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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Pourchez, Tanbav. Sens et étiologie d’une maladie infantile à l’Île de la Réunion”. Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. 7, septembre 1999, pp. 5-27. [Autorisation accordée par l'auteure le 17 septembre 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Laurence Pourchez 

Tanbav. Sens et étiologie
d’une maladie infantile à l’Île de la Réunion
”.
 

Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. 7, septembre 1999, pp. 5-27. CNRS.

 

Introduction
 
Méthodologie et hypothèses
 
Définition et origine possible
 
Le tanbav, définition
Historique et origines possibles
 
Un rituel fréquent
Pratiques liées au tanbav
 
La tanbav, prévention et purification
Le tanbav: identification et traitement des différentes formes de la maladie
 
Un contexte épidémiologique en évolution
 
Interprétations anciennes
 
Une modification du contexte épidémiologique et de la pathocénose
 
Interprétations actuelles
 
Du biologique au social
 
Naissance sociale
 
Conclusion
Bibliographie
 
Résumé / Summary / Resumen

 

Introduction

 

Cet article a pour propos l’étude de l’ensemble des actes visant à la prévention et au traitement d’un certain nombre de symptômes chez l'enfant, perçus comme constitutifs d'une maladie infantile présente à l’île de La Réunion [1]. Cette affection « que le docteur ne connaît pas » est nommée tanbav en créole et relève d’une catégorie qui ne possède pas d’équivalent dans le système biomédical. En cela, elle s’apparente, si l’on se réfère aux travaux de Yap (1967) qui utilisait cette expression pour qualifier des troubles mentaux (ou des phénomènes considérés comme tels) présents dans une culture donnée et apparemment inexistants ailleurs, à un culture-bound syndrome [2]. Cet état pathologique, dont certains médecins (qu’ils soient d’origine réunionnaise ou métropolitains) ont connaissance, est généralement considéré par les praticiens comme un effet de l’ignorance de leurs patients, lié aux "balivernes" que sont, à leurs yeux, les représentations et pratiques thérapeutiques familiales. Le tanbav est cependant particulièrement important aux yeux des mères réunionnaises. Il est décrit par J. Benoist (1993 : 74) : 

« Sous ce nom ("tambave") sont rassemblées diverses formes de pathologies intestinales des nourrissons et des très jeunes enfants, dont le diagnostic est fait par les mères à partir de signes très divers : diarrhées, douleurs abdominales, empâtements de la paroi abdominale, voire certaines formes de constipation. L’étiologie est considérée communément comme mécanique chez les mères réunionnaises à qui ce syndrome est très familier. Elle est attribuée à la présence dans le tube digestif de l’enfant, d’une matière qui perturbe le transit et qu’il faut attaquer par un sirop spécialement composé à cet effet. Le terme semble dériver du malgache, ainsi que, sans doute, le concept étiologique lui-même.. » 

Notre objectif est ici de tenter d’envisager la signification du terme tanbav dans toute sa complexité ; de mettre en évidence les relations qui existent, dans le domaine des représentations locales de la maladie, entre le biologique et le social, les aspects rituels ou religieux et thérapeutiques. 

Il s’agira, dans un premier temps, de préciser les différents sens du mot, d’en rechercher la ou les origine(s) possible(s). Puis, nous montrerons qu’une partie des actes décrits se situe dans l’ensemble extrêmement répandu [3] de par le monde, des rites de passage, et plus précisément des rituels post-nataux de séparation d’avec la mère, rites préalables à l’agrégation du nouveau-né à la communauté, qui font passer le nourrisson de l’état "d’appendice" de la mère, à celui d’être à part entière. Ces rites ont également pour objectif de donner à l’enfant une vie autonome en le purifiant, en éliminant, dans un but de protection contre la maladie, toute trace de son séjour dans l’utérus maternel, lieu et vecteur d’impuretés. 

Nous décrirons, dans une seconde partie de cet article, l’ensemble des pratiques réunionnaises liées au tanbav, et tenterons de mettre en évidence les deux acceptions du terme, définitions qui déterminent différents usages s’apparentant l’un à un rituel, l’autre davantage relié à une étiologie dont découlent différents soins et actes thérapeutiques. 

Puis, nous situant dans une perspective dynamique, nous aborderons les transformations en cours dans les conduites familiales en les confrontant aux modifications récentes de la pathocénose, concept défini par M.D. Grmek, dans une perspective historique, comme un 

« ensemble d’états pathologiques qui sont présents dans une population donnée à un moment donné » (1983 : 15), et dont la fréquence conditionne les comportements des individus face à la maladie. 

Nous chercherons, dans un quatrième temps, à appréhender le sens profond des pratiques familiales, à envisager la relation particulière, les interconnexions présentes entre les domaines thérapeutique, religieux ou symbolique, ensemble lui-même inscrit dans une société globale complexe, en proie à de permanents bouleversements.

 

Méthodologie et hypothèses

 

Les enquêtes ont été menées auprès de femmes résidant dans les Hauts du nord-est de l’île, sur le territoire de la commune de Sainte-Marie. Les personnes interrogées recouvrent globalement quatre générations (la cadette des informatrices était âgée, à l’époque des entretiens, de 19 ans, la doyenne de 98). Enceintes ou mères de famille, elles sont issues de milieux sociaux plutôt défavorisés (leur niveau d’étude maximal est le CAP) et se déclarent « Créoles ». La créolité se définit pour elles non par la couleur de la peau mais en fonction des métissages dont elles sont le produit. Elles disent d’autre part n’appartenir totalement à aucune des "communautés" généralement définies sur l’île (Zoreils, Zarabs, Malbars, Kafs [4], Sinois). 

Notre hypothèse générale est que l’ensemble des pratiques observables, rites, croyances et actes préventifs ou thérapeutiques, loin d’être de l’ordre des « zistwar la caz », « petits potins domestiques » comprenant une connotation nettement dévalorisante, forme un système à la fois symbolique et curatif, qu’il convient de mettre au jour et d’analyser. Il nous faut également tenir compte du contexte dans lequel s’effectue la recherche, une société en mouvement, qui est le lieu depuis les quarante ou cinquante dernières années (globalement depuis la départementalisation survenue en 1946), de nombreux bouleversements dans le domaine de la santé publique. 

Les données sont recueillies sur un double mode, observation directe des pratiques maternelles et entretiens. Cette approche « de l’intérieur » des pratiques féminines est complétée par une approche « de l’extérieur », par la recherche des représentations de l’ensemble des acteurs, médecins, sages-femmes, matrones, religieux catholiques, hindous [5], présents dans le secteur étudié.
 

