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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Pourchez, “TRADITIONS DISCIPLINAIRES NATIONALES ET RÉFLEXIVITÉ. Pourquoi l'approche réflexive est-elle si peu valorisée en France ?”. Un article publié dans la revue Cahiers de sociolinguistique, no 14, nouvelle série. Numéro intitulé: “Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de re-cherche.” Presses universitaires de Renne, 2010, pp. 67-84. [Autorisation accordée par l'auteure le 28 juin 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[67]

Laurence Pourchez

TRADITIONS DISCIPLINAIRES
NATIONALES ET RÉFLEXIVITÉ
.

Pourquoi l'approche réflexive est-elle
si peu valorisée en France ?


Un article publié dans la revue Cahiers de sociolinguistique, no 14, nouvelle série. Numéro intitulé : “Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de recherche.” Presses universitaires de Renne, 2010, pp. 67-84.

The Hermeneut's Dilemma, or, A Jargon Poem
(extrait)

[…] Then with heartfelt apoplanesis he cried,
O come, interlocutor, give me your ear !
In my pathopoeia I've slandered and lied ;
Now of my grim project this discourse you'll hear.

Jane Kepp, in James Clifford "Preface", Writing Culture, 1984.
I've dabbled in vile phenomenological rites,
And joined in a secret synecdoche
Squandered my received knowledge in bibulous nights,
And embraced epistemological heresy. [...]


INTRODUCTION

Pourquoi l'approche réflexive est-elle si peu valorisée en France ?

En 1982, Gerholm et Hannerz ont, dans un numéro spécial de la revue Ethnos consacré aux anthropologies nationales, émis l'hypothèse selon laquelle certaines différences présentes entre anthropologies nationales pourraient provenir des différences entre systèmes culturels au sein desquels sont formés les [68] anthropologues. Pour ces deux auteurs, il pourrait y avoir une corrélation entre la manière dont l'anthropologue a été formé, en tant que scientifique mais surtout en tant qu'individu inséré dans un contexte culturel donné, et sa manière de voir les choses, de pratiquer l'anthropologie. À l'inverse, on ne peut nier une internationalisation croissante des débats au sein de la discipline (Genest, Bariteau, 1987, Copans, 2000). En effet, l'anthropologie se trouve insérée dans un processus mondial de circulation de l'information et des idées qui permet, de plus en plus, aux idées venues d'Outre-Atlantique de pénétrer en Europe (alors que la réciproque, n'est, si l'on excepte la très large audience en Amérique du nord de chercheurs comme Foucault ou Bourdieu, pas forcément évidente).

La mondialisation des débats est réelle, principalement depuis le début des années 1980, avec l'avènement d'internet et des bouleversements qui en ont découlé, tant du point de vue de la circulation de l'information que de la diffusion des idées. Néanmoins, malgré une tendance à l'internationalisation des terrains et des idées, on ne peut nier la persistance de traditions nationales de la discipline. Elles constituent, écrit Jean Copans « [...] le point aveugle de la discipline ; un ethnocentrisme très "paroissial", profondément anti-anthropologique par sa nature même ». La survie de ces traditions, poursuit-il, hypothèque même l'avenir de la discipline elle-même : « L'incapacité à remettre concrètement en cause ses déterminismes, qui sont parmi les plus anciens de l'anthropologie, mais à l'efficacité des plus redoutables, dévalorise ses ambitions comparatistes et universalistes » (2000 : 21).

Il ne s'agira pas ici de donner des anthropologies nationales une vision culturaliste ou culturalisante mais de montrer que, si l'internationalisation des débats est réelle, il n'en demeure pas moins que, parallèlement, les traditions anthropologiques d'un pays, les formations dispensées dans les universités, notamment au travers des cours de méthodologie dispensés aux apprentis chercheurs, des colloques, de ce qui est véhiculé de l'anthropologie d'un pays ont une influence sur l'évolution des traditions anthropologiques nationales.

Je développerai ici l'hypothèse selon laquelle le manque d'intérêt des anthropologues français à l'égard de la réflexivité est pour partie la conséquence de traditions disciplinaires nationales qui, si elles prédisposaient peut-être les anthropologues américains ou canadiens à s'interroger sur leurs propres pratiques, n'y ont pas préparé les anthropologues français, englués dans un passé disciplinaire davantage marqué par la colonisation et les dérives anthropologiques que cette période a induit.

Cet article est construit sous la forme d'un va-et-vient entre théorie anthropologique et observations (pas toujours participantes) et réflexions personnelles. Aussi, charité bien ordonnée commençant par soi-même, il me semble nécessaire de préciser ici les raisons qui m'ont poussé à m'intéresser à la réflexivité.

[69]

BIOGRAPHIE ET INSERTION SUR LE TERRAIN :
DE L'UTILITÉ D'UN AMANT AUTOCHTONE...


Séquence émotion (ou frisson, au choix) :
1996, inscription en thèse, mon premier déplacement à Paris.
Envisager différemment les notions de corps et de réflexivité...

Formée en maîtrise et en DEA (Bac + 5) à l'université de La Réunion de manière on ne peut plus "traditionnelle", à une anthropologie qui valorisait à l'extrême l'anthropologie africaniste et méprisait les études créoles pour raison d'hybridité « Vous feriez mieux de choisir un vrai terrain, en Afrique de l'ouest ou à Madagascar... », je commençais ma thèse de doctorat à I'EHESS et avais obtenu un rendez vous avec un chercheur qui m'avait été chaudement recommandé par plusieurs collègues comme une personne ressource susceptible de me permettre d'enrichir ma réflexion. Intimidée par le lieu (un laboratoire prestigieux) et par le décor (constitué par une multitude d'artefacts recueillis sur le terrain), je lui posais les questions d'usage, celles sans doute, que pose tout jeune apprenti anthropologue : comment amorcer la relation à l'autre, comment mettre en place cette insertion sur le terrain que tous les ouvrages décrivaient comme fondamentale ? La réponse à ces questions me surprit quelque peu car il y fut question de mon statut matrimonial, de l'éventualité d'une relation qui aiderait à mon insertion... Je déçus, sans doute, mon interlocuteur, lui expliquant que ma question concernait juste la manière de construire ou de conduire les entretiens car, j'avais choisi de mener mes recherches sur le lieu d'origine de ma famille, qui était également mon lieu de résidence, soit en un lieu qui m'était familier, où ma famille était connue, ce qui ne nécessitait pas la prise d'un amant local pour lui soutirer contacts et renseignements...

