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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Herbert F. Quinn, “L’idéologie de l’Union nationale, 1936-1976.” Un article publié dans l’ouvrage publié sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU CANADA FRANÇAIS, 1940-1976. Tome III. Les partis politiques — L’Église, pp. 153-184. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1981, 360 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 12. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[153]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1940-1976.

Tome III. Les partis politiques — L’Église.

L’idéologie de
l’Union nationale, 1936-1976
 *.”

par Herbert F. Quinn

[pp. 153-184.]


I. Le nationalisme conservateur de Maurice Duplessis, 1936-1959
II. Révision du nationalisme conservateur de Daniel Johnson, 1959-1968
III. Un parti en quête d'une idéologie, 1968-1976


AVANT D'ENTREPRENDRE la description de l'idéologie de l'Union nationale entre 1936 et 1976, nous nous trouvons en face d'un problème méthodologique qu'il faut d'abord élucider. Le problème consiste dans le fait que nous étudions un parti qui, presque tout au long de son histoire, a produit peu de documents relatifs à une constitution formelle, ou autres écrits qui aient clairement exprimé sa pensée politique, et avant les années 60 il n'avait jamais organisé de congrès du parti au cours duquel on aurait discuté de ses politiques et tracé un programme bien défini. Il s'ensuit que nous devons chercher à plusieurs sources son idéologie politique : les politiques qu'il poursuivait quand il était au pouvoir, et quand il n'y était pas, les manifestes électoraux et autres publications politiques, et surtout les déclarations des chefs du parti sur des sujets particuliers. Beaucoup plus que tout autre parti plus formellement structuré et plus démocratique, comme le Parti québécois, l'Union nationale s'est toujours tournée vers son chef pour connaître l'orientation générale des politiques à suivre.

Sauf de 1939 à 1944, l'Union nationale a exercé le pouvoir au Québec pendant toute la période de 1936 à 1960. Elle a repris le pouvoir une fois encore, de 1966 à 1970, après quoi elle se mit à décliner graduellement. Ayant pour but de décrire l'idéologie du Parti au cours des années 1936-1976, nous croyons utile de diviser notre étude en trois périodes de longueur inégale, dont les sous-titres seront les suivants : Le nationalisme conservateur de Maurice [154] Duplessis, 1936-1959 ; Révision du nationalisme conservateur de Daniel Johnson, 1959-1968 ; Un Parti en quête d'une idéologie, 1968-1976.


I.- Le nationalisme conservateur
de Maurice Duplessis, 1936-1959

L'Union nationale formée en 1935 était le résultat d'une coalition entre le parti Conservateur québécois, dirigé par Maurice Duplessis, et un groupe de Libéraux de gauche qui, sous la direction de Paul Gouin, s'était séparé de ce parti et avait créé l'Action libérale nationale. L'A.L.N. avait établi un programme de réforme économique et sociale basé sur les encycliques du pape et les enseignements de l'Église en matière sociale. Elle était fortement nationaliste et dirigeait ses attaques principales contre la domination que subissait l'économie du Québec de la part du capital étranger.

Peu avant les élections de 1936, Duplessis déjoua Gouin et manoeuvra pour transformer la coalition de l'Union nationale en un parti unifié sous son leadership. Après que le parti eut gagné les élections et que Duplessis fut devenu Premier ministre, ce dernier écarta les autres membres de l'A.L.N. qu'il jugeait trop radicaux. À partir de ce moment, jusqu'à sa mort survenue en 1959, Maurice Duplessis fut le chef incontesté de l'Union nationale, sur laquelle il exerça une domination qu'aucun de ses successeurs ne réussit à égaler. Cette domination lui permit de mouler l'idéologie du parti selon les lignes de ses convictions politiques personnelles, qui étaient celles d'un conservateur et d'un nationaliste. Notre tâche présente consiste donc à analyser attentivement chacune de ces croyances politiques.

La proposition de base qui sous-tendait la pensée économique de Duplessis voulait que la prospérité de la province et le bien-être de son peuple reposent sur l'exploitation des ressources naturelles du Québec et l'expansion de son industrie manufacturière, et qu'un tel développement industriel provienne de l'entreprise privée plutôt que de l'entreprise publique. L'initiative individuelle et l'entreprise [155] privée étaient considérées comme des forces progressives devant jouir d'une liberté complète pour se développer et prendre de l'expansion. Le rôle du gouvernement ne consistait pas à régler ou contrôler les affaires, mais plutôt à donner son encouragement et à coopérer avec elles. Toute forme étatique de propriété de l'industrie, même le monopole d'un produit naturel comme le pouvoir électrique, était vigoureusement rejetée.

À partir de son second mandat en 1944, Duplessis poursuivit une politique d'encouragement et de collaboration avec les capitalistes américains et anglo-canadiens intéressés à investir dans la province. Cet encouragement se manifesta sous forme de location de vastes étendues de terres de la Couronne à des compagnies de pulpe et papier à des conditions fort généreuses : les compagnies qui exploitaient les ressources minières n'avaient à payer que des redevances nominales ; des exemptions de taxes étaient accordées aux entreprises manufacturières qui installaient des succursales dans la province ; certains - privilèges étaient concédés aux industries implantées dans les endroits les plus reculés de la province, ce qui favorisa la croissance de villes industrielles régies par les compagnies. Le monde des affaires bénéficiait également de politiques fiscales conventionnelles basées sur des budgets équilibrés, et d'une faible imposition de taxes. Toutefois, il est probable qu'un des plus grands avantages dont ait profité l'entreprise privée résultait du fait qu'elle trouvait en Duplessis un allié puissant dans sa lutte contre les syndicats qui s'étaient considérablement développés et étaient devenus plus puissants et militants pendant les années de la guerre.

L'attitude que Duplessis avait adoptée à l'endroit de l'organisation ouvrière en était une de tolérance, il n'éprouvait guère d'enthousiasme à son égard. D'ailleurs, il posait comme condition à cette tolérance que les syndicats « respectent les droits de l'employeur » et « se conforment à la loi et l'ordre ». Cela signifiait en réalité qu'ils ne devaient pas être trop agressifs dans leurs réclamations pour des meilleurs salaires et des avantages sociaux, et qu'ils utilisent l'arme de la grève uniquement dans des cas exceptionnels. Duplessis estimait que les grèves étaient en général choses peu [156] désirables, non seulement parce qu'elles perturbaient la stabilité de l'économie, mais surtout parce qu'elles constituaient une forme de « désordre ». Avec des attitudes de cette nature, il n'est pas étonnant que le chef de l'Union nationale ait été considérablement importuné par le nouveau militantisme du mouvement syndical d'après-guerre.

Les tactiques que Duplessis utilisait pour réprimer ce qu'il appelait les « excès » des syndicats, qu'il imputait souvent aux « agitateurs » et aux « communistes » infiltrés parmi leurs leaders, prirent différentes formes : la Loi des Relations de travail adoptée par le gouvernement libéral d'Adélard Godbout en 1944 était interprétée de telle façon qu'elle devait favoriser l'employeur [1] ; en 1949 une loi fut adoptée établissant l'arbitrage obligatoire dans les conflits entre les municipalités et les commissions scolaires et leurs employés ; en 1950 les fédérations provinciales des policiers et des pompiers furent abolies. Deux projets de loi adoptés en 1954 furent probablement les mesures légales les plus restrictives qu'on ait vues ; le premier déclarait illégal tout syndicat qui « tolérait des communistes » parmi ses responsables ou ses organisateurs [2] ; le second condamnait à l'illégalité tout syndicat qui déclarait la grève ou même menaçait de se mettre en grève dans les services publics [3]. Ces deux lois avaient un caractère odieux du fait qu'elles étaient rétroactives à 1944, remontant à dix ans en arrière. En plus d'imposer une législation restrictive, l'Union nationale pratiquait, pour briser les syndicats, une autre tactique qui consistait à dépêcher sur les lieux un grand nombre des agents de la police provinciale dès qu'une grève était déclenchée. Ce qui avait souvent pour effet de provoquer des batailles rangées entre les grévistes et les policiers ; les plus mémorables furent celles qui se produisirent à Asbestos en 1949, à Louiseville en 1952 et à Murdochville en 1957.

