement et de fabriquer un nombre donné de fromages avec le lait des brebis appartenant aux troupeaux des membres de l'association (ibid. : 702).

Les membres de la olha fabriquent leurs fromages à tour de rôle. Le berger, pendant tout le temps que dure cette opération, est appelé etchekandere, terme qui au village désigne la femme dirigeant une maisonnée. Le berger assume alors dans la cabane le rôle qui est celui de la femme au village : fier d'un rôle qu'il prend plaisir à jouer, il cuisine et sert les repas, fait la vaisselle, balaie chaque matin, fait les lits, allume et entretient le feu dans le foyer, approvisionne la cabane en bois et en eau. D'après la qualité du fromage qu'il prépare, on juge de sa valeur en tant que berger et en tant que pourvoyeur, ainsi que de ses capacités sexuelles : celui qui fabrique un bon fromage (croûte ferme, intérieur solide, sans trou ni fente) est réputé habile à contrôler la fertilité de sa femme, à avoir des enfants au bon moment. Un fromage de montagne est le « petit bébé » (niñi txipia) du berger. A cause de la présence de la présure, on croit en effet qu'un fromage est vivant ; et, d'après Ott, le parallélisme entre fromage et enfant est fort poussé.

- Comme le nouveau-né, un fromage exige beaucoup de soins et d'attention durant les premiers jours. Quand un homme fabrique un fromage, il doit l'examiner, le retourner et le frotter avec du sel : le fromage peut alors développer une croûte et de l'« os ». Jusqu'à ce qu'il en soit ainsi, on le considère comme étant aussi fragile qu'un nourrisson. Après le salage initial, le fromage est encore à trois reprises frotté avec du sel pendant les premières quarante-huit heures ; le sel est indispensable à la formation d'une croûte ferme et à la bonne préservation de l'intérieur. De la même manière, lors du baptême, on donne du sel au bébé « pour conserver son corps » (ibid. : 703).

- Traditionnellement, on faisait tourner enfant et fromage devant le feu, on les réchauffait ainsi pour « affermir les os » (ibid. : 704). En outre, pendant un certain temps, enfant et fromage ne devaient pas sortir de la maison ou de la cabane de peur que leurs os fragiles ne se brisent par accident.

- Le berger montre son fromage avec fierté et n'admet jamais qu'il puisse être moins beau que celui des autres, d'une qualité inférieure. Les femmes font de même avec leurs enfants (ibid. : 704).

Ainsi, le berger prend soin de son fromage comme une femme de son enfant. Et, comme le prévoit notre modèle, l'homologation au niveau des relations implique l'homologation des termes mis en rapport :

[9]

a) l'homme qui fabrique un fromage se comporte comme une maîtresse de maison (etchekandere), et la cabane de montagne est assimilable à une maisonnée au village ;

b) enfant et fromage exigent tous deux des soins attentifs et parallèles.

Dans cet exemple, les termes et les relations de la figure prennent le sens suivant :

A berger
B fromage
C femme
D enfant
h passage du domaine de la fabrication du fromage à celui de la puériculture
f passage de qui donne les soins à qui les reçoit

Abstraction faite de la différence ou de l'opposition des domaines comparés, on obtient ainsi les équivalences observées au niveau ethnographique : berger = etchekandere et fromage = niñi txipia.

2) La mère des kumaras

Chez les Maori de Nouvelle-Zélande, l'origine de la patate douce est attribuée à Pani-tinaku. Le terme tinaku signifie germer, et il désigne également les semences de tubercules ou la parcelle cultivée. Ainsi, Pani est « celle qui germe », la « Mère des kumaras » (patates douces), son ventre est un « entrepôt de kumaras » (Best 1925 : 50-51). Voici, d'après Best (ibid. : 49-51), le récit qui la concerne.

Pani est l'épouse de Rongo-maui, frère cadet de Whanui (l'étoile Véga) ; elle est aussi la sœur de Tangaroa-i-te-rupetu, père des frères Maui. Quand disparaissent les parents de ceux-ci, c'est Pani qui les prend en charge. Devenus pêcheurs, les orphelins reprochent à Rongo de ne pas participer à la recherche de nourriture. Face à cette accusation, celui-ci décide de monter au ciel et prie Whanui de le laisser emporter sur terre certains enfants kumaras. Mais Whanui refuse et son frère cadet vole alors les enfants. Whanui punit ce vol en expédiant sur terre divers parasites, qui encore aujourd'hui attaquent les enfants kumaras de Pani et Rongo.

Dès son retour sur terre, Rongo insère les enfants kumaras dans son pénis (ure) et couche avec sa femme. Quand vient pour celle-ci le temps d'accoucher, son mari lui dit d'aller aux eaux de Mona-ariki. Parvenue là-bas, Pani pénètre dans l'eau et, debout, commence à réciter le charme de la naissance ; il y a dans ce charme une allusion directe au fait que les patates douces sortent du vagin (aro) de Pani : « ils : « ils sortent de mon aro ». Ainsi naissent les enfants kumaras et leurs noms sont ceux-là même que portent aujourd'hui les diverses variétés de patates douces.

