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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Pourchez, “Corps de femmes, corps d'enfants et variation culturelle.” Un article publié dans Racines et itinéraires de l'unité réunionnaise. Actes de colloque. Textes réunis par Françoise Vergès et Carpamin Marimoutou, pp. 106-140. Conseil régional de La Réunion : Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise, 2007, 264 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 28 juin 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[106]

Laurence Pourchez

Corps de femmes, corps d'enfants
et variation culturelle
”. [1]

Un article publié dans Racines et itinéraires de l'unité réunionnaise. Actes de colloque. Textes réunis par Françoise Vergès et Carpamin Marimoutou, pp. 106-140. Conseil régional de La Réunion : Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise, 2007, 264 pp.


Novembre 1997 : à La Confiance-les-Hauts, dans la petite case en dur sous tôle occupée par Vivienne, Nicolas et leurs cinq enfants, j'assiste à la toilette de Sébastien, leur dernier-né. La scène se passe dans la chambre du couple. Malgré le peu d'espace disponible, tout est propre, bien rangé. Collées sur les murs peints d'un rose vif, quelques affiches de vedettes de la chanson. Plus loin, près des « nacos » fermés, la fenêtre ayant été également obscurcie afin d'éviter lumière et courants d'air, un portrait du pape Jean-Paul II, fixé au mur, semble regarder saint Georges, placé sur le mur d'en face. L'ampoule nue, qui pend du plafond, dispense une faible lumière. Deux récipients ont été placés sur le lit conjugal, une baignoire de bébé et une autre bassine destinée à rincer le corps du [107] nourrisson, alors âgé de cinq jours. Sur le côté, un « pagn » blanc a été étalé. Vivienne commence par déshabiller Sébastien, l'enduit de savon puis le plonge dans la baignoire, avant de le rincer dans l'eau du second réceptacle. Cette toilette achevée, elle procède aux soins du cordon, bande le ventre du tout-petit et l'habille d'une brassière, d'une culotte, puis d'un pyjama en coton. Laissant son fils quelques instants à ma garde, elle se dirige alors vers la cuisine d'où elle revient, portant un petit carré de beurre de cacao, une bougie, une petite cuillère et des allumettes :

[108]

« Tu vois, sa k'mwin lé pou montr a zot, sé in affèr i viyn de nout zansèt. Sé mon gran mèr ke la aprand a mwin sa, ke lavé aprand sa de son gran mèr ke l'avé aprand d'in pli vié gramoune ankor [2]. »

Vivienne m'explique alors que ce à quoi je vais assister renvoie à ses origines européennes, que cette pratique, qui a pour but de remodeler le visage du nouveau-né, est originaire de France et que je ne la verrai nulle part ailleurs, ni chez les « malbar » [3] ni chez les « kaf ».

Prenant, après ces quelques mots, son bébé dans ses bras, elle allume la bougie, gratte quelques fragments de beurre de cacao qu'elle place dans la petite cuillère. Le beurre de cacao, mis au contact de la source de chaleur, fond rapidement. Vivienne entreprend alors de masser méthodiquement le nez de Sébastien, d'un geste précis qui va des ailes du nez à la racine, du bas vers le haut.

Deux semaines plus tard, dans une coquette villa de Sainte-Clotilde, la même histoire se répète. Mais nous sommes cette fois-ci chez Martine qui refait le nez de Maya, sa petite fille âgée de six jours. Même discours que celui entendu chez Vivienne. Si ce n'est que Martine est malbaraise, qu'elle me dit que cette pratique est originaire de l'Inde, que je ne la verrai nulle part ailleurs... Quelques différences, cependant : la scène se passe sous l'œil protecteur de Ganesh ; Martine a ajouté, à l'eau de rinçage du bébé, une légère décoction de « sensitiv », végétal aux vertus apaisantes ; enfin, elle applique, après le massage, un petit point noir entre les deux yeux de son bébé, afin de le protéger des influences maléfiques.

[109]

Février 98 : je rencontre Françoise, mère de deux enfants. Sonia, sa petite fille, est âgée de sept jours. Les gestes pratiqués sur l'enfant sont sensiblement les mêmes que ceux observés chez les autres mamans. Je note néanmoins quelques variations : l'utilisation externe du beurre de cacao est doublée d'une utilisation interne quand Françoise administre à sa fille un petit biberon de lait additionné de beurre de cacao. Il s'agit, dit-elle, de faire à l'intérieur ce qui a été fait à l'extérieur, de nettoyer l'enfant, en un mot, de l'humaniser en lui permettant d'évacuer son « tanbav » [Pourchez, 2002]. La jeune mère ajoute que ce qu'elle vient de me montrer est d'origine malgache, que seuls les Réunionnais descendants de Malgaches pratiquent ce type de façonnage du visage, que je ne le verrai ni chez les Blancs, ni chez les « kaf », ni chez les « malbar »...

Ces trois femmes ont chacune en partie raison, en ce sens que les conduites en cause sont effectivement présentes en Inde [Stork*, 1986] comme à Madagascar [4] et qu'elles étaient fréquemment pratiquées dans l'ancienne Europe [Gélis*, 1976, 1984]. La pratique de façonnage du visage, qui s'est diffusée dans la population par divers modes relevant des transmissions intergénérationnelles, de transmissions horizontales entre pairs, par le biais des « nénènes » dans les familles aisées, leur est commune, les gestes pratiqués sont même rigoureusement identiques. Mais comme elle a été placée, pour des raisons qui pourraient bien être d'ordre historique liées à un contexte fait de domination et d'esclavage, sous le sceau du secret, les interprétations qui en sont faites varient : chacune donne à cette technique du corps une origine spécifique, tente de la rattacher (à raison d'ailleurs) à ses origines familiales supposées, tout en pensant (à tort) que seule une partie de la population effectue ce type de gestes. La réalité est en fait infiniment plus complexe.

Je pourrais, sur la base des multiples témoignages recueillis ces dix dernières années lors des différentes études menées dans un cadre doctoral puis postdoctoral [5], multiplier les exemples de ce type, et effectuer le même type de description des conduites (et des variations observées) recueillies autour d'autres techniques du corps, [110] de la naissance, du traitement traditionnel de la maladie ou de divers rites de passage comme la cérémonie conduite lors du rasage des cheveux « mayé » [6].

Ce qui m'interpelle ici, ce sont, outre les gestes communs à tous, base d'un tronc culturel partagé, les variations observables, de femme à femme, de famille à famille, de quartier à quartier. Car si l'on peut considérer la part culturelle commune comme relevant de passages, d'échanges, de réinterprétations et de création liées à la créolisation, il est aussi possible de se demander quels sont les éléments les plus représentatifs de la réunionnité. N'est-elle pas justement constituée de ces variations culturelles qui, regroupées, montrent toute la richesse de la culture réunionnaise, la manière dont, à partir de ses racines multiples, elle vit et évolue ?

Dans Amarres, Créolisations india-océanes, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou renouvellent le discours sur la créolisation. Ils l'inscrivent dans une perspective locale et dans les spécificités de la zone india-océane. Il s'agit, écrivent-ils :

« d'imaginer de nouvelles approches, de proposer de nouveaux regards. [...] Celles-ci exigent de nous une nouvelle méthodologie, de nouveaux concepts ». [2005, p. 36]

Mon objectif sera ici d'apporter un éclairage anthropologique à ce renouvellement en proposant le corps de la femme et celui de l'enfant comme lieux d'inscription et de création de la complexité culturelle associée à la spécificité de la créolisation india-océane et plus particulièrement réunionnaise.

Je détaillerai la manière dont, durant la première partie du cycle de vie, lors du processus de la naissance, le corps est révélateur de la culture réunionnaise, de la création d'un tronc culturel commun à tous, possédant les mêmes logiques et axes de cohérence. Mais cette créolité, cette réunionnité, commune à tous, ne peut être réduite - et ce type de découpage de la société réunionnaise, primaire et réducteur, est encore trop souvent présent - à un simple modèle créole (quand la culture créole est reconnue, ce qui n'est pas toujours le cas) auquel viendraient [111] s'en adjoindre d'autres, modèles fermés et étanches, « malgache », « cafre », « Malbar », « chinois » ou « zarab ». Comme s'il s'agissait, pour reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss*, d'éléments de « sociétés froides ». M'appuyant alors sur quelques exemples issus de mon terrain de recherche, je montrerai que la variation culturelle, loin de remettre en cause la culture créole, en est constitutive, que comprendre la société réunionnaise implique de renoncer aux modèles anthropologiques classiques pour élaborer une anthropologie de la réunionnité.


Logiques corporelles, logiques sociales

Avant de nous pencher sur les variations culturelles, voyons d'abord ce qui, dans les divers aspects de mon domaine de recherche, est constitutif d'un tronc culturel commun aux Réunionnais.

Les données que j'ai pu relever ces dix dernières années montrent qu'il existe des constantes, divers axes de cohérence, des logiques corporelles qui constituent l'une des clés d'analyse des logiques sociales, des transformations à l'œuvre dans la société. Nous verrons tout d'abord comment le corps, celui de la femme, celui de l'enfant, est révélateur d'un vaste ensemble comprenant tant un double mécanisme de perpétuation de Traditions [7], qui coexiste, au sein d'une culture dynamique, avec des traditions, issues de processus de changements, de création, spécifiques au contexte réunionnais, que l'ensemble de variations culturelles liées à ces traditions.