Mon interlocuteur ne sembla pas s'apercevoir de l'aspect ironique de ma réponse. Ce fut là, sans doute, pour moi, même s'il y en eut d'autres par la suite (toujours le fait des chercheurs et de leurs attitudes tant sur le terrain que dans leurs rapports aux autres chercheurs) l'équivalent du « traumatisme du terrain » que Sophie Caratini (2004) considère comme le début de l'ontogenèse de la démarche anthropologique.

Séquence émotion (encore)
sur un mode plus biographique :

Je suis née de mère réunionnaise et de père français [1], porteuse de (d'au moins) deux traditions, de deux systèmes culturels, ou peut-être, davantage, d'un continuum culturel au sein duquel je peux me déplacer selon les situations, les registres sociaux. À l'île de La Réunion, où je vis et travaille, et d'où ma famille maternelle est originaire, les enfants issus de ce type d'union sont nommés Zoréol, terme construit à partir de zor-, des trois premières lettres de Zorey, qui désigne, parfois sur un mode assez péjoratif les métropolitains, et du terme Kréol amputé de son K, kréol définissant fréquemment les individus métis nés dans l'île. Je suis  [70] donc, comme Zoréol supposée être une semi-Zorey porteuse d'une créolité tronquée, la représentation du Zoréol étant, dans mon cas, renforcée par un phénotype pour le moins "métropolitain" qui fait paraître suspectes les références que je fais parfois à mes ancêtres malgaches (bien réels). Cette double, voire multiple présence a, sans doute, largement influencé mon parcours scientifique et ma réflexion, comme elle a influencé, et pèse toujours sur certaines attitudes présentes à mon égard, de racisme parfois (trop blanche ... ou pas assez), de "doudouisme" également devant mon "exotisme" pour le moins étrange (y compris dans certains milieux "scientifiques" métropolitains) « alors, vous venez de La Réunion ? Vous ne faites pas créole ! Vous n'êtes pas trop dépaysée ? Il fait froid chez nous... ». Je passe sur les questions liées à la faune locale ou au volcan...

PETITE APPROCHE
D'AUTO-ANALYSE RÉFLEXIVE


Mon histoire commence dans la parenté biologique, dans la pluralité d'une histoire familiale sans doute complexe mais semblable à celle de tous les enfants de seconde génération nés de parents issus de cultures différentes.

Conçue, donc, et née en France un peu par hasard, d'une mère réunionnaise et d'un père français qui s'étaient rencontrés dans les années 1950 en Afrique de l'ouest, j'ai grandi à la fortune des mutations et promotions paternelles, ayant la chance d'avoir une mère au foyer toujours présente et disponible, entre une culture française qui était mienne à l'école ou chez les copines sans l'être totalement à la maison et une culture réunionnaise transmise par ma mère et par ma grand-mère maternelle, qui vécut avec nous jusqu'à son décès. Ces deux cultures "ambiantes" étaient complétées par les transmissions familiales consécutives au vécu de mes parents qui avaient vécu près de dix ans en côte d'Ivoire, au Bénin et au Sénégal (où ils étaient en partie ostracisés, rejetés par certains membres des cercles d'expatriés en raison de l'origine réunionnaise de ma mère). Plus tard, alors que j'avais huit ans et que nous vivions dans le nord de la France, j'ai été également fortement influencée par la culture de ma meilleure amie de l'époque, dont le père, lui-même meilleur ami du mien, était de confession juive et rabbin.

De mes grands-parents, paternels et parisiens, et de mon grand-père particulièrement (ma grand-mère m'ayant, quant à elle, légué un dangereux penchant pour le chocolat et les douceurs), j'ai gardé un goût prononcé pour la prise de notes, pour les collections (il était percepteur et philatéliste) et pour le besoin de savoir et de comprendre ce qui m'entoure. Bien que parfois (souvent en fait...) agacé par mes questions incessantes, mon grand-père me répondait toujours ou me mettait en position de répondre par moi-même à mes interrogations en me mettant face à un livre ou dans une situation susceptible de m'aider à y répondre en divers endroits, au Musée de l'Homme, au Palais de la Découverte notamment,

De ma grand-mère maternelle et réunionnaise (mon grand-père étant décédé avant ma naissance), j'ai gardé l'image d'une vieille dame très digne, toujours vêtue de noir, ne sortant jamais sans son chapeau, noir lui aussi, qui me disait [71] « mon enfant », me vouvoyait et me prenait sur ses genoux dans les plis d'une jupe que je pensais alors gigantesque pour me raconter des zistwar ti zan et surtout grandiab [2] (celui que je préférais et dont je me souviens le mieux). Cette culture créole réunionnaise [3], malgré mon jeune âge, j'en avais surtout conscience à certains moments de mon existence, le dimanche pour la messe (j'étais souvent la seule à porter une robe blanche) et le kari volay [4] qui lui succédait, lors du passage de cousins toujours porteurs de cadeaux magiques, fruits, safran, gingembre ou achards, ou lors des fêtes familiales quand les disques des Jokary étaient sortis et que mes parents dansaient le séga, le vendredi saint (jour de fête pour moi car nous mangions du rougay moru [5]) ou, quand en raison de mon caractère assez vif, ma mère laissait échapper quelques trop rares mots de créoles ... (J'ai du reste, parfois tenté de reproduire ces situations afin de pouvoir enrichir mon lexique).

De cette histoire faite de transmissions culturelles plurielles mais sans doute partielles (car je ne crois pas que des transmissions culturelles exhaustives puissent exister) résulte le fait que je ne m'identifie pas comme zoréol (mi zorey -métropolitain -, mi kréol), comme véhiculant deux demi-cultures, pas plus que je ne peux revendiquer la présence en moi de deux cultures entières et "pures". Deux trois-quarts peut-être ? Pour lesquels il faudrait envisager un nouveau néologisme... j'ai en fait davantage le sentiment de me déplacer au sein d'un continuum culturel choisissant, selon les contextes, la place, l'attitude, les référents culturels, les pratiques langagières à adopter.