Ravis de la nouvelle nourriture que leur prépare Pani, les frères Maui lui demandent où elle se la procure. Pani ne voulant pas répondre, l'un des frères décide de la suivre un matin où elle se rend à Mona-ariki : il la voit ainsi entrer dans l'eau, réciter son charme magique et donner naissance aux kumaras. Il s'écrie alors : « Nous sommes nourris par les déjections (paraheka) de Pani ! » Celle-ci éprouve une grande honte en constatant qu'on l'a épiée. Elle se retire dans le monde souterrain où, l'ayant suivie, Maui découvre qu'elle cultive du champs de patates douces [3]

[10]

L'analogie sous-jacente au récit s'exprime alors comme suit : la patate douce naît de la terre comme l'enfant de la femme. Les termes et les relations de la figure la prennent alors le sens suivant :

A terre
B patates douces
C femme
D enfants
h passage de l'agriculture à la procréation humaine
f passage de qui accouche à qui est accouché


Laissant de côté la différence entre les domaines comparés (h), on obtient les équivalences Pani (femme) = terre et patates douces = enfants. Puis, par substitution des patates douces aux enfants, on trouve l'expression centrale du récit : une femme accouche de patates douces (C f B). On constate que le modèle que nous proposons permet, dans des cas de ce genre, d'éviter aisément l'hypothèse lévy-bruhlienne qui voudrait que les indigènes confondent « mystiquement » le végétal et l'humain en raison d'une prétendue fluidité de la pensée mythique. Pour notre part, nous ne faisons que supposer que les Maori font à certains moments abstraction d'une distinction dont ils sont par ailleurs parfaitement conscients, et qu'ils illustrent les conséquences de cette réduction des différences par le récit que nous venons de rapporter [4].


II. LES LIMITES DE L'APPROCHE
LÉVI-STRAUSSIENNE

Le fonctionnement le plus élémentaire de l'esprit humain implique que la ressemblance se détache sur un fond de différences et que la différence se perçoive sur un fond de ressemblances. Comme l'écrit Piaget, « toute la logique des classes et des relations constitue, en effet, une théorie de la ressemblance et de la différence, qu'il s'agisse des classifications, c'est-à-dire de systèmes de ressemblances hiérarchisées, ou de mises en relations, c'est-à-dire d'équivalences symétriques ou de différences asymétriques » (Piaget 1971 : 175). Il en va de la différence comme de la ressemblance : l'une ne saurait se penser sans l'autre. Il ne s'agit donc pas d'établir une quelconque priorité, mais plutôt de prendre en considération l'essentielle complémentarité des opérations qui distinguent, opposent ou séparent et de celles qui rapprochent, assimilent ou identifient.

Malheureusement, lorsqu'il s'agit de dégager la logique sous-jacente aux systèmes de représentations, on est trop souvent passé d'une surévaluation de la ressemblance à une surestimation de la différence. Mauss déjà, discutant de la notion lévy-bruhlienne de participation, refusait fort justement l'unilatéralisme qui ne voulait y voir que confusion, pré-liaison et pré-logique. Pour lui, en effet, la participation ne saurait jamais être une donnée de départ, tant elle suppose un « effort pour faire se ressembler » (Mauss 1970 : 130). La tendance à identifier est inséparable d'un sens aigu des différences et des. ressemblances. Ainsi, à propos des rituels totémiques australiens, Mauss parle, d'une volonté [11] originelle de lier, d'efforts visant à identifier les choses et les hommes : « l'homme s'identifie aux choses et identifie les choses à lui-même en ayant à la fois le sens des différences et des ressemblances qu'il établit » (ibid. ; nos italiques). Si l'on identifie, ce n'est donc pas par incapacité de penser les différences mais plutôt parce que, dans un contexte donné, on décide d'en faire abstraction.

Plutôt qu'un développement de la position équilibrée de Mauss, on trouve toutefois chez Lévi-Strauss un unilatéralisme inverse de celui de Lévy-Bruhl. La ressemblance est alors logiquement subordonnée au contraste (Lévi-Strauss 1962b 141), elle n'a qu'une existence dérivée : « la ressemblance n'existe pas en soi elle n'est qu'un cas particulier de la différence, celui où la différence tend vers zéro » (Lévi-Strauss 1971 : 32).

Or, ni l'exagération de la ressemblance ni celle de la différence ne donnent de résultats bien satisfaisants dans l'analyse des faits ethnographiques. Ainsi, pour ne retenir ici que ce cas type, l'analyse lévi-straussienne des classifications totémiques australiennes représente un parfait exemple des résultats partiels auxquels peut conduire une perspective accordant la priorité aux relations sur les termes et à la différence sur la ressemblance. Pour simplifier la discussion, admettons d'emblée avec Lévi-Strauss (1962a) qu'ethnologues, folkloristes et historiens des religions rangèrent jadis sous la rubrique totémisme des phénomènes assez hétéroclites, et que, plutôt que d'institutions totémiques, il vaut mieux parler de systèmes de classification utilisant les mêmes critères pour répartir les êtres humains et les espèces naturelles (ibid. : 44). Lévi-Strauss réduit toutefois cet aspect classificatoire à un double système de différences : « dire que le clan A 'descend' de l'ours et que le clan B 'descend' de l'aigle n'est qu'une manière concrète et abrégée de poser le rapport entre A et B comme analogue à un rapport entre des espèces » (ibid.).