Nous nous trouvons face à une triple logique [8] qui associe les conduites liées au corps, à la naissance, à la petite enfance, à la maladie et à son origine supposée, à la religion, aux pratiques magico-religieuses. Les logiques en présence peuvent être, dans une perspective structuralistes [9], différenciées par rapport à des états, à des oppositions comme le chaud et le froid, le pur et l'impur, le liquide et l'épais, mais également selon [112] le rôle dévolu à chacune des pratiques, qu'elles soient d'ordre religieux, magico-religieux ou liées au corps. Il peut s'agir de prévenir la maladie, de protéger, de purifier l'individu ou, lorsque ces premiers actes sont inefficaces, de traiter l'affection qui survient.

Du désir d'enfant à la grossesse, en effet, ou aux protections prévues pour les bébés, de la demande de grâce effectuée, en cas d'infertilité, devant une divinité aux prières destinées à hâter l'accouchement, le sacré est omniprésent dans les données réunionnaises. Lié à l'interprétation de chaque événement, bénéfique ou maléfique, il s'avère même inséparable de l'ensemble de la période qui s'étale de la conception aux premiers mois de l'existence de l'enfant. Il en est, du reste, de la petite enfance comme de la maladie, car, ainsi que le note Jean Benoist* : « La frontière entre le culte et le thérapeutique est, dans ces pratiques, tout à fait indiscernable. » [1993, p. 67]

Chaque aspect propre à la première période du cycle de vie peut en effet être associé à un élément qui voit les religions en présence se rejoindre : les protections sont reliées à des cérémonies religieuses, comme dans le cas de la « marsh dann fé », du « cavadee », du « sèrvis poul nwar », des promesses effectuées devant les lieux saints catholiques ou chez les « dévinèr ». De la même manière, les tisanes, sirops, emplâtres et autres remèdes sont préparés selon un mode qui associe le divin au profane. Ainsi, l'utilisation, dans les préparations thérapeutiques, de l'eau sacrée de la Vierge Noire augmente le pouvoir de guérison des tisanes, la symbolique du nombre 3 -ou d'un multiple de 3 - [le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou la « Trimurti » [10], selon les interprétations et les choix religieux], présente dans les dosages des ingrédients de remèdes, en définit [113] l'efficacité. C'est une certaine représentation du monde qui est ici en jeu : par leurs prières, omniprésentes durant la période qui nous intéresse, leurs attitudes, par les recours adressés aux divinités, les femmes, les géniteurs des enfants, puis les enfants eux-mêmes (je pense ici aux enfants pénitents du « cavadee » ou à ceux qui déposent des bougies devant la Vierge Noire) reconnaissent plus ou moins implicitement l'importance du divin, son interférence dans les affaires humaines. Ce premier point apparaît capital et constitue l'un des nœuds, l'une des articulations de base de l'ensemble des pratiques corporelles, des croyances, des procédés thérapeutiques relevés.

La naissance et la période qui l'entoure sont, écrit Marc Augé*, apparentées à un même domaine. Cette réalité constitue, avec la maladie, l'une des « formes élémentaires de l'événement », expression qui définit

« tous les événements biologiques individuels dont l'interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement social. La naissance, la maladie, la mort sont des événements, en ce sens, "élémentaires" ». [1984, p. 39]

La naissance et la maladie relèvent donc d'une même logique du corps qui mêle conduites empiriques et prières. D'une femme qui a des contractions et qui est sur le point d'accoucher, la langue créole dit qu'elle est « malade ». Se mettent alors en place différentes pratiques thérapeutiques destinées à hâter l'accouchement, des usages d'ordre religieux, comme la récitation d'oraisons, ou d'ordre magico-religieux, comme le port d'amulettes ou de ceintures bénites. Mais à ce premier niveau d'analyse s'en ajoutent d'autres.

L'interprétation des représentations et des conduites familiales, la recherche d'une base culturelle commune aux Réunionnais ne peuvent être réduites à la recherche d'une nosologie populaire associée, par une recherche des causes, à la religion, ou aux pratiques religieuses. Les logiques corporelles apparaissent en effet également liées à des couples d'opposition, à une théorie des humeurs, à un système médical proche, par bien des aspects, de la « théorie des signatures » de la Renaissance.

[114]

Le chaud et le froid

Les exemples sont légion, qui illustrent l'importance de l'opposition entre le chaud et le froid. Le contexte réunionnais présente en cela de nombreuses similitudes avec les travaux conduits par Françoise Héritier* [1984] chez les Samo de Haute-Volta. Cependant si, chez les Samo, chaleur rime avec infertilité ou sécheresse, à La Réunion, les équivalences sont différentes. Les données relevées montrent en effet que la chaleur entraîne l'infertilité féminine, quand, par exemple, certaines femmes l'attribuent à l'usage de tampons périodiques. Elles considèrent que l'utilisation de ceux-ci a pour conséquence d'empêcher le sang de sortir du corps de la femme, et provoque une accumulation de chaleur génératrice d'infécondité. Mais cette stérilité peut également être provoquée par un excès de froid lorsque d'autres interlocutrices rapportent les interdits associés à l'ingestion de tisanes ou de chewing-gum à la menthe, végétal qui refroidit. Stérilité et sécheresse sont donc bien synonymes de chaleur, mais pas de manière exclusive. Ce n'est pas, à La Réunion, la chaleur qui est en cause dans l'infécondité, mais la rupture de l'équilibre thermique de la femme.

L'antinomie entre le chaud et le froid se définit, en fait, sur l'ensemble de la période étudiée dans le contexte réunionnais, comme l'élément fondamental qui donne sa cohérence à la quasi-totalité des actes et des représentations liées au corps, Elle se caractérise par la recherche permanente d'un équilibre entre les deux pâles : jugée trop chaude, la femme ne peut concevoir, son corps ne peut permettre un développement normal de l'embryon ; si elle est considérée comme trop froide, sa fertilité sera également remise en cause. Dans les représentations populaires, l'enfant qui naît inachevé comme la mère qui vient d'accoucher risquent un déséquilibre thermique et ils doivent être réchauffés au moyen de tisanes, mais également de rhum et de sel pour la mère (préparation qui a également pour fonction de « faner le san », d'éliminer le sang lochial vicié).

Une grande partie des procédés thérapeutiques utilisés résulte de ces représentations. Mais les cohérences ne se limitent pas à l'antinomie entre le chaud et le froid, au traitement des déséquilibres thermiques : d'autres oppositions découlent de la première, liées à la pureté et à l'impureté, à leur traitement, à un équilibre des humeurs.

[115]

Le pur et l'impur

Le chaud et le froid, le pur et l'impur, le liquide et l'épais. Les catégories se retrouvent de la conception de l'enfant à la petite enfance, dans l'ensemble des représentations liées au corps et à la maladie.

Prenons quelques exemples : la femme trop chaude, celle qui ne peut enfanter ou la femme enceinte, naturellement chaude du fait qu'elle n'évacue plus le sang des règles, doivent être rafraîchies au moyen de tisanes, faute de quoi elles tomberaient malades. Les tisanes, disant les femmes, nettoient le sang. C'est donc que le sang trop chaud est vicié, comme est impur le sang lochial chaud, accumulé durant plusieurs mois dans le corps de la femme et que l'on évacue avec du rhum, du sel et diverses tisanes. Et l'enfant ? Il sort de la matrice de sa mère, est encore en relation étroite avec elle. Comme elle, le nouveau-né est jugé chaud, envahi d'impuretés. On pense qu'il risque un déséquilibre thermique. Il convient donc, d'une part, de le réchauffer, d'autre part, de le séparer de sa génitrice. L'opposition pur/impur est opérante dans son cas et se manifeste au travers des représentations liées au « tanbav » ou de l'impureté qui résulte de la présence de « sévé mayé ». Le lien entre logiques du corps et logiques sociales émerge alors. Aux oppositions chaud/froid, pur/impur, vient également s'adjoindre une théorie des humeurs.


Une médecine des humeurs

La théorie hippocratique des humeurs considère que la maladie est la conséquence de la rupture de l'équilibre des humeurs, sang, lymphe, bile et atrabile. De la même manière, la médecine ayurvédique de l'Inde est également une médecine des humeurs. Elle comprend « trois humeurs : la bile, le flegme et le vent ou pneuma, entre lesquelles l'équilibre définit la santé ». [Zimmermann, 1989, p. 17] Les deux médecines sont donc très proches l'une de l'autre. Francis Zimmermann* précise d'autre part que les maladies typiques de la côte malabare [11] sont :

[116]

« [...] la fièvre paludéenne et toute la rhumatologie, que les médecins ayurvédiques rangent sous la rubrique des maladies "dues au vent". Aux rhumatismes qui dominent dans cette région de très fortes moussons répondent les remèdes composés à base de cocktails d'épices ».
[INSEE, no 112, 2002]

Nous retrouvons dans les deux théories médicales, l'européenne et l'indienne, de nombreux points équivalents aux données issues de notre approche de la naissance et de la petite enfance, les indices qui vont nous permettre de poser, à partir des matériaux recueillis, l'hypothèse d'une interprétation réunionnaise de la théorie des humeurs.

