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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence POURCHEZ et Jacques TABUTEAU, “Infanticide et représentation de la vie à la Réunion: une approche croisée”. Un article publié dans la revue Ethnologie française, no 4, 2004, pp. 689-697. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle accordée par les deux auteurs le 29 septembre 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Laurence POURCHEZ * et Jacques TABUTEAU ** 

Infanticide et représentation
de la vie à la Réunion:
une approche croisée
”.
 

Un article publié dans la revue Ethnologie française, no 4, 2004, pp. 689-697. Paris : Les Presses universitaires de France.
 

Introduction
 
Méthodologie
 
Les données ethnologiques
 
Représentations de la conception et de la formation de l’enfant
 
Contraception, procédés contraceptifs et techniques traditionnelles d'avortement
 
Procédés traditionnels
Avortement, infanticide et textes de loi
Contraception, avortement, infanticide: le début de la vie
Suspicion d’infanticide
 
Données juridiques
 
Les inculpés: sexe, âge, profession et localisation des faits
Dossiers d’assises et peines prononcées
 
Analyse et interprétation
 
Conclusion
 
Bibliographie

 

Introduction

 

En anthropologie, la question de l’infanticide est souvent traitée au regard du statut donné à l’enfant. Associée à certaines naissances particulières, comme la venue au monde de jumeaux, elle est considérée comme conséquence de l’ambivalence liée à de telles naissances. A. Adler (1973 : 167-168) note à ce propos : 

« une naissance gémellaire contient pour la famille dans laquelle elle se produit une double menace de mort : menace sur l’un des jumeaux d’abord, car on ne conçoit pas qu’ils puissent l’un et l’autre survivre ; sur les parents ensuite, ou du moins sur l’un des deux géniteurs auquel risque de s’attaquer l’enfant de sexe opposé. La venue au monde de jumeaux, répètent les Moundang, est un malheur, un événement qui bouleverse l’ordre normal et ne peut être qu’un signe de Dieu. » (1973 : 167-168) 

La mise à mort du nouveau-né s’interprète alors en terme de conduite de protection adoptée par des géniteurs, face à une naissance anormale et potentiellement dangereuse pour la communauté. En ce sens, R. Linton soupçonne les Zafiakotry du Menabe de mettre à mort les enfants nés hors normes (1933 : 285) 

La remarque d’Alfred Adler s’applique à d’autres phénomènes tels que ceux étudiés par N. Belmont : naissances par le siège ou représentations se rattachant à l’enfant né coiffé (1971). C’est en effet l’aspect divin (positif ou négatif) associé aux naissances extraordinaires qui leur confère leur spécificité et conditionne l’accueil réservé aux enfants. 

Les pratiques infanticides décrites dans la littérature anthropologique peuvent être soit directes comme dans le cas de la mise à mort des jumeaux, soit indirectes quand l’enfant est confié à la providence : un thème, présent dans les contes malgaches, fait état d’abandons d’enfants dans un panier, au fil de l’eau [1] (J Faublée, 1947 ; P. Ottino, 1984) ou sur un tas d'ordure, dans le cas des enfants exposés de la Rome Antique (N. Belmont, 1973 : 77). Selon S. Lallemand (1993 : 54), cet abandon est, en Afrique, pratiqué de manière conjuratoire, afin de mettre fin au mauvais sort qui s'acharne sur la famille. 

Le point commun à ces différentes études est sans doute le lien très étroit qui relie, dans la plupart des sociétés, la naissance et la mort. Outre les différents aspects conjuratoires déjà évoqués, celui-ci est souligné pour le contexte de la France traditionnelle par F. Loux et M. F. Morel (1976) et associé à l’importance du taux de mortalité infantile présent dans les zones rurales françaises jusqu’à la fin du XIXème siècle. L’enfant est, à la naissance, présenté comme un être inachevé encore relié à l’au-delà, il ne sera un individu à part entière qu’une fois achevé les différents processus de maturation de son corps, d’intégration à la société qui l’a vu naître. Divers indices explicatifs des pratiques infanticides émergent alors : ce sont, au travers des risques encourus par l’enfant, des soins qui lui sont prodigués à la naissance, les représentations du début de la vie, du nouveau-né lui-même qui s’affichent. 

Les hypothèses présentées ici sont le fruit de la confrontation entre deux méthodologies distinctes : la recherche ethnologique de terrain ; l’analyse de textes juridiques et de dossiers issus des archives judiciaires. Nos hypothèses se situent donc sur un axe double, juridique et anthropologique. Il s’agit, d’une part, de montrer que les pratiques infanticides décrites dans les dossiers d’archives sont le reflet de représentations du corps et de la vie qui ont été celles d’une partie de la population jusqu’à une période relativement récente (et sont en partie toujours présentes) ; d’autre part d’éclairer les peines prononcées au regard de ces conceptions. En effet, les attitudes extrêmes présentes dans une société sont souvent le reflet de logiques et de représentations plus largement répandues dans un groupe social donné.
 

Méthodologie

 

Nous nous appuyons sur deux sources distinctes : le dépouillement et l’analyse de 13 dossiers pour infanticide recensés de 1848 à 1898 dans les archives judiciaires de l’île et concernant le secteur de Saint-Denis de La Réunion ; les témoignages d’une trentaine d’informatrices dont dix sont âgées de 75 à100 ans, entretiens conduits dans le cadre d’une thèse consacrée à une Anthropologie de la petite enfance en société créole réunionnaise [2]. À ces entretiens sont venus s’ajouter les témoignages de médecins généralistes ainsi que de religieux présents dans le secteur étudié. 