Maurice Duplessis n'était pas conservateur uniquement pour les questions économiques ; il l'était également en matières sociales et religieuses. Bien qu'il ait été un fervent catholique, son catholicisme avait un caractère traditionnel et peu influencé par certaines tendances réformistes qui commençaient à se manifester dans [157] l'Église à cette époque. En conformité avec les enseignements de l'Église, il était un ardent défenseur de la solidarité de la famille, opposé au divorce, et déterminé à maintenir le système des écoles confessionnelles. C'étaient ses convictions de catholique qui étaient à la source de sa violente hostilité à l'égard du « communisme athée ».

Le chef de l'Union nationale croyait fermement que la santé, le bien-être et autres services sociaux relevaient essentiellement de l'initiative philanthropique privée, ou des nombreuses organisations charitables de l'Église. Quoiqu'il ne soit pas juste d'affirmer que l'Union nationale sous Duplessis n'adopta aucune loi sociale, il faut reconnaître qu'en général ce dernier considérait le bien-être social d'État comme une forme de paternalisme. Rejetant une demande des syndicats qui réclamaient un système généralisé de pensions de vieillesse il déclara : « Le meilleur système est encore celui qui dépend le moins de l'État [4]. » Lorsque le parti libéral fit campagne en faveur d'un accroissement des services sociaux, Duplessis les accusa de ne pas être réalistes, « ... de créer des appétits, de faire des promesses irréalisables... Le gouvernement ne peut remplacer la charité et la philanthropie [5]. »

Les tendances conservatrices du chef de l'Union nationale se manifestaient sous un autre point : il considérait les gens des régions agricoles comme les éléments de la population les plus travailleurs et les plus respectueux des lois, « les vrais Canadiens français ». Il déclara un jour : « Nous trouvons dans la classe rurale l'élément stable qui peut contrecarrer l'esprit d'anarchie que l'on rencontre de nos jours dans certaines régions urbaines [6]. » Cette idéalisation du mode de vie rural était plutôt paradoxale, étant donné que la politique d'industrialisation de l'Union nationale procédait de l'urbanisation rapide de la province. Il ne subsiste, toutefois, aucune raison de douter de l'authenticité des sentiments de Duplessis sur cette question car ils s'accordaient avec ses vues profondément traditionnelles de la société.

Après ces considérations sur les caractéristiques du conservatisme de Duplessis, nous aborderons maintenant un autre sujet de [158] son idéologie : ses convictions politiques en tant que nationaliste québécois. Il importe auparavant de signaler que, dès les années 30, la plupart des leaders et mouvements nationalistes au Québec s'inquiétaient de deux menaces qu'ils voyaient planer sur la survivance de la culture canadienne-française. L'une d'elles se situait à l'intérieur de la province : la domination de sa vie économique par les industriels américains et anglo-canadiens ; l'autre venait de l'extérieur : les politiques centralisatrices du gouvernement fédéral menaçaient d'affaiblir de façon draconienne les pouvoirs législatifs et financiers du Québec, la seule province au Canada à prédominance canadienne-française.

Contrairement à l'Action libérale nationale et aux autres partis nationalistes radicaux, l'Union nationale sous Duplessis se souciait peu de la domination étrangère exercée sur l'économie de la province. Au contraire, on considérait les activités des industriels comme bénéfiques parce que, entre autres choses, elles fournissaient de l'emploi aux gens qui quittaient la campagne pour s'installer dans les régions urbaines. La menace qui venait de l'extérieur, mentionnée précédemment, constituait la principale préoccupation du nationalisme québécois de Duplessis, et sa carrière politique a été pour une très large part consacrée à mener une guerre acharnée contre le gouvernement d'Ottawa. Cette lutte se présentait sur deux fronts : l'opposition aux politiques de guerre du gouvernement fédéral, la défense de l'autonomie provinciale contre la politique centralisatrice d'Ottawa.

Les politiques de Duplessis relatives à l'effort de guerre du gouvernement fédéral peuvent être interprétées uniquement si nous nous rappelons que, lorsque la guerre éclata en 1939, la majorité des Québécois, si on leur en avait laissé le choix, auraient probablement maintenu une politique de neutralité. On acceptait de participer à contrecoeur, à la condition qu'il soit bien entendu que l'on n'impose pas la conscription pour le service outre-mer. Bien que Duplessis ne se soit pas opposé ouvertement à la participation du Canada à la guerre, il contesta indirectement l'effort de guerre en déclenchant subitement les élections (en octobre 1939) sur la question du vaste pouvoir du gouvernement central qui utilisait la Loi [159] des mesures de guerre comme prétexte pour priver la province de ses droits [7]. La défaite de l'Union nationale au profit des Libéraux à cette élection n'était qu'un recul temporaire. Lorsque le gouvernement fédéral éprouva la nécessité de recourir au plébiscite (1942) afin de demander au peuple canadien de le relever de son engagement de ne pas imposer la conscription, Duplessis recommanda aux Québécois de voter « non [8] ». Plus tard, au cours de la même année, il s'opposa à l'adoption par le Parlement fédéral du projet de loi 80 qui accordait au gouvernement d'Ottawa le pouvoir de décréter la conscription à n'importe quel moment où une telle mesure serait jugée nécessaire. La question de la conscription était maintenant devenue la principale cible de l'Union nationale dans ses attaques contre les Libéraux, tant fédéraux que provinciaux. Elle devait s'avérer un facteur important de la victoire de l'Union nationale aux élections de 1944.

Quoique Duplessis ait été un ardent défenseur des droits de la province, depuis le début de son premier gouvernement, ce fut pendant les années de la guerre et de l'après-guerre qu'il apparut comme le défenseur le plus inflexible de l'autonomie provinciale. Pour le Québec, le sérieux du problème relevait de plusieurs facteurs : la poursuite efficace de la guerre nécessitait une augmentation considérable des pouvoirs du gouvernement central et le contraignait à légiférer dans des domaines qui relevaient ordinairement des provinces. Ainsi, durant les années de guerre, le gouvernement fédéral s'engagea dans un ambitieux programme de législation sociale, domaine essentiellement réservé à la juridiction des provinces. Enfin, comme l'effort de guerre et le programme de services sociaux exigeaient de fortes sommes d'argent, le gouvernement d'Ottawa jugea nécessaire de s'approprier les sources les plus lucratives des revenus parmi les impôts perçus par les provinces. À la fin de la guerre, les tendances centralisatrices d'Ottawa étaient devenues une habitude qu'il n'était pas facile de briser.

Le problème sérieux que constituait pour toutes les provinces la centralisation des pouvoirs par le gouvernement d'Ottawa était particulièrement crucial pour le Québec, à cause de l'étroite relation qui existe entre l'autonomie provinciale et la survivance culturelle. [160] Duplessis toucha au cœur du problème lorsqu'il prononça quelques-unes de ces phrases bien choisies : « La législature de Québec, c'est une forteresse que nous devons défendre sans défaillance. C'est elle qui nous permet de nous construire des écoles qui nous conviennent, de parler notre langue, de pratiquer notre religion, de faire des lois applicables à notre population [9]. » En conformité avec ces opinions, le chef de l'Union nationale s'opposait sur tous les plans à l'intrusion du fédéral dans les juridictions provinciales : il dénonça l'amendement à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique adopté en 1940 dans le but d'établir un système fédéral d'assurance-chômage. Le programme fédéral d'allocations familiales (1944) fut contesté, on le jugeait inconstitutionnel. Duplessis demanda qu'il soit reconsidéré. Il s'opposa aussi à la proposition du gouvernement central d'établir un système d'assurance-hospitalisation basé sur la coopération entre les autorités fédérale et provinciales. Pour leur part, les universités étaient contraintes de refuser des subventions annuelles très substantielles d'Ottawa sous prétexte que cela constituait une intrusion dans le domaine de l'éducation, de compétence provinciale. Duplessis rejetait aussi avec fermeté toutes les propositions voulant que le gouvernement fédéral amende unilatéralement l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, soutenant qu'il ne pouvait être amendé qu'avec le consentement unanime des provinces [10].

Dans sa lutte avec le gouvernement central, ce fut sur la question des impôts que l'Union nationale prit les positions les plus fermes et les plus efficaces. Après la prise du pouvoir par son parti en 1944, Duplessis résista vigoureusement aux pressions du gouvernement fédéral qui voulait renouveler les accords fiscaux de la période de guerre conclus par le gouvernement Godbout. Conformément à ces accords, la province avait cédé au gouvernement fédéral, pour la durée de la guerre, les champs de taxation des corporations et d'impôt sur le revenu personnel et des droits de succession, en échange de sommes globales accordées par le fédéral en subventions annuelles. Le chef de l'Union nationale invoquait l'argument que, si le gouvernement provincial devait un jour dépendre, pour se financer, des subventions du fédéral plutôt que [161] de ses propres sources de taxation, on en arriverait, comme résultat final, à une domination totale de la part du gouvernement d'Ottawa et à la mort de l'autonomie provinciale.