Définition et origine possible

 

Le tanbav, définition

 

L’appellation tanbav est à rapprocher du Malgache, tambavy, terme générique qui désigne les tisanes et caractérisait à l’origine, les diarrhées du nouveau-né [6]. 

Deux noms, de genres différents sont à distinguer : 

Le tanbav (ou tembave) décrit par des femmes ayant généralement dépassé la quarantaine recouvre un large ensemble d’états pathologiques susceptibles d’affecter le nouveau-né : démangeaisons, maladies de peau en général, difficultés respiratoires, problèmes intestinaux au sens large, diarrhées, vomissements, syndromes apparentés à la mort subite du nourrisson. Cette expression désigne également toute substance liquide ou pâteuse, pus, diarrhée, de couleur brune à verte sécrétée par le corps de l’enfant Dans certains cas, la définition du tanbav se fait plus précise comme dans le cas du tanbav karo maladie caractérisée par un gonflement et un durcissement du ventre du nouveau-né [7]. 

L’ensemble de ces maladies est considéré comme la conséquence de la non administration, par la mère, de la tisan tanbav, préparation destinée à permettre l’élimination par l’enfant de la tanbav, du méconium du nouveau-né, substance considérée comme impure et toxique pour le nourrisson.
 

Historique et origines possibles

 

L’emploi du mot tanbav est ancien à la Réunion : il est possible d’en retrouver les traces au début du XIXème siècle dans l’hebdomadaire les Petites affiches de l’île de la Réunion (19 pluviôse an 14 - Samedi 8 février 1806 -) journal dans lequel M. Pradel-Laborie, officier de santé propose un « syrop de santé » susceptible de guérir « plus de cent cinquante maladies » parmi lesquelles : 

« les suites d’accouchement, tant pour la mère que pour le nouveau-né ; il fait disparaître alors, la jaunisse, le tembave, le tétanos et autres vices héréditaires ; mais pour qu’il s’opère avec succès il faut que la mère le prenne vers le cinq ou sixième mois de la gestation, ou sitôt après l’accouchement ». 

La définition des actes et le mode d’administration du sirop se rapprochent des données recueillies à Madagascar par Bodo Ravololomanga (1992 : 183), qui fait référence à la tambavy que doit boire toute femme enceinte afin de purifier son sang vicié par la grossesse. En cas de non respect de cette pratique préventive, l’enfant risque de naître couvert de plaies (kidé), maladie considérée comme la conséquence de la contamination de l’enfant par le sang impur de la mère. Cette ingestion de tisane est, chez les Tanalas, doublée d’un remède, l’odiloha, conduite de base de la médecine traditionnelle préventive des enfants, médication familiale dont l’objectif est de protéger l’enfant de la quasi totalité des maladies susceptibles de le toucher  : diarrhées, toux, ossification de la fontanelle. 

Cependant, conclure à une origine strictement malgache des usages réunionnais que recouvre le mot tanbav serait hâtif : en effet si la proximité des termes tanbav et tambavy est réelle, la pratique d’élimination du méconium par des préparations à base de miel, de plantes, d’huile de ricin ou d’amande douce est connue en Europe depuis l’Antiquité : Soranos [8], médecin grec, recommande les trois premiers jours de l’existence de l’enfant, de le nourrir de miel éventuellement additionné de lait de chèvre, afin d’évacuer le méconium. Pour la période de la Renaissance, Evelyne Berriot-Salvadore (1993 : 184) note qu’en fait, 

« ... la méthode répond parfaitement au double impératif de purifier l’enfant de "l’ordure" de l’accouchement et de lui rendre, par simulation, la protection de la "secondine" ». L’objectif des pratiques est alors de « purifier le corps à l’intérieur et à l’extérieur... » et, « ... pour éliminer ce liquide "noirâtre" que le peuple pense "venimeux", on administre volontiers à l’enfant du sucre et de l’or, car le sucre est purgatif et l’or contre - venin. » 

Connus de la médecine populaire française et relativement courants en Europe au XVIIIème siècle (M. Laget, 1982 : 293), les usages visant à "nettoyer", à purifier le nouveau-né sont également signalés par L. Boltanski (1969 : 61) qui voit dans les croyances de la médecine populaire, des survivances de la médecine officielle du ou des siècles précédents : 

« Donner à boire au nourrisson une cuillerée d’huile Lesieur à titre de purgatif, n’est-ce pas donner ces "potions à l’huile de ricin" [9], ou à "l’huile d’amandedouce" [10], si ce n’est que l’huile de ménage remplace ici l’huile raffinée et élaborée de l’apothicaire ? » 

À ces pratiques, N. Belmont (1995 : 37) associe l’habitude présente jusqu'à une date récente dans les maternités, de séparer, pendant 48 heures, la mère et le nouveau-né, le temps pour l’enfant, de se débarrasser du méconium, résidu impur de l’accouchement. Cette position est, du reste, superbement illustrée par le propos recueilli par B. This qui, demandant, dans une maternité, pourquoi la première tétée des nourrissons était différée, s’était entendu répondre : « C’est comme les escargots, il faut qu’ils se purgent ! » [11].
 

Un rituel fréquent

 

A. Van Gennep, dans l’ouvrage intitulé Les rites de passage, souligne que : 

« … de même que l’étranger, l’enfant doit d’abord être séparé de son milieu antérieur… » (1981, 1909 : 72). 

Les rites de séparation sont, selon l’auteur, le préalable indispensable à toute agrégation ultérieure du nouveau-né à la société. Ils comprennent généralement des actes durant lesquels on coupe ou on enlève quelque chose à l’enfant, section du cordon ombilical, circoncision, coupe de cheveux, rasage du crâne [12]. Dans ce cadre, le terme tanbav apparaît, non comme une simple notion de médecine familiale, mais comme l’une des étapes, au même titre que la section du cordon ombilical et l’enterrement du placenta, des différents rites de passage qui ont pour fonction de préparer l’intégration de l’enfant à la société, d’achever de le séparer de sa génitrice en le purifiant des derniers résidus maternels. 

