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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Richard POULIN, “Un judas de papier pour un peep-show sur la place publique. Hard de Rafaëlla Anderson”. Une intervention faite le 28 mai 2003. Un texte publié dans Stratégies de l’Illisible. Actes del II Congrès International. Rafaëlla Anderson, Barcelòna, Universitat Autonoma de Barcelona, 2004. [Autorisation accordée par l'auteur le le 13 septembre 2011 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Richard Poulin

Sociologue, professeur titulaire,
département de sociologie et d’anthropologie,
Université d’Ottawa.

Un judas de papier pour un peep-show
sur la place publique.
Hard de Rafaëlla Anderson
”.

Un texte publié dans Stratégies de l’Illisible. Actes del II Congrès International. Rafaëlla Anderson, Barcelòna, Universitat Autonoma de Barcelona, 2004.


Préliminaires
Hard
Paratexte, texte et (in)vraisemblance
Bibliographie
Filmographie


Séduire, c’est mourir comme réalité et se produire comme leurre.
Jean Baudrillard (1979 : 98)


Préliminaires

Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, l’ère du temps est au voyeurisme : du roman à l’autobiographie en passant par les reality shows, l’apparence de réalité « vraie » remplit les écrans de cinéma, de télé et d’ordinateurs. Ce triomphe du voyeurisme est accompagné d’une explosion de la production et de la consommation de pornographie. Le chiffre d’affaires mondial de cette industrie de la représentation sexuelle atteint aujourd’hui près de « 52 milliards d’euros » par année (Dusch, 2002 : 101). Il n’était que de six milliards de dollars US, moins de vingt ans plus tôt, en 1983 (Potter, 1986).

Le territoire pornographique, confiné auparavant dans le privé et le caché [1], s’affiche désormais publiquement (Authier, 2002 ; Deleu, 2002). La pornographie fait « chic » (Pittet, 2002) ; elle squatte la publicité et les médias. Le sexe est à la mode et « les confessions sans culotte aussi » (Krahenbuhl, 2002). C’est dans ce climat propice à l’exhibition que paraît le récit de Raffaëla Anderson, Hard ; cependant, il tranche avec l’actuelle image glamour de la pornographie. Pour Raffaëla Anderson, être « actrice de X et pute, c’est pareil. Seul le décor change ». Jeu de rôle ou drôle de jeu : l’ancienne hardeuse — elle a abandonnée en 1998 le X, un « milieu pourri » —, s’est fait connaître d’un autre public par son rôle de Manu dans le film Baise-moi de Virginie Despentes et de Coralie Trinh Thi (2000), « un road movie trash », selon Max Chaleil (2002 : 250). À vingt-cinq ans, après le tapage médiatique autour de ce film, objet de censure en France, elle publie chez Grasset son autobiographie dans laquelle les lecteurs apprennent qu’une vierge de la banlieue parisienne a été déflorée sur un plateau de tournage d’un film X avant de devenir l’une de ses stars. Dans le même créneau, paraît, en 2002, L’Autobiographie d’un hardeur (Bou et HPG, 2002) d’un « agent du casting » des actrices de X — un « proxo » [2] dans la terminologie de Raffaëla Andrerson (2001 : 13) — et acteur occasionnel. Dans ces deux témoignages, le milieu apparaît violent et brutal, surtout pour les femmes, poussées à faire tout et n’importe quoi. Il en ressort également une autodestruction progressive de tous les participants, comme si l’activité pornographique matérialisait une aspiration nihiliste.

Cette industrie mondiale et tentaculaire vise aujourd’hui la reconnaissance, proclame sa légitimité et s’achète une vertu. Elle a sa presse spécialisée, ses festivals de films, ses salons, ses chaînes spécialisées de télévision, ses créneaux horaires sur les chaînes généralistes, ses sites Internet qui foisonnent [3] et qui sont dans les plus rentables de la toile mondiale (Lane III, 2000 : 34). En outre, elle a ses apologistes. Fière d’être une hardeuse, Ovidie, qui a tenu un rôle dans Le Pornographe (2001), publie un Porno manifesto (2002), dans lequel elle prône une nouvelle culture du « féminisme pro-sexe » [4] et légitime la pornographie, considérée comme libératoire. Sa pratique, c’est-à-dire sa consommation et sa production, serait une activité épanouissante. À vingt-et-un ans, elle a déjà tourné dans près de quarante films et s’est essayée à deux réalisations.