Nous présenterons en premier lieu les données ethnologiques recueillies, les représentations de la conception, de l’avortement et de la vie de l’enfant, puis détaillerons les dossiers étudiés, avant de tenter le croisement des regards : celui de l’ethnologue, celui du juriste, dans une tentative d’explication des conduites jugées, d’analyse des peines prononcées à l’encontre des personnes mises en cause dans les dossiers, puis de mise en correspondance des analyses juridique et anthropologique. 

 

Les données ethnologiques

 

Représentations de la conception
et de la formation de l’enfant

 

Les représentations du processus de maturation de l’embryon relevées chez les femmes interrogées se situent dans un axe quasi-hippocratique : Hippocrate distingue en effet trois phases dans la formation du futur bébé qui d’abord, se forme, puis se nourrit et ensuite vient au monde [3]. De la même manière, les informatrices définissent le zèf, boule de sang, caillot qui se forme de l’union du sang des deux géniteurs de l’enfant. Cette première étape est complétée par la croyance en un temps de latence compris dans le processus de l’embryogenèse, moment pendant lequel l’embryon n’est pas considéré comme achevé. La conception sera parachevée par un second, voire par plusieurs rapports sexuels [4]. Le sang coagulé est appelé haricot, terme parfois utilisé par les médecins ou les sages-femmes pour qualifier et décrire l’embryon âgé de deux mois - ou parfois ovaire -, confusion fondée sur la base d’une donnée anatomique. Ce temps "mort" dans la formation de l'embryon permet à la femme qui craint d’être enceinte de mettre en place divers traitements destinés à empêcher le développement du zèf, à faire revenir les règles, contraception et avortement n’étant ici, pas encore clairement différenciés. 

Les représentations relevées dans la population concernée par l’enquête semble se situer entre différents pôles aux origines diverses ; ce qui n’est pas inconcevable, si l'on considère la mixité de la population, les différentes influences qui s’y sont exercées et les différents processus d’acculturation (au sens de réinterprétation des données exogènes) qui les ont suivies. 

Ainsi, la conception se définit par rapport au fœtus et à sa maturation, et non en fonction de l’acte sexuel. Cette conception de l’enfant en deux temps, qui peut sembler insolite à des occidentaux, paraît relativement courante en Afrique, où elle se présente, non sous la forme d’un double rapport sexuel, mais davantage comme une fécondation symbolique, sacralisée, suivie d’un accouplement qui « humanise », officialise la conception. Ce phénomène existe notamment chez les Mossi qui conçoivent la procréation comme un mécanisme à deux temps, la femme ne pouvant être enceinte que si elle est, au moment de l’accouplement avec son partenaire, également fécondée par une sorte de génie de la nature, le kinkirga, lié à la brousse, aux trous d’eau, aux arbres et au sommet des montagnes (D. Bonnet, 1988). Des croyances équivalentes semblent avoir également été présentes dans les représentations populaires européennes, au travers de l’idée selon laquelle il y avait, avant l’acte sexuel, captation d’un « principe d’enfant », comme le souligne J. Gélis (1984) : « En se rendant à la bonne fontaine, à la pierre sainte ou près de l’arbre sacré, la femme essayait de capter l’essence, le principe d’enfant, cette graine humaine que recelait la nature ». 

La première phase de la fabrication de l’enfant est suivie d’un second temps, comme si, ajoute J. Gélis, le « corps à corps de la femme avec les forces de la nature précédait un accouplement destiné en quelque sorte à  "humaniser", à "familiariser" le futur rejeton. » (1984 : 101). La première phase de la conception (sous sa forme sacrée) est également présente dans la religion catholique où elle passe pour être œuvre divine : « Ce n’est pas l’acte qui produit les enfants, c’est la parole de Dieu. Qui se marie devient témoin mais ne produit pas lui-même d’enfant. » [5] 

La conception physique de l'enfant est présente, de manière beaucoup plus précise, à Madagascar où elle se déroule en plusieurs phases : « En ce qui concerne le produit de la conception, il est formé du sang de la mère qui, en dehors des règles reste dans le ventre et coagule sous forme de boule. Celui-ci va constituer la chair. Il est nourri par le sperme qui va former et fortifier l’os de l’enfant. Le produit de la conception en début de grossesse prend le nom de raha "quelque chose". » (B.Ravololomanga, 1992 : 68) 

Les entretiens révèlent la croyance en un temps d’arrêt dans le processus de maturation in utero de l’enfant, délai durant lequel l’interruption de grossesse, non encore envisagée comme telle, est considérée comme un procédé contraceptif visant à empêcher la formation complète de l’embryon. La contraception ne pourra, dans la plupart des cas, être mise en place qu’après l’acte, ce qui, à une époque où les mécanismes physiques de la fécondation étaient inconnus, devait présenter l’avantage de pouvoir immédiatement mesurer l’efficacité de la méthode contraceptive employée. 

Il n’est pas question d'avortement dans les différents témoignages. Inanimé, l’embryon n’est pas considéré comme un être vivant, il n’a pas d’existence au sens propre du terme. Son absence de mouvement en fait une simple semence, une substance inerte qui peut être évacuée, digérée, absorbée par l’organisme, représentation assez proche de celle décrite, pour le haut Moyen-Âge, par J.L. Flandrin (1973 : 152). La conception était alors considérée comme un processus lent, d'une durée de quarante jours, qui transformait le sperme en embryon. 