Usages traditionnels considérés dans de nombreuses sociétés comme indispensables à la bonne santé du nourrisson, les rituels de purification post-nataux et de séparation d’avec la mère sont souvent complémentaires de l’allaitement maternel, comme en Afrique de l’ouest, chez les Mossi, où une pratique en deux temps, est décrite par S. Lallemand (1977 : 237) : 

« Aussitôt après l’accouchement, lorsque le placenta a été enterré, et la mère lavée, on s’occupe du premier yamde de l’enfant : décoction de plantes, d’écorces de racines ou de feuilles, que la sage-femme administre au nouveau-né sous forme de lavement, puis de boisson. » 

Dans le cas où ce « yamde simple » serait insuffisant, il est doublé d’un « yamde curatif » composé de plantes choisies en fonction de l’effet souhaité et les mères mossi s’étonnent de ce que les enfants européens qui ne bénéficient pas de ce genre de traitement puissent survivre. 

La fréquence de ce type de rite, quels que soient le secteur géographique ou la société étudiée, est attestée par sa présence dans de nombreuses autres cultures. Dans les Andes péruviennes, F. Lestage (1992 : 195) décrit le bain du nouveau-né dans lequel macèrent des plantes, rue, orties, sureau, camomille et pétales de roses, occasionnellement eucalyptus, romarin et feuilles de coca. La fonction de ce bain est d’aider à expulser du corps de l’enfant « l’humeur mauvaise » encore présente à la naissance. 

Les différents rituels décris, lavements, bains destinés à l’élimination de « l’humeur mauvaise » contenue après la naissance, dans le corps de l’enfant, ont pour mission de le débarrasser du méconium, du résidu maternel jugé vicié, empoisonné, et dont la non-évacuation est considérée comme étant à l’origine des diverses pathologies qui risquent, si le rituel n’a pas été correctement pratiqué, d’atteindre le nourrisson voire, dans certains cas, de le tuer. Ces risques apparaissent par ailleurs associés au danger de voir l’enfant qui n’a pas été correctement séparé de son monde originel (le ventre maternel mais également le monde des morts), retourner vers l’au-delà.
 

Pratiques liées au tanbav
 

La tanbav, prévention et purification

 

À La Réunion, les femmes comprises dans une tranche d’âge inférieure à 40 ans, définissent la tanbav comme le méconium du nouveau-né, impuretés qu’il convient, comme on l’a vu précédemment, d’éliminer dès la naissance sous peine de troubles ultérieurs. Ce terme, de genre féminin définit également la tisane tanbav, préparation à but préventif et purificateur dont la recette varie de famille à famille selon une logique dont les femmes disent qu’elle est transmise, généralement en ligne cognatique, par expérimentation et conservation de la recette la plus efficace. C’est généralement la mère qui prépare la tisane pour les enfants de sa fille, mais en cas d’impossibilité (décès, absence ou éloignement important), ce rôle peut-être tenu par la belle-mère. 

Si la recette comporte des variantes selon les familles, la base de la tisane reste souvent la même : "cœurs de pêche", ayapana, huile Planiol ou ricin, "petite fleur bleuette" [13] (Pascale [14], 19 ans). A ces plantes de base sont parfois ajoutées camomille [15] (Reine-claude, 26 ans), "pattes de poule" (Anceline, 43 ans) [16], romarin, "herbes chenilles", feuilles de combava [17] (Charlotte, 60 ans), marjolaine [18] (Reine, 31 ans), "petit carambole" [19] (Julie, 98 ans), écorce de combava râpée, fenouil [20]. Le miel, très souvent utilisé, aide, selon les femmes interrogées, à « faire passer », à adoucir la préparation (Hyacinthe, 84 ans). 

Dans le cas où la mère n’allaite pas son enfant [21], la tisane est enrichie de plantes aux vertus purgatives afin de prévenir l’apparition des vers censés provenir du lait de vache. La croyance populaire veut en effet que ce lait, qui était, avant l’introduction des laits artificiels ou maternisés, utilisé dans les familles après le sevrage des enfants, donne des vers et cette représentation s’est chez certaines, élargie, depuis une vingtaine d’années, aux laits achetés en pharmacie. Le complément de la tisane par des plantes dépuratives n’est cependant pas un fait récent et l’utilisation préventive de purges semble ancienne. Cette donnée se retrouve chez nos interlocutrices les plus âgées qui complétaient la tisane de manière plus tardive, souvent quand l’enfant avait percé ses premières dents. Sa systématisation précoce semble récente et liée au choix de l’allaitement artificiel ou d’un allaitement maternel plus court (trois ou quatre mois chez les femmes les plus jeunes contre deux à trois ans chez les aînées). 

L’enfant allaité par sa mère est lui, considéré comme naturellement protégé des parasitoses par les vertus vermifuges du lait maternel et ne sera purgé qu’après le sevrage. 

Dans certaines familles, la tisane est différente selon le sexe du nouveau-né : s’il s’agit d’un garçon, elle est composée de "bleuettes", d’une herbe nommée pok-pok [22], d’huile planiol, de "capillaire de roche" [23], et de camomille. Pour les petites filles, les ingrédients qui entrent dans la préparation sont les "cœurs de pêche", l’huile Planiol et la camomille (Elise, 33 ans). La raison de cette différence tient, dit Elise, à ce que le tanbav est naturellement plus fort chez les petits garçons que chez les petites filles [24]. De ce fait, les plantes utilisées pour un enfant de sexe masculin seront plus riches en principes médicinaux ou symboliques. Tenir compte, dans la pratique préventive, de cette différence, a la réputation de diminuer les risques de maladie future de l’enfant. 

Certaines de ces plantes comme la marjolaine ou le romarin sont cultivées, alors que d’autres, comme la camomille sont ramassées sur le bord des chemins, dans les champs, voire en forêt pour le ti karanbol. Les simples font, d’autre part, l’objet d’une solidarité féminine : chaque habitante du quartier connaît les plantes cultivées par sa voisine (qui lui est souvent liée du point de vue de la parenté) et n’hésite pas à faire appel à sa générosité quand le besoin s’en fait sentir. 

Le nombre de plantes entrant dans la composition de la tizan tanbav est généralement impair et forme ce qui est appelé une konplikasion [25]. Bien que relativement variable selon les familles, la préparation de la tisane répond à un certain nombre de règles à la fois médicinales (combinaison des différentes plantes et infusion) et symboliques avec notamment une prédominance du chiffre 3 : ajoutées les unes aux autres dans un ordre précis, les feuilles sont cassées en trois avant d’être soit écrasées, soit mélangées aux autres plantes dans l’eau bouillante. La plupart des femmes interrogées ne savent plus pourquoi il faut procéder ainsi, elles déclarent le faire par respect de la tradition. Seules, certaines des aînées déclarent que le chiffre 3 est bénéfique et augmente le pouvoir de la tisane. 