Ainsi, les « genèses totémiques » ne représentent plus que de simples façons de parler et tout le système classificatoire sous-jacent n'est décrit qu'en termes de pures relations différentielles : l'espèce a diffère de l'espèce b comme le groupe social x diffère du groupe y (Lévi-Strauss 1962b : 153). Ce ne sont pas les termes (espèces ou groupes) mais les relations (intergroupales et interspécifiques) qui se ressemblent : « Le totémisme repose sur une homologie postulée entre deux séries parallèles - celle des espèces naturelles et celle des groupes sociaux - dont, ne l'oublions pas, les termes respectifs ne se ressemblent pas deux à deux : seule la relation globale entre les séries est homomorphique : corrélation formelle entre deux systèmes de différences, dont chacun constitue un pôle d'opposition » (ibid. : 297 ; nos italiques).

Lévi-Strauss a bien sûr raison d'affirmer que les différences interspécifiques et intergroupales sont de même forme, comme Durkheim et Mauss l'avaient pressenti : « Si le totémisme est, par un certain côté, le groupement des hommes en clans suivant les objets naturels (espèces totémiques associées), il est aussi, inversement, un groupement des objets naturels suivant les groupes sociaux » (Durkheim & Mauss 1969 : 174).

[12]

Il suffit d'ajouter à cela les notions phonologiques d'opposition et de corrélation, tout en se débarrassant du causalisme positiviste de l'Essai, pour aboutir à la position lévi-straussienne. Quant à l'affirmation voulant que l'homologation des relations entre les termes n'implique pas de ressemblance entre ceux-ci, on peut montrer à partir des données ethnographiques qu'elle est fausse. Deux exemples suffiront ici.

Mangarrayi

Sur l'ensemble du continent australien, la relation entre groupes sociaux et espèces totémiques se présente le plus souvent de la manière suivante : groupes sociaux et espèces naturelles sont les uns comme les autres reliés par contiguïté àcertains sites totémiques donnés (Hiatt 1969). Ainsi, par exemple, chez les Mangarrayi situés à l'ouest du fleuve Roper, dans les Territoires du Nord, les totems sont associés aux demi-moitiés (semimoieties), celles-ci étant constituées des couples pères-enfants des différentes sous-sections ; les demi-moitiés ne sont pas désignées au moyen de termes spécifiques par les Aborigènes [5], qui utilisent la nomenclature d'un système à huit sous-sections, où l'on désigne les demi-moitiés en combinant les noms des deux sous-sections qui correspondent au couple père-enfant (Merlan 1980 : 84). Ainsi, sur la figure 2, les flèches droites indiquent les couples de sous-sections correspondant aux demi-moitiés, tandis que les flèches courbes indiquent les couples mères-enfants ; les mariages lient Bangariny et Jamijin, Balyarriny et Gamarra, etc., en un système de type aranda.



Le terme générique pour totem est marragwa, désignant aussi bien des espèces animales ou végétales que des objets et des phénomènes naturels, des êtres mythiques et des « forces » plus ou moins abstraites (maladie, etc.) ; toutefois, lorsqu'ils énumèrent les totems associés à chaque demi-moitié, lés Aborigènes privilégient les plantes et les espèces animales importantes pour leur alimentation (ibid. : 86).

Quant au principe général d'affiliation des totems aux demi-moitiés, il se comprend en fonction des croyances cosmogoniques des Mangarrayi, qui sont du même type général que celles que l'on retrouve sur l'ensemble du continent australien. À l'origine, des êtres mythiques et créateurs, dits warrwiyan, émergèrent du paysage ou y voyagèrent, y laissant des signes de leur présence et de [13] leurs activités par les formes et autres caractéristiques qu'ils lui donnèrent. Bien des noms de lieux décrivent les activités de ces êtres mythiques, les aspects du paysage qu'ils modelèrent ou en lesquels ils finirent par se transformer. Ceux des warrwiyan qui voyagèrent beaucoup emmenèrent avec eux les gens de leurs demi-moitiés respectives et les laissèrent sur leur passage en divers endroits, sous la forme d'arbres, de rochers, etc. ; aujourd'hui, ces aspects du paysage servent de noms pour désigner des personnes, la mythologie établissant ainsi un lien direct entre certaines gens, certaines caractéristiques du paysage et la demi-moitié de l'être mythique concerné dans chaque cas (ibid : 87).

Les warrwiyan ne se contentèrent pas de laisser sur leur passage des objets naturels liés d'une façon ou d'une autre à certains êtres humains, ils y laissèrent également des traces correspondant aux lieux d'origine de maintes espèces végétales et animales (ibid. : 89-90). Les warrwiyan peuvent, de plus, prendre plusieurs formes (espèces, objets ou phénomènes naturels), marquant les traces des lieux d'origine tant des espèces naturelles que des groupes humains. Il est souvent difficile de faire la distinction entre l'être mythique itinérant, sous sa forme animale ou végétale, et les traces de son passage, elles-mêmes rattachées à l'origine aussi bien des êtres humains appartenant à une demi-moitié donnée que des espèces naturelles associées à cette même demi-moitié. Compte tenu de cette difficulté, mieux vaut, en ce qui touche notre propos, se borner à l'affirmation suivante : « Because both people and 'existents' were placed in the social- and -natural order by warrwiyan, there is an unchanging relationship of common origin and substance between them, regulated by a system of categorization (the semimoieties) that prexisted, and in terms of which the warrwiyan were already differentiated among themselves » (ibid. : 89 ; nos italiques).

Les espèces naturelles et les êtres humains se ressemblent parce qu'ils proviennent d'un même paysage, formé, au temps des origines, par l'être mythique lors de ses pérégrinations. D'où la conclusion directe de Merlan, en ce qui a trait à l'hypothèse de Lévi-Strauss : « We need not look for an 'external analogy', as Lévi-Strauss calls attempts previous to his to discover the relation between totems and totemic groups, i.e. mere outward ressemblance. The intrinsic relationship between men and totems is the symbolic socializing warrwiyan-country-people... » (ibid. : 95).

