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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles PRONOVOST, “La formation de l’identité sociale à travers les générations.” In ouvrage sous la direction de Jacques Hamel et Joseph Yvon Thériault, LES IDENTITÉS. Actes du colloque l’ACSALF du 12 au 14 mai 1992, pp. 117-134. Montréal: Les Éditions du Méridien, 1994, 585 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[117]

Les identités.
Actes du colloque de l’ACSALF du 12 au 14 mai 1992.
DEUXIÈME partie :
BABY BOOMERS ET BABY BUSTERS

La formation de l’identité sociale
à travers les générations
.”

Par Gilles PRONOVOST

[118]
[119]

Nous détenons encore les rênes du pouvoir et commandons aux ressources et aux techniques indispensables au maintien et à l'organisation des types de sociétés que nous connaissons. Nous exerçons notre contrôle sur les systèmes d’éducation, sur les systèmes d’apprentissage, ainsi que sur les carrières dont les jeunes doivent gravir un à un les échelons. (...) Néanmoins, nous avons maintenant franchi un point de non-retour. Nous sommes condamnés à vivre dans un cadre peu familier ; mais nous continuons à faire comme nous l’avons appris. Nous concevons des pis-aller sur les modèles archaïques... (Margaret Mead, 1979 : 87-88)

Introduction

Nous avons procédé à des études longitudinales à partir de l’analyse des données originales de trois sondages sur les pratiques culturelles menés pour le compte du ministère des Affaires culturelles (Delude, 1979 ; Delude Clift, 1983 ; Pronovost, 1990) ; ces données s’étendent sur une décennie (1979 à 1989). Nous avons notamment observé un mouvement très important d’intensification et de diversification des pratiques culturelles ; les prototypes en sont les visites de musées (on peut observer un accroissement annuel de 1% des taux de participation), la fréquentation des librairies ainsi que l’assistance au théâtre (les taux d’accroissement sont du même ordre) [1].

Dans une analyse plus fine des données disponibles, nous avons procédé à deux types de comparaison. Dans un premier temps nous avons comparé les taux de participation culturelle entre chacune des catégories d’âge, en tentant par exemple de voir comment les « 25-34 ans » de 1979 [120] se comparaient à leurs homologues de 1989. [2] Dans un deuxième temps, nous avons plutôt comparé les taux de participation entre disons les « 25- 34 ans » de 1979 par rapport aux « 35-44 ans » de 1989 [3] ; il ne s’agit pas assurément des mêmes individus, mais on peut en inférer qu’une fraction très importante, sinon majoritaire des 25-34 ans de 1979 se retrouvent, dix années plus tard, parmi les 35-44 ans de 1989.

Comme nous l’avons signalé dans d’autres textes [4], on peut ainsi distinguer entre ce que nous appelons des effets de cohortes et des effets d’âge. L’effet de cohorte est celui qui se traduit par l’observation des comportements de la même catégorie d’âge à mesure qu’elle vieillit. L’effet d’âge est celui qui se traduit par des comportements semblables ou différents entre mêmes catégories d’âge, à différents intervalles dans le temps. Nous distinguerons également plus loin des effets de période et des effets de retraite.

Nous voulons dans ce texte poursuivre notre réflexion en tentant d’approfondir davantage la signification de ces résultats pour l’étude de la formation de l’identité sociale à travers les générations. Nous y ajouterons quelques considérations par rapport aux transformations des rapports hommes-femmes.

Révolution culturelle et « classes des parvenus »

Or en suivant ainsi à trace les cohortes et les âges, on constate que sur une décennie, celle de 1979 à 1989, le mouvement d’intensification et de diversification de la participation culturelle auquel nous avons fait antérieurement référence est en grande partie causé par l’évolution des pratiques des cohortes des 35 ans et plus pour ce qui est de la fréquentation des établissements culturels, et des catégories plus âgées pour ce qui est des habitudes de lecture. Ainsi, sur une décennie, ce sont les 35-44 ans de 1979 qui ont le moins diminué leur taux de fréquentation des établissements culturels (musées, bibliothèques, etc.), alors que les 18-24 ans de 1979 ont connu la plus importante diminution, le mouvement général de participation culturelle étant généralement celui d’une diminution constante à mesure que l’on avance en âge. Par ailleurs, seules les personnes âgées de 45 ans et plus en 1979 ont accru sur une décennie leur taux de lecture de livres, alors que toutes les autres cohortes au contraire le diminuaient.