Le sang

Lié aux couples d'oppositions déjà présentés, le sang apparaît comme l'humeur principale. Il peut être soit chaud, épais, soit froid, liquide, l'un et l'autre de ces deux états étant vécus comme un déséquilibre susceptible d'entraîner une maladie. Les pratiques visant à nettoyer le sang sont extrêmement fréquentes et sont conduites autant sur les femmes enceintes que sur les jeunes enfants.

La bile

La bile, plus rarement citée, est également présente. Elle siège dans « léstoma » et est, dans le cas de la représentation liée au « tanbav », un symbole d'impureté. Elle est associée à la chaleur, à l'impureté dans le cas de la « jonis », quand l'enfant devient jaune car la bile, trop chaude, a pris cette couleur.

Le vent (« lèr »)

Le vent peut également être considéré comme une humeur. Il est dangereux de « pèrd lèr », d'avoir du mal à respirer, comme en témoignent les traitements du « rüm », de l'« oprèsman », du « katar » [Pourchez, 2002]. D'autre part, le vent est associé aux déperditions de chaleur, au froid.

[117]

Comme dans le schéma étiologique présenté par Zimmermann [1989, p. 151, les os, le vent et le froid se retrouvent : après son accouchement, la femme ne doit pas sortir, le vent ne doit pas rentrer sous sa robe, faute de quoi elle se refroidirait et attraperait des rhumatismes.

La première période du cycle de vie est donc soumise à la recherche d'équilibres entre le chaud et le froid, le pur et l'impur, ces deux couples étant eux-mêmes tributaires d'un équilibre des humeurs. Mais ce schéma serait incomplet sans une évocation de la médecine des semblables, des transferts de maladie.


Où l'on retrouve la « théorie des signatures »

La médecine des semblables, théorisée à la Renaissance par Paracelse* et issue d'un vieux fonds de médecine populaire [Loux*, 1979], postule qu'un mai peut être soigné par son équivalent, qu'il s'agisse d'un élément végétal ou organique. À La Réunion, les exemples relevant de ce type de médecine sont nombreux et viennent se greffer sur les catégories d'oppositions déjà définies : ainsi, le vin chaud remplace le sang perdu pendant l'accouchement, une dent de requin ou un croc de chien placés autour du cou de l'enfant lui donneront de belles dents, de même que la plante nommée « kro d'shiyn »soulagera les douleurs liées à la dentition... Cette parenté présente entre une partie du corps humain, une maladie, et le composant qui va le soigner affirme déjà un lien entre l'homme et la nature, avec son environnement. Parfois, la médecine des signatures procède par transfert, du corps humain vers un animal, un végétal ou un composé non organique.


Les transferts de maladies ou de symptômes

Là aussi, les exemples abondent et relient les éléments les uns aux autres. Prenons l'exemple de la forte fièvre, provoquée chez le bébé par un acte d'ordre sorcellaire : c'est un pigeon « tand », équivalent du bébé, qui va prendre le mal. Il va être ouvert vivant - comme est ouverte la [118] fontanelle chez le nouveau-né -, plaqué sur le crâne de l'enfant, et va en recevoir la chaleur excessive, être à l'origine de la guérison du petit malade. Le même transfert se retrouve dans le traitement du « sézisman ». C'est, cette fois, un poussin qui va être saisi, jeté vivant dans la casserole afin qu'il prenne le mal du bébé à soigner. D'autres transferts font agir des éléments inertes comme le morceau de papier, placé sur la tête du bébé et qui a pour fonction de prendre son « oké », ou les feuilles de « brinjèl » plaquées sur les tempes et la tête de l'enfant afin de traiter la fièvre.


Quelle médecine ?

Médecine des humeurs, médecine des semblables, logiques d'oppositions, sommes-nous en présence, pour la première période du cycle de vie, d'un système médical équivalent à celui des Antilles ? La créolisation présente à La Réunion est-elle similaire à celle qui est observable aux Antilles ? Là encore, la prudence s'impose. Le peuplement réunionnais est différent du peuplement antillais et si une influence massive de la médecine européenne semble plus que probable [12], les apports indiens et malgaches sont également très importants. Donner une origine strictement européenne aux pratiques relevées serait en effet hasardeux. Il est vrai que, une fois achevée la lecture des travaux de Françoise Loux* [1978], de Marie-France Morel* [Loux & Morel, 1976], de Nicole Belmont* [1971] ou de Jacques Gélis* [1984], la tentation est grande d'établir des parallèles exclusifs entre les pratiques réunionnaises et la médecine populaire européenne des siècles passés. Car l'impact et l'influence des Européens pendant l'esclavage, puis durant l'« engagisme » et la période coloniale ont sans nul doute été fondamentaux, ne serait-ce que par le rapport de force induit par un contexte colonialiste. Mais il ne faut cependant pas oublier que de telles pratiques ou recours sont également présents à Madagascar, en Inde, où le traitement des maladies infantiles associe, dans la médecine ayurvedique, médications à base de plantes et récitations de « mantra » [Mazars*, 1997, p. 263].

[119]

La difficulté d'une recherche du schéma étiologique présent dans les données réunionnaises tient à ce que l'opposition entre le chaud et le froid existe également dans ces deux cultures, de même qu'existe en Inde, au travers de la médecine ayurvédique et de son interprétation populaire, une médecine des humeurs fort semblable, sous bien des aspects, à la médecine européenne du même nom [Fleury*, 1986-1987]. Laquelle a structuré les autres ? Se sont-elles mutuellement influencées ? Lors de la période esclavagiste, puis à l'époque de « l'engagisme », la médecine européenne a pu constituer un modèle, un cadre structurant pour les pratiques thérapeutiques réunionnaises, les conduites liées à la naissance. Mais il ne faut pas oublier [13] que cette même médecine européenne était bien pauvre face aux connaissances empiriques des Malgaches, qui retrouvaient à La Réunion des plantes connues et utilisées de longue date sur la Grande lie. Les engagés indiens amenaient, pour leur part, des traditions liées à la naissance, une médecine populaire riche d'une tradition millénaire. lis disposaient, sous les tropiques, de nombreux ingrédients nécessaires aux préparations traditionnelles et s'il est probable que la médecine européenne a influencé leur manière de voir les choses, il est tout à fait envisageable qu'en l'absence de médecin, leur savoir ait pu être plus que précieux.

L'hypothèse posée par Alice Peeters*, pour les Antilles, d'un cadre européen au sein duquel se seraient insérés les apports des groupes amenés en esclavage semble néanmoins valable dans le contexte réunionnais.

Mais il convient de la nuancer. Jean Benoist note en effet :

« Les systèmes médicaux traditionnels sont trop engagés dans le fonctionnement général de la société pour pouvoir se transmettre intégralement lorsque le support social est profondément remanié. À cet égard, il est important de constater que les pratiques médicales de ceux qui sont venus comme esclaves (les Africains et les Malgaches) n'ont laissé que des traces [120] dispersées [14]. [...] Par contre, les groupes ethniques qui n'ont pas été victimes de l'esclavage et qui ont pu maintenir une certaine continuité d'échanges avec leurs origines disposent de connaissances, d'attitudes, et de symboles fortement caractérisés face à la maladie et à la mort. Il s'agit bien entendu des Indiens "Malbars" [...] et des petits cultivateurs blancs. » [1993, p. 54]

Quel est alors le cadre dominant ? Y en a-t-il un ? Les deux médecines ont des schémas étiologiques très proches et la réponse à la question est malaisée. L'une des hypothèses, qui reprend donc celle de Peeters, serait que, les Européens étant, à l'époque coloniale, les dominants, leur système médical aurait prévalu. Nous nous retrouvons alors dans un schéma très proche de celui de la genèse des langues créoles néoromanes qui voit, après emprunt de la structure latine de la langue, une progressive autonomisation puis une indépendance des nouveaux systèmes.


Les fonctions :
prévenir, protéger, purifier et traiter


Une double logique apparaît : l'ensemble des problèmes susceptibles de survenir durant la grossesse, la naissance, la petite enfance, comme la maladie, la malheur, sont envisagés de manière tant préventive que curative. Les modes d'intervention choisis peuvent s'apparenter à des recours religieux et/ou thérapeutiques. Chacune de ces logiques se subdivise en deux axes ; ainsi, conduites préventives et à objectif de protection sont liées, comme sont associés purifications et traitement de la maladie. Le façonnage du visage, que je rappelais plus haut, sort quelque peu du cadre des trois objectifs évoqués. Il ne correspond pas à un but à atteindre pour le développement physique de l'enfant. Lié à un idéal esthétique (voire phénotypique), il me semble davantage relever du domaine social, en tant [121] que symptôme d'une ligne de couleur à la fois inexistante [au sens antillais du terme [15]] et pourtant omniprésente. L’ensemble des axes de cohérence que nous avons jusqu'à présent dégagés s'articule au sein d'un schéma global qui intègre l'utilisation des plantes, un rapport particulier à la nature.