Dans un cas comme celui des Mangarrayi, on ne saurait donc nullement affirmer qu'il n'existe pas de ressemblance entre espèce totémique et groupe social. Cette ressemblance existe bel et bien, même si elle est ici purement relationnelle : ce qui rapproche l'espèce totémique et le groupe social, c'est que chacun entretient une même relation avec un être mythique, relation qui passe par leur commune dépendance d'un même paysage ou itinéraire, où l'être en question laissa jadis formes et traces auxquelles l'espèce comme le groupe sont rattachés par ce que Hiatt (1969) appelle un rapport général de contiguïté. Dans tous les cas de ce genre, on ne peut pas dire que l'espèce a diffère de l'espèce b comme le groupe social x diffère du groupe y. Il faut plutôt poser [14] que l'espèce a et le groupe x sont rattachés au paysage totémique r comme l'espèce b et le groupe y sont rattachés au paysage s[6]

À partir de cette nouvelle formulation, essayons maintenant de voir si l'hypothèse lévi-straussienne ne pourrait être partiellement validée. Dans le cas des Mangarrayi, les termes et les relations de la figure la prennent le sens suivant :

A l'espèce a et le groupe x, équivalents l'un à l'autre de par leur commune relation au paysage totémique r
B le paysage ou itinéraire totémique r
C l'espèce b et le groupe y, équivalents l'un à l'autre de par leur commune relation au paysages
D le paysage ou itinéraire s

La relation h désigne le passage du domaine de l'être mythique duquel relèvent a et x à celui de l'être mythique dont relèvent b et y f marque le passage des espèces ou des groupes à leurs paysages totémiques (c'est la relation de contiguïté de Hiatt).

Adaptée à un cas de ce type, la thèse de Lévi-Strauss voudrait que l'existence d'une même relation entre A et B et entre C et D n'implique aucune ressemblance entre A et C (ou entre B et D). On vérifie aisément que ce n'est pas le cas ici : r et s se ressemblent du fait qu'il s'agit de deux paysages ou itinéraires totémiques, tandis que a (ou x) et b (ou y) se ressemblent du fait qu'il s'agit d'espèces (ou de groupes) reliées à ces paysages. Même modifiée de façon à pouvoir s'appliquer à ce type de cas, la formulation de Lévi-Strauss ne tient pas.

Kariera

Confrontons maintenant la thèse lévi-straussienne avec une situation qui lui est en apparence plus favorable, c'est-à-dire là où les espèces naturelles sont associées aux sections et non plus aux demi-moitiés. Se fondant sur une analyse sémantique détaillée et sur de longs entretiens avec ses informateurs, von Brandenstein a pu établir que, chez les Kariera, les membres des sections et les espèces totémiques associées sont classés selon deux distinctions qui se recoupent [7].

La première de ces distinctions (à sang froid, à sang chaud) renvoie à des attitudes ou à des comportements liés au caractère, au tempérament : sont considérés de sang chaud les humains ou les animaux querelleurs, emportés ou sauvages, et de sang froid ceux qui sont souples, gentils et agréables à vivre. La seconde (actif, passif) est plutôt d'ordre morphologique : sont considérés comme passifs les humains ou les animaux lents, massifs, gras ou potelés, glandulaires ou flasques, et comme actifs ceux qui se montrent rapides et affairés, élancés, maigres, nerveux ou musclés (Brandenstein 1970 : 40-43, 4748 ; 1982 : 53-61, 103-105).

[15]

On trouve les désignations suivantes, qu'il s'agisse d'humains ou d'animaux : pannaga, purungu, karimarra, palt'arri (fig. 3). Une appellation donnée renvoie toujours au groupe humain (section) et à l'espèce totémique qui lui est associée. Pour affecter un animal à une appellation donnée, les informateurs de von Brandenstein utilisent explicitement les distinctions précédentes : « le pandawari (goanna) appartient à pannaga parce qu'il est sauvage » ; de la même façon, le goanna « paresseux est purungu, le kangourou des plaines est karimarra et celui des collines est pa1t'arri » (ibid. : 42 ; 1982 : 103-105).

Les termes et les relations de la figure la prennent ici le sens suivant

A goanna sauvage (actif, animal)
B goanna paresseux (passif, animal)
C humains de la section pannaga (actif, humain)
D humains de la section purungu (passif, humain)
h passage de l'animal à l'humain
f passage de l'actif au passif

On pourrait procéder de même avec karimarra et palt'arri, mais cela ne changerait rien au raisonnement. Reprenons donc avec cette illustration la formulation dont Lévi-Strauss se sert pour définir le totémisme comme pur système de différences : l'espèce a diffère de l'espèce b comme le groupe x du groupe y, sans que cela entraîne de ressemblance entre a et x ou entre b et y (Lévi-Strauss 1962 b : 153). Dans le cas qui nous occupe, on peut dire que le goanna sauvage diffère du goanna paresseux comme les humains qui sont pannaga diffèrent des humains qui sont purungu. Et on vérifie d'abord ainsi la justesse partielle de l'hypothèse lévi-straussienne : la différence entre les deux goannas est bien la même que celle existant entre les sections auxquelles ils sont associés. Les humains pannaga sont actifs, les purungu passifs, et tous de sang froid ; le goanna sauvage est actif et le paresseux passif, tous deux également de sang froid. Mais, et contrairement à ce qu'affirme Lévi-Strauss, cela implique une ressemblance entre chaque groupe humain et son espèce totémique associée : comme le goanna sauvage, les humains pannaga sont actifs, comme le goanna paresseux les humains purungu sont passifs.