Cela ne signifie pas pour autant que ces catégories d’âge ont nécessairement des taux plus élevés de participation les unes par rapport aux [121] autres, mais bien que, sur une décennie, elles ont davantage accru l’intensité de leurs pratiques culturelles, ou encore freiné en quelque sorte la chute habituelle des taux de participation. L’une des conséquences majeures de cette évolution des pratiques culturelles des cohortes d’âge moyen et plus âgées est que l’infléchissement bien connu des taux de participation selon l’âge — l’une des constantes des études de participation culturelle — est maintenant reporté vers des âges supérieurs. Par exemple, dans le cas de la fréquentation des musées, alors qu’en 1979 la chute des taux s’amorçait dès 35 ans, elle est maintenant reportée à 45 ans. Plus encore, alors qu’en 1979 la fréquentation générale des établissements culturels connaissait sa plus forte pointe entre 25 et 34 ans, pour décliner régulièrement par la suite, on observe une décennie plus tard que le mouvement est pratiquement inversé, et que les 25-34 ans diminuent leur participation, et que les âges moyens manifestent un plus fort taux de participation que les jeunes ! En conséquence, la fréquentation des établissements culturels, en baisse moyenne de près de 14% sur une décennie, est majoritairement imputable à la baisse des taux chez les « jeunes » de moins de 34 ans, que l’activité culturelle plus intense des catégories plus âgées n’a pas suffit à compenser.

Il en est de même d’ailleurs pour l’assistance à des spectacles, en forte baisse depuis une décennie, et ce en grande partie à cause de la chute de l’assistance aux spectacles dits populaires et au cinéma. Or malgré que la cohorte de 45-54 ans ait en une décennie diminué du tiers sa présence à des spectacles elle n’en garde pas moins maintenant un taux de participation à ce point élevé par rapport aux autres catégories d’âge que la chute des taux selon l’âge est maintenant reportée pratiquement à l’âge de la retraite ! Ce sont d’ailleurs les personnes de 55 ans et plus qui constituent le seul groupe d’âge à avoir accru son assistance aux spectacles par rapport à 1979.

C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à dire que la « révolution culturelle » qu’a connue le Québec depuis quelques décennies est en large partie imputable à la génération des nouveaux-nés de l’après-guerre, cette classe d’âge médian, qui approchait la trentaine au début des années ’70 et qui est maintenant dans la quarantaine : fortement scolarisée, économiquement à l’aise, culturellement active. C’est à une telle génération que l’on doit en large partie le mouvement d’intensification et de diversification des pratiques culturelles que nous avons retracé à partir des enquêtes déjà citées.

[122]

Un effet de période a très certainement joué en faveur de cette génération que nous appelons « la classe des parvenus », puisque la conjoncture économique a contribué à favoriser encore davantage cette génération qui a bénéficié des fruits de la révolution dite tranquille, contrairement par exemple à ceux qui sont parvenus à la retraite au début des années ’70, dont l’histoire économique passée n’avait pas été aussi favorable.

Au plan de la formation de l’identité sociale, une très large partie de notre représentation de la société québécoise a été marquée par cette génération. Nous n’avons pratiquement « vu » le Québec qu’à travers le parcours culturel, économique et politique de la génération des 40-50 ans d’aujourd’hui. En d’autres termes, l’identité québécoise a été définie en grande partie par la montée de la classe des parvenus. C’est elle qui a contribué à définir les thèmes de l’identité culturelle québécoise, qui a façonné les goûts, qui s’est présenté comme l’acteur central de la révolution tranquille et qui s’attend, on s’en doute, à ce qu’on marche sur ses traces. « L’identité québécoise » est portée par les héritiers économiques, sociaux et culturels de la révolution tranquille, on a assisté à un processus assez net d’identification entre une classe sociale et une représentation culturelle du Québec.