Utilisation des plantes et rapport à la nature

Nature et corps sont, dans l'ensemble qui commence à émerger, indissolublement liés. Comme les maladies ou les états du corps, les végétaux sont répartis en diverses catégories qui s'insèrent dans les logiques précédemment décrites. Ils peuvent être subdivisés en trois catégories : les plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes, celles qui possèdent des vertus magiques et/ou sacrées [16]. Les plantes sont, en outre, susceptibles d'être préparées selon divers procédés.

L'utilisation de plantes rafraîchissantes a pour objectif de nettoyer, de purifier l'organisme. Leur usage est permanent et leur fonction semble en relation avec un maintien préventif de l'équilibre des humeurs [nettoyer le sang lorsque celui-ci est trop épais, tirer le vent sur « léstoma », y éviter l'accumulation de « bil »]. L’utilisation d'un rafraîchissant n'est, en effet, pas forcément destinée à abaisser la chaleur du corps. L'utilisation de plantes échauffantes comme traitement de la fièvre nous éclaire particulièrement sur ce point. Chaque rafraîchissant possède une vertu qui lui est propre. Cependant, son action peut se modifier selon l'association de plantes choisie (les préparations intègrent généralement un nombre impair de végétaux), selon le mode et l'heure de la cueillette. L'effet d'un végétal sera, par exemple, plus important, s'il a été cueilli au moment où la sève monte ou lorsque le soleil est au zénith.

[122]

Contrairement aux plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes ne sont pas utilisées en permanence. Elles ont un rôle curatif et viennent traiter un déséquilibre, refroidissement, conséquence de l'accouchement ou si la femme a mis les mains ou les pieds dans de l'eau froide, un risque de problème osseux à venir (ce qui rapproche son utilisation d'une thérapie préventive). Chez l'enfant, les végétaux échauffants sont également employés dans les préparations destinées à traiter le refroidissement et ses conséquences, « rüm », « grip », « oprèsman », « jonis », « katar ».

De nombreuses préparations comprennent également, dans un but d'optimisation des effets attendus, une ou plusieurs plantes aux vertus magiques et/ou sacrées. Aux plantes rafraîchissantes et échauffantes sont souvent ajoutés d'autres végétaux destinés à renforcer le pouvoir de la préparation. Ils peuvent être divisés en deux catégories, les végétaux aux vertus magiques qui, pour être efficaces, ne peuvent être ramassés que sous certaines conditions, à certaines heures, et ceux qui relèvent du domaine du sacré.

Certaines plantes, comme la verveine, la verveine citronnelle ou le pignon d'Inde, ne peuvent être récoltées n'importe comment. Il est préférable de les cueillir à des heures particulières, au lever du jour (6 heures), moment où le soleil et la sève montent, ou à midi, heure du jour où les pouvoirs de la plante sont, comme le soleil, à leur zénith. Le fait de la cueillir implique que soit effectué un dédommagement à la plante. Il convient alors de déposer une pièce de monnaie dans la terre, là où se trouvait le végétal s'il a été déterré, ou sous les racines, s'il n'a été qu'amputé d'une partie de ses feuilles.

Les plantes sacrées, que l'on retrouve dans les préparations des « tisaneurs », sont le plus souvent des végétaux utilisés dans les rituels de l'hindouisme ou recueillis devant des sites sacrés catholiques (feuilles de manguier, lilas, pétales d'œillet d'Inde au de reine-marguerite distribués lors des cérémonies, fleurs de la Vierge Noire). Ils complètent l'aspect thérapeutique de la préparation par une protection divine qui renforcera l'effet attendu, en empêchant l'action d'esprits ou de mauvais sorts. Plantes rafraîchissantes, plantes échauffantes, végétaux [123] aux vertus magiques et/ou sacrées peuvent être combinés de différentes manières, selon l'affection à traiter et le résultat attendu. Les modes de préparation peuvent également se compléter.

Un tel système pourrait sembler figé. Mais il n'en est rien. Nous verrons un peu plus loin les variations observables, liées aux transmissions culturelles, aux réinterprétations qui s'opèrent à partir des apports exogènes. Les plantes utilisées évoluent, selon leur fréquence dans la nature [17], leur efficacité perceptible. De nouvelles plantes sont testées par les « tisaneurs ». Ainsi, Noélla, « tisaneuse » et détentrice d'un don, ramasse en forêt et teste de nouveaux simples à partir des réactions des « mouches à miel » : si celles-ci se détournent d'une plante, c'est qu'elle est toxique, qu'il ne faut pas la ramasser ; si, au contraire, elles s'en approchent, c'est que le végétal est comestible. Les logiques corporelles apparaissent en arrière-plan des logiques sociales, les structurent.


Corps de femme, corps d'enfant et société créole

Nous avons dégagé des logiques et des constantes qui président à l'ensemble de la période située de la conception de l'enfant (nous pourrions même préciser : du projet d'enfant) à sa naissance physique, sociale, puis à son autonomie motrice, temps qui, à La Réunion, semble correspondre à la fin de la grande phase postnatale de vulnérabilité de l'enfant. Mais ces grands axes, ces soubassements, sont compris dans des contextes plus larges : celui formé par sa famille, puis, de manière plus large, par la société créole réunionnaise. Il nous appartient donc à présent, avant de nous pencher sur l'ensemble des variations culturelles présentes, de voir en quoi ces axes, ces logiques, sont révélateurs de la place de l'enfant au sein de sa famille, dans la société, en quoi ils sont significatifs de processus à l'oeuvre, de mécanismes de créolisation, liés aux rencontres des cultures. Les données recueillies révèlent en effet, outre les logiques corporelles à l'oeuvre, des logiques sociales.

[124]

L’enfant et sa famille

L'ensemble des matériaux recueillis, les logiques et axes de cohérence qui s'en dégagent, montrent, quelle que soit la génération interrogée, l'importance de l'enfant au sein de la famille. La place qu'il y occupe est centrale, comme en témoignent, par exemple, les lithographies qui le représentent souvent entouré de ses géniteurs. Le rôle de pivot de la famille, donné à l'enfant, apparaît de manière presque identique dans le discours de tous les informateurs, indépendamment des variations d'âge, des appartenances sociales et des choix religieux. Même chez les parents des plus jeunes générations, son importance demeure prépondérante. Les nombreuses pratiques liées au projet d'enfant, la valeur accordée à la maternité en sont la preuve. Les logiques du corps restent identiques à ce qu'elles étaient par le passé, de même que les soucis de protection, de purification, les objectifs qui président au développement du tout-petit.

Les nombreux rites de passage présents se définissent, parallèlement aux logiques du corps, comme les garants de l'existence de l'enfant. Chaque passage effectué est un marqueur temporel. Il met fin à une incertitude, en terme d'existence, à une étape de la vie de l'individu, en commence une nouvelle, constitue une promesse de bonne santé et de fortune à venir. De plus, comment ne pas envisager les rites de passage par rapport à l'angoisse, souvent légitime des mères, de voir mourir leur enfant ? Les rites de passage présents, rites de protection, rites conjuratoires, pourraient alors s'analyser (au moins en partie), par rapport à la crainte des femmes, comme ayant une fonction de dérivation de l'angoisse, par la mise de l'enfant sous une protection divine.

Philippe Ariès* [1973] Situe les débuts du « sentiment de l'enfance » au XVIIIe siècle [18], à l'époque du recul de la mortalité infantile en Europe. Pourtant, l'importance accordée à l'existence des nouveau-nés semble avoir été de tout temps présente à La Réunion. Les lithographies du XVIIIe siècle nous montrent des bébés blancs, noirs, indiens, emmaillotés, la tête couverte d'un bonnet, ce qui laisse à penser que l'importance accordée a la vie du nourrisson, les logiques du corps présentes aujourd'hui, étaient déjà en place il y a deux [125] cent cinquante ans. Ces mêmes pratiques sont décrites par les femmes les plus âgées, sur une période recouvrant trois générations, soit environ soixante-quinze années. La quatrième génération, celle des jeunes mères, a, quant à elle, opté pour une plus grande liberté de mouvement de l'enfant (même si le bonnet est resté, remplacé, souvent, par une casquette ou une capeline pour les petites filles].

Même à l'époque où les décès prématurés d'enfants étaient fréquents, chaque mort constituait un drame pour les parents, chagrin qu'il aurait été malvenu de montrer et qui a pu parfois, aux yeux d'observateurs étrangers, passer pour de l'indifférence. Car si la mortalité infantile était jadis très élevée dans 1 île, il apparaît que la vie de l'enfant était un bien précieux, et les précautions prises afin de sauvegarder son existence étaient proportionnelles au danger d'un décès précoce. Elles sont toujours présentes aujourd'hui, comme si trente années d'accouchement en maternité assortis des progrès foudroyants dans le suivi des enfants, la médecine néonatale, n'avaient pas effacé l'angoisse des mères, comme si, mais nous y reviendrons, il y avait une sorte d'appropriation puis de glissement sémantique des pratiques, d'un registre corporel vers un registre social, presque identitaire.

De nos jours, les logiques, les cohérences demeurent : l'enfant reste le pivot de la famille, même si le nombre de rejetons par famille a baissé et malgré les préoccupations d'ordre matériel, qui ont parfois pris le pas sur les précautions. Le tout-petit demeure en effet un acteur social extrêmement important, garant du statut occupé, au sein de la société, par ses géniteurs.