Figure 3

Noms des sections

pannaga

purungu

karimarra

palt'arri

propriétés

actif

passif

actif

passif

sang froid

sang froid

sang chaud

sang chaud

espèces totémiques associées

goanna

goanna

kangourou

kangourou

sauvage

paresseux

des plaines

des collines


Ainsi, qu'il s'agisse de ressemblance purement relationnelle, comme chez les Mangarrayi, ou du partage d'une propriété commune, comme chez les [16] Kariera, rien ne saurait mieux illustrer que ces deux exemples les limites de la position purement relationnelle et différentielle de Lévi-Strauss, limites qui se caractérisent par une surprenante difficulté à penser la ressemblance entre les termes d'un rapport analogique (Utaker 1974 : 93).

Étant donné ce qui précède, il serait très difficile de soutenir encore que, dans le domaine des représentations magico-religieuses tout au moins, l'homologation de la relation entre A et B et de celle entre C et D exclut généralement toute homologation des termes ainsi mis en rapport (A et C, B et D). Que l'on nous comprenne bien, toutefois. Il n'y a aucune nécessité logique pour que l'homologation des relations et celle des termes s'impliquent mutuellement : dire que deux est à quatre comme six à douze n'entraîne nulle ressemblance intéressante entre deux et six ou entre quatre et douze. Nous avons seulement voulu montrer que, en ce qui concerne les systèmes de représentations magico-religieuses, il est plutôt habituel que l'homologation des relations et celle des termes aillent de pair, ce qui ne veut pas dire que ce soit toujours le cas.

Ce que nous avons tenté d'établir ici, c'est que, dans le cas général, la démarche analogique pose une ressemblance sur un fond de différence. Et que les assimilations et substitutions symboliques apparaissent alors comme des résultats ou des produits de cette démarche, une fois abstraite ou réduite la distinction entre les domaines mis en rapport. Toute centrée sur le primat méthodologique de la relation et de la différence, l'approche structuraliste classique ne pouvait donc que passer à côté d'un aspect central du phénomène magico-religieux, où le processus analogique, en tant que fonctionnement élémentaire de l'esprit humain, ne suppose nulle priorité de la différence sur la ressemblance, ou de la relation sur les termes.

APPENDICE :
L'ANALOGIE COMME ESPACE
QUASI HOMOGÈNE

La définition des catégories, comme systèmes formés à la fois d'un ensemble de termes et de l'ensemble des relations entre ces termes, correspond bien à celle qu'on peut donner du mythe, et la notion de morphisme, qui n'exprime rien d'autre que l'existence d'une relation entre deux termes sans se préoccuper d'en préciser la nature logique, semble trancher le même genre de dilemme...
Lévi-Strauss 1971 : 568.

En mathématiques sociales, la structure que nous utilisons dans cet article comme modèle de l'analogie au niveau des représentations magico-religieuses correspond à ce que Lorrain, dont la citation de Lévi-Strauss s'inspire directement, définit comme un genre de catégorie : un espace quasi homogène. Vu la [17] pertinence de ce type de structure dans le traitement de plusieurs questions anthropologiques, nous en donnons ici un aperçu pour le non-mathématicien [8].

Partons de l'exemple suivant. L'observateur O se tient face à une table aux quatre coins de laquelle sont disposés quatre objets :

- l'objet A est à sa gauche, sur le bord horizontal de la table le plus éloigné de l'observateur ;
- l'objet B est à sa gauche, sur le bord horizontal le plus proche de lui
- C est à sa droite, sur le bord horizontal le plus éloigné de lui
- D est à sa droite, sur le bord horizontal le plus proche de lui.

Ces objets peuvent être comparés de deux points de vue différents : selon qu'ils se trouvent à la gauche ou à la droite de l'observateur, selon qu'ils sont proches ou loin de lui. Deux objets quelconques seront toujours semblables d'un point de vue et différents de l'autre, ou bien différeront selon les deux points de vue à la fois. Ainsi, par exemple, A et C (ou B et D) diffèrent selon la distinction gauche-droite mais se ressemblent selon la distinction proche-lointain ; tandis que A et D (ou C et B) diffèrent selon ces deux distinctions à la fois.

Pour passer de la position d'un objet à celle d'un autre, on effectue les transformations suivantes, à l'aide d'un ensemble d'opérateurs (il s'agit des morphismes de la catégorie) :

h passer de la gauche à la droite
h-1 passer de la droite à la gauche
f passer du lointain au proche
f-1 passer du proche au lointain
m h suivi de f (ou f suivi de h)
m-1 h -1 suivi de f-1 (ou f-1 suivi de h-1)
n f suivi de h-1 (ou h-1 suivi de f)
n-1 h suivi de f-1 (ou f-1 suivi de h)
i ne rien modifier

La figure 4 donne une représentation [9] graphique d'un tel système à quatre objets et neuf opérateurs (catégorie à quatre objets et neuf morphismes). Dans cette représentation, une flèche   liant un objet X à un objet Y, signifie que l'opérateur t transforme l'objet X en objet Y. On dit que Y est le transformé de X par t et on écrit Xt = Y ou Y = Xt.