À La Réunion, l'existence physique du futur bébé n'est acceptée qu'à partir du moment où, formé, il devient fœtus, ce qui, pour nos interlocutrices les plus âgées, correspond généralement aux premiers mouvements in utero de l’enfant, à la première visualisation du corps du bébé formé sur l'écran de l'échographie pour les femmes les plus jeunes. Cette représentation explique la ressemblance existante entre les remèdes destinés à lutter contre la stérilité et ceux dont le but est de faire revenir les règles : il s’agit, dans les deux cas, de débarrasser la femme de ce qui la gêne, ici un sang trop épais, là des "caillots de sang", nom parfois donné au premier stade de formation de l'embryon. Certaines informatrices considèrent quant à elles que l’enfant ne peut être considéré comme vivant qu’après son baptême. Avant, il est encore soumis aux esprits (bébèt), en partie rattaché à un en-deça. 
 

Contraception, procédés contraceptifs
et techniques traditionnelles d'avortement

 

Procédés traditionnels

 

Les conduites traditionnelles liées au refus de la maternité éclairent notre propos : tantôt considérés comme contraceptifs, tantôt comme abortifs, ces usages nous ont été rapportés par nos interlocutrices les plus jeunes et ne sont pas transmis par le canal familial mère-fille ou grand-mère-petite fille. Ils circulent apparemment dans une même génération, transmis de manière oblique des sœurs aînées aux cadettes ou dans une même classe d'âge, de manière plus horizontale, entre amies, quoiqu’il semble que cette transmission se fasse le plus souvent des plus âgées aux plus jeunes. Utilisés dans les jours qui suivent le rapport à risque, ils ont pour objectif de refroidir le corps en liquéfiant le sang, de permettre le retour des menstruations en empêchant le développement complet de l’embryon. Ce type de contraception après coup ne semble pas, du reste, spécifiquement réunionnais. Il est signalé au Québec par Francine Saillant et Hélène Laforce qui notent : 

« On ne peut considérer la contraception et l’avortement en tant que phénomènes parfaitement distincts, car, devant le constat de l’arrêt des règles ou l’évidence de la grossesse, les seuls recours possibles demeuraient la manipulation de ces règles ou encore, la provocation de la fausse-couche. » (1995 : 50) 

Il est vrai qu’à une époque où l’éventualité d’une fausse-couche était assez fréquente, ces procédés pouvaient apparaître comme une solution aux grossesses non désirées. Ils étaient également susceptibles de fournir une explication quant à la suspicion qui pesait sur celle qui était victime d'un avortement spontané : s’agissait-il réellement d’un accident ou ne l’avait-elle pas délibérément provoqué ? Dans la plupart des témoignages, «faire revenir ses règles » n’est pas considéré comme un avortement. Cette pratique est plus ou moins assimilée à la récente "pilule du lendemain" : les femmes n’ont donc pas l’impression d’attenter à la vie de leur enfant, le fœtus n’étant pas encore formé. Cette représentation est, pour certaines, valable tant que l’enfant n’est pas considéré comme vivant.

 

Avortement, infanticide et textes de loi

 

Pratiqué sur des femmes dont les fœtus étaient déjà formés (dans le cas de grossesses égales ou supérieures à trois mois), l’avortement semble avoir été assez fréquent et ce, depuis le début du peuplement de l'île. L'historien J. Barassin note (1989 : 141) qu'au début du XVIIIème siècle, des sages-femmes sont inscrites sur les registres paroissiaux de la ville de Saint-Denis avec la mention : "obstetrix probata", femmes sages et expérimentées. Leur rôle est alors d'empêcher avortements et infanticides. En effet, le 20 février 1715, le Conseil Provincial de Bourbon fait afficher le texte suivant à la sortie de l'église : 

« Article 6 : Le conseil étant informé que des filles se sont trouvées enceintes avans que leur fruit ait paru par la suite, Ordonnons que toutes filles veuves et femmes dont le mari serait absent et qui se trouverait enceinte, déclare leur grossesse d'abord quels s'en seront aperçues à un des Conseillers, lorsque sous peine si on vient à découvrir quels aient été enceinte et leur fruit disparu d'être punis de mort tant les libres que les esclaves.» [6] 

L’on peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure la seule autorité de l’église était à l’origine de cette position, et si ne venait pas s’y ajouter un besoin économique : en effet l’esclave était alors considéré comme une “res” [7] et l’enfant de la femme esclave était un fruit dont le maitre devenait propriétaire (notion qui va perdurer et sera reprise dans le Code Decaen [8] de 1809). Mais infanticides et avortements, qui étaient alors assimilés, continuaient à se pratiquer régulièrement. Le territoire métropolitain était confronté aux mêmes difficultés depuis près de deux siècles. C’est pourquoi, sur la proposition du Procureur Général du Roy Ailhaud, l’édit du Roy Henri II de 1556, applicable au Royaume de France, rappelé par Henri III en 1585 et Louis XIV le 25 Janvier 1708, fut rendu applicable à Bourbon et à l’Ile de France (Maurice) par Arrêt du Conseil Supérieur de Port Louis le 7 Juillet 1778. Cette ordonnance punissait de mort “la femme qui avait celé sa grossesse et son enfantement, voulant qu’ainsi elle ait homicidé son enfant par cela seul qu’il a é té privé de baptème et de la sépulture publique”. 

Plus proches de nous, l'importance des pratiques abortives est attestée (outre les recettes destinées à "faire revenir les règles") par les nombreux articles parus dans la presse réunionnaise [9] des vingt dernières années. 