Le geste le plus réussi que posa Duplessis dans cette controverse sur la taxation fut, lorsque le Québec, en 1954, leva un impôt sur le revenu personnel et sur les corporations, avec des taux d'imposition se chiffrant par 15 pour 100 de l'impôt fédéral dans ces domaines. Il en résulta une concession arrachée au gouvernement fédéral permettant aux citoyens de la province de Québec et aux compagnies qui y opéraient de réduire de 10 pour 100 leur impôt fédéral. Tout en étant une concession mineure, c'était néanmoins un coin qui ouvrait la porte aux gouvernements ultérieurs du Québec et qui les aiderait à obtenir de plus larges concessions de la part d'Ottawa.

Si. l'on considère, en dernière analyse, l'héritage politique de Maurice Duplessis, il faut lui reconnaître une perspicacité et une vigueur dans la poursuite du développement industriel de la province, politique qui a établi les bases d'un bien-être et d'un niveau de vie relativement élevé dont profite aujourd'hui le peuple québécois. Il faut en même temps se demander si l'on n'a pas accordé des concessions trop excessives aux industriels étrangers. Il paraît également clair que l'État aurait pu jouer un rôle beaucoup plus positif dans l'exploitation des ressources naturelles.

Il reste d'autres aspects de l'héritage du régime Duplessis que l'on ne peut passer sous silence : un système d'éducation périmé ; des services sociaux et de santé inadéquats ; une fonction publique entachée de « patronage » ; une législation ouvrière discriminatoire ; et un système électoral déformé et injuste. Le paradoxe de l'action de Duplessis a été de faire du Québec un État industriel moderne tout en lui conservant des institutions politiques, éducatives et sociales d'une autre époque.

Si les politiques économiques et sociales de Duplessis ont été l'objet de nombreuses critiques justifiables, il est également vrai que d'autres caractéristiques importantes de son régime ont rarement reçu la reconnaissance qu'elle mérite : conforme à ses principes [162] et opiniâtre, sa lutte pour la défense des droits de la province contre l'empiétement de l'autorité fédérale, de même que la perception aiguë qu'avait Duplessis de l'étroite relation qui existe entre l'autonomie provinciale et la survie de la langue française et de la culture québécoise. Le chef de l'Union nationale n'a peut-être pas renversé les forces centralisatrices, mais ses efforts ont réussi à ralentir l'avance de l'invasion fédérale. La période durant laquelle Maurice Duplessis fut au pouvoir a été autre chose que celle de « la grande noirceur », comme le veut la croyance populaire.


II. - Révision du nationalisme conservateur
de Daniel Johnson, 1959-1968

Au cours des premières années qui suivirent la mort subite de Duplessis, il ne s'est pas produit beaucoup de changement dans l'idéologie de l'Union nationale. Paul Sauvé qui avait succédé à Duplessis comme premier ministre mourut quelques mois après. Antonio Barrette qui le remplaça au poste de chef du parti se retrouva au milieu de factions rivales et remit sa démission peu de temps après les élections de 1960. C'est seulement au moment où nous en arrivons au leadership de Daniel Johnson, entre les années 1961 et 1968, que nous voyons apparaître des changements importants dans l'orientation du parti. Avant d'étudier la période d'activité de Johnson, comme chef du parti, il est cependant utile de faire quelques observations concernant les politiques du Parti libéral après 1960, et la nature du défi auquel l'Union nationale s'est trouvée confrontée.

Pendant la période où le Parti libéral de la province de Québec a détenu le pouvoir, de 1960 à 1966, sous le leadership de Jean Lesage, des réformes radicales dans les domaines de l'éducation, sur les plans économique, social et administratif, ont été apportées créant un impact profond dans le processus de modernisation et de démocratisation de la société québécoise. On a appelé ces changements  « la Révolution tranquille ». Le système d'éducation fut [163] complètement renouvelé, à la suite des recommandations de la Commission Parent mandatée par le gouvernement, dans le but de fournir à la jeunesse les connaissances techniques dans la conduite des affaires et en administration que requiert une société industrielle. Contrairement au régime de Duplessis, l'État intervenait maintenant dans le domaine économique, surtout dans le champ des ressources naturelles. Les compagnies d'électricité ont été nationalisées et l'on a posé les premiers jalons d'un complexe intégré de l'acier propriété de l'État. Une corporation gouvernementale a été créée dans le but d'apporter une assistance financière et administrative aux petites entreprises établies dans le Québec. La fonction publique a subi une réforme et a été réorganisée, et l'on s'est sérieusement efforcé d'éliminer le régime du favoritisme. Plusieurs changements ont été effectués au niveau du financement des élections, et l'âge permis pour voter a été abaissé de 21 ans à18. D'importantes lois ont été adoptées dans les domaines de la santé, du bien-être et du travail, parmi lesquelles il faut signaler un régime complet d'assurance-santé, le régime de pension à participation universelle, et un Code du travail. Il résulta de tous ces changements que l'État commença à supplanter l'Église comme pourvoyeur des services sociaux, et le champ de l'éducation passa de plus en plus sous son contrôle.

Daniel Johnson, ancien ministre des ressources hydrauliques dans le cabinet Duplessis, fut élu chef du parti au congrès de 1961 dans une lutte serrée contre Jean-Jacques Bertrand, lui aussi ancien ministre de Duplessis. Bertrand dirigeait l'aile réformiste du parti, tandis que Johnson était le porte-parole de la vieille garde du parti qui voulait maintenir la tradition politique du « Chef ». Quelques-unes des résolutions adoptées au cours du congrès du parti dominé par Johnson illustrent dans quelle mesure, à cette époque, les idées de ce dernier étaient fidèles à la philosophie politique de Duplessis : la récupération des droits constitutionnels de la province perdus au profit du gouvernement fédéral et qui étaient essentiels pour assurer « le rayonnement d'une civilisation française et catholique sur le territoire québécois » ; la province doit avoir la priorité sur le gouvernement fédéral en matière de taxation [164] directe ; un appui ferme au régime de l'entreprise privée et réduction des impôts sur le revenu ; « l'agriculture familiale »doit demeurer une des principales bases de l'économie provinciale, et l'agriculteur doit obtenir plus d'aide financière de la part du gouvernement ; le maintien du système des écoles confessionnelles, sans diminution du rôle des communautés religieuses et du clergé [11].

Au cours des premières années de son mandat au leadership, Johnson continua de poursuivre la même idéologie conservatrice en matière économique et sociale, et la Révolution tranquille de Jean Lesage subissait ses attaques continuelles. On s'opposait à la nationalisation des compagnies d'électricité, et les réformes du gouvernement dans le domaine de l'éducation étaient dénoncées car elles menaient à la sécularisation des écoles du Québec et à la perte de l'autonomie des commissions scolaires. Johnson s'attaquait particulièrement au niveau élevé des taxes qui résultait des réformes modernisatrices entreprises par le Parti libéral, et aux présumées « tendances socialistes » de certains membres du cabinet, notamment René Lévesque, ministre des Ressources naturelles. Le chef de l'Union nationale critiquait aussi vertement les mesures adoptées par le gouvernement en matière de santé et de bien-être, qui profitaient autant « aux millionnaires qu'à ceux qui étaient dans le besoin ».

La tentative de Johnson de maintenir la philosophie politique traditionnelle du régime Duplessis n'avait pas beaucoup de succès, et vers 1964 le mécontentement grondait à l'intérieur du parti. Bertrand et ses partisans créaient toujours de l'agitation afin d'obtenir, pour le parti, une structure plus démocratique, pendant que certains adeptes plus jeunes réclamaient que le parti change son orientation trop fortement centrée sur l'agriculture et adopte une attitude plus positive à l'égard du rôle de l'État dans l'économie. Par-dessus ces problèmes internes, l'Union nationale subissait une sérieuse défaite au profit des Libéraux dans quatre élections partielles, en août 1964.