La formation de l’identité sociale chez les jeunes

La question de la formation de l’identité sociale chez les jeunes est en partie reliée à la montée de la génération qui a marqué la révolution culturelle du Québec. Car il s’agissait d’un véritable modèle de référence auquel on conviait les jeunes d’aujourd’hui, alors qu’ils ne bénéficient en aucun cas d’un effet de conjoncture économique aussi favorable. De plus, un tel modèle impliquait des normes de comportements, des valeurs, des attitudes, des habitudes (par exemple par rapport à la lecture et à l’écriture, par rapport à un certain classicisme des goûts, par rapport à la réussite économique) que les jeunes n’avaient pour ainsi dire qu’à imiter. En fait, les adultes de maintenant, au faîte de leur réussite économique et culturelle ont voulu que la génération actuelle des jeunes qui les suivent ne fassent que reprendre leur propre cheminement, pourtant largement favorisé par la conjoncture économique des année ’60 et ’70.

Comme l’écrit Margaret Mead :

La génération des adultes suppose qu'il existe encore un accord général sur ce qui est bon, vrai et beau, et que la nature humaine [123] est essentiellement immuable, qu’elle possède des manières innées de percevoir, de penser, de sentir et d’agir. De telles croyances sont bien entendu parfaitement incompatibles avec la pleine acceptation des découvertes de l’anthropologie (Mead, 1979 :77).

On peut prolonger de tels propos en disant que la classe des parvenus agit comme toute classe sociale : croire que ses conceptions de la culture et de l’avenir du Québec transcendent l’histoire, alors qu’en réalité elle ne fait qu’exprimer un discours qui la dessert à merveille.

Or on sait que les difficultés économiques ont rendu très difficile l’atteinte des modèles culturels de référence des parvenus et que de toutes façons chacune des générations a sa propre manière de faire histoire. De plus, les jeunes ont été confrontés à d’autres modèles, essentiellement via les mass médias, modèles fort distants de ceux que leur proposaient les adultes en plein contrôle de l’économie et de la culture, modèles par ailleurs qui ont donné aux jeunes des contre-modèles de la culture de leurs aînés.

Le discours récurrent des adultes à propos des jeunes est d’ailleurs symptomatique d’une telle situation : « les jeunes ne lisent plus », on les accuse d’être paresseux, de ne pas avoir d’engouement au travail, de ne pas être conscient de l’importance de la formation scolaire pour leur avenir, etc. Pire encore, on entend des anciens leaders politiques évoquer avec nostalgie le « manque de projet politique » chez les jeunes, on évoque l’absence de politisation des jeunes, etc. ; ce sont d’autres manifestations d’un discours stéréotypé et passéiste que tiennent les parvenus, en mal de réalisation de leurs propres aspirations politiques, et bien entendu déçus que les jeunes empruntent d’autres voies ou manifestent d’autres aspirations.

Dans la plupart des discussions sur ce que l'on appelle le fossé des générations, on insiste sur l’aliénation de la jeunesse, tandis qu'on a tendance à négliger complètement celle de ses aînés (Mead, 1975 :92).

Par delà un nouveau « fossé des générations » qui s’est dessiné, la formation de l’identité sociale chez les jeunes est ainsi traversée par au moins une double référence culturelle :

  • celle d’une destinée glorieuse et triomphante que véhiculent les adultes d’aujourd’hui, destinée à laquelle les jeunes savent bien qu’ils ne pourront accéder, ou s’ils y parviennent, ce sera au prix de multiples embûches [123] et par un plus long chemin ; dans un tel cas, ce n’est pratiquement que par la négative que la définition de l’identité des jeunes est donnée, le modèle « parvenu » de référence leur est pratiquement inaccessible ou accessible à demi ;