L'avortement était, aux dires de nos interlocutrices, le fait de jeunes filles prêtes à tout pour que leur grossesse ne soit pas rendue publique et qui craignaient leurs parents et les commentaires des autres habitants du village. Il était aussi pratiqué par des mères de familles nombreuses. Dans ce dernier cas, l’acte se justifiait par la misère qui régnait alors, par le nombre important d’enfants dans les familles, ainsi que par le risque d’accident à l’accouchement, qui souvent entraînait la mort de la parturiente. Ce risque était d’autant plus grand que la femme avait déjà une descendance importante, comme le souligne Mme Grenoux, sage-femme qui a exercé pendant près de 30 ans dans les Hauts de l’Est : « Il y avait une femme, c’était son 16ème enfant... Adeline avait déjà dit à cette femme là qu’elle ne devait plus accoucher parce qu’elle avait une rupture utérine, elle risquait une hémorragie après l’accouchement, elle risquait de mourir ». (Cette femme est décédée en cours d'accouchement). Malgré l’ensemble des précautions prises pour ne pas concevoir, presque chaque année avait lieu une nouvelle naissance : « A dix ans de mariage, j’avais neuf enfants... C’était dur... » (Mathilde, 71 ans) 

Il est donc vraisemblable que les femmes aient voulu, par un recours à l’avortement ou dans les cas extrêmes, par la suppression d’un enfant (terme, nous le verrons, également présent dans les dossiers d’assises) qui n’était pas considéré comme vivant, limiter les naissances trop nombreuses. L’infanticide, pratiqué dans les cas de grande détresse, est ici assimilé à un avortement tardif. 

Condamnées par l’Église, les interruptions de grossesse s’effectuaient dans le plus grand secret, le plus souvent sans que le mari en soit informé. Si nos interlocutrices les expliquent, les justifient, elles assurent ne pas en connaître le déroulement et les procédés [10]. Il semble que l'utilisation de tisanes ait dominé, peu de manipulations nous ayant été rapportées, si ce n'est l'utilisation de permanganate en injections vaginales. La femme qui avortait vivait souvent dans la peur de son mari, redoutant que l’acte ne lui soit répété. Elle craignait également les commérages des femmes qui avaient lieu les jours de grande lessive à la ravine ou, dans les endroits qui en possédaient une, à la fontaine où chacune venait quotidiennement chercher de l’eau. Autour de la fontaine, raconte Clémence (67 ans), tout se savait, tout était vu et observé : la fatigue apparente sur un visage, un ventre rond qui soudain ne l’était plus... De nombreuses rumeurs couraient au sujet des couples des unes et des autres... et des avortements. 

D’un point de vue moral, avorter mettait surtout la femme dans une position délicate vis-à-vis de son mari : en empêchant le développement de sa progéniture, elle le trahissait. 

Il n’est du reste pas certain que l’acte d’avorter en lui-même ait été le plus mal vécu : la vie sociale de l’enfant était censée ne commencer qu’au baptême. Avant cette seconde mise au monde, son existence restait aléatoire, opinion accréditée par le nombre important d’enfants morts-nés ou décédés lors des premiers jours de leur existence [11].
 

Contraception, avortement, infanticide : le début de la vie

 

Les représentations ont, sur ce point, évolué de manière inégale. Les jeunes femmes disent qu’il y a avortement dès lors que l’enfant est formé, c’est à dire, selon leur perception des choses, quand il passe de l’état de semence à celui de fœtus, à trois mois de grossesse. Le fait de « faire revenir les règles » n’est donc toujours pas, pour la plupart des femmes, considéré comme un avortement, comme en témoigne le nombre important d'I.V.G. pratiqués dans l'île (4750 en 1997), ainsi que le titre de l'article publié dans le Journal de l'île le 15 janvier 1999 [12]: "IVG : contraceptif refuge des années 90". Le dossier consacré à l'avortement par ce quotidien, (qui "oublie" que les pratiques abortives sont anciennes dans l'île) attribue leur importance numérique à une "dévastatrice ignorance" des jeunes femmes, opinion couramment émise par de nombreux médecins. Il semble cependant que l'origine du nombre des interruptions de grossesses serait davantage à rechercher dans les représentations populaires du début de la vie… 

Mais si "faire revenir ses règles" n'est pas avorter (le petit article publié quelques années auparavant dans le même quotidien et qui tente de dénoncer la vente et l'emploi de la RU486, pilule du lendemain, est, sur ce point, tout à fait intéressant), il y a en revanche avortement dès que l’enfant est considéré comme vivant. Cette période se situe selon les jeunes femmes interrogées, entre le moment où son cœur bat et peut s’entendre par monitoring (environ quatre semaines) et le moment où il est totalement formé, laps de temps durant lequel s’effectue la première échographie.
 

Suspicion d’infanticide

 

La détresse de certaines était jadis telle qu’elles étaient contraintes de recourir à des solutions extrêmes, comme en témoigne un médecin qui exerce depuis de nombreuses années dans le secteur : 

« Il m’est arrivé de voir des cas limites de bébés morts avec la tête tordue. Une fois, il y avait une camionnette devant mon cabinet, on m’appelle et la femme était dans la voiture. Elle était assise, la tête du gosse dépassait et il n’y avait plus rien à faire. Je pense que, des fois, c’était plus que tangent. Ces deux là n’étaient pas mariés et ils m’ont demandé de ne pas déclarer la naissance...Et dans les autres cas, c’était des familles qui avaient déjà plus d’une dizaine de gosses. À les entendre, ils avaient toujours une bonne raison, et jamais, on n’a pu prouver quoi que ce soit. » 

Apparemment effectué dans les minutes qui suivaient la naissance, cet acte de détresse extrême semble avoir été une conséquence de la misère, hypothèse que privilégie J. L. Flandrin pour les cas d'infanticides relevés dans la France des siècles passés (1984 : 157). Il peut également être attribué à la peur du jugement parental dans une société où la virginité au mariage était une valeur importante et où certaines unions [13] n’étaient pas toujours bien vues. De plus, les représentations de la vie précédemment évoquées montrent la fragilité des frontières séparant contraception, avortement et infanticide. 