En fait, j'ai souvent l'impression que l'image que les Autres ont de moi participe à mes recherches sur le corps et la créolité, que ma présence agit à la manière d'un réactif chimique sur les gens avec lesquels je suis en contact : leur attitude me renseigne sur les stéréotypes des sociétés auxquelles ils appartiennent, sur l'évolution de ces stéréotypes et sur leur diffusion au sein des sociétés. Ainsi à [72] La Réunion, je me suis aperçue que les interrogations face à ma "réunionnité" étaient plus fréquentes dans certains milieux de militants culturels ou d'universitaires qui tendent à vouloir réduire les racines des Réunionnais aux apports indiens, africains ou malgaches, refusant, par là même, l'idée de l'hybridation et de ses conséquences possibles sur le phénotype des individus. Certaines réactions relèvent même de ce qu'il faut bien nommer du racisme.

Dans le reste de la population ou avec mes interlocutrices et interlocuteurs, passé un premier moment d'étonnement (davantage face à mon absence d'accent réunionnais que face à ma couleur de peau, ce qui montre toute l'importance de la langue dans les processus d'identification), je suis fréquemment identifiée comme réunionnaise originaire du Sud de l'île (il y a, dans le Sud, de nombreux blonds aux yeux bleus ou verts), ayant fait ses études dans l'Hexagone.

Un phénomène assez similaire se produit lorsque je suis en Métropole : de manière assez paradoxale, le milieu universitaire est celui dans lequel je suis le plus confrontée à des stéréotypes concernant la créolité. Ces stéréotypes peuvent concerner soit mon nécessaire manque de formation (par une origine "provinciale" - à entendre comme un signe de non appartenance à certains réseaux parisiens-), soit associés à ce que devrait être ma couleur de peau (créole = peau noire). Ce sont en fait les truismes concernant les chercheurs autochtones que l'on me renvoie.


RÉFLEXIVE, LA THÉORIE...

Seconde fondation...

« L'anthropologie a-t-elle besoin de traditions propres pour vivre, pour fabriquer son projet et ses terrains, sa langue ? »

Pour Jean Copans un danger est présent :

« Au-delà du caractère pléonastique de cette question ne faudrait-il pas craindre le contraire, à savoir que l'anthropologie reste prisonnière de ses traditions, même si elle dit ouvertement les critiquer et les déconstruire de manière permanente ? » (Copans, 2000 : 21).

La réflexivité est issue de la critique de l'anthropologie. Selon Weber et Lambelet, elle se définit comme :

« Méthode d'enquête et d'analyse qui repose sur l'attention que porte l'enquêteur à sa position dans les univers indigènes et à la traduction qu'il opère lorsqu'il intervient comme chercheur dans les univers académiques ou politiques » (Weber et Lambelet, 2006 : 1).

Les prémices de ce courant sont apparues aux États-Unis à l'entour des années 1950, issus du courant dit de la modernité et sans doute, influencés par les travers identifiés et critiqués de l'approche culturaliste. Il est à noter que, bien que de nombreux travaux français (africanistes pour beaucoup) aient été inspirés par le culturalisme, au moins dans les interprétations effectuées par les chercheurs, avec une nette tendance à la généralisation abusive (du type : « chez les M.... on observe, ou chez les S.... les rituels se font de telle manière...) cette remise en [73] cause tarde à avoir des effets réels sur les travaux français. De manière assez paradoxale, il est fréquent, dans les rumeurs qui, en France, font et défont (à tort le plus souvent et avec des méthodes parfois proches de celles du harcèlement moral) les réputations des chercheurs, d'entendre de telle étude qu'elle est culturaliste (honte suprême), alors que sans doute, peu de traditions anthropologiques sont, du fait de l'héritage colonial et des étiquettes que cet héritage a collé sur les peuples, aussi culturalistes que l'anthropologie française.

L'épistémologie réflexive s'est surtout développée à la suite de l'anthropologie post-moderne (Giddens, 1994), située au cœur des débats de l'anthropologie nord-américaine. Elle a, de manière paradoxale, été largement nourrie de travaux français : ceux de Pierre Bourdieu (2001 ; 2004), qui est fréquemment, tant il est reconnu Outre-Atlantique, considéré par les étudiants nord-américains comme un chercheur anglophone, ceux de Michel Foucault auquel des chercheurs comme Paul Rabinow (1986) font fréquemment référence et qui alimente leur réflexion. Leurs travaux, revisités au regard de la pensée nord-américaine, ont largement contribué, depuis la fin des années 1970, au renouvellement de la discipline par une réflexion de fond sur ses objectifs et ses méthodes :

« Un de mes buts est de fournir des instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le sujet de la connaissance, non pour détruire ou discréditer la connaissance (scientifique), mais au contraire, pour la contrôler et la renforcer. La sociologie, qui pose aux autres sciences la question de leurs fondements sociaux ne peut s'exempter de cette mise en question [...] Dans une intention qui n'est pas de détruire la sociologie, mais au contraire de la servir, de se servir de la sociologie de la sociologie pour faire une meilleure sociologie » (Bourdieu, 2001 : 15, 16).

Dans les pays anglophones, la fin des années 1960, les années 1970, voient le questionnement de l'ensemble de la discipline et de ses méthodes. Avec le courant dit de l'ethnométhodologie (Garfinkel, 1967), c'est le contexte d'élocution des sujets d'étude qui est reconnu et Pris en compte. Des chercheurs comme Clifford Geertz - notamment 1973 - (qui rejoint en cela les préoccupations de Pierre Bourdieu) interrogent la méthodologie mise en oeuvre lors des enquêtes, le lien à établir entre ce que cherche l'anthropologue, ses objectifs, et la manière dont il s'y prend pour parvenir à ses fins. Geertz remet également en question le texte anthropologique lui-même en posant la question de sa spécificité, des conditions de sa production. Pour cet auteur, le texte anthropologique relève d'une "traduction" qui implique l'intégration, dans la production textuelle, de la subjectivité du chercheur (1988). Pour Paul Rabinow, ce sont les conditions de production du savoir anthropologique qui sont à reconsidérer et à interroger (1977). Comme le souligne Christian Ghasarian, « Chaque texte écrit par des chercheurs en sciences humaines n'est pas le reflet d'une réalité mais plutôt celui d'une sensibilité » (Ghasarian, 2004 : 13). Certains auteurs proposent donc une anthropologie àplusieurs voix, celle de l'anthropologue, mais aussi celles des témoins de la recherche « Voice is a struggle to figure out how to present the author's self while simultaneously writing the respondents' accounts and representing their selves » (Hertz, 1997 : xi).