La tisane est administrée à l’enfant généralement dès sa naissance ou dans les jours qui suivent, souvent alors que la mère est encore à la maternité, la plupart du temps au nez et à la barbe des professionnels de la santé, par les grands-mères qui n’hésitent pas à venir, une bouteille dissimulée sous la jupe. Le traitement est alors administré à la petite cuillère ou par le biais d’un petit biberon. 

Dans certains cas, l’élimination de la tanbav se prépare in-utero, la future mère commençant à ingurgiter la tisane lors des dernières semaines de la grossesse. Les principes actifs de la préparation ont alors la réputation, en passant de la mère à l’enfant par le cordon ombilical (représentation généralement admise du lien alimentaire mère-enfant), puis après l’accouchement par l’intermédiaire du lait maternel, d’optimiser les résultats du remède, d'ajouter, à la fonction d'expurgation première de la tisane, un rôle nourricier, assez proche des surnourritures décrites en pays lobi par M. Cros (1991 : 106) dont la fonction est de renforcer le pouvoir du lait souvent considéré comme incapable, seul, de nourrir correctement le nourrisson. 

Après la sortie de la maternité, le traitement est poursuivi de manière variable, toutes les deux semaines durant le premier mois dans certaines familles, trois fois par semaine pendant trois mois dans d’autres et de manière préventive, jusqu'à la fin de la période considérée comme la plus sensible : jusqu'à ce que l’enfant ait fait ses premières dents. 

Cette première pratique purificatrice comprend deux phases principales : l’élimination du méconium, parfois qualifié de tanbav nwar [26], puis dans un second temps et de manière répétée, l’évacuation du tanbav blan [27] défini comme de la bil [28], matière blanchâtre qui peut, selon certaines informatrices, tuer le nourrisson s’il n’est pas totalement expulsé. 

La couleur du méconium évacué est importante : des selles noirâtres rassurent alors que la couleur verte, peut-être par analogie avec la couleur de la moisissure, de la pourriture végétale, inquiète et est signe, soit d’une maladie déclarée, soit d’une insuffisance dans la préparation ou l’administration de la tisane. Ce rite purificateur est dans de nombreux cas doublé d’un rite maternel d’élimination du sang lochial vicié au moyen de tisanes spécifiques ou de rhum [29] dont le but principal est la liquéfaction puis l’expulsion du sang. De plus, il semble qu’il existe une homologie de nature entre le sang de la mère, considéré comme impur, voire dangereux [30] et le méconium du nouveau-né, résidu vicié du corps maternel. 

Les deux phases du rite peuvent être interprétées différemment : si la première vise en priorité à séparer l’enfant de sa mère, à le nettoyer des résidus maternels, la seconde s’apparente plus directement à une thérapie préventive. 

La tisane, administrée à la maison, comprend les mêmes plantes de base que la première préparation. Cette première komplikasion est complétée en fonction des besoins par d’autres ingrédients ou pratiques : si le bébé a des coliques, l’action de la tisane est complétée par un bandage de l’abdomen [31] qui doit être chauffé, ou réchauffé car certaines pensent que la naissance refroidit l’enfant - et la mère - ; en cas de rhume, la tisane, alors appelée tilok, est additionnée d’un petit morceau de beurre de cacao. Cette pratique fait « sortir le rhume ». A la fin du traitement et pour préparer la période de dentition, luile planiol est, dans certaines familles, remplacée par du jus de citron qui a la réputation d’aider l’enfant à  « percer ses dents ».

Ce rite d’élimination de la tanbav (il faudrait même écrire, des tanbav) est la condition de base de la santé à venir de l’enfant, de son bon développement et les femmes interrogées attribuent souvent certains événements tels que la mort subite du nourrisson à une méconnaissance et / ou à une non observation de ce rite par les métropolitaines. Il semble d’autre part posséder une influence directe, de par son pouvoir purificateur, sur l’élimination des mauvais sorts, du mauvais œil résultant de la jalousie de certains membres de la famille ou de voisins malveillants [32].
 

Le tanbav : identification et traitement
des différentes formes de la maladie

 

Les femmes ayant dépassé la quarantaine considèrent généralement qu’en cas de traitement insuffisant, voire de non administration de tisane, si l’enfant n’a pas bien « rendu sa tanbav », il est susceptible de développer le tanbav, maladie à l’étiologie inconnue dans la nosologie occidentale et qui se manifeste par plusieurs types de symptômes :

La gratèl [33] : se reconnaît aux plaques rouges qui apparaissent sur le corps du bébé. Elle est traitée par une tisane particulière dont Charlotte nous donne la recette : 

« On fait bouillir un petit pied de kol-kol [34], 3 feuilles zanbavil [35] et puis un peu de ling kafé [36]. Il faut donner un peu de cette tisane à boire à l’enfant et avec le reste, on lui donne un bain. Il faut renouveler ça pendant une à deux semaines et l’enfant est guéri. » 

La tisane est parfois complétée d’un onguent, qu’on applique sur les plaques ou les plaies et qui est recouvert de bandages ou d’un linge propre. Il est composé des mêmes plantes auxquelles vient s’ajouter du fumtèr [37] (J. Benoist, 1993 : 221). 

Les auteurs de l’ouvrage sur la tisanerie de L’univers de la famille réunionnaise (M.J. Hubert Delisle, R. Lavergne, 1982 : 145) relèvent également, pour le traitement du tanbav défini comme « maladie infantile éruptive », une recette de sirop, administré à raison de trois petits verres par jour et préparé à base de ling kafé (trois feuilles), de "bois cassant" [38] (une petite branche), de "fraises" [39] (trois racines), de "crocs de chien" [40] (trois racines). La présence, dans cette préparation de racines de kro d’shiyn suppose qu’elle est destinée à un enfant âgé de plusieurs mois : elle semble attribuer les problèmes de peau à la sortie prochaine des dents. 

Le tanbav karo : cette forme de tanbav dont le nom et les symptômes ne sont pas sans rappeler le carreau connu de la médecine populaire française [41] est assimilé par R. Chaudenson (1974 : 29) à une gastro-entérite, interprétation qui recoupe sensiblement la description donnée par Hyacinthe : 

« Le tanbav karo, ça prenait l’estomac, l’enfant vomissait, il avait la diarrhée, et parfois, ça lui faisait tellement mal au ventre qu’il en mourrait. » 

La maladie est soignée par la tizan karo, préparation spécifique à ingrédients de nombre impair, composée de diverses plantes aux vertus essentiellement dépuratives. A cette tisane, dont la fonction est de nettoyer l’intérieur du corps de l’enfant vient parfois s’ajouter l’ingestion d’eau de cuisson de riz pour calmer la diarrhée. Enfin, l’abdomen de l’enfant est protégé, chauffé par des bandages bien serrés (Anne, 43 ans). 