  • celle d’une image stéréotype des jeunes véhiculée à travers les mass média et l’univers de la consommation ; en ce cas, l’attrait des médias s’explique sans doute en partie parce qu’ils présentent une image plus accessible, et qui sert également de repoussoir à l’« adultéité » à laquelle on les convie ; les médias définissent également des modèles de comportement en nette rupture avec l’univers adulte, marquant ainsi l’autonomie relative, la distance culturelle, que cherchent à établir les jeunes avec leurs prédécesseurs. Comment réagissent les jeunes ? En s’appuyant sur des pratiques de sociabilité, lesquelles sont les plus importantes dans l’ensemble des groupes d’âge, en manifestant une très forte cohésion entre eux, en faisant des groupes de pairs leur source privilégiée de solidarité et d’entraide.

Si cette perspective est juste, un certain nombre de données longitudinales prennent leur sens. Ainsi, les jeunes sont les plus grands consommateurs de cinéma et de musique populaire, ce que l’on peut traduire par une sensibilité beaucoup plus affirmée à l’égard des mass média en général ; ainsi alors que 60% de la population déclarait aller au cinéma en 1983, et 51% en 1989, ils sont toujours 30% de plus que chez les 15-17 ans et chez les 18-24 ans. Quant à la musique, la saturation a été atteinte vers le milieu de la dernière décennie ; la musique est omniprésente dans l’univers culturel des jeunes ; le caractère « massif » de la consommation de la musique est le plus prononcé chez les jeunes de moins de 25 ans.

D’autre part, il est bien connu que la sociabilité occupe une place primordiale chez les jeunes. Par exemple, l’écoute de la musique traduit explicitement cette importance des groupes de pairs : ainsi, particulièrement pendant les week-ends, les jeunes sont majoritairement orientés vers des pratiques que l’on pourrait qualifier de sociabilité musicale, et ce, de manière très marquée ; de même, domine l’importance de se retrouver entre amis à titre de motivation pour l’écoute de la musique. Chez les jeunes « la consommation musicale tend effectivement à fonctionner comme un attribut et un indice d’appartenance à un groupe spécifique » (Bouillon-Dartevelle, 1984 : 161).

Nous avons eu l’occasion de signaler comment la vie culturelle et sociale des jeunes, particulièrement à travers leurs habitudes d’écoute de [125] la musique, remplissait une fonction rituelle importante : transgression des normes sociales usuelles, rituels de résistance, alternative fictive ou réelle aux contraintes sociales ou aux valeurs dominantes dans une sorte de jeu du refus de l’intégration inéluctable à la vie adulte. Une autre fonction rituelle est certainement celle de l’expression des attentes et des aspirations des jeunes ; elle traduit, dans un langage essentiel gestuel, visuel, leur refus, leurs rêves sans doute très idéalisés, voire la recherche d’une emprise quelconque sur un univers qu’ils perçoivent très souvent comme contraignant, sinon menaçant (Pronovost, 1988).

Toujours au plan des pratiques de sociabilité, les jeunes de 15 à 24 ans sont ceux qui passent le plus de temps soit entre amis, soit avec d’autres personnes, de même qu’à l’extérieur de la maison. Ainsi, les personnes de 15 à 24 ans passent environ 3 heures et demie par jour avec des amis, comparativement à moins d’une heure pour les personnes de 65 ans et plus. De même, les jeunes demeurent une heure de moins par jour à la maison, comparativement aux personnes de 45 à 64 ans et 4 heures de moins, comparativement aux personnes de 65 ans et plus.

C’est pourquoi nous avons encore parlé d’une « culture à deux temps ». La plupart des études sur les jeunes ont illustré que les jeunes sont davantage préoccupés par leur univers immédiat, qu’ils tentent de vivre intensément le temps présent, dans un cercle de relations sociales relativement fermées dont le loisir constitue le champ privilégié. Mais il y a aussi le temps à moyen terme, lequel fait définitivement partie de l’horizon temporel des jeunes, et qui fait en sorte que l’on retrouve chez eux l’idéal classique d’une vie familiale chaleureuse et d’un travail gratifiant. Entre ces deux temps, le passage est difficile, aléatoire, fait de va-et-vient, leurs loisirs leur servent de refuge, de défense, leur vie culturelle est marquée par leurs pratiques de solidarité, véritables stratégies de survie en attendant le monde des adultes auquel ils aspirent par consommation interposée.