Toutefois, les témoignages « explicites » de hardeuses ne sont pas nouveaux. Il y a en eu un certain nombre déjà, dont le plus pathétique est sans doute celui de Linda Marciano (1981), alias Linda Lovelace, la star du film culte Deep Throat — Gorge profonde — produit en 1972. Ce qui est nouveau, c’est la « pornographisation » — c’est-à-dire le recyclage d’archétypes pornographiques — dans les romans et dans l’autofiction contemporains de femmes [5]. Pour Christian Authier (2002 : 13) « une nouvelle écriture féminine s’est emparé du sexe ». Ces produits n’ont pas nécessairement la prétention d’être érotiques ou pornographiques, mais relèvent selon l’expression de Bertrand et de Baron-Carvais (2001 : 199) du « porno parcellaire » : les scènes pornographiques occupent une place d’importance variable, mais ne sont pas le fil conducteur du récit. Le sexe y est traité de façon (hyper)réaliste et, à l’occasion, avec talent. Est-ce là une stratégie relevant du simple racolage pour percer dans un marché saturé ? Le fait est que la provocation (couplée à une fierté pour certaines) distingue les livres, tels que Confessée, Soumise, La Vie sexuelle de Catherine M. et Putain. Lisibles et vraisemblables, car prétendument vécues, ou jonglant sur le fait qu’ils auraient pu être vécues, les histoires narrées par Marie L. (1996), Salomé (2003), Catherine Millet (2002) et Nelly Arcand (2002) ne le sont qu’en apparence, d’une part, par le mode d’énonciation choisi — le récit autobiographique plus ou moins « fictionnalisé » ou le roman plus au moins autobiographique — et, d’autre part, par la dramatisation induite au moyen de l’hyperréalisme des scènes charnelles, qui sont à la fois « monstration » et démonstration, puisque « [l]e sexe s’y montre, et s’y démontre. » (Baudry, 2001 : 224) Jamais, n’a-t-on été aussi proche de la description organique, qui est celle du X, où la chair est filmée de manière chirurgicale, voire gynécologique. En même temps, ces scènes sont illisibles car, comme « illusion fantasmatique du sexe en direct » (Baudrillard, 2001), elles procèdent d’une division radicale du sujet de son corps-sexe. Lorsque le corps-sexe est en mouvement, le sujet disparaît. À moins que le sujet ne prenne vie que sous forme de corps-sexe, on ne sait plus trop. Tout comme on ne sait trop plus qui joue quoi, dans les films comme Romance, Baise-moi et Le Pornographe, dans lesquels certains acteurs du X tournent des scènes de sexe selon les codes propres à la pornographie. De telles convergences ne sont pas fortuites : dans cette époque marquée par la marchandisation généralisée et la vénalité triomphante [6], il y a un souci de rendre acceptable et banale la représentation pornographique (Deleu, 2002). À tout le moins, la frontière entre le X et le non X n’est plus très claire [7], et la pornographie s’ébat de plus en plus, avec succès, hors de son ghetto. 

Ce genre littéraire et cinématographique n’est pas une machine sulfureuse à subversions potentiellement émancipatrices [8]. Un tel culte de la représentation de la rencontre hard n’engendre-t-il pas, au contraire, la « sociabilité froide » (Baudry, 1997 : 284), le désir univoque, la régression au rapport sujet/objet (chosification), et, en définitive, la soif de soumission [9] ? Tout porte à croire que ces médias « libertins » aveuglent le voyeur : rien n’est dissimulé, mais l’essentiel reste à trouver. En faisant une affaire publique de la sphère privée, un nouveau comportement prend forme et s’ouvre un nouveau marché. Le basculement social auquel on assiste est l’un des prolongements de la « pornographisation » du sexe ainsi que l’un de ses discours.