[74]

L'hypothèse formulée ici est que l'évolution de l'anthropologie ne peut se faire que par une prise en compte réelle tant du chercheur que de ses interlocuteurs dans le processus de recherche. Une telle avancée (et ce terme suppose que la recherche progresse, et que ce fait puisse être démontré, notamment par l'évolution des publications scientifiques) nécessite de s'interroger sur la manière dont une approche qui se voudrait réflexive pourrait transformer les paradigmes de la discipline, en inscrivant la recherche dans une histoire de vie et de recherche et dans une histoire tout court, en l'intégrant dans un vécu, par rapport à l'affiliation (ou à la non affiliation) à une société donnée, en fonction de relations interindividuelles.

Cette approche suppose également qu'il pourrait y avoir, pour le chercheur comme pour son interlocuteur (son informateur disait-on autrefois) plusieurs manières, qualitativement différentes, de participer à une société, de s'y affilier ou non (et pas d'y « appartenir »), ce qui postule également, non un rapport chercheur/informateur, le chercheur se situant en surplomb mais une co-construction faisant de l'anthropologie une science nécessairement constructiviste.

Les recherches de Shulamit Reinharz s'intéressent à la vie dans un kibboutz. Étant elle-même américaine et de confession juive, donc à la fois dans et hors de la micro société qu'elle étudie, cette anthropologue se trouve dans une situation relativement comparable à la mienne au regard de la société réunionnaise (dedans et dehors). Analysant ses notes de terrain, elle classifie ses différentes manières d'être elle-même lors de ses recherches. Elle définit environ vingt états distincts qu'elle classe en trois groupes :

« - Research-based selves : being sponsored, being a researcher, being a good listener, being a person who has given feedback, being a person who is leaving

- Brought selves : being a mother, having relatives, being a woman, being a wife, being an American, being a Jew, being an academic, being 33 years old, being a dance enthusiast, being a daughter

Situationally createdselves : being a resident, being a worker, being a friend, being a psychological/social worker, being chronically exhausted, sick, and sometimes injures (1997 : 5).

Pour l'auteur, ces états successifs ou simultanés influencent et la teneur de la relation aux témoins et la manière dont la recherche sera vécue, interprétée et écrite.

Comme le rappelle François Laplantine :

« Du même phénomène social, il n'y a pas une seule, mais une pluralité de descriptions possibles - l'ethnographie pouvant alors être qualifiée de polygraphie-, et de la même description, il y a encore toute une série de lectures possibles. Jamais trois ethnologues confrontés au même « terrain » (par exemple Korn, Bateson et Geertz à Bali) ne donneront une description identique, et jamais les lecteurs potentiels de ces trois ethnologues ne feront tout à fait la même lecture. » (1996 : 105)

D'autres chercheurs, enfin, analysent le processus d'écriture, la restitution de la recherche et la production du discours anthropologique. C'est le cas de James [75] Clifford et Georges Marcus -1984-, ou Georges Marcus et Mickaël Fischer -1986- ainsi que Mondher Kilani (1990) qui, bien qu'enseignant en Suisse, contribue à la réflexion nord-américaine et est, sans doute pour partie, à l'origine de la pénétration du courant de la réflexivité en Europe.

James Clifford, qui fait fréquemment référence à Michel Foucault ou Michel de Certeau pour leurs réflexions sur la littérature, remarque que, pendant longtemps, les représentations associées au processus d'écriture en anthropologie le réduisait à des méthodes : la prise de notes sur le terrain, faire des cartes, rédiger la version finale, le résultat des recherches menées, comme s'il n'y avait, dans l'écriture de la recherche anthropologique, qu'une rhétorique froide. Or, il y a, pour lui comme pour les chercheurs qui participent à sa réflexion, dans l'écriture anthropologique, interpénétration de la subjectivité du chercheur, de la poétique et du politique, d'aspects académiques tant que de procédés littéraires (1984 : 2). Il est tout à fait intéressant de noter à quel point la pensée française a nourri la réflexivité et si j'affirme dans un premier temps de cet article que ce courant est né Outre - Atlantique, Clifford pour sa part attribue la paternité de la réflexion à des chercheurs comme Leiris (1950), ou, à Balandier (1951), Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor (1984 : 9) pour leurs écrits sur les conséquences de la période coloniale française.


ET EN FRANCE ?
RÉFLEXIVITÉ ET TRADITION
ANTHROPOLOGIQUE FRANÇAISE


Fondation et empire...

Paradoxalement si les écrits français ont alimenté le débat nord-américain et si, dès la fin des années 1980, la réflexivité était, aux Etats-Unis, un phénomène de mode (Ghasarian, 1997), en France, l'influence du chercheur sur la teneur et l'évolution de ses recherches ont longtemps été et constituent toujours en partie un sujet tabou, l'un des « non-dits » [6] de l'anthropologie. En effet, cette science, qui se définit comme anthropos logos, science de l'Homme, garde une tradition issue du passé colonial de la France du début du XXè siècle. Elle est fréquemment présentée, dans les enseignements ainsi que dans la majeure partie des publications scientifiques françaises, telle une entité globale et figée structurée autour de champs sous-disciplinaires bien distincts (la parenté, la religion) ou géographiques (l'anthropologie africaniste, l'anthropologie américaniste). Elle se caractérise par la présence de grands domaines de recherche, prestigieux ou non (il est plus "prestigieux" de travailler sur la parenté que de s'intéresser à l'enfance, davantage « dans l'intérêt du chercheur [7] » d'étudier un peuple à l'altérité évidente [76] aux yeux d'un européen qu'une créolité somme toute si proche du monde moderne).