Le mové tanbav : il existe également une forme sournoise de tanbav, susceptible de tuer les enfants. Aucun symptôme extérieur n’est visible. Tout se passe à l’intérieur du corps du bébé, qui meurt étouffé par la tanbav non éliminée. Cette forme de tanbav est également interprétée comme la suite d’un sort jeté à l’enfant, d’une phrase dite intentionnellement. Par conséquent, les femmes craignent les compliments adressés au nouveau-né : un compliment, un regard peuvent cacher une mauvaise intention vis-à-vis du nourrisson.
 

Un contexte épidémiologique en évolution
 

Interprétations anciennes

 

En 1864, Jacob de Cordemoy, dans l’ouvrage intitulé La médecine extra-médicale à l’Ile de la Réunion, décrit le "tambave", maladie mortelle du petit enfant : 

« Les petits malheureux qui sont en proie à cette cachexie (par ce mot on entend en médecine un état dans lequel toute l’habitude du corps est manifestement altérée), où, pour parler le langage des empiriques, qui ont le tambave, présentent un aspect très caractéristique. Ils sont profondément amaigris, ils ont de la bouffissure, souvent une infiltration générale. La diarrhée prolongée leur a souvent fait pousser le ventre (...) La peau amincie est transparente nacrée. Maladie qui, à terme, est mortelle. » 

Quelques pages plus loin, ayant identifié les différentes manifestations de la maladie, il conclut : 

« Le tambave n’est donc pas une entité pathologique, mais la conséquence de plusieurs maladies distinctes ». 

Cette analyse, datant de plus d’un siècle, met en évidence la présence sous le vocable tanbav, de plusieurs maladies. De Cordemoy y définit le tanbav en terme de "superposition" de différentes pathologies que la médecine de l’époque avait du mal à différencier et qui, s’associant les unes aux autres, devenaient mortelles. 

La médecine populaire, quant à elle et jusqu'à une date récente, n’avait que peu d’éléments d’analyse des différents maux de la petite enfance. Les femmes interrogées âgées de plus de 40 ans se rappellent que les médecins étaient rares. Le recours à la biomédecine n’était envisagé que dans les cas extrêmement graves. Dans les familles, la tizan tanbav était, outre son aspect purificateur et de séparation d’avec la mère, une mesure préventive face à des états infantiles anormaux, identifiés et classés en grands groupes : 

• Les maladies de peau (gratèl) comprenant la bourbouille, les maladies éruptives, les inflammations, les maladies infectieuses, les réactions allergiques, les blessures infectées ou boutons provoqués par des impuretés considérées comme étant stockées à l’intérieur du corps ;
 
L’ensemble des pathologies liées à une trop grande chaleur ou, au contraire, au refroidisman, [42] dont les maladies ayant trait à l’abdomen (tanbav karo) ou aux intestins, les parasitoses appelées révolusion d’vèr [43] ;
 
Les problèmes divers se rattachant aux mauvais sorts, à l’envie, à la jalousie du voisinage ou de la famille, facteurs indissociables des origines physiologiques de la maladie. 

La purification par l’ingestion de tisanes, outre son aspect symbolique, se basait sur une médecine empirique et permettait de minimiser les facteurs de risques face à des affections dont l’origine médicale réelle était méconnue. Outre la non absorption de remède préventif, deux causes étaient souvent associées, liées, l’une à une origine physique comme le refroidisman, l’autre à une cause sociale, mauvais sort ou pratique de sorcellerie. 

Le tanbav, globalement défini par les femmes de la tranche d’âge supérieure à 40 ans, n’était donc pas une seule maladie, mais se définissait par rapport à une mortalité infantile particulièrement élevée. Ce terme correspondait à la quasi totalité des états pathologiques qui ont affecté la petite enfance réunionnaise jusqu'à la transition épidémiologique de l’île, amorcée dans les années 60 [44].
 

Une modification du contexte épidémiologique
et de la pathocénose

 

En 40 ans, le taux de mortalité infantile est passé de 164,4%o en 1951 à 6,8 %o pour la moyenne 1990-91-92 ; les maladies infectieuses et parasitaires - en 1969, 95% des réunionnais présentaient une pathologie parasitaire -, qui apparaissaient dans les années 30 en première place des causes de décès (47, 30% en 1931-32-33), se trouvent reléguées en 1992 au 10 ème rang (2, 25%) et se situent à présent, selon le géographe A. Lopez (1995 : 32-43) sur le même plan que les pays européens. 

À partir des années 60, le contexte médical réunionnais change de manière radicale : les affections les plus fréquentes jusqu’alors, maladies infectieuses et parasitaires, diminuent sensiblement, les médecins se font plus nombreux, les centres de PMI se développent, l’accent est mis par les pouvoirs publics sur les problèmes de santé publique. L’accès à l’information se répand dans divers milieux sociaux (notamment par les apports de la télévision), les femmes sont informées des maladies du nouveau-né. Les ouvrages de Laurence Pernoud [45] font leur entrée dans les foyers réunionnais.

 

Interprétations actuelles

 

Cette profonde modification du contexte épidémiologique de l’île, de la pathocénose, pourrait expliquer les modifications opérées par la tranche d’âge la plus jeune, dans l’ensemble des usages relevant du tanbav : les pratiques curatives complémentaire à l’élimination du méconium, qui avaient pour rôle de prévenir et de soigner les différentes pathologies présentes dans la société réunionnaise il y a une quarantaine d’années, ou celles liées à des affections en voie de disparition telles que le tanbav karo ont tendance à tomber en désuétude chez les jeunes femmes. 

Cependant, une certaine connaissance des plantes s’est transmise et les tisanes sont utilisées dans des cas précis de symptômes facilement identifiables par les mères telles que fièvres, maux de dents ou douleurs intestinales. 

