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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La grande dissociation. Essai sur une maladie moderne. (20/0)
Prologue


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Philippe Quéau, La grande dissociation. Essai sur une maladie moderne. Rabat, Maroc: Metaxu, 2010, 283 pp. [Une réflexion sur la crise la modernité à la lumière d’une analyse philosophique des apports de la Réforme. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 avril 2010 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Prologue

Léviathan était peut-être un crocodile ou une baleine, mais bien d’autres interprétations étaient possibles [1]. C’est avec Hobbes qu’il devint la métaphore de l’État dans une époque troublée. Au milieu du 17ème siècle, il symbolisa « la tyrannie de l’ordre nécessaire » en pleine révolution puritaine. Léviathan s’est ensuite établi comme un génie sombre, s’insérant dans l’inconscient collectif, agitant la conscience des masses. Il traversa les siècles, les guerres et les révolutions, déterminé à imposer son ordre aux peuples, jusqu’à la catastrophe.

Construction politique avant tout, le Léviathan de Hobbes avait aussi une dimension métaphysique. Il participait à sa manière à la coupure manichéenne entre le Bien et le Mal et à l’apartheid entre élus et déchus. Hobbes pensait, comme Luther ou Calvin, que le « commun » était satanique, et que seul le « propre » était saint. Il avait aussi décidé que Léviathan incarnait Dieu sur terre. A ce titre, il devait revendiquer le pouvoir absolu et viser une politique totalitaire, en mettant la loi et les armes à son service exclusif. La guerre de tous contre tous était son fondement originel et son programme politique. Il fallait affirmer la puissance des faits. Les utopies et les abstractions n’étaient plus que des chimères. L’intérêt général et le bien commun, la justice ou l’égalité étaient des fictions. A leur place, Hobbes posait cette idée qu’il n’y a pas d’Idée. Pour guider les peuples, suffisaient quelques slogans décisifs, sur la propriété et le marché, la destinée et la déchéance [2].

Aujourd’hui Léviathan vit toujours. Il vise l’hégémonie, par un partage approprié de la Terre. Pour atteindre ses fins, la force ne lui suffit plus. Il veut s’établir comme une évidence dans les esprits, en tissant une toile totale et ubiquitaire, et en s’emparant des mots et des idées. Il veut imposer son droit à tous (le consensus des corps et la convergence des esprits), pour exiger son tribut (le contrôle absolu, panoptique, omniscient). Mais il ne cherche pas à unifier l’humanité, ou à créer les bases d’un Etat universel. Il n’a que faire des marges et des marches.

Le Léviathan biblique se tenait dans les profondeurs, « enroulé » sur lui-même, comme nous l’indique son étymologie hébraïque. Son ventre était son point faible. Il pouvait être hameçonné par les entrailles. Léviathan reste toujours tapi dans les abysses, parce qu’il ne supporte pas la mise en lumière et encore moins la liberté de la critique. Noué, replié sur lui-même, il résiste à l’exercice dépliant de la raison, à l’argumentation qui délie. Il ne veut pas que l’on découvre ce qu’il veut, ni que l’on questionne ses arrêts, que l’on interroge ses buts ou que l’on évalue ses objectifs. Il souhaite que l’on voie la force de ses moyens, sans jamais dévoiler ses véritables fins. La vérité serait trop crue. Divulguée, elle dissoudrait son pouvoir sur le peuple. Volontiers apocalyptique, surtout pour les faibles, Léviathan craint la révélation de sa vraie nature. Il veut imposer sa loi au monde, mais il lui faut cacher ce sur quoi cette loi se fonde, et ce qu’elle poursuit en réalité. Il veut garder ses intentions secrètes, et c’est pourquoi il nie l’idée même de « vérité ». Tout dévoilement prendrait en défaut son cuir épais.

Pour Léviathan, il n’y a pas de monde commun. Il n’y a que le monde oligarchique des « saints ». Le « reste » est destiné au néant ou au Déluge. Des Noé prophétisent d’ailleurs la montée des eaux. Léviathan ne s’en inquiète guère. Il est en effet un monstre de la Mer. Il se joue des flots, comme il se joue des hommes. Il ne se soucie pas de faire de la Terre une Arche pour tous.

Pendant des siècles, Léviathan a joué avec la puissance et l’idéologie, selon plusieurs degrés de composition. Il a façonné une sorte de religion séculière, une théologie politique immanente et schizogène. D’où vient cette religion ? Quels en sont les traits principaux ? En quoi est-elle liée au désenchantement moderne ? Que nous révèle-t-elle sur l’inconscient des temps ? Quel en est l’avenir possible?



[1] Carl Schmitt relève diverses interprétations, juives et chrétiennes, dans Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes. Selon une interprétation chrétienne, le Léviathan est le Diable qui doit périr comme un grand poisson hameçonné par le Christ en croix. Dans l’interprétation de la Kabbale, Dieu « joue » avec Léviathan (Cf. « Ce Léviathan que tu as formé pour se jouer dans les flots ». Psaume 104, 26, et aussi : « Joueras-tu avec lui comme avec un oiseau? L'attacheras-tu pour amuser tes jeunes filles? »  Job (Job 41, 5). Cf.  aussi « Ceux qui savent exciter le léviathan ! » Job 3,8. Selon Schmitt, le peuple élu doit finir par se ruer sur Léviathan pour le découper en fines lamelles. Voir à ce sujet l’analyse de Tristan Storme, in Carl Schmitt et le marcionisme.

[2] Parmi les nombreux héritiers de Hobbes, Georges Washington affirmait par exemple que le marché est guidé par les « mains invisibles » de la Divinité. La doctrine Monroe et la thèse de la « destinée manifeste » s’appuyaient sur l’idée puritaine d’une cohorte sainte, « manifestement choisie » pour diriger l’humanité, aux dépens du « reste du monde ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 mai 2010 15:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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