[165]

Face à ces événements décourageants, Johnson décida tout à coup de procéder à un de ces renversements spectaculaires de sa politique, dont il était capable. Politicien pragmatique, il prit enfin conscience que si l'Union nationale devait survivre, il fallait rétablir l'unité du parti et offrir à l'électorat un programme dynamique qui capterait l'imagination. En conséquence, il s'imposa la tâche de rajeunir l'Union nationale, de démocratiser les structures du parti, et d'en redéfinir les doctrines en conformité avec l'esprit général de la Révolution tranquille.

Le premier geste que posa Johnson, en mars 1965, dans le but de rajeunir l'Union nationale, fut d'organiser un congrès du parti, des assises comme il le disait, qui se composait non seulement de députés et de responsables du parti, mais aussi de délégués élus démocratiquement dans chaque comté de la province. Ce fut un congrès du parti pas comme les autres car, en plus des membres du parti, on avait invité un nombre impressionnant de spécialistes qui n'étaient pas membres du parti, et des dirigeants de différents corps intermédiaires qui venaient d'un peu partout dans la province. Ce congrès fut inhabituel également par la franchise des discussions et l'empressement de la direction du parti à accepter les nouvelles idées.

Un des effets les plus importants du congrès fut la réconciliation entre Bertrand et Johnson quand ce dernier consentit à refaire les structures du parti selon des règles démocratiques. Le congrès adopta de plus un grand nombre de résolutions relatives à la constitution, l'éducation, le travail, le bien-être social, et sur d'autres questions. Ces résolutions servirent à fournir les grandes lignes de la nouvelle orientation du parti qui sera évidente au cours de la campagne électorale de 1966, et dans les politiques que poursuivront les gouvernements Johnson et Bertrand entre 1966 et 1970.

Pour décrire la nouvelle idéologie dont Johnson a pourvu l'Union nationale à compter de 1965, nous examinerons d'abord les politiques du parti dans les sphères économiques, éducatives, sociales et administratives, et ensuite nous verrons quelles révisions Johnson a apportées au nationalisme traditionnel du parti [166] sous Duplessis. Les propositions les plus importantes du programme de l'Union nationale présentées aux électeurs lors du scrutin de 1966, si l'on met de côté pour le moment les questions constitutionnelles, peuvent se résumer de la façon suivante : la création d'un ministère de la planification économique, d'un ministère de l'immigration, et d'un réseau de radio et télévision québécois ; la nomination d'un « ombudsman » provincial, l'abolition du Conseil législatif, et la promulgation d'un projet de loi des droits de l'homme du Québec ; comme mesure pour favoriser le maintien de la langue et de la culture traditionnelles du Québec, on accorderait au français le statut de langue nationale de la province ; on fonderait une nouvelle université, l'Université du Québec, les écoles confessionnelles seraient maintenues, mais tout en reconnaissant pleinement les droits de ceux qui voudraient une éducation non confessionnelle pour leurs enfants ; on augmenterait les allocations familiales, réduirait les impôts sur le revenu des gens ayant les revenus les plus bas, subventionnerait le logement, et l'on établirait une assurance-récolte pour les agriculteurs [12].

L'aspect le plus intéressant de ce nouveau programme de l'Union nationale était le contraste considérable qu'il présentait, dans certains domaines, avec les résolutions adoptées lors du congrès de 1961. Il n'était plus question de « l'agriculture familiale » comme l'une des principales bases de l'économie de la province. En même temps que l'on préconisait encore l'école confessionnelle, les droits des parents qui désiraient des écoles non confessionnelles étaient également respectés. Faisant allusion à la culture du Québec on parlait maintenant de « notre langue et notre culture françaises » plutôt que de notre « culture française et catholique ». Le programme offrait la particularité d'être, dans plusieurs domaines, le même que celui du Parti libéral, ou de s'en rapprocher, quoiqu'il subsistât d'importantes différences entre les deux partis sur les questions de la santé et du bien-être.

Après la victoire de l'Union nationale aux élections de 1966, Daniel Johnson affirma clairement que l'Union nationale continuerait dans l'esprit de la réforme et du renouveau des assises de 1965. Sous son gouvernement, de 1966 à 1968, et sous le gouvernement [167] Bertrand qui lui succéda jusqu'en 1970, les politiques de modernisation de la Révolution tranquille furent maintenues. Quoique l'on ait effectué certains changements aux niveaux supérieurs de la fonction publique, il n'y eut pas de destitutions radicales, ni de retour au système de « patronage » du régime Duplessis. On n'a pas « dénationalisé » Hydro-Québec ni démantelé les autres corporations gouvernementales. La révolution dans le domaine de l'éducation n'a pas été annulée, et le déclin de l'influence du clergé tant dans ce domaine que dans ceux de la santé et du bien-être se poursuivit à une allure régulière. Les employés du gouvernement conservèrent leur droit de se syndiquer et celui d'aller en grève que leur avait accordé le gouvernement Lesage.

Quoique plusieurs des politiques de l'Union nationale aient été de parachever des projets élaborés ou mis en marche par le gouvernement Lesage, le parti y ajouta aussi les siens, et sa contribution à la Révolution tranquille de la décennie de 1960 fut loin d'être négligeable. Dans le domaine de l'éducation, l'Union nationale mena à bonne fin, avec énormément de fermeté, l'application des recommandations de la Commission Parent et les réformes entreprises par les Libéraux ; un réseau de collèges d'enseignement général et professionnel, ou cegeps, a été établi à la grandeur de la province ; on n'a pas seulement maintenu mais développé le système des bourses gouvernementales pour les étudiants et des subventions annuelles aux universités ; une nouvelle université à multiples constituantes, l'Université du Québec, a été fondée.

En dépit de son lien très fort avec le système de l'entreprise privée, l'Union nationale était aussi disposée que les Libéraux à intervenir activement dans l'économie partout où il serait démontré qu'une telle intervention était nécessaire à l'intérêt public. Le complexe intégré de l'acier, Sidbec, dont le gouvernement Lesage avait établi le plan entra en pleine opération seulement en 1968 sous le régime Johnson ; une nouvelle corporation gouvernementale, connue sous le nom de Soquip, fut créée, en 1969, à des fins de recherche et d'exploitation du gaz naturel et du pétrole ; une corporation publique à peu près semblable, Rexfor, fut [168] constituée en vue de la conservation et de l'exploitation des ressources forestières de la province.

D'autres contributions importantes de l'Union nationale à la modernisation des institutions politiques du Québec vinrent s'ajouter : la création de plusieurs nouveaux services gouvernementaux, notamment dans les domaines des Affaires intergouvernementales, de la Fonction publique et de l'Immigration ; un Office de planification et de développement (O.P.D.Q.) a été constitué, et un réseau de télévision, Radio-Québec, a été édifié ; le Conseil législatif a été aboli, et en même temps on a changé le nom de la « Chambre basse », qui servait jusque-là à désigner l'Assemblée législative, pour la nommer désormais l'Assemblée nationale. Le gouvernement a créé également un Office du protecteur du citoyen, ou Ombudsman, mis en vigueur une assurance-récolte au profit des agriculteurs, et établi un système provincial d'allocations familiales. À cette description des politiques de l'Union nationale à partir de 1965, il faut ajouter, en conclusion, qu'il est juste d'affirmer que, bien que le parti n'ait pas pris un virage à gauche, il a certainement tourné de l'extrême droite vers le centre modéré.

Lorsqu'on considère le second aspect de la nouvelle idéologie dont Johnson a pourvu l'Union nationale, c'est-à-dire les importants changements effectués au nationalisme traditionnel de Duplessis, un point doit être mis en relief : Johnson était un conservateur et un nationaliste, mais c'était son nationalisme qui primait. Dans les questions économiques et sociales il avait un sens pratique et il acceptait de faire des compromis et de changer d'orientation si l'application des politiques l'exigeait. En ce qui concerne le maintien des valeurs culturelles et des traditions québécoises, et les droits de la province à l'intérieur du système constitutionnel du Canada, il s'est toujours comporté en nationaliste inflexible. Ses fortes convictions nationalistes étaient la force motrice des positions constitutionnelles qu'il avait adoptées.