Les conduites rituelles précoces d’élimination de la tanbav, du méconium, actes à portée symbolique, ont quant à elles été conservées et se prolongent toujours selon une logique de prévention relevant de notions telles que le chaud et le froid, le pur et l’impur, mais également sociale par la crainte présente encore dans de nombreux foyers, que la maladie ne soit "envoyée", arangé [46]. L’étiologie de la maladie n’est pas dans ce cas, uniquement à analyser en terme de manque dans le rituel, associée à des causes physique ou physiologique, mais également liée à des causes sociales, à un système global d’interprétation de la maladie dans lequel interviennent autant la religion, la transmission et la perpétuation d’une tradition, que les soubassements profonds de la médecine populaire réunionnaise ou les rapports sociaux, au travers de la crainte de l’autre.
 

Du biologique au social
 

Naissance sociale

 

Tentons, à présent, d’approfondir l’exploration des données fournies par le terrain : les diverses manifestations du tanbav sont soit, liées au ventre, soit se manifestent sous la forme de maladies de peau. En outre, les descriptions que les différentes informatrices donnent de la maladie précisent que souvent, « c’est d’abord le ventre qui est pris », avant de s’étendre sous la forme de manifestations cutanées. 

La maladie est également, dans le discours des informateurs, associée à un autre rituel de la petite enfance réunionnaise nommé sévé mayé [47], pratique apparentée aux rituels africains et malgaches de retour de l’ancêtre ou d’intégration au lignage tels qu’ils se déroulent en Inde, et qui se concrétise par le rasage de l’enfant dont les cheveux se sont emmêlés. Ce rasage, conséquence de la manifestation d’un ancêtre gênant car impossible à identifier de manière précise (du fait, selon les informateurs, des métissages intenses opérés au sein de la population réunionnaise), constitue un impératif pour la famille, faute de quoi l’état de l’enfant va s’aggraver, notamment par la manifestation de tanbav, considéré ici comme une impureté complémentaire de celle provoquée par les sévé mayé. 

Il s’agit donc, pour ces deux pratiques, d’éliminer une impureté intérieure, souillure qui se manifeste au niveau de la tête dans le cas des sévé mayé, au niveau du ventre et de la peau dans le cas du tanbav. On ne peut alors que relever le lien entre la localisation des symptômes et le processus de la naissance physique : les parties du corps concernées par l’impureté sont la tête, premier élément du corps de l’enfant à émerger du corps maternel, et le ventre, lieu de lien, du cordon ombilical qui relie le nouveau-né à sa mère. Tout se passe ici comme si les différents rituels se superposaient, s’entrecroisaient de manière à se compléter les uns les autres, naissance physique, rites de passage, double naissance, car, ainsi que le rappelle N. Belmont (1989 : 9 ; 1990 : 233), la tête est, dans les accouchements normaux, la première partie à s’engager au dehors, à passer du monde de l’au-delà vers le monde des vivants. Le cordon ombilical, quant à lui, unit bien l’enfant à sa mère, mais il le relie surtout à « l’avant la naissance », au monde d’où il est issu. 

Raser la tête de l’enfant, le traiter contre le tanbav, sont à ce niveau deux pratiques à la fois différentes et équivalentes dont le rôle est de faire naître l’enfant une seconde fois en le débarrassant de la souillure liée à la naissance et au corps de sa mère dans le cas du tanbav, au danger que présente un au-delà dont l’enfant n’est que récemment issu dans le cas des sévé mayé. 

L’ensemble des données qui précède met en évidence l’impossibilité d’une superposition entre nosologies différentes, entre d’une part une définition du tanbav, des différents actes qui relèvent de ce terme, et d’autre part le modèle biomédical. Ce n’est pas, écrivent J. Benoist et O. Sturzenegger, 

« un problème de traduction, de recherche d’équivalence, mais une non-congruence essentielle. » (1995 : 73) 

Le tanbav relève en effet d’un vaste champ au sein duquel les actes de médecine familiale sont en étroite connexion avec les usages rituels, sociaux, religieux. Au delà de sa définition en tant que culture bound syndrome, c’est donc sa fonction sociale de complément de la naissance physique qui rend le tanbav aussi important dans les conduites familiales réunionnaises, montrant ainsi toute la difficulté, pour un esprit formé aux pratiques biomédicales, qu’il y a à saisir l’ensemble des facteurs liés à un système médical autre.

Conclusion

 

Le système de prévention et de traitement du tanbav, présent dans les familles réunionnaises jusque dans les années 70, a été peu à peu remplacé, du fait des modifications du contexte épidémiologique, sanitaire et médical de l’île, par une forme simplifiée du rituel d’élimination du méconium du nouveau-né, doublée d’une utilisation des connaissances thérapeutiques à des fins de complément ou, dans certains cas de remplacement de la biomédecine. L’administration précoce de la tisan tanbav au nouveau-né est aujourd’hui effectuée par les jeunes femmes de manière pratiquement systématique, en cachette, avec la complicité d’autres membres de la famille, et la notion de secret familial face à l’institution médicale est ici, particulièrement forte. Aussi, l’importance que revêt cette pratique aux yeux des femmes interrogées nous apparaît comme une réponse aux bouleversements survenus depuis une quarantaine d’années (dont l’accouchement en milieu médical) et se manifeste sous la forme d’une certaine résistance à la pression exercée par le modèle biomédical occidental. 

La tradition, auparavant ordonnée autour d’un axe symbolique, prévention, thérapie, qui correspondait à un contexte médical et sanitaire précis, est, après modifications de la pathocénose, réorganisée sur la même base, avec exploitation d’une connaissance des simples acquise au cours des générations. Les aspects rituels symboliques et préventifs sont valorisés au détriment de certaines anciennes pratiques de guérisons qui sont peu à peu abandonnées. Des anciennes pratiques, seules celles qui sont les plus ritualisées perdurent. Ainsi, la prévention et le traitement du tanbav, son évolution dans les représentations familiales permettent de mettre en évidence le lien étroit qui existe, à La Réunion, entre les registres religieux, symbolique et thérapeutique. La définition locale d’une nosologie et des étiologies qui lui sont liées apparaissent donc inséparables d’une prise en compte de cette complémentarité, logique qui perdure alors que le contexte épidémiologique évolue.

Laurence Pourchez

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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Van Gennep A., 1981, 1909, Les rites de passage, Paris : Picard, 286 p. 

Vidéographie

 

Pourchez L., 1997, Les rites de l'enfance à La Réunion : sévé mayé, film VHS, 14mn30, Université de La Réunion.