Penchons-nous à présent sur les données fournies par le dépouillement des archives judiciaires.
 

Données juridiques

 

La recherche menée aux archives judiciaires révèle, de 1848 à 1898, 13 affaires jugées à la cour d’assises de Saint-Denis pour infanticide. Les dossiers ont été analysés selon les critères suivants : Personnes inculpées, date du jugement, lieu des faits, âge de la personne inculpée, profession, circonstances de la découverte du corps, âge et statut (baptisé ou non) de l’enfant lors du décès, peine prononcée. Nous présenterons quelques points généraux concernant les inculpés, puis les faits décrits dans 7 dossiers, choisis en raison de leur bon état de conservation (présence de nombreuses pièces) et de leur lisibilité.
 

Les inculpés :
sexe, âge, profession et localisation des faits

 

La lecture des dossiers révèle en premier lieu 15 inculpations féminines et 7 inculpations masculines. Les mères des enfants décédés sont, quels que soient les faits, les premières accusées. Leur mise en cause est, dans sept cas, accompagnée de celle du père de la victime. Un des dossiers mentionne l’inculpation des ascendants de la mère (grand-père et grand-mère du nourrisson décédé). Les deux condamnations prononcées le sont envers des femmes. 

L’âge des inculpés est variable et se situe dans une large tranche d’âge : la plus jeune, Alexina Robert est âgée de seize ans. Elle est inculpée en 1892 pour infanticide alors que Joseph Notaise, désigné comme complice, a provoqué son avortement. Louise-Antoinette Soguet, qui a donné la mort à son enfant nouveau-né, est, quant à elle, âgée de 39 ans. 

Quelques professions apparaissent dans les dossiers : Angéline Nérina [14] et Clémence Cerneaux [15] sont couturières, Marie Yams [16], blanchisseuse. Deux professions masculines sont mentionnées : Joseph Notaise [17] est commissaire de police adjoint et Pascal Galais cultivateur [18]. 

Les faits sont localisés dans un large secteur compris entre Saint-Benoit, dans l’est de l’île, et Saint-Paul, situé à l’ouest. Les actes ont été commis dans les Hauts [19], comme dans les Bas [20].
 

Dossiers d’assises et peines prononcées

 

Deux condamnations sont prononcées, l’une en 1892, de deux ans de prison, à l’encontre de Marie Yams [21], la seconde en 1893 envers Elisabeth Essob [22] qui purge une peine d’un an d’emprisonnement (dont trois mois de préventive). Les autres dossiers font mention, soit d’un classement de l’affaire [23], soit d’acquittement, soit d’une mise sous mandat de dépôt sans que celui-ci soit suivi d’une condamnation [24]. 

Détaillons à présent quelques dossiers :
 

Affaire Angéline Nérina [25]

 

Sont également mis en cause : Françoise Nérina, mère de l’accusée, Jean-Baptiste Nérina, son père, Hyacinthe Jean Baptiste, le géniteur des victimes, au titre de complicité d’infanticide. L’affaire est jugée en 1848, lors de la seconde session des assises. Les faits se sont déroulés à Saint-Benoit, dans le lieu-dit Le Bourbier. Angéline Nérina est dénoncée par une voisine et accusée d’avoir fait disparaître un enfant. Le 19 février 1848, sa mère, accoucheuse de profession, témoigne et déclare que sa fille n’a jamais été enceinte. Elle lui donnera, lors de son interpellation, de l’huile de palmiste et de l’ipeca parce qu’elle est "malade". Angéline Nérina accouche en présence de Jean-Baptiste Hyacinthe, père de l’enfant. Celui-ci déclare avoir emporté le nouveau-né. Un médecin, dépêché sur les lieux, retrouve deux corps : celui d’un nourrisson non baptisé, ainsi qu’un fœtus, déclaré non viable. Aucune suite donnée à l’affaire n’est mentionnée dans le dossier.
 

Affaire Louise Antoinette Soguet
 

Les faits remontent à février 1848 et sont jugés la même année. Louise Antoinette Soguet, 39 ans, sans profession et domiciliée à Saint-François, dans les Hauts de Saint-Denis, est accusée d’avoir donné la mort à son enfant nouveau-né. Un voisin a prévenu les gendarmes : en rentrant de la ravine, il a aperçu une grande quantité de mouches. S’étant approché, il a découvert la dépouille d’un nourrisson dont il ne restait plus que le tronc. Deux grosses pierres étaient placées sur le dos du cadavre. 

L’accusée, dont le dossier souligne la condition modeste, est hébergée dans une case en paille. Elle déclare tout d’abord avoir accouché, dans la ravine, d’un enfant mort-né, puis, avoue, dans un second temps, avoir enfanté d’une fille vivante. Elle l’aurait alors amenée là où elle a été trouvée et aurait prié Saint-Pierre afin qu’il vienne reprendre le bébé, disant que si la grâce lui était accordée, elle « demanderait à Saint-Pierre de brosser les pierres de l’église pendant toute sa vie ». L’affaire est classée, aucune peine n’est prononcée.
 

Affaire Clémence Cerneaux, Pierre Denis [26]
 

Lors de leur procès, en octobre 1863, Clémence Cerneaux, 21 ans, couturière, et Pierre Denis, 27 ans, sans profession, sont accusés d’avoir commis un infanticide sur la personne de leur enfant avant de l’inhumer sans qu’une autorisation ait été demandée. 