Peu de temps après avoir accédé au leadership de l'Union nationale, Johnson constate que la position du parti comme porte-parole [169] incontestable du nationalisme québécois était revendiquée par les Libéraux de Lesage. On pouvait l'expliquer en se rappelant que le Parti libéral québécois, dans la poursuite de sa Révolution tranquille, devint par nécessité un défenseur de l'autonomie provinciale, car son concept d'État interventionniste dynamique, légiférant dans plusieurs domaines, le mettait en conflit avec le gouvernement fédéral qui s'était déjà immiscé dans ces sphères ou s'apprêtait à le faire. En même temps, le programme législatif ambitieux du gouvernement Lesage requérait aussi des sommes d'argent de plus en plus considérables, et il s'ensuivait des luttes continuelles avec Ottawa pour obtenir une plus large part des dollars perçus en impôts. L'Union nationale sentait une autre menace de la part d'un certain nombre de petits partis et groupes nationalistes d'extrême gauche qui allaient plus loin que l'autonomie provinciale, et réclamaient que la province de Québec se sépare complètement du Canada.

Face à la revendication de la part des Libéraux et des séparatistes, Johnson décida de reprendre l'initiative de la question constitutionnelle en présentant une série nouvelle et originale de propositions concernant la position du Québec au sein du système fédéral canadien. Ces propositions furent énoncées dans un petit volume qui fut lancé avec beaucoup d'éclat aux assises de 1965, sous le titre d'Égalité ou Indépendance [13]. Comme point de départ, Johnson affirme que le Canada est composé de deux nations fondatrices, l'une anglaise, l'autre française. Il insiste sur le fait que la nation canadienne-française ne considère pas le Québec simplement comme une autre province, mais comme sa patrie ; elle l'envisage comme un État national authentique. Quoique chacune des communautés nationales canadiennes jouisse du droit fondamental à l'autodétermination, Johnson soutient que la nation canadienne-française a besoin de pouvoirs beaucoup plus grands que ceux qu'elle a reçus de la constitution de 1867 : « Ce que nous voulons en fait, c'est le droit de décider nous-mêmes ou d'avoir part égale aux décisions dans tous les domaines qui concernent notre vie nationale [14]. »

[170]

La solution au problème de la perpétuelle lutte constitutionnelle telle que perçue par le chef de l'Union nationale était de mettre entièrement de côté l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et d'édifier une constitution entièrement nouvelle. Cette constitution serait fondée sur une alliance des deux nations, chacune disposant de tout le pouvoir souverain nécessaire à l'accomplissement de ses objectifs culturels, sociaux et économiques, et travaillant ensemble en partenaires égaux dans la gestion de leurs intérêts communs. Elle serait élaborée par une assemblée constituante composée de délégués des deux nations canadiennes, et de quelques représentants des autres groupes ethniques. Pour Johnson, l'essentiel était que la constitution proposée accorde à la nation canadienne-française « tous les pouvoirs qui lui sont nécessaires pour assumer son propre destin [15] ».

Si les demandes fondamentales du Québec n'étaient pas satisfaites dans une nouvelle constitution, alors il ne resterait aucune possibilité autre que de s'engager dans la voie de l'option indépendantiste : « Si la sécession devenait pour les Canadiens français le seul moyen de rester eux-mêmes, de rester français, alors ce ne serait pas seulement leur droit, ce serait même leur devoir d'être séparatistes [16]. » Reprenant la terminologie de Mackenzie King au temps de la crise de la conscription, Johnson déclarait : « Pas nécessairement le séparatisme, mais le séparatisme si nécessaire. »

Les propositions mises de l'avant dans le volume de Johnson reçurent un appui enthousiaste dans les rangs de son parti et l'approbation générale dans les autres cercles nationalistes partout dans la province. Il y avait cependant lieu d'énoncer quelques critiques, car, à certains endroits, le chef de l'Union nationale demeurait ambigu, particulièrement lorsqu'il utilisait le terme « égalité », et ses propositions n'étaient pas suffisamment explicites [17]. Toutefois, les déclarations qu'il fit ultérieurement à ce sujet indiquaient que l'idée fondamentale de ses propositions était que le Québec, agissant comme porte-parole de la nation canadienne-française, négocierait une nouvelle constitution avec le gouvernement fédéral qui, lui, agirait comme porte-parole du Canada anglais. La nouvelle constitution accorderait au Québec un accroissement si spectaculaire [171] de ses pouvoirs législatifs qu'il serait, dans la pratique sinon nominalement, presque un État souverain. Quels qu'en soient les points faibles, le volume de Johnson constituait une nouvelle orientation importante dans le débat constitutionnel. et atteignait son objectif qui était de réintégrer l'Union nationale dans sa position de principal porte-parole du nationalisme québécois.

À peu près en même temps que la publication d'Égalité ou Indépendance, Johnson marqua un autre point contre les Libéraux au sujet d'une proposition avancée par le gouvernement fédéral pour une nouvelle procédure d'amendement de la constitution canadienne que l'on appela la «  formule Fulton-Favreau ». En résumé, cette formule aurait donné au Parlement du Canada le pouvoir d'amender la constitution, à l'exception de certains articles importants, pourvu que chacun de ces amendements soit approuvé par les Assemblées législatives des deux tiers des provinces qui devraient représenter au moins 50 pour 100 de la population du Canada.

Bien que le Premier ministre Lesage ait de prime abord endossé la formule Fulton-Favreau, cette dernière fut, dès son origine, l'objet des attaques d'une bonne partie de la presse francophone et, par-dessus tout, de l'Union nationale. Johnson prétendait que la formule éliminerait la possibilité de tout statut particulier pour le Québec, et toute modification apportée à la constitution déjà existante se ferait uniquement dans le sens d'un accroissement des pouvoirs fédéraux. L'agitation de l'Union nationale contre la formule, associée à l'opposition d'autres groupes dans la province, força Lesage à examiner de nouveau la question, et peu de temps après il retira l'appui du Québec aux propositions fédérales. La controverse autour de la formule Fulton-Favreau devait jouer un rôle de premier plan aux élections de 1966 qui ramenèrent l'Union nationale au pouvoir.

À partir du moment de son élection comme Premier ministre du Québec en 1966, jusqu'à sa mort survenue subitement en 1968, Johnson engagea toutes ses énergies dans une campagne poursuivant deux objectifs : des pouvoirs considérablement accrus pour le [172] Québec dans une constitution entièrement renouvelée d'après les directives exposées dans son Égalité ou Indépendance ; la création d'une certaine forme de statut international pour le Québec, particulièrement au sein de la communauté des nations francophones. Aux conférences fédérales-provinciales, dans ses rencontres avec les gouvernements des autres provinces, dans ses discours aux organisations nationales ou aux clubs sociaux, Johnson menait une lutte infatigable en vue d'atteindre ces deux objectifs.

Au cours de sa campagne, le chef de l'Union nationale fit la lumière sur certains points qui n'étaient pas très clairs dans son volume, en expliquant d'une façon plus précise, comme cela ne fut jamais fait auparavant, ce que le Québec recherchait réellement dans une nouvelle constitution. Johnson soumit les demandes du Québec à une conférence interprovinciale convoquée par le Premier ministre Robarts d'Ontario, en 1967 : « Comme assise essentielle d'une nation, celle-ci doit tenir librement les rênes qui lui permettent de prendre ses propres décisions devant influencer le développement de ses citoyens comme personnes humaines (c.-à-d. l'éducation, la sécurité sociale et la santé sous tous ses aspects), leur développement économique (c.-à-d. favoriser la création de tout outil économique et financier jugé nécessaire), leur épanouissement culturel (qui comprend non seulement les arts et la littérature, mais tout autant la langue française), et la présence à l'étranger de la communauté québécoise (c.-à-d. les relations avec certains pays et certaines organisations internationales [18]). » En attendant l'élaboration de cette nouvelle constitution, Johnson proposait que le gouvernement du Québec prenne immédiatement charge de tous les programmes fédéraux existants comportant des dépenses publiques dans les domaines de l'éducation, la sécurité aux personnes âgées, les allocations familiales, la santé, le développement régional, l'aide municipale, la recherche et la culture. Ce transfert des pouvoirs devrait, bien entendu, s'accompagner d'un accroissement des sources de revenus et, depuis 1966, Johnson continuait de demander que le gouvernement fédéral remette au Québec 100 pour 100 des champs de taxation sur les corporations, et l'impôt sur le revenu personnel et les droits de succession. [173] Un examen attentif du caractère radical des propositions que Johnson avançait laisse l'impression que son « égalité » ressemblait de plus en plus à son « indépendance ».

Considérant que les propositions de l'Union nationale affaibliraient radicalement les pouvoirs de l'autorité centrale, il n'est pas étonnant qu'elles se soient heurtées à une opposition acharnée de la part du gouvernement fédéral de L.B. Pearson. Le perpétuel conflit entre Ottawa et Québec s'accentua face à la détermination de Johnson de mener à bonne fin, même avec une vigueur accrue, les initiatives prises par le gouvernement Lesage dans le but d'établir une présence québécoise sur la scène internationale.