 

RÉSUMÉ

 Tanbav. Sens et étiologie d’une maladie infantile
à l’Île de la Réunion

Mots clés : Ile de La Réunion, maladies infantiles, culture-bound syndrome, enfant 

résumé : Cet article analyse les représentations culturelles d’une maladie de la petite enfance réunionnaise appelée tanbav, syndrome « que le docteur ne connaît pas », et tente d’en appréhender toute la complexité. Il s’agit de décrire un ensemble de pathologies liées à la peau, au ventre, et les thérapies qui y sont associées, mais également de montrer que le tanbav peut être identifié comme l’un des compléments de la naissance physique, par sa dimension religieuse et son lien avec d’autres rituels de la petite enfance présents dans la société. Ce sont, en effet, ces différentes pratiques qui vont permettre à l’enfant d’accéder à une naissance sociale en le débarrassant de l’ensemble des éléments pré-nataux encore présents en lui et susceptibles de le renvoyer vers l’au-delà dont il est issu.

 

Tanbav, meaning and etiology of an infantile disease
in Réunion Island

 

Keywords : Reunion Island, infantile disease, culture bound syndrome, infancy 

Summary : This article analyses the etiology of an illness affecting Reunion Island children still in infancy called tanbav, the syndrome "that the physician does not know of". It endeavours to grasp its intricacies, not only describing a set of pathologies linked to the skin, the belly and the therapies associated with them, but also showing that it constitutes one of the complements to physical birth, by means of comparisons with other infancy rituals existing in the local society. Indeed, it is these various practices that will allow the child to accede to social birth by ridding him/her of all the prenatal elements that he/she still harbours and that are likely to send him/her back to the beyond he/she is born of. 

 

Tanbav, etiologia de una enfermedad de los niños
de la Isla de la Reunión

 

Palabras clave : Isla de la Reunión, enfermedad de los niños, « culture bound » sindrome, niño 

Resumen : Este articulo analiza la etiologia de una enfermedad que afecta a los niños pequeños de la Isla de la Reunión llamada tanbav, sindrome « que el médico no conoce », y procura comprender toda la complejidad de este fenómeno. No sólo se trata de describir el conjunto de patologias que afectan la piel y el vientre asi como sus terapeúticas, sino también, relacionándolas con otros rituales de la niñez presentes en la sociedad de la Isla de la Reunión, de mostrar que se trata de uno de los complementos del nacimiento fisico. En efecto, estas diferentes prácticas van a permitir al niño llegar a un nacimiento social liberándole del conjunto de los elementos prenatales todavia presentes en él y que podrian hacerle volver al más-allá de donde procede.

 

Laurence Pourchez

147, rue Jean Chatel, apt.3
97400 Saint-Denis
Réunion

Doctorante EHESS sous la direction de Mme Suzanne Lallemand

Tel : 0262 412666
fax : 0262 287785
mail : ltp@iremia.univ-reunion.fr



[1] La recherche en cours est localisée dans le Nord-est de l’île, dans les Hauts de Sainte-Marie et concerne une population composée de petits Blancs, anciens colons de souche européenne, ainsi que de descendants d’esclaves et d’engagés issus de la société de plantation. Cette population forme une couche sociale défavorisée, société créole métisse au sein de laquelle s’effectuent de nombreux échanges culturels (notamment entre petits Blancs et Malbar, pratiquant l’hindouisme et originellement venus comme esclaves ou engagés du sud de l’Inde).

Cette étude fait partie d’une thèse d’anthropologie en cours à l’EHESS sous la direction de Mme Suzanne Lallemand, recherche consacrée à la grossesse, la naissance et la petite enfance à l’île de La Réunion.

[2] P.M. Yap, 1967, « Classification of the culture-bound reactive syndromes », Australian and New Zeland Journal of Psychiatry, 1, cité par J. Benoist et O. Sturzenegger, 1995 : 73.

[3] Des pratiques équivalentes sont signalées à Madagascar (B. Ravololomanga, 1992), en Afrique (S. Lallemand, 1977), en Europe (M. Bouteiller, 1966), dans les Andes Péruviennes (F. Lestage, 1992).

[4] Zoreils : nom donné à la Réunion aux métropolitains ; Zarabs : Réunionnais musulmans (originaires du Gujérat en Inde) ; Malbars : Réunionnais originaires d’Inde du sud, non musulmans ; Kafs : réunionnais d’origine africaine ou malgache ; Sinois : réunionnais originaires de Chine, souvent de la région de Canton.

[5] De nombreuses familles réunionnaises pratiquent (sans que leur origine ethnique ait une influence majeure sur les conduites religieuses) les deux religions, une religion catholique empreinte d’hindouisme, où l’on peut par exemple, honorer la Vierge à l’aide de bâtons d’encens, un hindouisme populaire influencé par le catholicisme dans lequel les dieux du panthéon hindou sont associés à des « équivalents » catholiques (Mariamen, déesse indienne de la variole, à présent sollicitée pour la varicelle est assimilée à la Vierge, et Karli -ou Kali- est considérée comme la version indienne de Saint-Expédit, recours ambivalent des causes difficiles).

[6] Bodo Ravololomanga, communication verbale, mars 98.

[7] (plus ou moins assimilable au carreau tel que le concevait la médecine populaire française - M. Bouteiller, 1966 : 283-).

[8] Cité par R. Etienne, « La conscience médicale antique et la vie des enfants », Annales de Démographie Historique (n° spécial Enfants et Sociétés), 1973, p. 35.

[9] Boudier cité par L. Boltanski. La médecine et la santé mises à portée de tous, manuel de médecine des familles. Paris : Librairie Illustrée éd., s. d., (1870-1880).

[10] E. Perier, cité par L. Boltanski. La première enfance, guide hygiénique des mères et des nourrices. Paris : J. B. Baillière éd., 1887.

[11] Cité par N. Belmont, 1995 : 37.

[12] Ibid. : 77. C’est nous qui soulignons car nous verrons que la notion de tanbav est liée au rasage du crâne de l’enfant, nommé sévé mayé.

[13] "Cœurs de pêche", Kèr d’pesh : ce sont essentiellement les feuilles qui sont utilisées et non pas le noyau de la pêche (toxique) le mot kèr désigne les bourgeons terminaux ; ayapana, iapana : Eupatorium ayapana ; huile Planiol, luile Planiol du nom de la première marque d’huile d’olive importée à La Réunion ; ricin, tantan ou luile tantan : Ricinus communis ou palmachristi, l’huile achetée toute prête est le plus souvent utilisée mais elle est parfois tirée des graines. Les feuilles semblent également servir dans certains cas, notamment pour des cataplasmes ; "petite fleur bleuette", tit flèr bléèt : aussi appelée zépi-blé, Sachytarpheta, aux fleurs d’un bleu intense.