Le rôle des grand-mères demeure prépondérant, surtout dans les transmissions culturelles liées à l'enfantement. Toujours, après la naissance d'un enfant, elles assistent le mari de l'accouchée, s'occupent des enfants précédents. S'il est vrai que les familles ont tendance à éclater, que leur proximité géographique n'est plus aussi réelle qu'il y a vingt ans, la place des femmes de cette génération au sein du groupe semble inchangée, de même que celle de l'oncle maternel.

Le rôle du frère de la mère varie légèrement selon les liens que la parenté entretient avec l'hindouisme. Plus la proximité d'avec l'hindouisme est grande, plus importantes seront les responsabilités confiées à l'oncle [126] maternel. Mais cette règle est à relativiser. En effet, chez les « Petits Blancs [19] », nombreux sont les oncles utérins désignés comme parrains de l'enfant ou comme officiants lors des rites pratiqués.

Aussi semble-t-il pertinent d'affirmer, qu'outre les géniteurs de l'enfant, les personnages les plus importants pendant la première période du cycle de vie sont la grand-mère (plutôt de la branche maternelle mais cette donnée varie parfois en fonction des affinités) et l'oncle maternel. Nous aurions pu ajouter le parrain et la marraine, mais il se trouve que, traditionnellement, la grand-mère était la marraine, alors que l'oncle maternel était souvent désigné comme parrain. Le fait pouvait cependant varier, selon le rang de l'enfant dans la fratrie, les relations entre les membres de la famille.


Les variations culturelles

La part de culture commune que nous venons de découvrir n'est cependant jamais totalement homogène, et considérer qu'elle est totalement généralisable à l'ensemble des Réunionnais serait pour le moins abusif. Hors des constantes évoquées, dans chaque famille, chez chaque individu, existent des variations liées aux origines diverses des habitants de l'île, à leur appartenance sociale, aux transmissions culturelles, à leur habitat (zone urbaine ou zone rurale), à l'importance occupée par les apports exogènes, aux choix religieux. Et si, pour emprunter une formule souvent utilisée en Afrique afin de qualifier la genèse d'un individu, les données communes constituent l'ossature de la culture, les variations en sont la chair.


Variations culturelles et poids de l'histoire

Les données collectées possèdent diverses constantes, des logiques communes à l'ensemble de la population étudiée. Cependant, diverses variations existent selon les histoires familiales, différences notamment dues au poids de l'histoire : à l'époque de l'esclavage, puis de I'« engagisme », [127] régnait la règle de séparation des ethnies. Celle-ci empêchait que puissent se transmettre, pour les groupes numériquement inférieurs, les traits culturels propres à leurs sociétés d'origine. Cependant, les groupes numériquement importants ont pu transmettre ce patrimoine : c'est le cas des Réunionnais possédant une part d'ascendance indienne, c'est également le cas de ceux dont les ancêtres sont originaires de Madagascar. D'autres traits culturels ont également pu être transmis par les Réunionnais possédant une origine chinoise ou gujarati. Mais il ne faudrait cependant pas penser que ces variations peuvent légitimer un découpage de la population en milieu « malbar », milieu malgache, milieu chinois au musulman. Les histoires familiales, toutes différentes, mettent en évidence le métissage, l'interconnexion entre les différentes origines et traditions. Les traditions originelles se complètent, se chevauchent, formant un ensemble à la fois ouvert et fluide. Dans ce cadre et selon les circonstances, les individus pourront, dans un cas, choisir une conduite en raison de leur ascendance malgache puis, plus tard, une autre dictée par des traditions originaires de l'Inde.

Variations et transmissions culturelles

Les transmissions culturelles au sein de la famille apparaissent, elles aussi, tout à fait fondamentales. Jusqu'aux années 1970, toute la période située entre la conception d'un enfant et sa petite enfance était régie par le recours à la médecine familiale, aux pratiques domestiques. Celles-ci étaient transmises selon différents modes.

Outre les transmissions qui étaient le fait de la matrone ou du « devineur », l'apprentissage des pratiques traditionnelles pouvait se faire de manière verticale, par le canal mère/fille, ou grand-mère/petite-fille. C'est ce qui se passait pour les pratiques liées à l'utilisation des simples, aux techniques du corps.

Il pouvait se faire de manière oblique ou descendante, des aînées aux plus jeunes. Il s'agissait ici de tout ce qui pouvait concerner la femme ou la jeune fille, son corps, les menstruations, la manière de se cacher ou de les cacher... Ce type de transmission se prolongeait souvent par une transmission de type horizontal.

La transmission de type horizontal se caractérisait par un apprentissage effectué au sein d'une même classe d'âge. Elle avait pour lieu les [128] ravines, lors des grandes lessives, endroit privilégié où les femmes et les jeunes filles se regroupaient et pouvaient discuter tout en battant le linge ou à l'heure de la pause [situation tout à fait équivalente à celle décrite par Yvonne Verdier* (1979)]. Elle concernait surtout un registre intime comme les techniques traditionnelles d'avortement, de contraception.

Ces différents types de transmissions possibles expliquent d'abord l'hétérogénéité des données recueillies. Selon le mode (ou les modes] de transmission en cours dans les familles, les usages diffèrent, sont susceptibles d'être complémentaires, parfois contradictoires quand ils sont la conséquence des ruptures engendrées par les apports exogènes. Certaines familles privilégient davantage les transmissions de type vertical alors que, dans d'autres cas, aucune transmission ne se fera dans le cadre familial, les transmissions ne se faisant, de manière horizontale, qu'entre germains ou adolescents d'une même classe d'âge.

Variations et modernité

La modernité est en effet venue bouleverser les traditions, et ce, dès l'arrivée des sages-femmes, puis des médecins, qui considéraient (et estiment parfois toujours) les pratiques traditionnelles - et je cite des propos de médecins et de sages-femmes - comme des « balivernes, des pratiques d'un autre âge, des conneries... ». Là-dessus est arrivée la radio, puis la télévision, avec leur cortège de modèles comportementaux. Que reste-t-il alors des transmissions entre générations ?

Au premier abord, on pourrait penser que les apports de la modernité ont bouleversé les modes de transmission, et il est vrai que le rôle des grand-mères tend à s'amoindrir quelque peu, que certaines pratiques ont disparu (rupture du filet de la langue du nouveau-né, travail des articulations des mains - main qui « quille » décrite par Jacques Gélis [1976] - et des genoux). D'autres pratiques ont évolué sans disparaître : prenons l'exemple du « pagn » des nourrissons. Les grand-mères (ou les mères) enseignent toujours à leurs petites-filles que l'enfant ne doit pas attraper froid au ventre, qu'il convient de l'emmailloter, que celui qui naît, tendre, mou, doit durcir. Parallèlement, les apports de la puériculture des trente dernières années tendent à donner de plus en plus [129] de liberté corporelle au tout-petit. Il y a télescopage des deux représentations et ajustement par les mères, réinterprétation des apports de la puériculture moderne en fonction des traditions en place, ce qui fait que nombre de jeunes mères continuent à bander le ventre, voire le torse de leur bébé, parfois pendant plusieurs semaines après la naissance. Les passations entre générations demeurent en fait prépondérantes dans certains domaines, liées aux thérapies traditionnelles et aux soins du corps. C'est en grande partie à ce niveau qu'interviennent les variations culturelles car, si certains mécanismes sont observables, les réinterprétations s'opèrent de manière essentiellement individuelle, selon la personnalité des femmes concernées, leurs acquis, les connaissances et choix religieux et sociaux préalables. Il devient dès lors difficile de modéliser et souvent, seuls les comportements récurrents sont relevés, d'où le risque de généralisation abusive.

Mais contrairement à ce qu'une observation extérieure superficielle ou des conclusions hâtives pourraient laisser supposer, les rôles respectifs des générations restent, pour la période qui entoure la naissance, sensiblement équivalents à ce qu'ils étaient avant les transformations des quarante dernières années et les transmissions intergénérationnelles demeurent prépondérantes. Elles apparaissent seulement, dans les maternités ou de manière plus large, en contexte biomédical, cachées aux yeux du personnel soignant qui ne sait pas qu'elles existent (ou ne doit pas savoir, le cloisonnement entre médecins au sens large et population étant ici particulièrement marqué), et cette dissimulation semble en fait les renforcer, les faire s'effectuer sur un mode identitaire. Les variations des conduites maternelles s'intègrent le plus souvent aux logiques préexistantes et les mères les justifient par l'évolution de pratiques qu'elles considèrent comme faisant partie du patrimoine réunionnais [nombreuses sont celles qui emploient l'expression « nou fanm réinionèz »).

Variations et réinterprétations des apports extérieurs

Le temps qui entoure la naissance était, et reste, pour la femme comme pour l'enfant, une période extrêmement ritualisée, au cours de laquelle dominent des précautions et de nombreux interdits, liés à des conduites, à des rituels. Il présente d'importantes interconnexions entre les pratiques [130] religieuses, magico-religieuses, familiales et thérapeutiques. L'objectif principal des usages familiaux est généralement de protéger la mère et l'enfant, d'un point de vue à la fois physique, par la régulation thermique du corps de la mère et de l'enfant, et spirituel (se garder des risques de possession par des âmes errantes ou des mauvais esprits).