Tout comme Lesage, le chef de l'Union nationale soutenait que le Québec possédait constitutionnellement le droit de faire des accords avec les autres pays sur les questions qui se trouvaient sous juridiction provinciale en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, et le droit de participer directement aux opérations internationales à caractère apolitique telles que l'Organisation internationale du travail de l'Unesco.

Tandis que le gouvernement de l'Union nationale était intéressé à étendre ses contacts internationaux partout où c'était possible, pour des raisons évidentes des relations étroites avec la France revêtaient une importance particulière : cet « oxygène indispensable à notre vie collective [19] », comme le disait Johnson. En mai 1967, il effectua une visite de cinq jours en France afin de discuter des dispositions possibles en vue de diverses formes de coopération entre les deux gouvernements. Il fut accueilli par le Président de Gaulle avec tous les honneurs d'un chef d'État souverain. La visite que fit en retour de Gaulle au Canada, plus tard au cours de la même année, devait engendrer une énorme controverse lorsque le président de la France, dans un discours qu'il prononçait devant une foule immense à l'Hôtel de Ville de Montréal, termina en lançant ce cri historique, « Vive le Québec, Vive le Québec libre ». Bien que le gouvernement fédéral ait considéré ces propos comme une intrusion inacceptable dans les affaires internes du Canada, Johnson continuait de défendre le geste de de Gaulle. Le chef de [174] l'Union nationale soutenait que le président de la France affirmait tout simplement, à sa façon, que le peuple du Québec, ainsi que les autres peuples partout ailleurs, avait le droit incontestable de décider de sa propre destinée. D'autres conflits se sont élevés entre Québec et Ottawa sous le gouvernement Johnson concernant le rôle de la province sur la scène internationale, mais les efforts de Johnson furent interrompus brusquement par sa mort soudaine en septembre 1968.

Pendant son mandat qui dura sept ans à la tête du parti, Johnson avait bien servi l'Union nationale, Il avait adopté l'idéologie conservatrice démodée de Duplessis, l'avait révisée et modernisée, puis l'avait alignée sur les tendances réformatrices des années 60. (Il ne faudrait pas non plus oublier le rôle que joua Jean-Jacques Bertrand dans cette révision du conservatisme traditionnel.) Toutefois, les revendications persistantes de Johnson pour obtenir les pouvoirs accrus pour le Québec dans une nouvelle constitution demeurent sa contribution la plus importante à la cause nationaliste. Il en est de même de la lutte ardue qu'il livra en vue d'obtenir un statut international pour le Québec. Enfin, à titre de chef d'un des principaux partis du Québec, il a fait de la question de l'indépendance une option respectable qui ne devrait pas être rejetée a priori.


III. - Un parti en quête d'une idéologie,
1968-1976

La mort de Johnson en 1968 et la désignation de Jean-Jacques Bertrand comme Premier ministre inaugura la troisième et dernière étape de l'évolution de l'Union nationale. Ce devait être une période de déclin et de désagrégation au cours de laquelle le parti chercha en vain une idéologie politique qui justifierait son existence. On ne peut attribuer ce déclin uniquement au changement du gouvernement Johnson au gouvernement Bertrand, quoique c'en fût probablement un des facteurs. Peut-être plus important fut le défi que constitua pour l'Union nationale l'arrivée d'un nouveau parti nationaliste, le Parti québécois de René Lévesque, sur la [175] scène politique en 1968. Le Parti québécois différait de l'Union nationale en ce sens qu'il était un parti séparatiste avoué et aussi un parti social-démocrate.

Sous le gouvernement Bertrand, les problèmes de l'Union nationale débutèrent par une division au sein du parti entre deux groupes que l'on distinguera sous les épithètes d' « ultranationalistes » et de « modérés ». Les ultranationalistes favorisaient une politique de confrontation avec Ottawa et manifestaient une forte tendance vers le séparatisme ; les modérés croyaient que les objectifs constitutionnels du Québec pourraient être atteints grâce à une négociation patiente avec le gouvernement fédéral. Jean-Guy Cardinal, ministre de l'Éducation, était le leader officieux des ultranationalistes. Quoiqu'il n'ait été supporté que par quelques membres du cabinet et une poignée de députés, il comptait de nombreux adeptes chez les membres subalternes du parti. Jean-Jacques Bertrand, le protagoniste de la position modérée, avait l'appui de la plus grande partie du cabinet et de la grande majorité des députés à l'Assemblée.

La division interne du parti parut au grand jour lors d'un congrès pour le leadership organisé par Bertrand en 1969, dans une tentative d'obtenir un appui de la part des membres et une confirmation formelle de son statut de chef. Son principal adversaire était Cardinal qui lui livra une lutte étonnamment forte, soutenu surtout par les membres les plus jeunes du parti. Après la victoire de Bertrand au leadership emportée avec une majorité confortable, sans être écrasante, un bon nombre de jeunes partisans de Cardinal annoncèrent bruyamment qu'ils s'en allaient rejoindre les rangs du Parti québécois [20]. La division entre les ultranationalistes et les modérés devait s'élargir quand une controverse s'éleva par toute la province au sujet de ce qu'on appela « la question de la langue ».

Décrivons brièvement les fondements de cette controverse relative à la question de la langue. Au milieu de la décennie 60 une inquiétude grandissait dans les groupes nationalistes face à la menace qui pesait sur la prépondérance continue de la langue française au Québec. Des preuves commençaient à s'accumuler que le [176] français perdait lentement du terrain et il était possible qu'avec le temps l'anglais devienne la langue dominante, sinon à Québec dans son ensemble, du moins dans la région de Montréal. Deux raisons principales se cachaient derrière ces craintes : d'abord, le taux de natalité du Québec avait commencé à décroître de façon spectaculaire après la Seconde Guerre mondiale, et vers la fin des années 60 il était un des plus bas au Canada ; deuxièmement, le fait que la forte majorité des immigrants arrivant dans la province adoptaient l'anglais plutôt que le français comme langue seconde.

Un autre aspect de cette question ajoutait de l'huile sur le feu le ressentiment croissant parmi la population contre le fait que, dans une province majoritairement francophone, la langue de travail était l'anglais dans les affaires importantes et les grandes entreprises commerciales. Cela voulait dire que les gens de langue française étaient désavantagés par rapport à l'emploi et à la promotion. Il n'est pas étonnant que vers la fin de la décennie 60 la question de la langue soit devenue un sujet explosif. Un événement particulier, qui donna la manchette à cette question, se produisit juste avant que Bertrand entre en fonction en 1968 ; on le désignait communément comme « l'Affaire Saint-Léonard ».

La ville de Saint-Léonard, dans la banlieue de Montréal, comptait une population mélangée de gens d'origine française et anglaise, et se composait aussi d'un très grand nombre d'immigrants italiens récemment arrivés. Un organisme nationaliste connu sous le nom de Mouvement pour l'intégration scolaire (M.I.S.), qui avait pour objectif de faire du français la langue que tout immigrant non anglophone doit adopter, prit le contrôle de la Commission scolaire catholique de Saint-Léonard et imposa un règlement obligeant les immigrants italiens à envoyer leurs enfants aux écoles françaises. Les Italiens, qui voulaient que leurs enfants fréquentent les écoles anglaises, organisèrent des protestations et des démonstrations. Leurs protestations furent sans effet, car Cardinal, qui était ministre de l'Éducation, refusa d'intervenir auprès de la Commission scolaire. Ce résultat eut des suites, car le M.I.S. poursuivit sa campagne afin d'inciter d'autres commissions scolaires à suivre l'exemple de Saint-Léonard, tandis que la [177] presse anglophone de la province protestait bruyamment clamant que les droits traditionnels de la minorité anglaise étaient en danger.

Lorsque Bertrand devint Premier ministre, il était au courant du problème qui existait autour de la prédominance soutenue de la langue française au Québec, mais croyait qu'un compromis était possible, qui donnerait satisfaction aux deux groupes linguistiques. Par conséquent, en 1969, il présenta à l'Assemblée une législation connue sous le nom de projet de loi 63. Voici quels étaient les principaux articles de ce projet : les étudiants de langue anglaise devaient acquérir une connaissance suffisante du français pour recevoir leur diplôme ; tous les parents avaient le droit d'envoyer leurs enfants aux écoles, soit anglaise, soit française ; les immigrants devraient être encourages à inscrire leurs enfants dans les écoles françaises ; le gouvernement approfondirait la question afin de décider quelles mesures devraient être prises pour promouvoir le français comme langue de travail dans les bureaux et les usines [21].