[14] Chaque prénom est fictif afin de permettre aux femmes interrogées une confidentialité maximale. Seuls les âges sont réels.

[15] Camomille, Kamomiy : Parthenium hystérophorus, variété locale de camomille dont les fleurs sont beaucoup plus petites que celles de la variété européenne.

[16] "Pattes de poule", Pat de poul : également appelées zèrb torti, Kalomchoe pinnata.

[17] Romarin, Romarin : Rosmarinus ; "herbes chenilles", zerb sheniy : synonyme de bléèt ; feuilles de combava, fèy konbava : Citrus hystrix.

[18] Marjolaine, Marizolèn : Majorana hortensis Moench.

[19] "Petit carambole", Ti karanbol : Bulbophyllum, variété d’orchidée.

[20] Fenouil, Lanis : Foeniculum vulgare. Lanis à la réputation d’aider la digestion de l’enfant de faire « sort le van si lèstoma », (de lui permettre de faire son rôt).

[21] Après une baisse sensible de l’allaitement maternel dans les années 80, par effet de mode, d’attrait pour la métropole et ses apports - dont le lait en poudre (malgré le risque supposé des vers) et la plus grande liberté donnée à la mère - , il semble que les femmes tendent à nouveau à allaiter leur enfant et il est possible d’interpréter ce phénomène comme une des conséquences directes du travail sur le terrain des médecins de la PMI et des sages-femmes.

[22] Pok-pok : Cardiospernum halicacabum, herbe qui pousse en abondance dans les zones sèches, et produit une fleur en forme de calice gonflé, que les enfants jouent souvent à faire éclater en raison du bruit caractéristique produit. Le cœur (bourgeon sommital) et le petit pok-pok, sont utilisés pour la préparation de la tisane. Cette plante a la réputation de prévenir et de soigner les maladies intestinales, de purifier le sang, chez les enfants comme chez les adultes contrairement au kèr d’pesh qui est essentiellement utilisé pour prévenir et traiter les maladies infantiles.

[23] "Capillaire de roche", Kapilèr rosh : Adiantum. La variété utilisée est celle à petites feuilles qui pousse dans les roches. Il semble qu’elle soit employée de manière préventive en raison de l’analogie présente entre les petites feuilles vertes et les boutons purulents de même couleur qui font partie des symptômes possibles du tanbav. .

[24] Il serait également possible d’y voir un soucis de préserver, de purifier le garçon des résidus maternels qui risquent de l’atteindre, de porter atteinte à sa masculinité.

[25] Préparation comportant plusieurs plantes médicinales.

[26] Tembave noir.

[27] Tembave blanc.

[28] Le terme créole bil semble recouvrer l’ensemble des sécrétions de l’abdomen, il apparaît également lié à un état d’impureté ou de trop grande chaleur du corps.

[29] Le rhum salé a la réputation de faner le san, de l’expulser du corps de la parturiente.

[30] Le sang des menstrues ainsi que le sang lochial étaient jadis utilisés dans des actes de sorcellerie et ces pratiques n’ont, semble t-il, pas totalement disparu.

[31] Ce bandage de l’abdomen est le dernier élément de l’ensemble qui composait le pagn, équivalent réunionnais du maillot européen, en usage dans les Hauts jusqu’aux années 50.

[32] Le traitement par la tisan tanbav s’accompagne alors de rites de protection spécifiques : poutou (marque sur le front, généralement effectué avec de la cendre, pratique vraisemblablement originaire d’Inde du Sud en usage chez les Malbars de la Réunion - Y. Govindama, 1992), bracelets de protection.

[33] Terme générique qui désigne les maladies caractérisées par des démangeaisons, par une peau à l’aspect boursouflée, couverte de boutons, de prurit (varicelle, réactions dues aux sucs de certaines plantes...).

[34] Kol-kol : également appelé gérivit, Siegesbeckia orientalis, plante réputée faciliter la cicatrisation des plaies.

[35] Zanbavil : plante qui pousse dans les Hauts de l’île, Senecio ambavilla.

[36] Ling kafé : Mussaenda arcuata Lamarck, plante utilisée pour ses vertus épuratives.

[37] Fumtèr : Fumaria muralis sond., cette « mauvaise herbe » a la réputation de nettoyer le sang.

[38] "Bois cassant", Boi kasan : Psathura borbonica, arbre dont les feuilles préparées en tisane, sont utilisées en raison de leurs vertus épuratives.

[39] "Fraises", Frèz : Fragaria vesca (Rosaceæ).

[40] "Crocs de chien", Kro d’shiyn : smylax cynodon, sorte d’herbe sauvage qui a la réputation de favoriser la poussée des dents.

[41] M. Bouteiller, 1966, op. cit.

[42] Refroidissement.

[43] Mouvement des vers à l’intérieur du corps, lié aux phases de la lune. Les vers sont considérés comme plus forts à la lune montante, plus faibles à la lune descendante, période durant laquelle les enfants sont purgés.

[44] Il existe cependant d’autres termes vernaculaires qui désignent différents états pathologiques sans équivalents dans la biomédecine tels que, pour les maladies de peau "rougeole noire" (roujol nwar) ou "vérette" (vérèt), "crise" (kriz) pour l’ensemble des états relevant d’un comportement désordonné –possession par des esprits, convulsions provoquées par une forte fièvre, épilepsie - ou les diverses pathologies consécutives aux "cheveux maillés" (sévé mayé) dont certains aspects ont été analysés par F. Dumas-Champion (1993). Il nous est malheureusement impossible de nous attarder sur ces différents culture-bound syndromes qui mériteraient chacun un article spécifique.

[45] Laurence Pernoud, J’attends un enfant. Paris : Horay, 1956 . Cet ouvrage, ainsi que celui intitulé J’élève mon enfant sont remis à jour chaque année.

[46] Etre "arrangé" signifie être ensorcelé. La maladie arangé est une affection dont la cause est sociale : quelqu’un de malveillant va rendre l’enfant malade, par l’envoi de maléfices sur des vêtements, ou dans la nourriture.

[47] Voir à ce propos notre contribution au 123ème congrès du CTHS, Fort de France, 6-10 avril 1998, intitulée « les sévé mayé de l’enfant réunionnais : marquage de l’origine ethnique ou affirmation d’une identité créole ? ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 21 septembre 2008 9:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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