Les chercheurs qui remettent en cause cette tradition coloniale sont, non seulement relativement peu nombreux, mais aussi, ils s'exposent, comme on le verra plus loin, à la critique de leurs collègues. Leiris, en décrivant les conditions de la collecte d'objets en Afrique de l'ouest, y a jadis perdu l'amitié de Griaule :

« [...] Nous décidons d'entrer dans la cour : la case du kono est un petit réduit fermé par quelques planches (dont une à tête humaine) maintenue par un gros bois fourchu dont l'autre extrémité s'appuie à terre. Griaule prend une photo et enlève les planches [...] Griaule prend deux flûtes et les glisse dans ses bottes, nous remettons les choses en place et nous sortons » (1934 : 103)

Plus loin, il décrira, ce qui était particulièrement osé pour l'époque, ses manques en terme de sexualité, tout en expliquant l'impact de ces frustrations sur ses relations avec ses collègues de l'équipe ainsi que pour la poursuite des enquêtes elles-mêmes : « 14 novembre. Nouvelle pollution nocturne. [...] Les rapts continuent en dehors de cela, et les informations, Sanctuaires et trous où l'on jette les vieux masques sont systématiquement explorés » [8].

Décrire ses états d'âme, ses états corporels, ses peurs durant une enquête paraît impensable pour certains et Jeanne Favret Saada, qui décrit, elle aussi les coulisses de son terrain et leur influence sur la teneur des matériaux ethnographiques recueillis n'y échappera pas (Favret Saada, 1977).

La critique, rédigée par Constant Hamès en 1996, de l'ouvrage de Sophie Caratini, Les enfants des nuages, témoigne de ce refus de nombreux chercheurs d'interroger les conditions de production du savoir anthropologique : « Pourquoi la publication de ce récit sur près de trois cents pages ? Dans quel intérêt ? Avec quelles conséquences ? » (Hamès, 1996 : 136).

Observation relativement participante à l'issue d'un colloque prestigieux il y a quelques années et lors de quelques séminaires (séquence frisson) :

Paris : trois jours de présentations et de communications passionnantes. Le colloque s'achève et je reprends mes notes : les deux tiers des communications ont concerné des sociétés d'Afrique de l'Ouest. J'ai noté la présence de deux Africains dans la salle.

Quelques points m'étonnent quelque peu : l'ancienneté des "données" présentées, comme si les discours relevés il y a vingt ou trente ans étaient toujours pertinents aujourd'hui, comme si les sociétés d'Afrique de l'Ouest étaient figées dans un immobilisme réducteur, comme si les cultures se réduisaient à des techniques du corps intemporelles et à des rites de classes d'âge qui ne varieraient pas, ne se transformeraient pas sous le coup de l'évolution des sociétés, comme si le fait d'avoir fait du terrain en un lieu donné il y a vingt ou trente ans donnait au chercheur une légitimité scientifique à vie sur une société donnée. Pour certains anthropologues en effet, le terrain de thèse constitue la principale expérience de [77] l'altérité de leur existence et s'ils souhaitent faire carrière, ils se consacrent à la théorie (ou disent le faire), ce qui constitue aux yeux de beaucoup un gage de sérieux et leur permet de vouer leur temps à des tâches plus nobles que celles qui seraient dévolues aux anthropologues de terrain, ceux-là même qui pratiquent une anthropologie appliquée (par opposition, ou plutôt en relation inégalitaire avec une anthropologie fondamentale supposée être plus prestigieuse).

Avec ma voisine, d'origine malgache (comptabilisée au nombre des deux Africains présents dans la salle), nous nous sommes livrées à un petit comptage et à une analyse du discours des intervenants. En une Journée, en l'espace de quelques heures (7 heures en fait, du début des communications, à 9h, à leur clôture à 18h), 24 adjectifs possessifs ont été prononcés, de manière le plus souvent inconsciente par les orateurs « Alors, chez mes malgaches... », plus consciente peut-être, par les présidents de séance « Chère madame, et chez vos Serrer, comment cela se passe-t-il ? ».

Une fois que le chercheur a recueilli les données, il se les approprie, les archive, les classe, comme s'il s'agissait d'artefacts figés que l'on range dans des boîtes, comme s'ils constituaient une collection, une propriété exclusive que l'on peut présenter à l'envi. Les adjectifs possessifs employés de manière consciente ou inconsciente, les attitudes des chercheurs, révèlent un marquage géographique, une appropriation du terrain (de leur terrain). Nombreux sont, du reste, ceux qui se présentent ainsi : « je suis ... mon terrain est... ».

Cette appropriation du terrain se caractérise également par un effacement de l'informateur à l'origine des données. La source de l'information, une fois que celle-ci est obtenue, ne compte plus et souvent, les données sont présentées sans qu'à aucun moment, n'apparaisse une référence à la personne ou aux personnes qui ont fourni l'information, ou au contexte et à la conduite de l'enquête. Il n'est pas question de restitution, de participation aux transmissions culturelles puisque les données appartiennent au chercheur ... Ce dernier connaît son terrain, en est seul spécialiste. Les données sont alors déconstruites (triées, classées selon un ordre choisi par le chercheur) pour être reconstruites. L'altérité disparaît derrière l'écriture du chercheur, derrière son interprétation de la réalité, dans la manière dont il va lire et, de manière inévitable, transformer les données fournies par ses informateurs.


L'OBSERVATION PARTICIPANTE :
FAUT-IL ÊTRE DEDANS OU DEHORS ?


Retour au terrain (vécu cette fois sous un angle géographique et impliquant la mise en place de relations humaines comportant une ou des interactions). Depuis Malinowski, les manuels d'anthropologie préconisent ce qu'ils appellent « l'observation participante ». Mais est-il possible d'observer tout en participant ou de participer tout en observant ? Ne devrait-on pas davantage parler, au mieux, de participation observante ? En effet, le chercheur, s'il veut observer, doit d'abord participer à la société à laquelle il s'intéresse. S'il est étranger, même cette participation est problématique et devra être négociée et souvent, le chercheur ne pourra voir ou entendre, que ce qu'on lui laissera voir ou entendre, [78] car, quoi qu'il arrive, quelles que soit ses illusions en ce domaine (qu'il se sente accepté ou pas, qu'il ait, ou non épousé un ou une autochtone) il est, et restera un étranger. Certes, il participera, mais avec un statut d'étranger dont, parfois, il ne s'apercevra même pas. D'un autre côté, s'il y participe, comment peut-il, dans le même temps, les observer avec cette attitude distanciée qui est recommandée dans les livres (la fameuse "distance" par rapport à l'objet de recherche) ?