Les « nouveaux retraités » :
l’identité à rebours ?


En contraste, la formation de l’identité sociale des personnes âgées a emprunté un tout autre cheminement. Ainsi, si les jeunes lisent de moins en moins, les personnes de 45 ans et plus lisent de plus en plus : il s’agit de la seule cohorte à avoir accru ses taux de lectures de livre depuis une décennie, et la seule à avoir des taux positifs d’accroissement de lecture dans toutes les catégories (journaux, magazines, livres). Il s’agit de [126] l’exemple le plus typique des transformations majeures des pratiques culturelles chez les personnes âgées. Elles affichent des taux de bénévolat égal ou supérieur à la moyenne, elles sont près de la moitié à pratiquer des « activités de mise en forme » ; à chaque année le taux de fréquentation des musée, théâtre, bibliothèque publique s’accroit d’environ 1% chez les personnes de 55 ans et plus !

En une décennie les personnes âgées ont considérablement comblé le « retard » qu’elles manifestaient antérieurement dans leurs pratiques culturelles, par rapport aux autres catégories d’âge.

Comme le souligne Claudine Attias-Donfut, les modèles et pratiques de loisir évoluent certes au cours des cycles de vie, mais chacune des générations et des cohortes a sa propre histoire. « L’effet de la retraite se cumule au double effet d’âge et de génération et ce triple déterminant temporel produit les pratiques spécifiques des retraités » (dans Paillat, 1989 : 129). De ces pratiques spécifiques, il faut noter « l’irruption du temps libre ». Aux effets d’âge, de génération et de période, s’ajoute ainsi un effet de retraite, lequel joue un rôle déterminant dans les « nouveaux loisirs » des retraités.

Les résultats d’une étude longitudinale menée par l’équipe de P. Paillat en France ont permis de souligner notamment que, tel que nous l’avons noté de manière indirecte par nos sondages, on a observé des changements importants dans les pratiques de loisir des personnes âgées au cours de la dernière décennie ; l’étude française en conclue qu’il s’agit essentiellement de la cohorte née dans la décennie de 1920 — et sans doute encore davantage de celle des années 1930 — plutôt que des cohortes antérieures ; il y aurait ainsi un effet spécifique de retraite pour les générations actuelles de retraités, effet qui va à contre-sens d’un modèle normatif du vieillissement autrefois prégnant.

Quelles conclusions en tirer quant à la formation de l’identité sociale chez les personnes âgées ? Tout indique qu’elles se sont réappropriées à rebours les modèles culturels de la génération de la révolution tranquille. C’est comme si elles avaient bénéficié, avec un certain décalage, des effets de période (le développement économique des années 1960 et 1970), cumulés avec une sorte « d’effet de retraite » lui-même favorisé par l’accumulation du capital. En d’autres termes, les personnes âgées ont peu à peu modifié leur modèle de référence pour s’approprier celui de la génération des « baby-boomers ». Elles sont passées de ce que nous qualifions « un modèle normatif du vieillissement » à un modèle de [127] consommation culturelle. Le modèle normatif dominant de la traversée dans les cycles de vie a longtemps été celui d’une sorte de retrait graduel des divers secteurs de l’activité humaine, comme si, en vieillissant, la densité du temps s’affaiblissait, la diversité culturelle devait se restreindre ; le « nouveau » modèle emprunte plutôt largement aux comportements des gens issus de la révolution culturelle qu’a connue le Québec.

Les rapports hommes-femmes :
mutation ou maintien des stéréotypes ?


On peut se demander comment les rapports hommes-femmes ont été modifiés par les situations auxquelles nous venons de faire référence, comment la formation de l’identité sociale chez les hommes et les femmes en a été ou non infléchie.