Le compromis de Bertrand n'eut pas grand succès, car le projet de loi 63 fut l'objet d'une opposition véhémente de la part de presque tous les groupes nationalistes de la province qui en refusaient l'aspect le plus important, soit la liberté de choix de l'école. On allait également trouver de l'opposition à ce sujet dans les rangs mêmes de l'Union nationale, bien que le cabinet soit venu à bout de maintenir un semblant d'unité. En dépit de certaines réserves concernant quelques aspects du projet de loi, Cardinal décida d'y accorder son appui. Dans les rangs de l'Assemblée, environ une demi-douzaine de membres de l'Union nationale manifestèrent leur opposition en votant contre le projet, ou en s'abstenant. Ces défections auraient pu faire tomber le gouvernement, mais, le projet de loi recevant un solide appui des Libéraux, il fut adopté avec une énorme majorité.

L'adoption du projet de loi 63 par le gouvernement Bertrand, associée au fait qu'il n'était passé qu'avec l'aide des Libéraux, remettait nettement en question l'identité nationaliste de l'Union [178] nationale aux yeux de plusieurs de ses partisans. De plus, Bertrand qui lançait des attaques de plus en plus fortes contre les séparatistes semblait tendre plus fortement vers une position fédéraliste [22]. Il était légitime de se demander à quel point l'Union nationale, ou du moins la majorité du parti qui appuyait Bertrand, différait des Libéraux. Pouvait-on encore appeler l'Union nationale un parti nationaliste ? Le fond du problème était que l'Union nationale commençait à souffrir d'une crise d'identité, et ne savait pas trop dans quelle direction elle s'orientait. Ce problème allait devenir plus sérieux lorsqu'une élection générale fut décrétée plusieurs mois plus tard.

Lorsque l'Union nationale s'engagea dans la campagne électorale de 1970, la division entre les ultranationalistes et les modérés persistait toujours et, en conséquence, les voix du parti n'étaient pas toujours concordantes. Un fait nouveau encore plus grave pour Bertrand fut que le Parti québécois récemment constitué participait aux élections pour la première fois. Cela signifiait que, à côté de son adversaire traditionnel le Parti libéral, l'Union nationale se trouvait confrontée à un autre parti qui pourrait lui livrer concurrence en lui disputant des votes nationalistes. Un facteur supplémentaire de complication : la décision du parti du Crédit social fédéral d'entrer sur la scène politique provinciale sous le nom de Ralliement créditiste.

Bertrand aurait probablement préféré fonder sa campagne sur la somme des bienfaits accomplis par l'Union nationale. Pourtant, dans une élection où la question constitutionnelle était prépondérante, il était bien forcé de prendre position. Il tenta par conséquent d'en trouver une quelque part entre le « fédéralisme rentable » du Parti libéral et l'« indépendance » du Parti québécois. La proposition de Bertrand voulait en premier lieu faire pression sur Ottawa pour l'élaboration d'une nouvelle constitution qui satisferait les besoins législatifs et financiers du Québec ; et, si une nouvelle constitution n'était pas élaborée avant la fin des quatre prochaines années, un référendum serait décrété sur la question de l'indépendance.

[179]

Bertrand s'attendait probablement à ce que sa proposition constitutionnelle, étant suffisamment générale et imprécise, obtienne l'appui tant des séparatistes que des fédéralistes. Tout au long de la campagne électorale il demanda aux électeurs d'appuyer son parti à cause de sa position située à mi-chemin entre les deux extrêmes : le Parti libéral, « qui était fédéraliste à tout prix », et le Parti québécois, « qui était séparatiste à tout prix ». D'après Bertrand, l'Union nationale offrait « le meilleur dossier constitutionnel [23] ».

La tentative de Bertrand à la recherche d'une position médiane sur la question constitutionnelle ne réussit pas particulièrement à lui attirer l'appui de l'électorat, et l'Union nationale subit une écrasante défaite. Le parti ne gagna que dix-sept sièges - quatorze d'entre eux dans les comtés ruraux ou ruraux-urbains - perdit environ la moitié du vote populaire qu'il avait gagné en 1966. Encore incertain quant à l'orientation politique qu'il devrait prendre, il lui fallait maintenant envisager la lutte pour sa survivance.

Pour l'Union nationale, le nœud du problème à ce moment précis se trouvait dans la polarisation qui commençait à se former chez les électeurs vis-à-vis, soit du Parti libéral, soit du Parti québécois. Si l'Union nationale tentait de conserver son image de parti nationaliste, il était évident qu'elle était éclipsée par le nationalisme plus radical du Parti québécois. Si, d'un autre côté, elle adoptait une position fortement anti-séparatiste et défendait le fédéralisme, elle se rangeait dans un secteur politique en réalité déjà occupé par le Parti libéral de Bourassa.

Si l'Union nationale ne pouvait prouver une position médiane entre les deux autres partis à propos des questions constitutionnelles et autres problèmes semblables, il lui restait encore une autre possibilité : se concentrer sur l'autre rôle qu'elle a toujours joué dans la politique québécoise à titre de porte-parole principal des valeurs conservatrices en matière économique et sociale. En tant que parti conservateur provincial, elle pourrait établir ses bases dans les régions rurales et les plus petites villes commerçantes et industrielles. Cela aurait pu être la démarche logique à faire, [180] car les sièges gagnés par le parti aux élections de 1970 étaient une indication que, quelle que soit la force que l'Union nationale conservait, c'était dans les rangs de ces partisans que l'on pourrait reconnaître ceux que l'on désignait comme « conservateurs ruraux ». Vraisemblablement ce sera cette catégorie d'électeurs qui sera le plus intéressée à la solution des problèmes locaux économiques et sociaux, plutôt qu'aux débats complexes sur la constitution.

Peu de temps après les élections de 1970, Bertrand démissionna de son poste de leader, et un congrès du parti fut organisé pour le mois de juin 1971 afin de lui choisir un successeur. Le congrès désigna Gabriel Loubier qui avait occupé un poste relativement modeste dans les cabinets Johnson et Bertrand. Sa tâche, telle que perçue par les délégués au congrès, consistait à munir l'Union nationale de nouvelles politiques et de nouvelles stratégies qui la rétabliraient dans sa position dominante antérieure.

Le mandat de Loubier ne fut pas particulièrement réussi, car il fut ponctué de plusieurs erreurs graves et de revers qu'eut à subir le parti. De plus, le nouveau chef ne sut pas percevoir le caractère limité des choix qui s'offraient à lui. Même si les sondages d'opinion publique indiquaient l'appui décroissant que recevait l'Union nationale et la force ascendante du Parti québécois, Loubier considérait encore son parti comme le principal porte-parole du nationalisme québécois, et il espérait lui restituer le rôle dynamique qu'il avait joué sous Duplessis et Johnson. Il ne laissait guère entrevoir qu'il se satisferait du rôle plus restreint d'un parti de conservateurs ruraux, en dépit du fait que les sources des forces régionales du parti qui subsistaient encore semblaient indiquer cette orientation.

Entre 1971 et les élections de 1973, Loubier essaya de mettre en oeuvre plusieurs politiques et stratégies afin de ranimer la force du parti. Il ne cessa de rêver et de répéter « le miracle Johnson », rappelant la victoire imprévue de l'ancien leader en 1966. Sa principale position concernant la question constitutionnelle voulait que l'on transforme le Canada en une fédération d'États coopératifs au sein de laquelle la province de Québec aurait une voix égale au [181] reste du Canada [24]. Cette redéfinition de la théorie des deux nations de Johnson n'était pas très convaincante car Loubier avait oublié la menace de l'« indépendance » et à ce moment les dirigeants de l'Union nationale étaient fortement favorables au fédéralisme.