La séparation des deux termes « observation/participante »semble nécessaire. Il y aurait d'abord la participation qui aurait comme finalité une observation a posteriori, menée dans un souci de traduction de la participation. L'entreprise est-elle viable quand le chercheur est totalement étranger à la société qu'il étudie ? Ne risque-t-il pas, à un moment donné, d'être tenté de construire une réalité qui lui échappe en partie ? Là encore, nous nous trouvons face à un paradoxe : car l'anthropologie est présumée être une science de l'Autre, une science qui se soucie de l'Autre. Les questions posées par l'anthropologue sont censées lui permettre de traduire l'Autre, d'envisager la manière dont il se les pose afin de comprendre sa réponse. Mais peut-être cette compréhension, la manière dont l'anthropologue pense pouvoir se mettre à la place de l'Autre constituent elles une illusion ?

Autre séquence émotion...
où l'on voit la relativité des « matériaux »
recueillis par les anthropologues


Une autre observation effectuée il y a quelques années dans un prestigieux séminaire parisien me semble à elle seule résumer cette illusion : un jeune conférencier, venant de soutenir sa thèse de doctorat dans un laboratoire lui aussi prestigieux, venait assez brillamment, de montrer que, dans la société d'Afrique de l'ouest où il mène ses recherches, où il pratique une observation participante, les rites d'initiation liées aux classes d'âge sont inexistants, ce qui constituait, disait-il, une découverte d'importance pour l'anthropologie africaniste. Dans la salle, un auditeur, seul individu au phénotype [9] africain de l'assistance, avait semblé être particulièrement touché par la prestation du conférencier. Aux premiers instants du débat suivant la présentation, il prit la parole, s'excusant [10] tout d'abord de se manifester devant un auditoire aussi savant, pour ensuite, expliquer que la société présentée était la sienne, qu'il y avait grandi et que les données présentées par l'orateur étaient fausses. Les initiations associées aux classes d'âge existaient bien dans son village, il les avait vécues .... Malaise dans la salle, fureur immédiate de l'orateur qui rétorque qu'un tel discours remet également en cause les travaux de L., chercheur africaniste célèbre ayant fait son terrain dans la même population. À nouveau, réponse timide mais ferme de l'auditeur qui affirme qu'il n'a tout de même pas inventé sa propre initiation et [79] qu'il pourrait se faire accompagner de tous les garçons de son village ayant vécu le même rite de passage et les mêmes initiations... fureur redoublée du conférencier qui accuse pratiquement l'auditeur de mentir. Ce dernier, souhaitant sans doute mettre fin à un débat stérile finit par dire dans un souffle : « si vous pensez que nous déballons, comme ça, toute notre vie et des choses qui doivent être cachées à tous les Blancs qui débarquent chez nous.... ».

Cette observation pourrait servir de justification à une anthropologie qui ne pourrait être que « chez soi », science qui postulerait que seul un chercheur autochtone pourrait travailler sur sa propre société, sur un terrain qui lui serait familier. En effet, depuis une dizaine d'années, un courant, à l'origine principalement représenté dans les travaux anglophones [11] et largement influencé par les apports des anthropologues autochtones, tend à vouloir légitimer cette approche. Cependant, l'origine du chercheur, sa familiarité d'avec le terrain ne constituent pas un gage d'insertion ou de qualité de la recherche à venir. Bien au contraire. En effet, si le chercheur n'a aucune possibilité de relecture de son vécu, de son histoire, aucun moyen de "jouer" avec son positionnement au sien de la société, aucun moyen d'interroger son propre questionnement, est-il encore possible de mettre en place la métalangue, la langue de commentaire et de réflexion, indispensable àl'analyse ? Dans une certaine mesure, comme l'écrit Vincent Crapanzano (1994) dans une « réflexion sur une anthropologie des émotions », « [...] elle [l'anthropologie "chez Soi" [12]] risque de perdre ce point de vue critique, plus facile à préserver lorsqu'elle étudie les autres sociétés, celles, du moins, qui parlent une autre langue, distincte de la nôtre. Pour créer un "vrai" regard ethnographique, notre anthropologie européaniste ne doit-elle pas recourir à une médiation, celle de l'expérience de l'altérité, qui passe par les recherches, les lectures, les préjugés culturels, les engagements personnels, les fantasmes ? ».

Fatimata Ouattara, anthropologue africaine qui effectue ses recherches dans son village natal, souligne que le fait d'être "à l'intérieur", d'appartenir à la population étudiée, nécessite une remise en cause permanente du chercheur, une grande vigilance tant méthodologique qu'épistémologique (2004).

Selon Favret-Saada (1977) le regard intérieur est indispensable afin d'accéder à certaines connaissances. Pour sa part, Paul Vingré en décrit les conséquences dans un contexte tout à fait différent, à propos d'une enquête menée dans une institution dont il était membre (2006). Pour cet auteur, le passage du statut d'autochtone au statut d'enquêteur possède un coût plus élevé à la sortie qu'à l'entrée.

Dans la relation qui s'établit, l'écoute, l'empathie, l'émotion puis le partage de connaissances priment. Dans le récit de l'observation qui précède, les données présentées par l'orateur reposaient non sur une co-construction, mais sur une sorte de prédation culturelle, non sur un partage de savoir mais sur une relation [80] unilatérale instaurée par un jeune chercheur européen persuadé de sa supériorité scientifique, convaincu que "l'effort" fait, de partir sur le terrain, de côtoyer ces gens étrangers aux mœurs étranges [13], persuadé qu'un séjour d'un mois, une fois par an, voire une fois tous les deux ans, suffit à transformer un Français de la ville en Africain des campagnes, convaincu aussi que, dans de telles conditions, la distance entre deux individus, entre deux cultures, peut être abolie. La justification méthodologique de l'orateur était le recueil de données par entretiens et observation participante, comme si cette observation participante, illusion présentée et enseignée aux apprentis anthropologues depuis l'époque de Malinowski pouvait permettre de participer, d'être dans la culture, aux côtés des informateurs, de devenir eux, tout en étant dehors, observateur, anthropologue extérieur capable d'analyser, d'interpréter.