Une littérature considérable existe pour démontrer les changements profonds des rapports hommes-femmes dans pratiquement toutes les facettes de la vie en société, en dépit de jugements nuancés qu’il faut porter sur la lenteur de certaines transformations et sur la persistance des stéréotypes. En référence au propos de ce texte, on dira que l’identité sociale des femmes est certainement plus nette, plus prononcée, et ce, à travers des processus culturels et économiques qui ont permis l’émergence d’une telle identité féminine.

Nous voulons cependant faire remarquer que de profonds stéréotypes perdurent, notamment au plan de la gestion du temps et à celui de l’évolution des pratiques culturelles.

Pour ce qui est du temps, les études de budgets-temps confirment sans l’ombre d’un doute la prédominance de la division sexuelle des tâches dites ménagères, de même que des soins accordés aux enfants. Comme on le sait ce sont les femmes qui consacrent le plus de temps aux travaux domestiques et aux soins aux enfants ; quelle que soit l’enquête, cette division sexuelle du travail domestique demeure, même si le partage des tâches a tendance à être un peu moins inégalitaire depuis quelques décennies. Malgré tout, le temps consacré aux travaux ménagers et aux soins aux enfants peut être jusqu’à deux fois plus élevé chez les femmes qui travaillent par comparaison avec leur conjoint actif, et jusqu’à trois fois plus élevé chez les femmes dites inactives ; l’activité domestique des femmes sans emploi demande généralement plus de temps que le travail professionnel ; dans le cas des femmes occupant un emploi, l’effet des « deux tâches à plein temps » est bien documenté, l’enquête française [128] notamment indiquant que les femmes actives cumulent près de 70 heures de « travail » par semaine.

Chez les femmes, le rapport dominant est sans conteste déterminé par l’intégration des rôles féminins dans l’ensemble des activités quotidiennes. Ainsi, les études de budget-temps illustrent qu’en cette matière, malgré les progrès indéniables des dernières décennies, la division des rôles demeure encore très prononcée ; malgré des changements manifestes en ce domaine, les études récentes confirment ce diagnostic (voir Le Bourdais et al., 1987). De plus, les études de budget-temps ont permis de mesurer l’ampleur de ce qui a été appelé « le cumul des rôles », c’est à dire « les deux tâches à plein temps » —famille, travail — parmi la main-d’oeuvre féminine. La division sexuelle du travail social au sens large, les stéréotypes masculins et féminins définissent dans ses grandes lignes les constantes des rapports au temps chez les femmes.

De plus l’articulation entre le travail dit domestique et le travail salarié est prédominante, plus prédominante d’ailleurs que l’articulation des rapports au travail. Dans le cas du cumul de rôles déjà évoqué, par exemple, on note que celles qui bénéficient le moins de temps de loisir disponible sont les femmes qui travaillent à temps partiel, car s’observe un phénomène bien connu de maintien des charges familiales traditionnelles s’accumulant au travail. De nombreuses études ont par ailleurs illustré l’incidence du cycle de la vie familiale sur l’intégration au travail salarié chez les femmes et sur leur carrière professionnelle. On peut encore ajouter que les études de budget-temps ont démontré que dans l’évolution de l’utilisation du temps sur une longue période on peut observer chez les hommes actifs une diminution du temps consacré aux obligations familiales, et une augmentation des transports non-reliés au travail, dans des proportions à peu près équivalentes ; chez les femmes, au contraire, le temps consacré aux soins personnels a diminué, mais non le temps des obligations familiales. Quant au temps libre, il s’est accru de façon équivalente à la réduction du temps de travail, pour les hommes et les femmes.