Plusieurs mois après avoir été élu chef du parti, Loubier tenta de changer le nom du parti pour Unité-Québec. Il espérait par là aboutir à une coalition globale de tous les partis anti-libéraux, comme ce fut le cas de la coalition Duplessis-Gouin des années 30. Toutefois, ce geste contribua uniquement à créer des dissensions dans son propre parti et provoquer des démissions ; quinze mois plus tard, l'Union nationale reprit son nom. Loubier tenta également de répéter l'expérience fructueuse de Johnson, lors du congrès du parti de 1965, en convoquant ses propres assises générales (mai 1973) dans le but de dresser un programme en vue des prochaines élections. Les assises n'obtinrent qu'un succès mitigé car elles ne réussirent pas à attirer des participants de même envergure qu'à celles de 1965, ou à soulever le même intérêt populaire. Les résolutions adoptées étaient en grande partie une répétition des propositions usées par le temps de l'Union nationale, ou des politiques empruntées aux programmes des autres partis [25].

La seule démarche réaliste que fit Loubier fut d'essayer de combiner une sorte d'alliance avec le Ralliement créditiste à l'occasion du congrès pour le leadership de ce parti en février 1973. Cela semblait une mesure logique à prendre, car, à l'exception de la théorie monétaire, ces deux partis se ressemblaient sur plusieurs points importants : tous deux étaient fédéralistes, préconisaient les mêmes valeurs économiques et sociales, défendaient l'entreprise privée, et s'opposaient au contrôle centralisateur de la bureaucratie gouvernementale dans des domaines comme l'éducation, les affaires municipales et les services de santé. Cependant, et malheureusement pour Loubier, les Créditistes refusèrent sa proposition.

Lorsque le Premier ministre Bourassa, de façon assez inattendue, décréta une élection en octobre 1973, l'Union nationale livra une forte lutte, mais ce devait être « la fin du voyage » pour Loubier et son parti. Au cours de sa campagne, Loubier concentra ses [182] attaques contre le Parti québécois et affirma avec vigueur que l'Union nationale était le parti des « vrais nationalistes » et celui qui pourrait « humaniser le système [26] ». Tout cela fut sans effet ; les électeurs n'écoutaient plus. Quand les résultats sortirent, l'Union nationale n'avait gagné aucun siège, et son vote populaire était tombé, des quelque 20 pour 100 obtenus en 1970, à cinq pour cent. Le Parti québécois avait gagné seulement six sièges, mais remporté 30 pour 100 du vote populaire, et il venait remplacer l'Union nationale comme opposition officielle à l'Assemblée. Même s'il n'avait conquis que peu de sièges, l'ampleur du vote populaire du Parti québécois indiquait clairement qu'il était devenu le successeur de l'Union nationale comme porte-parole du nationalisme québécois ; la tradition nationaliste radicale qui remontait à l'Action libérale nationale de la décennie 30 avait enfin triomphé du nationalisme conservateur.

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*        *

Face à ce qui semble être une résurrection de l'Union nationale sous Rodrigue Biron aux élections de 1976, puisque le parti a remporté onze sièges à l'Assemblée, deux questions se posent : est-ce vraiment le parti traditionnel de l'Union nationale, et quel avenir semble se dessiner pour cette dernière ? On trouvera la réponse à ces questions dans les deux points d'appui du parti de Biron : les électeurs anglophones de l'ouest de Montréal ; les gens des petites villes et des régions rurales des Cantons de l'Est. L'appui des électeurs anglophones, retournés depuis au Parti libéral, était attribué à la position fortement fédéraliste de Biron et à son engagement relatif à la liberté des parents de choisir les écoles que fréquenteraient leurs enfants. Quoi que l'on pense de ces politiques, elles n'étaient pas la voix du nationalisme québécois. De plus, comment est-ce possible qu'un authentique parti nationaliste québécois puisse recevoir un appui général (incluant le gain d'un siège) dans l'ouest de Montréal, tombeau des candidats nationalistes depuis les années 30 ? Il paraît évident que, quelle que soit la [183] façon dont Biron désigne son parti, son statut de groupement nationaliste est remis en question et, sauf par son conservatisme, il offre peu de ressemblance avec l'Union nationale traditionnelle.

La seconde source d'appui du parti de Biron, les Cantons de l'Est, peut fournir quelque indication pour son rôle futur dans la politique québécoise. Les sièges gagnés dans cette région étaient essentiellement les mêmes que ceux qu'avait perdus l'Union nationale au profit du Ralliement créditiste en 1970. Comme ce dernier parti semble se désintégrer, la nouvelle Union nationale de Rodrigue Biron pourrait bien prendre la succession des Créditistes comme parti des conservateurs ruraux, tout comme le Parti québécois a pris la succession de l'ancienne Union nationale de Duplessis et Johnson comme porte-parole du nationalisme québécois.

Lorsque nous évoquons le Parti québécois comme successeur de l'Union nationale, il est étonnant de constater l'existence d'une similarité, contestée par certains, entre les deux partis. Toutefois, si nous oublions un moment le large fossé qui sépare les deux partis dans leurs philosophies économique et sociale, et que nous les observons uniquement en rapport avec leur idéologie nationaliste, sans le moindre doute il existe un lien direct de Duplessis à Johnson, à Lévesque. La proposition de Johnson en faveur d'une nouvelle constitution élaborée par les deux nations fondatrices du Canada, se rencontrant sur un pied d'égalité, offre des ressemblances évidentes avec la proposition de René Lévesque de former une nouvelle association entre le Québec et le Canada. Par rapport à Duplessis, Lévesque pourrait-il être en désaccord avec la déclaration suivante faite par « le Chef » en 1952 : « La défense de nos droits, c'est la question de l'heure. Voulons-nous vivre et survivre... Il faut absolument que Québec administre ses propres affaires. Nous n'avons pas de directives à prendre d'ailleurs [27]. »

Herbert F. QUINN.



* Traduit de l'anglais.

[1] Voir la description des diverses façons dont l'esprit et les intentions de la Loi des relations de travail ont été déformés, dans H.A. LOGAN, State Intervention and Assistance in Collective Bargaining : The Canadian Experience, 1948-1954, Toronto, University of Toronto Press, 1956, pp. 70-71 ; Fernand DANSEREAU, « Il n'y a plus de modérateur impartial », le Devoir, 29 avril 1953.

[2] 2-3 Élisabeth II, c. 10 (Projet de loi 19).

[3] 2-3 Élisabeth II, c. 11 (Projet de loi 20).

[4] Le Devoir, 12 janvier 1951.

[5] La Presse, 19 novembre 1952.

[6] Montreal Star, 15 juillet 1952.

[7] Voir « Manifeste de l'Union nationale aux élections de septembre 1939 », le Temps, 26 mai 1944.

[8] Le Devoir, 25 avril 1942.

[9] Le Temps, 16 juillet 1948.

[10] Maurice DUPLESSIS, Mémoire du gouvernement de la Province de Québec présenté à la conférence fédérale-provinciale, Québec, Imprimeur du roi, 1946, pp. 3-6.

[11] Voir résumé des résolutions adoptées, le Devoir, 25 septembre 1961.

[12] Voir résumé du programme, idem, 2 mai 1966.

[13] Montréal, Éditions Renaissance, 1965.

[14] Idem, p. 120.

[15] Idem, p. 123.

[16] Idem, p. 110.

[17] Voir Richard ARÈS, S.J., « Égalité ou indépendance : quelle égalité ? pour qui et par qui ? » Relations, n° 321, novembre 1967.

[18] Reproduit dans « What does Quebec want ? » de Daniel Johnson, dans J. Peter MEEKISON, édit., Canadian Federalism : Myth or Reality, 2e éd., Toronto, Methuen Publications, 1971, p. 430.

[19] Jérôme PROULX, le Panier de crabes : un témoignage vécu sur l'Union nationale sous Daniel Johnson, Montréal, Éditions Parti pris, 1971, p. 77.

[20] Description du congrès de l'Union nationale de 1969. Voir Richard B. HOLDEN, Élection 1970 : le point tournant, Montréal, Les Éditions Ariès, 1970, pp. 19-24.

[21] Un court résumé du projet de loi dans le Montreal Star, 2 février 1970.

[22] À un certain moment du débat sur le projet de loi 63 et à propos de la province, il affirma : « A Quebec which still belongs and as fat as I am concerned will always belong to Canada. » Montreal Star, 21 novembre 1969.

[23] Le Devoir, 28 avril 1970.

[24] Idem, 29 mai 1972.

[25] Voir résumé des résolutions adoptées, le Devoir, 21 mai 1973 ; Montreal Star, 21 mai 1973 ; Gazette, 19, 21 mai 1973.

[26] La Presse, 29 octobre 1973.

[27] Idem, 4 juillet 1952.




Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 juillet 2011 17:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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