L'une des avancées majeures des dernières décennies a été le suivi médical de la grossesse, par les divers contrôles du bon déroulement de la gestation, par les analyses sanguines. Ce rapport au sang, au souci de le purifier, s'intègre parfaitement au schéma préexistant et les femmes interprètent les résultats d'analyses selon la représentation classique sang liquide/sang épais. Si les analyses sont normales, c'est que tout va bien, que le sang est fluide, exempt d'impuretés. Mais en cas de résultats d'analyses hors normes, il est jugé épais, donc sale. Le système des rafraîchissants se met alors rapidement en place et les femmes consomment, en fonction du problème identifié, de la tisane à base de « barbe maïs », d'« herbe à bouc » ou d'autres rafraîchissants.

Cette réinterprétation immédiate peut également, chez certaines jeunes mères, s'opérer dans le système des interdits. J'ai ainsi pu noter chez quelques très jeunes mamans l'interdit suivant : il ne faut pas, lorsque l'on est enceinte, s'asseoir sur une table, l'accouchement serait difficile et nécessiterait une césarienne. Le rapport entre la table sur laquelle il ne faut pas s'asseoir et la table d'opération, donc la césarienne, est ici évident et le rapport métaphorique correspond au schéma logique traditionnel. La même intégration de données issues des conseils des professionnels de la santé se retrouve au travers des précautions de type alimentaire et thérapeutique. Ainsi, au souci traditionnel de fortifier l'enfant in utero par des tisanes ou divers aliments comme le boeuf qui rend fort (quand cette viande n'est pas proscrite pour raison religieuse] vient s'adjoindre la nécessité de manger la patte du « kari poulet »qui donne la beauté, la consommation intensive, par plusieurs jeunes femmes aux revenus plus que modestes, de jus de fruits vitaminés achetés en pharmacie, afin que le bébé soit en bonne santé. Ce souci préventif se retrouve également dans l'intégration d'apports biomédicaux dans les tisanes elles-mêmes, comme le Ganidan, l'aspirine, qui liquéfie le sang. Ces nouvelles données s'intègrent puis coexistent avec les [131] précautions initiales car elles ne modifient pas la cohérence du système. Elles peuvent également venir renforcer une représentation existante. Ce type de variation s'avère particulièrement présent dans les contextes urbains alors que les personnes vivant en milieu rural tendent à préserver divers usages plus traditionnels [usage des plantes médicinales notamment, techniques du corps - le façonnage du visage semble plus fréquent en milieu rural ou semi-rural qu'en milieu urbain].

Variations et appartenances religieuses

La pratique religieuse constitue l'une des plus importantes causes de variation. Sans que la logique globale soit remise en cause, les conduites maternelles sont susceptibles de varier selon divers facteurs : les interdits alimentaires associés à la religion pratiquée (ou aux religions pratiquées) ; le ou les cultes familiaux à rendre ; les promesses effectuées dans la famille. L'appartenance religieuse induit également l'usage, dans les soins, à la mère et à l'enfant, de végétaux considérés comme sacres (feuilles de manguier en bain, bains de siège de feuilles de tamarinier, essentiellement - mais pas exclusivement - observés chez des mamans pratiquant l'hindouisme au possédant une ascendance indienne].

Les variations, présentes dans les données recueillies, s'envisagent en premier lieu selon une logique d'utilisation. Les recours sont choisis au sein du répertoire des usages possibles, des éléments réputés les plus efficaces, comme le recours aux divinités issues de l'hindouisme, à des cérémonies comme le « sèrvis poul nwar », la cérémonie de la seconde naissance, consécutive à la présence d'un « marié », ou les promesses de porter le « cavadee » ou de « marsh dann fé ». Ces variations peuvent être la résultante de la présence d'une alliance avec un « Malbar » ou plus simplement liées à un voisinage, à une situation de détresse, à un désir d'optimiser les recours mis en place en multipliant les chances de résultats. Elles sont également en relation avec la crainte qu'inspirent les divinités de l'hindouisme : une divinité crainte est une divinité forte, efficace. Jean Benoist note à ce propos :

« Dans les bidonvilles, ou chez les créoles pauvres des campagnes, ce qui se passe à la chapelle indienne du voisinage fait partie d'un [132] paysage quotidien et on partage avec les Indiens diverses croyances. Les métissages ont contribué à construire des ponts par lesquels ces croyances ont diffusé et se sont ainsi assuré un solide ancrage dans la population non indienne. » [1979, p. 156]

Mes interlocuteurs ont connaissance de ces rituels, et sont susceptibles d'y avoir recours, quelle que soit leur appartenance religieuse, leur pratique exclusive [20] de la religion catholique, une appartenance dite catholique couplée à la fréquentation assidue de la chapelle d'un « dévinèr », la pratique conjointe (extrêmement courante) du catholicisme et de l'hindouisme. L'exemple du « sèrvis poul nwar », que prend Jean Benoist [21], est, de ce point de vue, tout à fait éloquent. La crainte qu'inspire ce rituel s'appuie en effet sur une double tradition : celle de la poule noire européenne, maléfique, dangereuse, à connotation satanique, et celle du sacrifice à la déesse Pétiaye. Il constitue, avec le recours au « dévinèr »et/ou au « poussari », l'une des premières portes d'accès à ces variations.


Comment interpréter les variations ?

Des variations culturelles au sein d'un continuum ?

J'émettais, dans une précédente publication [Pourchez, 2002], l'hypothèse de la présence d'un continuum culturel. Cette notion, empruntée aux linguistes [Bickerton*, 1975], est souvent utilisée afin de rendre compte des différents registres présents dans les langues créoles. Elle est sans doute celle qui au premier abord, définit le mieux les données recueillies. Elle rend en partie compte des variations présentes, selon les familles, les lieux, à l'intérieur d'un même espace, domestique, rituel. Ces différences reflètent la diversité des informateurs, car les données ne sont jamais totalement [133] homogènes, aucun informateur ne donnant exactement les mêmes matériaux que son voisin. La population concernée par mes recherches, hommes et femmes créoles au sens « émique » du terme, se situe sur un large échantillon comprenant des individus aux phénotypes extrêmement divers et qui ne correspondent pas toujours aux appellations qu'ils se donnent. Des « Petits Blancs des Hauts » se disent non métissés [?], d'autres affirment leur métissage et leur créolité, des familles sont clairement métissées, des « Kaf [22] » revendiquent leurs racines africaines, des familles sont proches de l'hindouisme, des jeunes femmes sont mariées avec un « Malbar », des « Malbar » se disent créoles, des Créoles se disent « malbar », des « Malbar » se prétendent purs [?] [23]. Dans ce contexte, définir avec précision la place occupée par les informateurs sur le continuum s'avérerait pour le moins impossible. Cette tâche relèverait d'un jugement de valeur porté à partir du phénotype de l'individu, de la réactualisation d'une ligne de couleur que l'abolition de l'esclavage a [aurait] dû faire disparaître. Elle dépendrait d'un choix identitaire des individus eux-mêmes ou, de manière plus problématique, d'une catégorisation opérée par le chercheur.

Il serait pourtant possible, au sein de la population concernée par l'enquête, après dépouillement et analyse des données, de déterminer deux pôles extrêmes : ceux-ci regrouperaient, d'une part, les données fournies par les « Petits Blancs des Hauts », au phénotype plus européen, et d'autre part celles rapportées par les familles issues des esclaves et engagés indiens. Jean Benoist distingue un troisième pôle

« La société globale réunionnaise se présente ainsi comme la conjonction de trois sous-systèmes sociaux principaux : celui des plantations [134] où le groupe majoritaire mais dominé est formé par les Indiens "malbars" et les métis d'origine africaine et malgache, celui de l'agriculture paysanne où les petits cultivateurs européens forment l'essentiel de la population, et une société moderne appuyée sur l'administration métropolitaine et les notables locaux. » [1979, p. 16]

La société moderne [ici, telle que l'idéalisent mes informateurs - par les médias, la télévision, les grosses voitures... -] possède en effet une influence importante sur les représentations des jeunes couples, sur les pratiques familiales. Mais l'analyse des entretiens montre que le critère du phénotype des individus, qui a pu être opérant, il y a une vingtaine ou une trentaine d'années, dans un contexte postcolonialiste beaucoup plus marqué que celui d'aujourd'hui, n'est plus d'actualité pour l'analyse des variations culturelles.

Par ailleurs, trois pôles, cela fait déjà beaucoup pour un simple continuum... D'autant qu'à ceux-ci nous pourrions en ajouter d'autres, issus de la société réunionnaise : sous-systèmes de la société urbaine qui est en train de se créer à la périphérie des grandes villes, des habitants des cirques, des Chinois de La Réunion [« Sinwa »], des musulmans [« Zarab »], constitués par les nouveaux arrivants, Comoriens et « Mahorais » (« Komor »), par les métropolitains (« Zorey ») qui constituent une population spécifique. Il semble possible de distinguer au moins neuf sous-systèmes au sein de la société réunionnaise et la notion de continuum apparaît bien désuète quand il s'agit de rendre compte d'une telle complexité.


Un continuum culturel
issu de systèmes en interactions ?