N.B. Les opérateurs composés ne sont pas inscrits, afin de ne pas surcharger le graphe.

[18]

Un tel système est un exemple de ce que Lorrain appelle un espace quasi homogène [10], structure qui présente les six propriétés suivantes, quels que soient les opérateurs r, s, t et u et les objets W, X, Y et Z [11].

1. Le transformé d'un objet par un opérateur est unique et les transformés de deux objets différents sont distincts l'un de l'autre. Étant donné les objets X et Y, un opérateur au plus transforme X en Y. Un opérateur n'a pas à être nécessairement partout défini (à s'appliquer à tous les objets du système). Cette première propriété se vérifie directement en examinant l'exemple de la figure 4 : h ne s'applique qu'à A et B, tandis que f ne s'applique qu'à A et C ; seul i est partout défini.

2. Il suffit que Xt Y et Yu = Z pour qu'existe un opérateur composé unique, que l'on note r = t o u, transformant X en Z

Z = Yu = (Xt)u = X(tou) = Xr

On note o la loi de composition (ou de concaténation) des opérateurs : l'expression X (t o u) veut dire que l'on applique l'opérateur t à X et qu'ensuite on applique u au transformé de X par t (soit Y). Dans la figure 4, on a par exemple D = Cf = (Ah) f = A (h o f) = Am, d'où l'on tire m = h o f.

3. S'il existe un opérateur t transformant X en Y, il existe aussi nécessairement un opérateur t-1, dit l'inverse de t, transformant Y en X (propriété de réciprocité). Dans la figure 4, f - 1 est l'inverse de f, h-1 l'inverse de h, et ainsi de suite pour tous les autres opérateurs (sauf i, qui est son propre inverse).

4. Chaque opérateur a un inverse unique. Si le même opérateur t transforme W en X et Y en Z, alors son inverse t -1 transforme X en W et Z en Y. L'inverse de l'inverse est l'opérateur de départ lui-même - (t -1)-1 = t. Dans la figure 4, on constate par exemple que h transforme A en C et B en D tandis que h -1 transforme C en A et D en B.

5. Pour tout objet X, il existe un opérateur unique ix : X  X, dit opérateur identité de X. Pour tout objet Y et tout opérateur r : Y  X, on a r o i X = r ; et, pour tout objet Z et tout opérateur s : Z X, on a i X o s = s. Dans l'exemple de la figure 4, on obtient ainsi :



6. L'opérateur identité est le même pour tous les objets du système.

Les six propriétés précédentes sont nécessaires et suffisantes pour définir un espace quasi homogène [12]. Dans un tel espace, chaque opérateur permet d'engendrer une série de relations de similitude : quels que soient les objets W, X, Y et Z, le fait qu'un même opérateur t transforme W en X et Y en Z permet d'écrire W/X = Y/Z (il existe une même relation entre W et X et entre Y et Z) [13]. A la figure 4, on obtient ainsi, par exemple :

B/A = D/C, B/D = A/C, etc.

Par contre, on ne peut écrire A/D = C/B, puisque l'opérateur m transformant A en D n'est pas le même que l'opérateur n transformant C en B.

[19]

Le type d'espace quasi homogène étudié ici possède deux propriétés supplémentaires qui le distinguent d'autres types d'espaces du même genre.

7. Chaque objet est lié à tout autre objet par au moins un opérateur (propriété de connexité). Sur la figure 4, par exemple, l'objet A est transformé en B par l'opérateur f, en C par h, en D par m et en lui-même par i. L'existence de cette propriété de connexité renforce la propriété 3. Quel que soit l'opérateur t, en effet, il existe un opérateur t -1 tel que, pour que Xt = Y, il est nécessaire et suffisant que Yt -1 = X (propriété de réciprocité uniforme) (Lorrain 1975 : 82, déf. 9).

8. La propriété précédente est nécessaire pour qu'il soit possible de formuler, au niveau des relations de similitude, une règle typique du système que nous prenons ici comme modèle du fonctionnement de l'analogie : ainsi, pour que W/X = Y/Z, il faut et il suffit que X/Z = W/Y. Cette règle [14] suppose la commutativité des opérateurs concernés, c'est-à-dire de celui qui relie W à X et Y à Z, et de celui qui relie W à Y et X à Z.

Soient t et u ces deux opérateurs.
On a :

W (t  o u) = (t)u = Xu = Z = Yt = (Wu)t W (u o t)

et, d'après la propriété 1,

t o u = u o t (fig. 5).


Dans l'exemple de la figure 4, on obtient ainsi, parmi plusieurs applications possibles de cette règle : A/B = C/D, puisque B/D = A/D.

La règle exprimée en 8 n'entraîne pas nécessairement la commutativité complète de la loi de composition des opérateurs (ibid. : 50, no 6). Dans le système que nous étudions, le fait que les opérateurs ne soient pas partout définis suppose que l'on donne une définition limitative de la commutativité et de l'associativité :

associativité : si sont définis les opérateurs



commutativité [15] : si sont définis les opérateurs




Supposons maintenant que dans la comparaison des objets A, B, C, D, l'on ne retienne que la distinction f (et son inverse f -1[16]. Les opérateurs h et h -1 sont alors identifiés à i, m et n sont identifiés à f et m -1 et n -1 à -1. Au niveau des objets, A et C deviennent indifférencibles ; de même que B et D. [20] Une telle procédure d'abstraction (de réduction, dans la terminologie de Lorrain) revient à opérer une bipartition de l'ensemble des objets et une tripartition de l'ensemble des opérateurs du système de départ (celui de la fig. 4).