Le cadavre du nouveau-né a été retrouvé sur la plage de La Possession, à cinq ou six mètres de la mer, enveloppé dans une chemise d’homme. Un paquet de tissu tâché de sang accompagnait le petit corps au-dessus duquel avait été placée une grosse pierre. La dépouille se trouvait, au moment de sa découverte, en état de décomposition avancée. Le crâne était éclaté. 

La rumeur publique désignait Clémence Cerneaux comme la mère de l’enfant. Celle-ci affirma tout d’abord qu’elle n’avait jamais été enceinte, puis dit qu’elle avait fait une fausse-couche, avant de modifier son témoignage et de faire état de la naissance d’une enfant mort. Elle l’aurait alors donné à Pierre Denis (géniteur du bébé) afin qu’il aille l’enterrer au bord de la mer. Lors d’un dernier interrogatoire, l’accusée déclare que l’enfant est né « faible à la naissance », qu’elle l’a alors enveloppé dans une chemise d’homme, avant de le remettre à son père. 

Un mandat de dépôt est prononcé à l’encontre des accusés qui purgent une peine préventive non précisée dans le dossier. Aucune condamnation ne semble avoir été prononcée.
 

Affaire Joseph Notaise, Alexina Robert [27]
 

L’affaire est classée sous la double appellation d’infanticide et d’avortement. Joseph Notaise, 36 ans, commisaire de police adjoint, est accusé d’avortement et d’infanticide. Alexina Robert, 16 ans, sans profession, est, quant à elle, poursuivie pour complicité. Les faits remontent à décembre 1891 et se sont déroulés à Salazie. Joseph Notaise est marié. Il a, précise le rapport des gendarmes, séduit sa belle-sœur et entretenu des relations coupables avec celle-ci. Alors qu’Alexina Robert est enceinte de cinq mois, il lui dit vouloir lui faire faire une fausse couche. Il lui donne alors des coups dans le ventre, puis dans les reins, et l’oblige à ingurgiter un liquide noirâtre à la saveur âcre. Le réquisitoire définitif précise qu’après analyse, les propriétés abortives de ce liquide n’ont pu être établies. 

Après comparution des accusés, un premier non lieu est rendu à l’encontre d’Alexina Robert. Joseph Notaise est, quant à lui, renvoyé devant les assises. Le procès verbal conseille, au jury éventuel de prendre en compte, dans son jugement, le déshonneur qui a, pour l’accusé, résulté de cette affaire.
 

Affaire Amélie Monteville, Pascal Galais
 

Amélie Monteville, vingt ans, sans profession, et Pascal Galais [28], trente ans, cultivateur, tous deux originaires de Saint-Paul sont accusés d’infanticide. L’affaire est jugée en juillet 1892. L’affaire est portée devant les tribunaux après dénonciation d’une voisine, épouse de Pascal Galais, lui-même amant d’Amélie Monteville. La délatrice rapporte qu’Amélie Monteville a été, peu avant les faits, rejetée par sa famille pour cause de grossesse. L’accusée dit, quant à elle, qu’elle a accouché d’une boule de sang qui a été enterrée par le mari de sa marraine (sœur de sa mère). L’infanticide n’est pas reconnu par le jury qui acquitte les deux accusés.
 

Affaire Marie Yams [29]
 

Marie Yams, trente et un ans, blanchisseuse de profession, est placée le 24 février 1892 sous mandat de dépôt. Elle est suspectée d’avoir donné la mort à son enfant nouveau-né. Après dénonciation d’un voisin, qui dit avoir vu son chien revenir avec un morceau de chair humaine dans la gueule, des gendarmes sont dépêchés sur les lieux. Ils découvrent, dans un local, une jambe d’enfant, ainsi qu’un paquet de linge souillé qui sera retenu comme pièce à conviction. 

Interrogée, Marie Yams déclare qu’elle a fait une chute la veille de son accouchement, en allant chercher de l’eau. L’enfantement se serait alors déclenché et l’enfant serait sorti par morceaux. Elle aurait alors, après la délivrance, pris une pioche et décidé d’enterrer l’ensemble des morceaux, ainsi que la délivrance, sous un bananier. 

Le docteur Desjardins, médecin sollicité pour l’expertise médicale, invoque dans son rapport la folie de l’accusée et son appartenance à ce qu’il nomme une famille de fous. Une voisine, témoin à charge, déclare que l’accusée cachait son ventre et disait qu’elle n’était pas enceinte. 

Après délibération, le jury réfute l’accusation d’infanticide : Marie Yams n’a pas donné la mort à son enfant, mais elle a supprimé un nouveau-né vivant non baptisé ce qui, toujours selon les conclusions du jury, lui permet de bénéficier de circonstances atténuantes. 

L’accusée est condamnée à deux ans de prison dont sont déduits les huit mois de détention préventive.
 

Affaire Elisabeth Essob [30]
 

Les faits sont localisés à Saint-Paul : Elisabeth Essob, vingt trois ans, sans profession, est accusée d’avoir tué son enfant. Les faits sont jugés en juillet 1893. Le petit corps a été retrouvé dans un tas de fumier, dans un état de décomposition avancé. Il portait les signes d’une tentative de démembrement. L’accusée, interrogée, déclare dans un premier temps n’avoir jamais été enceinte. L’expertise médicale fait état de la naissance d’un enfant né vivant et à terme. 