La présence d'un cultural continuum of intersystems [Drummond*, 1980] (44) est également à considérer. Il est sans doute davantage le reflet de la complexité de la société créole réunionnaise, société qui voit les individus en relation les uns avec les autres de manière ininterrompue. Les contacts se produisent au travers des échanges économiques ou, pour les plus jeunes, par le passage dans l'institution scolaire.

[135]

La notion de cultural continuum of intersystems, que nous pourrions maladroitement traduire par « continuum culturel issu de systèmes en interactions » permet de rendre compte des variations observées dans les comportements adoptés par les individus, dans les pratiques, les rituels et les représentations. Car ces sous-systèmes présents au sein de la société sont nécessairement en interaction à un moment ou un autre, ils ne peuvent être totalement étanches. Ils sont donc producteurs de sens et tendent à converger vers un patrimoine commun à tous.

Il devient cependant particulièrement tentant, pour l'ethnologue, de séparer les divers éléments du système, de ne voir, dans un tel contexte [24], qu'un seul des sous-systèmes, avant de développer l'idée d'une identité chinoise, tamoule ou malgache séparée, autonome, indépendante du système global. Non que les revendications identitaires n'existent pas, le développement récent des associations culturelles prouve le contraire et montre le désir légitime d'une partie de la population de retrouver des racines éloignées ou perdues. Mais les données recueillies le montrent, la notion d'ethnie, souvent utilisée pour désigner tel groupe malgache ou « malbar », n'est pas opérante. Une grande fluidité existe entre les sous-systèmes et les appartenances apparaissent davantage liées à des contextes particuliers qu'à une origine réelle. En outre, les interactions existent entre les sous-systèmes, des passages s'effectuent, qui affirment l'émergence d'une créolité (revendications identitaires et créolité n'étant, du reste, pas incompatibles). Cette fluidité, la multi-appartenance (qui peut être temporaire) des individus aux sous-systèmes montre alors que le concept de cultural continuum of intersystems est trop rigide pour rendre compte de la situation réunionnaise.


Et la créolité ?

La base culturelle commune, ainsi que les variations culturelles observables, interactions à l'œuvre, lieu de confrontations, d'oppositions, de créations est, par excellence, la terre de la créolité. Mais s'agit-il ici de créolité ou de réunionnité ? Faut-il considérer les variations culturelles comme complémentaires de la base commune ou le tronc culturel commun est-il constitué des variations culturelles ?

[136]

Le produit des contacts est né de l'histoire et de la rencontre forcée des peuples. Mais cette créolité, originellement issue d'interactions entre systèmes différents, est bien plus qu'un simple agrégat. Certains de ses aspects, en particulier ceux liés à l'alimentation [Cohen*, 2000] ou à la première partie du cycle de vie qui constitue mon domaine de recherche, possèdent une logique interne, des axes de cohérence, des objectifs. Sur la base de ses trois siècles d'histoire et de contacts entre les peuples, les cultures, elle évolue, se transforme, interprète les apports exogènes, produit des variations, est en perpétuelle construction, préfiguration d'une société postmoderne originale.


Des pratiques qui deviennent partie prenante
d'une réunionnité revendiquée


Le façonnage du visage, l'administration de la « tizane tanbav », le bandage du ventre, cachés aux yeux des médecins, des pédiatres, m'ont été présentés par les jeunes mères comme des pratiques spécifiquement réunionnaises, preuve d'une appartenance, d'une forme spécifique de créolité. Mais cette affirmation était loin d'être spontanée. Les pratiques sont en effet d'abord cachées, niées, présentées comme des archaïsmes, des choses du « tan lontan », que l'on connaît encore mais qui n'existent plus... Puis, dans un second temps, mon intégration ayant été effectuée au sein de la famille, mon identité créole (comprenant, par un retournement de la recherche, une sorte de mise à l'épreuve de mes connaissances et de ma pratique des techniques en question) reconnue, ces pratiques étaient revendiquées, parfois d'une façon particulièrement énergique (le « nou zot fanm réinionèz »], qui contrastait avec l'attitude passive souvent observée dans les maternités ou face au personnel médical en général. Cette ambivalence entre, d'une part, la dissimulation d'usages liés à la naissance, à des éléments profondément enracinés en l'individu et, d'autre part, une revendication identitaire très forte m'a semblé proche de ce que les linguistes observent pour les usages de la langue créole. Elle s'apparente aux manifestations qui résultent de la diglossie dans laquelle les représentations opposent le français, langue officielle, langue dominante, symbole du colonialisme, de l'Occident, de [137] la modernité, des modèles sociaux, et le créole, langue de l'affectif, des sentiments, de la famille, des usages quotidiens, langue minorée, dévalorisée. Le créole est, dans ce cadre et devant un étranger, généralement considéré par les Créoles eux-mêmes comme une langue inférieure au modèle dominant, tout en faisant l'objet d'une appropriation identitaire très forte.

L'émergence d'une créolité revendiquée sur un mode spécifiquement réunionnais, d'une réunionnité, s'effectuerait donc en réaction face à l'histoire, dans le cadre de l'évolution de la société, du processus de globalisation.

Les auteurs de la postmodernité analysent en effet les traits novateurs des sociétés soumises à des changements rapides, des flux multiples qui interviennent du fait des bouleversements extrêmement rapides en cours dans la société. C'est, écrit Jean Benoist, comme si

« les individus cessaient d'appartenir à une série de sous-ensembles d'échelles différentes, agencés dans un ordre social, pour se trouver immergés dans un monde fluide où ils recevraient de toutes parts informations, valeurs, biens, désirs, sans qu'aucun d'eux ne parvienne à s'ériger en absolu. Au monde clos où des unités communiquaient entre elles semble succéder un monde ouvert à des flux multiples que chacun reçoit différemment de son voisin ». [1996, p.52]

Les logiques du corps, qui perdurent mais évoluent, sont soumises, sous le coup des apports extérieurs, à de multiples influences. Elles semblent significatives de la postmodernité, des processus de mise en réseau, de mise en cohérence d'éléments a priori divers qui se regroupent pour former ce qu'Ulf Hannerz* [1996, p. 53] nomme un « écoumène ».

Déjà, la première socialisation des enfants s'effectue selon un double mouvement aux apports complémentaires : celui qui voit la mise en place des logiques corporelles précédemment citées, celui qui intègre, à ce premier schéma, les apports exogènes multiples, issus de la modernité, des médias, créateurs de variations culturelles. Cette [138] évolution a nécessairement une influence sur la construction de l'individu, sur sa socialisation, sur les modifications à venir de « l'écoumène ».


Complexité culturelle et évolution ?

Je suis absolument en accord avec Christian Ghasarian* lorsqu'il écrit :

 « En reformulation constante, la société réunionnaise constitue un objet d'étude complexe et fuyant, dont l'appréhension anthropologique nécessite de revisiter l'usage des concepts et catégories classiques. » (2002, p. 674]

Et de fait, les concepts tels qu'acculturation et créolisation semblent bien désuets pour rendre compte de l'évolution et de la complexité de la société réunionnaise, de variations culturelles en permanentes construction /reconstruction /reformulation.

Dans le domaine linguistique, la variation est considérée comme constitutive de la langue : ainsi, dans l'ouvrage intitulé L'Aventure des langues en Occident, Henriette Walter* explique comment les Grecs, du patrimoine constitué des anciens dialectes grecs et du grec ancien, se forgent une identité régionale. C'est, écrit-elle, par « l'étude systématique des résultats permettant d'indiquer les tendances de l'évolution lexicale » [1994, p. 69] que peuvent être comprises tant l'évolution de la langue que celle de l'identité régionale. Il s'agit donc, pour elle, d'étudier en premier lieu les variations pour comprendre l'ensemble de la langue, son évolution, les dynamiques en cours.

Concernant également la variation dans l'étude des langues, Didier de Robillard* écrit :

« 3˚ Une des difficultés rencontrées par les linguistes est liée àla diversité des formes linguistiques, à la variation et au changement linguistique, phénomènes qui y contribuent ;

4˚ La variation est une caractéristique essentielle des langues, et l'éliminer ou la réduire [139] dans les descriptions constitue une amputation lourde de conséquences ;

5˚ La variation fait partie de l'ordre linguistique, et les variantes, indépendamment des circonstances où elles apparaissent fréquemment, peuvent surgir dans des circonstances où on ne les attendait pas [...] ;

6˚ La variation existe parce que les langues sont des objets empiriques, "bricolés", et ne sont pas à la hauteur de l'image idéalisée que nous pouvons en avoir qui, seule, peut expliquer, par exemple, que l'on nie la variation au nom de la synonymie parfaite ;

7˚ L'apparition de variantes en discours, et dans les processus de changement linguistique, est liée à des chaînes causales partiellement déterministes. » [2001, p. 164]

Ces réflexions s'appliquent parfaitement à la culture réunionnaise et aux variations qui y sont observables : en effet, ne pas tenir compte de ces variations revient à analyser des sociétés figées, hors du temps, à rester dans une approche qui sera soit le reflet ethnographique d'un seul aspect de la société (celui que le chercheur souhaite étudier), l'ensemble des variations étant occulté, soit une tentative de modélisation qui, souvent, exclura la complexité au profit d'un objet froid, de l'image d'une société figée. De plus, comme le souligne Didier de Robillard à propos de la langue - et nous pouvons, là encore, établir un parallèle -, la variation culturelle est la conséquence même du bricolage, de la création de la société créole par la mise en contact, non pas uniquement de cultures, mais davantage d'individus porteurs de ces différentes cultures. Enfin, les variations culturelles ne sont pas liées au seul hasard. Elles sont le reflet de dynamiques, de processus d'évolution, de cela même qui constitue la spécificité de la société réunionnaise.