Pour ce qui est des activités culturelles, cette fois, les différences observées entre les hommes et les femmes portent sur les niveaux et l’intensité de la pratique, les genres et les contenus. Un tel phénomène est manifeste dans les pratiques reliées aux habitudes de lecture et aux médias, de même que dans certains secteurs d’activités culturelles, et ce de manière déjà très marquée chez les jeunes. On ne saurait sous-estimer [129] l’importance des pratiques culturelles dans la socialisation aux stéréotypes masculins et féminins, dans l’apprentissage des univers « masculins » et « féminins » de comportements. La division sexuelle des intérêts et des pratiques prend souvent sa source dans la consommation des médias, dans les habitudes de lecture, dans la forte partition des loisirs entre les hommes et les femmes. Autant des efforts importants ont été faits en matière de non discrimination au travail et à l’école, autant il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur de la division sexuelle du loisir, calque de la division traditionnelle des rôles familiaux.

En d’autres termes, la « révolution culturelle » du Québec, à laquelle nous avons eu l’occasion de faire allusion, et qui a été en grande partie le fait de la cohorte des 30-40 ans de la décennie de 1970, a été également marquée par une diminution significative des stéréotypes masculins et féminins en matière de culture, essentiellement de par une plus forte participation masculine ; mais tel n’a sans doute pas été le cas pour la génération actuelle des retraités ; et tel est encore moins le cas chez les jeunes d’aujourd’hui, cette fois en partie à cause du déclin de la participation culturelle des garçons.

Conclusion

Sur la base de données longitudinales d’enquêtes portant sur les pratiques culturelles, nous avons identifié des « effets de générations » liés à la diversification des pratiques culturelles, tout particulièrement la formation de décalages majeurs entre la génération des nouveaux-nés de l’après-guerre, celle des jeunes d’aujourd’hui, et celle des « nouveaux retraités ». En résumant sommairement, nous dirons que chez les nouveaux-nés de l’après-guerre l’identité sociale a été formée sur la base d’une intensification et d’une diversification des pratiques culturelles, d’une participation directe à la « révolution culturelle » des années 1960 et 1970, d’une identification très nette à une culture en mouvement et qui se construit ; cette génération a bénéficié d’effets importants de conjoncture économique favorable. Chez les jeunes, le mode de formation de l’identité au contraire est largement inspiré de la culture de masse américaine, à travers les stéréotypes de la musique populaire ; ils ne se retrouvent pas face à cet univers culturel « adulte québécois » qu’ils n’ont pas construits, l’univers économique leur est hostile, de sorte qu’ils se cherchent ailleurs, sous forme d’une sorte de sociabilité musicale. Chez les retraités d’aujourd’hui, génération marquée par l’éthos du travail, ils [130] retrouvent une identité nouvelle par l’accès à de nouvelles formes de loisir et d’activités culturelles, c’est-à-dire, fondamentalement, en se réappropriant à rebours les modèles de comportements de la génération des baby-boomers. Quant aux rapports hommes-femmes, un long chemin reste encore à parcourir avant que les stéréotypes ne disparaissent dans le champ de la culture.

TABLEAU 1
Évolution des taux de participation culturelle
selon les cohortes, Québec, 1979-1989

18-24 ans

25-34 ans

35-44 ans

45-54 ans

Différence moyenne sur
une décennie

Fréquentation des musées

5,1

5,7

3,6

6,0

7,3

Lecture de journaux

1,0

5,6

0,6

0,2

1,8

Lecture de magazines

2,4

3,8

-2,4

1,4

4,6

Lecture de livres

-5,7

-12,8

-10,3

5,6

-1,8

Assistance au théâtre

2,7

5,4

10,1

3,4

8,5

Établissements culturels*

-17,4

-13,3

-5,1

-8,2

-13,9

Assistance à des spectacles**

-27,9

-12,1

-13,2

-33,0

-7,0

* Établissements culturels : index de participation à 6 établissements différents.
** Assistance à des spectacles : index de participation à 6 catégories différentes de spectacle.


Il s’agit de la comparaison des taux des cohortes de 1979 comparés à ceux de la tranche immédiatement supérieure en 1989 (par exemple les 25-34 ans de 1979 par rapport aux 35-44 ans de 1989).