L'ensemble des objets est divisé en deux parties disjointes, A et C appartenant à la première, tandis que B et D appartiennent à la seconde. Les objets appartenant à une même partie sont équivalents entre eux, substituables l'un à l'autre. Ainsi, la partition de notre ensemble d'objets détermine sur cet ensemble une relation d'équivalence : pour que deux objets X et Y de cet ensemble soient dans une telle relation, il faut et il suffit qu'ils appartiennent à la même partie de l'ensemble. Au niveau des objets du système de départ, le résultat de la réduction est donc de rendre A et C équivalents (A = C), de même que B et D (B = D).

Au niveau des opérateurs, la réduction opère une tripartition. La première partie est constituée des opérateurs i, h et h -1, la seconde de f, m et n, la troisième de f-1, m -1 et n -1. On peut alors écrire :

i = h = h-1
f = in = n
f-1 = m-1 = n-1


On obtient donc, à partir d'un système de départ qui comportait un ensemble de quatre objets et un ensemble de neuf opérateurs, un système réduit ne comportant plus que deux objets et trois opérateurs. Les objets du système réduit sont les parties de la bipartition de l'ensemble des objets du système de départ ; les opérateurs du système réduit sont les parties de la tripartition de l'ensemble des opérateurs du système de départ (fig. 6). La réduction respecte les propriétés 1-8 du système de départ, celles-ci se retrouvant dans le système réduit.


Dans le système ainsi réduit, les équivalences A = C et B = D permettent d'écrire les expressions suivantes :

la) Af = B
lb) Cf = D
Ic) Bf-1 = A
Id) Df-1 = C
Ila) Af = D
Ilb) Cf = B
Ilc) Df-1 = A
Ild) Bf-1 = C

[21]

Les expressions Il sont particulièrement importantes. Si, par exemple, on peut dire que A est transformé en D de la même façon que C l'est en B (IIa et IIb), c'est précisément parce que l'on a fait abstraction de leur différence selon h et -1. Ainsi, dans le système de départ (fig. 4), on ne pourrait écrire A/D = C/B, car le même opérateur ne transforme pas A en D et C en B ; de plus, la règle exprimée en 8 ne s'applique pas non plus, puisque le même opérateur ne transforme pas D en B et A en C. Par contre, dès que l'on fait intervenir les équivalences qui résultent de la réduction au niveau des opérateurs (fig. 6), on s'aperçoit : (1) que le même opérateur i transforme A en C et D en B (h = h - 1 = i) ; (2) que le même opérateur f transforme A en D et C en B :

-1 o f i o f et h o f i o f  f. [17]

Une autre réduction, portant cette fois uniquement sur les opérateurs, permet d'obtenir une structure bien connue des structuralistes : le groupe de Klein (Barbut 1966 ; Hage & Harary 1983). Dans cette réduction, on fait abstraction de la différence existant entre chaque opérateur et son inverse. Chaque opérateur du système de départ devient donc son propre inverse. La partition opérée sur l'ensemble des opérateurs du système de départ est alors la suivante :

i i
f f-1
h h-1
m m-1 n n-1

Toujours à quatre objets, le système réduit ne comporte plus que quatre opérateurs. On est ainsi passé d'un espace quasi homogène à un espace homogène. Les propriétés 1-8 se vérifient toutes dans le système réduit et, de plus : (1) les opérateurs sont partout définis ; (2) chaque objet est lié à tout autre objet par un opérateur au moins (Lorrain 1975 : 49, no 5). Le lecteur intéressé vérifiera aisément, en se reportant par exemple à Barbut (1966), que la loi de composition des opérateurs du système réduit est celle du groupe de Klein.

Université de Montréal

[23]


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[25]

ABSTRACT

Luc RACINE, About the Analogical Model In the Analyses of Magical and Religious Representations. - When analyzing magical and religious representations, Lévi-Strauss has greatly contributed to the diffusion of a purely differential and relational approach to analogical thinking : if A is related to B as C is to D, there is usually no resemblance between A and C or B and D. Nevertheless, analogy remains a synthesis between differences and resemblances, allowing the homologation of terms and the homologation of relations, contradicting Lévi-Strauss's point of view. On the basis of a few cases taken from the field of Australian totemism, it is then quite easy to show the restricted character of Lévi-Strauss's approach to analogy.

ZUSAMMENFASSUNG

Luc RACINE, Das Analogmodell in der Untersuchung der magischen und religiösen Vorstellungen. - In der Untersuchung der magischen und religiösen Vorstellungen hat Lévi-Strauss beträchtlich dazu beigetragen, eine völlig relationale und differentiale Auffassung der Analogie durchzusetzen : wenn A genau so zu B steht wie C zu D, gibt es normalerweise keine Ähnlichkeit zwischen A und C oder zwischen B und D. Nachdem die Analogie als Synthese der Unterschiede und Älmlichkeiten definiert worden ist, werden hier sowohl auf der Ebene der Begriffe sowie auf der Ebene der zwischen ilmen existierenden Beziehungen durch einige ethnographischen Beispiele vom australischen Totemismus die Grenzen der Annäherung Lévi-Strauss gezeigt.