Cette illusion de l'abolition des distances semble ancienne et malheureusement récurrente en anthropologie. Dès 1934, Michel Leiris, pourtant précurseur de la réflexivité, en donne un exemple dans L'Afrique fantôme :

« [...] Le vieux, qui s'imagine que je désire être initié réellement, applique ses principes habituels d'enseignement. Dès que je demande la traduction d'un mot ou d'un membre de phrase isolé, il perd le fil, doit reprendre son texte d'un bout àl'autre, mais s'embrouille et naturellement, me donne à chaque fois un texte différent... » (1934 : 136-137).

Les problèmes du vieillard ne sont évidemment pas liés, ici àun oubli du texte mais bien à une manière polie de refuser la traduction. Il ne s'agit pas pour lui d'appliquer « ses principes habituels d'enseignement », mais bien de refuser cet enseignement, ce dont Leiris ne s'aperçoit pas, persuadé qu'il est de sa supériorité sur le vieil homme.

Il reconnaîtra du reste en partie s'être fourvoyé et écrira plus tard, en 1981, dans le préambule ajouté au texte de 1934 :

« L'Afrique fantôme me parut s'imposer, allusion certes aux réponses apportées à mon goût du merveilleux par tels spectacles qui avaient capté mon regard ou telles institutions que j'avais étudiées, mais expression surtout de ma déception d'occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l'observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants ferait de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions ».

Claude Lévi-Strauss, dans la conclusion qu'il donne à son séminaire sur l'identité, doute de l'existence et de la possibilité tant, du mélange, que de la possibilité du transfert de connaissances et de valeurs culturelles :

[81]

« Je veux dire qu'entre deux cultures, entre deux espèces vivantes aussi voisines qu'on voudra les imaginer, il y a toujours un écart différentiel, et que cet écart différentiel ne peut être comblé » (1977 : 332).

Quant à Josiane Massard, elle note en bas de page d'un article récent dans lequel elle raconte son changement de terrain, de la Malaisie à un petit bourg anglais :

« Nos hôtes sont-ils dupes ? » après avoir fait état de l'abandon de sa tentative de jouer à la paysanne » (Massard, 2001 : 87).

Le questionnement devient alors crucial pour la discipline : quelle posture adopter ? Ou, pour citer Francine Saillant :

« Comment construire un projet anthropologique dialogique, qui place le Tiers au dessus du Soi et de l'Autre ? Comment construire un savoir qui s'inscrit, au-delà de la notion vaporeuse de contexte, dans un espace relationnel, et qui fait même de la relation (à l'autre, à soi), inscrite dans des concepts comme ceux d'égalité, de différence, de hiérarchie, de conflit, de similarité, de métissage, d'incommensurabilité, voire de réflexivité, entre autres, une condition sine qua non de son élaboration et de sa possibilité ? » (2001 : 8)

Le chercheur doit d'abord, afin de pouvoir construire une relation à l'Autre, être conscient de qui il est, de sa singularité dans son historicité, de sa pluralité, du caractère évolutif et inachevé de sa réflexion, bref, de tous les facteurs qui vont, lors de la traduction, conditionner la reconstruction du réel.

On peut, écrit Didier de Robillard,

« Résumer cela en disant que le chercheur relit et relie : il relit le passé de sa recherche, mais aussi de son expérience d'homme, et le relie à ce qu'il perçoit du futur, et cette vision l'influence évidemment. » (2007)

Cependant, dans la majeure partie des publications, le chercheur n'apparaît pas, il est supposé transparent, sans effet sur la recherche, sur les résultats obtenus sur le terrain, espace mythique de rencontre. Il est même parfois jugé inconvenant qu'il apparaisse. Or, si, comme l'écrit Sophie Caratini (1997), « l'expérience du terrain » détermine la « construction du savoir », l'une comme l'autre sont également et peut-être avant tout, influencées par la personnalité du chercheur, son histoire de vie. Il n'est en effet pas concevable d'imaginer une science si naïve qu'elle puisse postuler une "objectivité" qui serait fondée sur un double non-dit : non-dit à l'autre, fausse relation non basée sur la réciprocité mais sur le recueil de données (Je n'existe pas, seules importent, pour l'analyse, les données fournies par mon ou mes informateur(s) [14] ; non-dit à soi-même (pourquoi ai-je choisi cette discipline et pas une autre, ce sujet et pas un autre, ce terrain...).

Accepter ce double non-dit, c'est valider une double contrainte, une double négation de l'individu - exclure l'autre en tant qu'individu, ne le considérer que comme objet de recherche et s'exclure soi-, c'est instaurer une relation à l'Autre, fausse (mais que serait une "vraie" relation au terrain ?), tronquée, non basée sur la [82] réciprocité ou sur la co-construction, c'est accepter de ne pas exister comme individu porteur d'une histoire. Et cette relation à l'Autre, quelle est-elle ? Si le principe selon lequel l'aspect socialement déterminé de la relation est, de nos jours, couramment admis chez les chercheurs Outre-Atlantique (Ghasarian, 1997 : 190), dans les enseignements conduits en France, comme dans de nombreuses publications, les modalités de la relation entre enquêteur et enquêté sont rarement explicitées, elles relèvent généralement d'un non-dit, semblent évidentes parfois pour le chercheur, rarement pour la personne interrogée. Le plus souvent, cette relation est asymétrique : d'un côté le chercheur, qui pense posséder un savoir et en recherche davantage (tout en étant généralement persuadé que son interlocuteur n'a pas conscience de ce rapport inégalitaire), de l'autre celui qui est supposé être un informateur, Or, non seulement ce dernier est généralement largement conscient de ce qu'on attend de lui, mais, comme Gilbert, le devineur [15] qui m'a, lors de mes recherches doctorales, demandé (à raison) de vérifier mes sources bibliographiques, à propos des utilisations thérapeutiques d'un végétal, il se met parfois en position de surplomb par rapport au chercheur, réutilise les travaux déjà publiés, quand il ne décide pas de retourner le rapport en étudiant le chercheur, comme cela m'est arrivé et ainsi que je le raconte brièvement dans le récit de mon terrain de doctorat (Pourchez, 2002 : 48-56).