[131]

TABLEAU 2. Évolution des taux de participation culturelle
selon les groupes d’âge, Québec, 1979-1989
*

18-24 ans

25-34 ans

35-44 ans

45-54 ans

55 ans et +

Fréquentation des musées

7,6

0,2

9,7

5,4

13,7

Lecture de journaux

0,8

2,0

-0,6

-1,2

5,7

Lecture de magazines

0,1

4,5

6,8

1,9

9,4

Lecture de livres

-5,7

-11,4

-8,6

3,9

13,4

Assistance au théâtre

3,9

3,3

9,6

14,2

14,3

Établissements culturels**

-15,5

-22,0

-4,4

1,0

8,3

Assistance à des spectacles***

-26,7

-11,5

-7,2

-5,0

-14,3

* Il s'agit de la différence entre le taux de participation, en 1989 et 1979, par catégorie d’âge.

** Établissements culturels : index de participation à 6 établissements différents.

*** Assistance à des spectacles : index de participation à 6 catégories différentes de spectacle.


TABLEAU 3
Évolution des taux de lecture selon les cohortes

25-34 ans

25-34 ans

35-44 ans

45-54 ans

Journaux

1,0

5,6

0,6

0,2

Magazines

2,4

3,8

-2,4

1,4

Livres

-5,7

-12,8

-10,3

5,6


Il s’agit de la comparaison des taux des cohortes de 1979 comparés à ceux de la tranche immédiatement supérieure en 1989 (par exemple les 25-34 ans de 1979 par rapport aux 35-44 ans de 1989).

[132]

TABLEAU 4
Temps consacré à diverses activités,
selon l’âge, Québec, 1986

À LA MAISON min/jour

AVEC DES AMIS min/jour

15-24 ans

851

215

25-44 ans

899

81

45-64 ans

988

78

65 ans et plus

1 165

66

MOYENNE

941

106

Source : Statistique Canada, enquête sociale générale 1986 (HARVEY, A., 1991), données tirées de MERCIER, M., 1990.

TABLEAU 5
Différences de participation culturelle selon les groupes d’âge,
entre les hommes et les femmes, 1979 et 1989

MUSÉES

SPECTACLES

ÉTABLISSEMENTS

1979

1989

1979

1989

1979

1989

18-24

-9,6

-11,4

18-24

-2,7

-4,7

18-24

-0,5

-5,6

25-34

0,0

0,2

25-34

3,3

-2,9

25-34

1,3

-3,0

35-44

-10,0

-7,7

35-44

0,0

-5,1

35-44

-4,8

1,4

45-54

-3,8

-6,4

45-54

6,9

-2,9

45-54

9,1

-,09

JOURNAUX

MAGAZINES

LIVRES

1979

1989

1979

1989

1979

1989

18-24

10,6

-4,6

18-24

14,3

9,8

18-24

24,5

22,9

25-34

0,0

-10,8

25-34

17,4

-0,5

25-34

26,5

25,8

35-44

-8,0

0,5

35-44

9,5

18,0

35-44

13,9

25,6

45-54

0,0

-4,4

45-54

10,8

3,3

45-54

21,4

20,4


Il s’agit de la différence des taux de participation entre par exemple les femmes de 18 à 24 ans et les hommes du même âge en 1979 ; une différence négative indique un taux plus élevé chez les hommes, et une différence positive un taux plus élevé chez les femmes ; ainsi pour ce qui est des musées, les femmes de 18 à 24 ans ont vu leur taux inférieur de participation (-9,6%) de 1979 s’accroître encore davantage en 1989 (-11,4%), comparativement aux hommes du même groupe d’âge.

[133]

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[134]



[1] Pour de plus amples détails on pourra se référer à notre analyse de l’enquête menée en 1989 (PRONOVOST, 1990) dans laquelle nous procédons à quelques comparaisons sommaires avec l’enquête de 1983, ainsi qu’à notre article cité à la note suivante.

[2] Gilles Pronovost, « Générations, cycles de vie et univers culturels », Communication au IIIè colloque du Regroupement québécois des sciences sociales, 1990, à paraître dans Loisir et société, 15, 2, automne 1992.

[3] Idem.

[4] Les emplois du temps des Français, 1989, p. 9.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 février 2020 19:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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