RESUMEN

Luc RACINE, Del Modelo analógico en el análisis de las representaciones málgico-religiosas. - En el análisis de las representaciones miágico-religiosas, Lévi-Strauss ha contribuido de manera importante para que prevalezca una concepción puramente relacional y diferencial de la analogía : si A es a B como C es a D, no hay habitualmente ningun parecido entre A y C o entre B y D. Tras haber definido la analogía como síntesis de diferencias y semejanzas tanto a nivel de términos como de relaciones entre ellos, mostraremos aqui, a partir de aIgunos ejemplos ; etnográficos extraidos del totemismo australiano, los limites del enfoque levi-strausiano.



[1] On trouve la même règle chez NEEDHAM (1980 : 41-62).

[2] Notre définition fait de l'analogie une catégorie, au sens de LORRAIN (1975) ; voir APPENDICE. Les définitions qui se rapprochent le plus de la nôtre sont les suivantes : PERELMAN & OLBREVHT-TYTECA (1958 : 449-549). KÖNGAS MARANDA (1969), SAPIR (1977), GENTNER (1983). Dans le domaine de l'intelligence artificielle, ce dernier travail est le plus clair et le plus pertinent que nous ayons rencontré. L'application du modèle analogique que nous proposons a déjà produit quelques résultats intéressants ; cf. RACINE 1986, BLAISEL 1988.

[3] La patate douce croit dans un milieu sec. Le fait que Pani accouche dans l'eau s'expliquerait par des raisons historiques : d'après BEST (1925 : 49), hors de Nouvelle-Zélande, la déesse fut sans doute liée à une plante alimentaire poussant dans un milieu saturé d'eau. On trouve des récits du même type ailleurs en Océanie (RACINE 1986 : 35).

[4] Il s'agit d'une procédure tout à fait générale. On peut dire, de la même façon, qu'un végétal donne naissance à des enfants humains ou qu'une femme accouche de végétaux (RACINE 1986 : 39-45).

[5] Le terme générique pour demi-moitié est lirrag, dont le sens renvoie au couple père-enfant (MERLAN 1980 : 84).

[6] Selon la règle d'équivalence structurale formulée par LORRAIN (1975 : 38-41), deux termes qui entretiennent la même relation avec un troisième sont, de ce point de vue, assimilables l'un à l'autre, équivalents (=). On peut donc écrire ici espèce a = groupe x, puisque a ➞ r et que xr ; de la même façon, on écrit espèce b = groupe y, puisque b s et que ys (la flèche indique la relation de contiguïté de Hiatt).

[7] Notre utilisation des données de von Brandenstein tient­compte des critiques adressées à certaines de ses positions théoriques (TESTART 1978 : 86-88). Les données que nous présentons ne valent à notre avis que pour l'ensemble des observations faites par von Brandenstein auprès d'informateurs Kariera versés dans une spéculation tardive sur leur culture et constituant de ce fait une minorité ayant réussi à saisir « the essence of the ecological order in which they lived » (BRANDENSTEIN 1977 : 170). Le système classificatoire décrit ici est inconnu de la plupart des Aborigènes : dans le Pilbara, chez les Kariera-Ngarluma, un seul informateur était à même de reconstituer une bonne partie des affiliations totémiques concernant les sections (BRANDENSTEIN 1970 : 45-46). Nous ne suivons donc nullement von Brandenstein lorsqu'il prétend reconstituer, à partir de ces observations, un système ayant jadis valu pour l'ensemble du continent australien (BRANDENSTEIN 1972, 1977, 1982) ; cinquante ans avant lui, Radcliffe-Brown n'avait trouvé chez les Kariera aucune trace d'un tel système. Nous remercions L.R. Hiatt (comm. pers.) d'avoir attiré notre attention sur certaines faiblesses du travail de von Brandestein et de nous avoir souligné la pertinence de l'article de MERLAN (1980).

[8] Nous remercions chaleureusement François Lorrain d'avoir bien voulu discuter et corriger le texte de cet appendice. Il va sans dire que nous restons entièrement responsable de toute erreur qui aurait pu s'y glisser.

[9] Cette figure est une représentation plus détaillée de la figure la, de même que la figure 6 est une représentation plus élaborée de la figure 1b.

[10] Il s'agit d'une catégorie, au sens de LORRAIN (1975 : 61-62, 63 no 4).

[11] Nous suivons ici de près le développement de LORRAIN (ibid. : 47-50).

[12] Un espace quasi homogène est un espace homogène où : (a) les opérateurs sont partout définis (b) chaque objet est lié à tout autre par au moins un opérateur (LORRAIN 1975 : 49, no 5).

[13] Cette relation est transitive, symétrique et réflexive. Lorrain appelle relation d'analogie ce que nous appelons relation de similitude, et il parlerait de double analogie lorsque nous parlons d'analogie (double similitude). Il n'y a là que différence de terminologie : nous préférons conserver le terme d'analogie pour une structure qui a toujours été désignée de cette façon dans la tradition philosophique classique.

[14] Il s'agit de la règle (1) de LORRAIN (ibid. : 49-50).

[15] La commutativité ne caractérise que certaines catégories parmi lesquelles en retrouve certains types d'espaces quasi homogènes.

[16] Le raisonnement serait le même en ne retenant que h et h-1.

[17] Soient X et Y deux objets du système de départ, et deux opérateurs : t : X ➞ Y, t-1 : Y ➞ X. Pour que l'on puisse écrire X ➞ Y dans le système réduit, il suffit que soit valable, au niveau des opérateurs, l'équivalence t = - 1 = i.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 19:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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