CONCLUSION

Alors qu'Outre-Atlantique, les sujets d'étude se sont, depuis longtemps affranchis d'une tradition d'étude de l'Autre comme étranger, exotique, en Europe, et particulièrement en France, l'anthropologie demeure une science de l'Homme exotique, étudie une altérité fréquemment non européenne ou tout au moins étrangère au chercheur.

Cette "science de l'homme" semble en effet, dans l'Hexagone, malgré de nombreuses critiques (anglophones notamment) souffrir de certaines difficultés à évoluer « [...] ne faudrait-il pas craindre [...] que l'anthropologie reste prisonnière de ses traditions, même si elle dit ouvertement les critiquer et les déconstruire de manière permanente ? » (Copans, 2000 : 21).

Le risque est majeur : car en niant l'influence du vécu de chercheur sur la teneur et le résultat de ses enquêtes, en refusant de prendre en compte la nécessaire co-construction qui doit s'opérer, en "oubliant" que l'écriture de la recherche est une traduction, au sein de laquelle interviennent tant l'interprétation du chercheur, que des facteurs littéraires, narratifs, politiques.... C'est l'anthropologie elle-même qui se disqualifie en tant que science.

En persistant à éliminer l'ensemble des facteurs qui lui donnent sa richesse (la relation à l'Autre, la présence du chercheur...), certains chercheurs condamnent l'anthropologie à n'être qu'une utopie. Comme le souligne François Laplantine,

« Cette attitude se trouve à la racine de la tentation totalitaire, qui est à la fois une catégorie mentale de l'Occident et un genre littéraire connu sous le nom d'utopie. [83] L'utopie consiste à éliminer, à coups de décrets, les failles, les fissures, les fêlures, à bétonner le moindre espace où pourrait se glisser un sourire, s'improviser une chanson, se danser une valse ou un tango - et même pousser un géranium. Il s'agit de créer un individu, une société qui, aux ordres, réagit au doigt et à l'oeil, parle d'une seule et même voix » (1994 : 19).


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[84]

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[1] Je différencie ces deux catégories à dessein, car si les Réunionnais sont français, ils ne partagent pas forcément ou pas totalement la même culture que les Français de France (qui eux-mêmes ne constituent pas une catégorie homogène « en soi »).

[2] Personnages emblématiques des contes réunionnais.

[3] J'emploie ici l'expression "culture créole réunionnaise", plus précise, me semble-t-il que si j'utilisais l'expression "culture créole". Les cultures créoles ne sont, en effet, pas limitées aux îles de l'océan indien. À La Réunion, la culture créole désigne avant tout le tronc culturel commun à tous. Je décris ce tronc culturel commun ainsi : « Les origines plurielles des habitants de l'île ont permis la constitution d'un ensemble original, composé à la fois de certaines traditions issues des diverses composantes du peuplement de l'île (indien, malgache, européen, chinois) et transformées sous l'effet du nouveau contexte réunionnais, mais aussi du tronc culturel commun à tous, continuum culturel dynamique qui s'enrichit en permanence des interactions existant entre les diverses traditions originelles » (Pourchez, 2005 : 49-50).

Le sens de l'expression "culture créole" est englobé dans le champ sémantique du terme "réunionnais" : « Pour de nombreux habitants de l'île, être réunionnais, c'est être à la fois porteur d'une culture créole, partagée par tous, mais aussi être Français. C'est également, souvent, posséder une culture composée d'éléments hérités d'une ascendance indienne, malgache, européenne, chinoise, sans qu'il y ait d'exclusion, de conflit culturel. Les identités ne sont pas dans ce cas exclusives ou cumulatives mais chacun possède une identité variable qui s'adapte en fonction des registres sociaux, des contextes religieux ou culturels ». (2005 : 50)

[4] Cari de volaille en créole acrolectal. Plat traditionnel préparé à partir d'épices et de condiments (gingembre, piment, curcuma, ail, oignons) auxquels est ajoutée de la viande ou du poisson.

[5] Autre plat traditionnel réunionnais. La différence entre le Kari et le rougay tient à l'absence théorique d'épices dans le rougay.

[6] Selon le titre de l'ouvrage de Sophie Caratini, 2004.

[7] Cette expression entendue il y a de nombreuses années alors que, jeune étudiante en anthropologie, on me proposait divers terrains à Madagascar, en Afrique et que l'éventualité d'une recherche menée à La Réunion était jugée « inintéressante au sein d'une société totalement déstructurée et acculturée », me rappelle l'article de Paul Vingré (2006) sur le passage du statut d'autochtone à celui d'enquêteur et la manière dont cette trajectoire peut être assimilée à une déviance. J'y reviendrai plus loin.

[8] Op. cit : 157.

[9] L'emploi du terme phénotype, hérité de la période coloniale est délibéré. Il correspond au contexte de l'échange, à un passé sulfureux de l'anthropologie qui, s'est, en France longtemps focalisé sur les différences physiques (J'y reviendrai plus loin).

[10] Prendre la parole tout en s'excusant de la prendre, attitude fréquente dans de nombreuses cultures y compris dans la culture créole de La Réunion, n'est pas, je l'ai appris à mes dépens, forcément bien perçu dans les milieux académiques qui y voient, au mieux, une faiblesse de l'orateur et non une précaution oratoire ou une marque de déférence à l'égard des auditeurs.

[11] Certains développements de l'anthropologie at home liés à l'anthropologie médicale sont développés dans Fainzang, 2001.

[12] Je précise.

[13] Il est particulièrement intéressant de noter les propos, oraux évidemment, de nombreux chercheurs à leur retour du terrain : horreur de la nourriture, des odeurs, jugements de valeurs en tous genres. Le terrain semble pour certains un véritable sacrifice proche, effectivement, du traumatisme dont parle Sophie Caratini (2004, op. cit).

[14] Je reviendrai plus loin sur ces termes pour le moins ambigus.

[15] Devin-guérisseur,



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 janvier 2013 6:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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