Dans un second temps, Elisabeth Essob reconnaît avoir accouché d’un enfant qu’elle a cru mort. Elle l’aurait d’abord jeté dans un champ d’ananas, puis enterré dans un champ de jeunes cannes. Elle mène les gendarmes à l’endroit, situé près de la maison, où a été enterré le placenta. Une pierre est placée au-dessus de la délivrance. Elle ajoute alors que le père de l’enfant l’a assistée à l’heure de l’accouchement, qu’il a reçu l’enfant dans ses bras avant de l’étouffer d’une main sur la bouche. Elle avoue également avoir tenté de découper l’enfant. 

Le jury refuse de valider l’accusation d’infanticide et lui substitue celle de suppression d’enfant. Elisabeth Essob est condamnée à un an de prison, les 3 mois de détention préventive étant compris dans la peine prononcée.
 

Analyse et interprétation

 

Les jugements rendus sont, au regard de la loi, assez surprenants : le code pénal de 1810 prévoit la réclusion criminelle pour celle qui avorte et différencie la "suppression d'enfant", effectuée avant l'inscription du nouveau-né sur les registres de l'état civil (alinéa 1), de l'infanticide pratiqué sur celui

«dont la naissance est devenue notoire, lorsque l'accouchement n'a pas été clandestin, et a eu lieu au domicile de personnes connues qui lui ont donné leurs soins, et ont contribué à leur nourriture pendant un espace de huit jours, laps de temps constaté par la déclaration du jury» (alinéa 2, 1837). 

De plus, l'article 300 du code pénal définit, pour le crime d'infanticide, une peine plus forte que pour le meurtre de tout autre personne [31]. Or, sur les 13 procès recensés, (11 pour infanticide, 2 pour suppression d'enfant), seuls deux réclusions sont prononcées, l'une, en 1892, à l'encontre de Marie Yams [32], l'autre de un an envers Elisabeth Essob [33]. 

Mais certains indices apparaissent, signes de comportements, de représentations qui pourraient venir expliquer les jugements rendus : dans les deux cas, ces femmes ont porté atteinte à l'intégrité du corps de l'enfant (le bébé de Marie Yams a été retrouvé démembré, celui d'Elisabeth Essob avec la jambe entaillée). Un autre détail se retrouve dans les deux dossiers : dans les deux cas, l'enfant, (ou des parties de son corps), est retrouvé sous une grosse pierre, de même que le placenta. 

Or, certaines racontent que la pierre avait pour rôle d'empêcher que l'âme ne parte tourmenter les vivants, permettant ainsi "l'enracinement" de l'enfant là où la délivrance avait été enterrée. L'atteinte portée aux corps des deux enfants risquait-elle d'en faire des âmes errantes, des mové zam ? La sévérité (très relative au regard des lois de l'époque) des peines prononcées pourrait alors s'expliquer… On peut, à l’appui de cette hypothèse, remarquer l’assimilation opérée, dans tous les cas, entre le nouveau-né et le placenta. Les enfants sont, comme les placentas dans les pratiques traditionnelles, enterrés dans un endroit humide, au pied d’un bananier, dans une ravine, dans un champ de jeunes cannes, au bord de la mer, près d’un tas de fumier. L’importance de l’humidité est ici associée à la fertilité de la femme. En enterrant le corps de l’enfant dans un endroit fré [34], préservant, par cette conduite, leur fertilité à venir, les femmes affirment leur refus de cette naissance et marquent la non-reconnaissance de l’existence du nourrisson. Tout se passe ici comme si l’enfant était renvoyé vers son lieu d’origine, un en-deça situé sous le sol, dans le monde des esprits. L’une des mères accusées (et dont le dossier est classé) demande même à Saint-Pierre de venir reprendre le bébé, avant de recouvrir le corps de son enfant d’une pierre et de l’abandonner dans une ravine. 

Dans l'ensemble des autres procès, l'acquittement a été prononcé. 

La clémence de la justice semble rendre compte des données présentées au début de cet article, ainsi que des propos de nos informatrices les plus âgées : certains dossiers sont, de ce point de vue, tout à fait éloquents. Ils révèlent la confusion entre enfant vivant, bébé mort-né ou faible, quand le nouveau-né n’est pas purement et simplement considéré comme une boule de sang, donc embryon non encore parvenu au stade humain. En outre, si la vie physique de l'enfant était, selon les représentations traditionnelles, censée commencer vers quatre mois de grossesse, il n'était pas réellement considéré comme vivant tant qu'il n'était pas inscrit sur les registres de l'état civil, né et baptisé. Henriette, informatrice née en 1899, rapporte à ce propos que, jadis, dans les Hauts, comme il n'y avait pas de route et que toute descente dans les Bas était une véritable expédition, parfois, les pères ne déclaraient leurs enfants à l'état civil que deux par deux, ou trois par trois, après s’être assurés de leur capacité de survie.
 

Conclusion

 

Le dialogue entre droit et anthropologie nous permet de valider nos hypothèses de départ : la position des juges semble étonnamment proche des représentations populaires de l'époque. Quoi de plus normal s’agissant d’une juridiction populaire où les jurés avaient voix prépondérantes. Les condamnations prononcées sont en effet le reflet de cohérences présentes dans la population de l’époque, de logiques liées au corps. Elles sont associées à la manière dont chacun envisageait le début de l’existence : le nouveau-né n’était véritablement considéré comme vivant qu’une fois déclaré et baptisé, ce qui supposait, dans des cas de grande détresse ou de misère avérée, la possibilité de le faire disparaître. C’est ici, en fait, toute la question du droit, de l’application du droit et de son adaptation selon les contextes et les époques qui est posé. 

Et à bien y regarder, cette situation réunionnaise que nous venons d’examiner, est-elle si différente de ce qui se passait en France à la même époque ?
 

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Archives départementales de La Réunion :

 

Grossesse, avortement :

 

JIR du 7 02 1989, ADR 1 PER 94/217.