[140]

Conclusion

La période située de la conception à la petite enfance apparaît comme révélatrice d'une construction, de la mise en place d'un nouveau système de normes, de valeurs, qui s'appuie sur l'ancien afin de le transcender, de créer, au sein d'une société créole postmoderne, un nouveau schéma spécifique qui transcende celui de la créolité : la réunionnité. ll n'y a pas perte de sens, mais émergence de sens nouveaux.

Au-delà de la créolité, du poids de l'histoire et de l'ancrage de la culture réunionnaise dans cette histoire, la réunionnité ne serait-elle pas d'abord à définir à partir des dynamiques de la société, des variations culturelles ? Cela nous amènerait à reconsidérer totalement notre perspective, à analyser la société réunionnaise non plus à partir de la base commune à tous mais à partir des variations culturelles qui y sont observables et continuent de se développer. De même, en effet, que toute affirmation de l'existence d'une langue créole est de nos jours tout à fait désuète tant elle est évidente, il n'est plus - il ne devrait plus être - nécessaire de postuler l'existence d'une base culturelle commune aux Réunionnais [et je m'aperçois que toute la première partie de cet article tend, en fait, à affirmer cette culture créole, ce qui prouve, peut-être, 'que les choses sont encore loin d'être aussi évidentes que cela).

Peu de théories sont susceptibles de rendre compte de cette complexité, composée à la fois de la part d'ordre formée du tronc culturel commun à tous, héritage de l'histoire et des contacts culturels, et de la part de désordre, constitué de l'ensemble des variations culturelles.

Et si un renouvellement de la théorie sur la créolité, ou, plus précisément, sur la réunionnité est envisageable (réunionnité qu'il faudrait, sans doute, définir comme étant la manière spécifiquement réunionnaise d'être créole), ce renouveau est peut-être à chercher du côté des sciences naguère dites dures, du côté des théories du chaos qui analysent la complexité.



[1] Une partie de cet article reprend en les approfondissant et les analysant, de manière inédite, certaines données publiées en 2002.

[2] « Tu vois, ce que je vais te montrer, c'est quelque chose qui nous vient de nos ancêtres. C'est ma grand-mère qui me l'a appris, elle-même l'ayant appris de sa propre grand-mère qui l'avait appris d'une aïeule. »

[3] Je reprends ici une catégorisation populaire héritée de l'histoire coloniale de l'île. Celle-ci, sur la base du phénotype plus que sur l'appartenance religieuse, divise la population réunionnaise en « nasyon », voire en « ras ». Elle est toujours en usage dans la majeure partie de la population réunionnaise qui se dit souvent créole et « malbar », créole et « kaf », créole et « blanc », la créolité étant, selon les individus, citée comme appartenance première ou secondaire. Cette partition, issue d'une société hiérarchisée et raciste qui dévalorisait voire niait le métissage (et il n'est pas certain que les verbes soient ici à conjuguer à l'imparfait), ne rend compte ni de la culture créole ni de la complexité de la société réunionnaise. Elle est malheureusement toujours défendue par certains chercheurs qui analysent, de manière superficielle, les faits culturels et les hommes qui les produisent en terme de groupes ou de communautés.

[4] Ces conduites sont notamment décrites par Bodo Ravololomanga* [19921, voir aussi Pourchez [2004].

[5] Les enquêtes, toujours en cours d'approfondissement, sont menées depuis 1994. Elles sont essentiellement centrées autour des problèmes relatifs à la famille réunionnaise, aux femmes et à la petite enfance.

[6] La cérémonie est décrite dans Laurence Pourchez, 2001 et 2002.

[7] Le « T » majuscule renvoie à l'article d'Alain Babadzan* [1984], qui oppose les anciennes « Traditions » aux traditions, créations issues d'un contexte colonial.

[8] Au sens de cohérence.

[9] Cette analyse s'appuie notamment sur les travaux de Françoise Héritier* [1996].

[10] Dans l'hindouisme, la « Trimurti » se compose des trois divinités jugées les plus importantes : Brahma, le créateur de l'univers, dont l'épouse (la shakti) est Saraswati (qui représente les arts et les sciences) ; Vishnou, qui fait évoluer la création, et dont l'énergie féminine est Lakshmi (déesse de la richesse) Shiva, qui est à la fois créateur et destructeur, et est uni à Parvati (déesse liée aux pouvoirs de procréation) dont il a deux enfants, Ganesh et Mourouga.

Pour de nombreuses personnes se réclamant de l'hindouisme, ainsi que pour certains prêtres, la « Trimurti » ne forme, en fait, que les aspects complémentaires d'un dieu unique, qui peut être révéré de différentes manières. Il n'y a, disent-ils, qu'un seul dieu, que l'on peut prier différemment, comme les catholiques, comme les « Zarab » (au sens créole du terme) ou comme les « Malbar ». L'une et l'autre interprétation de la symbolique du nombre 3 se rejoignent alors.

[11] D'où ne proviennent pas les « Malbar » de La Réunion qui sont originaires de la côte de Coromandel.

[12] Il serait même possible de la faire remonter, non pas à la médecine du XVIIe siècle, mais à la Renaissance, voire à une période encore plus ancienne. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire l'ouvrage d'Évelyne Berriot-Salvadore* [1993] ou les travaux de Gérard Coulon*. [1994]

[13] Et les données relevées par l'historien Jean Barassin* [1989] sont, de ce point de vue, plutôt édifiantes quand on voit le peu de remèdes dont disposaient les habitants de l'île.

[14] Encore que l'apport malgache soit particulièrement important au niveau des pratiques empiriques, de l'utilisation des végétaux dans la préparation des remèdes. [voir sur le lexique botanique d'origine malgache Robert Chaudenson*, 1974]

[15] Voir, à ce sujet, Jean-Luc Bonniol* [1989, 1992], ainsi que J.-L. Bonniol & Jean Benoist [1994]. La ligne de couleur, telle qu'elle était entendue aux Antilles, se composait d'un vocabulaire spécifique supposé mesurer le degré de métissage présent en chaque individu. Les termes de mulâtre, quarteron, octavon... étaient ainsi utilisés dans le but de désigner celui ou celle supposé être à moitié noir, possédant un quart ou un huitième de sang noir.

[16] Je renvoie les lecteurs, pour une liste de ces végétaux par catégorie, à l'index botanique situé en annexe de l'ouvrage et à la partie ethnobotanique du CD-Rom qui y est joint. Pourchez, 2002]

[17] Roger Lavergne* [1990] a bien saisi cet aspect des choses, qui tente d'effectuer la distinction entre « plantes médicinales désormais inusitées », « plantes médicinales d'utilisation traditionnelle » et « plantes médicinales nouvellement utilisées ».

[18] Bien que ses théories aient été depuis largement remises en cause par les historiens Danièle Alexandre-Bidon* & Didier Lett* [1997].

[19] Les guillemets ont pour fonction d'indiquer toute la relativité de l'expression, comme le danger qu'il y a pour le chercheur, en reprenant des catégories populaires, à réduire la richesse de la population réunionnaise et à nier le métissage. Jean Benoist, lors de l'une de ses interventions à La Réunion, rappelait, du reste, le bon mot de Me Jean Mas disant de ces « Petits Blancs », qu'ils ne sont « pas si petits, pas si blancs, pas si hauts ».

[20] Les passerelles de l'hindouisme vers la religion catholique sont telles que souvent, de manière inconsciente, des créoles qui se disent catholiques exclusifs utilisent certains symboles, ou manières d'honorer les divinités propres à l'hindouisme.

[21] Ibid.

[22] Le terme « kaf » fait davantage référence à un phénotype « noir » qu'à une origine géographique précise. Les travaux des historiens, notamment ceux de Sudel Fuma [1992,19941, ont bien montré qu'étaient appelés « kaf » l'ensemble des individus à la peau noire, qu'ils soient originaires d'Afrique de l'Est, des Comores, de Madagascar, voire d'Australie. Aussi, la revendication de racines africaines, qui nous semble on ne peut plus légitime, devient assez problématique dès lors qu'elle s'appuie sur une kafritude qui repose non sur des racines réelles, mais sur une couleur de peau.

[23] Sans remettre en cause l'existence d'une fraction de la population ayant pratiqué l'endogamie, je justifie cette double interrogation par les différents travaux, historiques [Barassin, 1989] ou conduits à partir des registres d'état civil, notamment la thèse de Gilles Gérard* 119971, qui montre que les métissages se sont, dès les débuts du peuplement de l'île, étendus à l'ensemble de la population, et n'ont cessé de se poursuivre.

[24] Sur la base d'une notion telle que celle proposée par Lee Drummond. [1980].



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 janvier 2013 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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