JIR du 4 01 1985, ADR 1 PER 94/168.

JIR du 28 07 86, ADR 1 PER 94/ 186.

Le Quotidien du 12 04 79, 1 PER 131/32.

Le Quotidien du 1 12 79, 1 PER 131/400.

Le créole du 25 08 70, ADR 1 PER 110/2.

 

Archives judiciaires :

 

Affaire Elisène Babolin, ADR 2 U 172.

Affaire Angéline Nérina, ADR 2 U 86.

Affaire Louise Antoinette, ADR 2 U 86.

Affaire Angélique Sali, ADR 2 U 277.

Affaire Marie Boyer de la Girauday, Clairansac Boyer de la Girauday, ADR 2 U 253.

Affaire Marie Yams, ADR 2 U 321.

Affaire Joseph Notaise, Alexina Robert, ADR 2 U 321.

Affaire Amélie Monteville, Pascal Galais, ADR 2U 321.

Affaire Elisabeth Essob, ADR 2 U 326.

Affaire Clémence Cerneaux, Pierre Denis, ADR 2 U 172.

Affaire Louise Antoinette Soguet, ADR 2 U 88.

Affaire Marie Suzette, ADR 2 U 220.

Affaire Eugénie Zoule, P. Marie Danie, ADR 2 U 300.  



* Anthropologue, UMR 8575, laboratoire APSONAT, Museum National d’Histoire Naturelle, 57, rue Cuvier, 75005 Paris, chercheur associé à l’UMR 306, centre d’ethnologie française, Musée National des Arts et Traditions Populaires. laurencepourchez@yahoo.fr

** Président de chambre honoraire de la cour d’appel de Saint-Denis (Réunion). tabuteauj@wanadoo.fr

[1] Thème assez proche, du reste, de l’histoire de Moïse.

[2] Thèse de doctorat d’anthropologie soutenue à l’EHESS, sous la direction de Mme Suzanne Lallemand, janvier 2000 .

[3] Hippocrate, Des femmes stériles, cité par R. Etienne, 1973, p. 29.

[4] Cette représentation est étayée par l’opinion, présente chez de nombreuses jeunes femmes, qui veut que le premier rapport sexuel ne soit pas fécondant. En outre, dans de nombreuses familles, dès que l’embryon est considéré comme formé, les rapports sexuels sont prohibés, comme si le sperme du père risquait de porter préjudice à l’enfant par un apport trop important de "nourriture".

[5] St Jean Chrysostome, Sur ces mots de l’apôtre « au sujet de la fornication », P. G., 51, 213, cité par R. Etienne, 1973 : 24.

[6] Texte rapporté par J. Tabuteau, 1987 : 51.

[7] "Res" : Mot latin  signifiant la chose l'objet. Notre droit venant du droit Romain, les juristes ont continué à employer des termes latins La chose pouvait appartenir à quelqu'un (ici l'esclave appartient à son maître) ou être un bien sans maître : une"Res nullius".

[8] L'organisation judiciaire et les textes de loi se sont succédés à Bourbon au cours des ans. Au début de l'occupation de l'île c'était l'ordonnance Royale  de 1667 et la Coutume de Paris qui s'appliquaient pour les litiges civils et l'ordonnance de 1670 pour le pénal. Par arrêté du Premier Consul en date du 2 février 1803, le Comte Charles Mathieu Isidore De Caen est nommé Capitaine Général et prend en main  l'administration des Iles de France, de la Réunion et dépendances. Pendant la durée de son administration  de 1803 à 1809, il va légiférer et tous ces textes vont être réunis dans "le Code des Iles de France et de la Réunion" ou "Recueil des arrêtés, règlements, ordonnances et proclamation des trois magistrats qui gouvernent les dites Iles" plus simplement appelé "Code De Caen"

[9] Articles recensés en bibliographie.

[10] Prouvant en cela que la peur du la-di la-fé, littéralement il ou elle a dit, il ou elle a fait, est toujours bien vivante.

[11] La mortinatalité était en 1951 à La Réunion, de 56,5 p. 1000, la mortalité post-néonatale (29 jours à un an), de 119, 2 p. 1000, soit des taux équivalents à ceux de la métropole au début du siècle (A. Lopez, 1995 : 32-33).

[12] JIR du mardi 7 février 1989, réf. Archives départementales : 1 PER 94/217.

[13] mixtes, notamment, et malgré une tendance au métissage.

[14] ADR 2U86.

[15] ADR 2U172.

[16] ADR 2U321.

[17] ADR 2U321.

[18] ADR 2U321.

[19] On désigne par ce terme les villages situés en altitude.

[20] Zone urbaine située sur le littoral.

[21] Archives départementales de La Réunion, ADR 2 U 321.

[22] ADR 2 U 326.

[23] Inculpation pour infanticide de Louise Antoinette Soguet, affaire jugée en 1848, ADR 2 U 88.

[24] Inculpation pour infanticide de Cerneaux Clémence et Denis Pierre, en octobre 1863, ADR 2 U 172.

[25] ADR 2U86, op. cit.

[26] ADR 2U172.

[27] Op. cit.

[28] Op. cit.

[29] ADR 2U321, op.cit.

[30] ADR 2U326.

[31] Code Pénal. Nouveau code pénal, ancien code pénal. Paris : Dalloz, 1995-96, pp. 1800-1801.

[32] Référence archives départementales 2U321, session d'octobre 1892.

[33] Référence archives départementales 2U326, session de juillet 1893.

[34] Non pas froid, mais humide, selon le sens créole du terme.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 octobre 2008 18:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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