Hard

Si l’on en croit Guy Debord, le cinéma est un art négatif dans la mesure où il est l’inversion « concrète » de la vie, sa « négation visible ». Médiation aliénante, l’écran fait perdre le contact avec le monde, au profit de sa représentation. Le spectacle n’est donc pas qu’un ensemble d’images, « mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Debord, 1967 : 1). Or, en tendance, la pornographie est « l’annulation du rapport au monde dans ce qui précipite vers autrui » (Baudry, 2001 : 10-11). Elle se déploie dans la « crudité d’un spectacle sans tricherie » (Bruckner et Finkielkraut (1977 : 65) et installe le consommateur dans le rôle d’un voyeur. C’est pourquoi Roger Scruton (1994 : 139) estime que la pornographie est de nature voyeuriste. Aussi, est-elle hostile au récit. La pornographie parvient à réaliser, d’une certaine manière, une harmonie exemplaire entre la forme et le contenu : les images d’activités sexuelles se suivent en étant raccordées par un récit des plus minces[10], lorsque récit il y a, simple prétexte aux changements de scène. La pornographie place le spectateur devant un « état dénarrativisé de la libido » (Bruckner et Finkielkraut, 1977 : 65). Elle renvoie ainsi à un univers soumis aux « lois de la mécanique » sexuelle, à un univers « désenchanté » (Campagna, 1998 : 49), à celui du « déjà vu » (Baudry, 2001 : 21) et répété sans cesse. Mais, si elle « excite » autant comme représentation de la sexualité, c’est, entre autres, qu’elle met en scène des êtres humains en chair et en os, des actrices et des acteurs, qui ont des rapports sexuels véritables, non simulés (Campagna, 1998 : 84) et, souvent, non protégés. Pourtant, ils ne sont pas que des sexes, même s’ils en revêtent l’apparence.

Dans le domaine qui nous intéresse, le sexe et sa représentation jouent un rôle majeur, le même en quelque sorte que celui du témoignage autobiographique de Raffaëla Anderson (2001), qui est pour Max Chaleil (2002 : 88) « une confessions brute et sans fard ». Si Nancy Huston (1982) pouvait prétendre que la pornographie donne à voir au client ce que le proxénète lui offre par le moyen du corps de la prostituée, force nous est de constater que le récit de la hardeuse donne autant à voir et à ressentir que ce qu’il tait ou sublime. Ce qui est le propre de la pornographie — une rage du concret qui tient de la hantise devant l’indéterminé et le privé, ainsi que, étonnamment, une obsession de l’apparence — est également le cas du récit de la starlette de « l’industrie du fantasme » [11]. Comme dans la pornographie, son réalisme est outrancier et sa fantasmatique redoutable. Si « la pratique systématique du gros plan […] comble le spectateur » du X (Le Brun, 1982 : 22), dans un même mouvement, l’hyperréalisme, la proximité des organes génitaux, la fascination du détail et la sexualité figée dans la physiologie sont tellement redondants qu’ils en obstruent tout autre horizon ; ils rendent la matérialité des corps trop intense, « ustensilitaire » pourrait-on dire, à la manière de la poupée gonflée sensée les représenter. L’insignifiance délibérée du spectacle pornographique permet « le tout réaliste » — qui est scorie du réel, les signes s’avérant trop exacts, l’indice de fidélité trop fort, la lumière trop crue (Baudrillard, 1983 : 64) —, et l’illusion. L’anatomie incarne le spectacle lui-même, alors que « les corps ne renvoient plus qu’à eux-mêmes » (Le Brun, 1982 : 22). « C’est le corps du corps de l’autre qui “conduit” une aventure du regard » (Baudry, 2001 : 112).

Le récit de Raffaëla Anderson est, au fond, « une forme développée et élaborée du fait divers » (Lejeune, 1980 : 207) ; il prétend être un dévoilement authentique, « en caméra subjective » (quatrième de couverture). Pour reprendre les mots de Michel Leiris (cité dans Forrell-Cerer, 1995), ce récit « en poussant le particulier jusqu’au bout » atteint « le général » et par « sa subjectivité […] touche à l’objectivité ». Le « livre-document » dépeint l’un des « paysages de la vérité » [12] de la production pornographique, tant dans la forme (pauvreté d’un langage familier, vulgaire et obscène par moments) que dans le contenu (hyperréalisme, fixation physiologique par descriptions successives des scènes tournées, sexualité excessive et envahissante). Il entrouvre le judas en livrant sur la place publique un peep-show qui, s’il ne divulgue pas tout, en montre suffisamment pour que le spectateur puisse se rincer l’œil. Par sa technique narrative, le récit entretient « l’illusion de transparence » (Lejeune, 1980 : 10), telle la vitre maculée séparant le spectateur de la strip-teaseuse du peep-show. Il donne l’impression de dénuder la hardeuse et ses pairs, « objets de convoitise » (Anderson, 2001 : 68), au-delà de l’éblouissement de la lumière rutilante des spots du X. La hardeuse, dont la vie est comme étale, donne de cette existence répétitive et, somme toute, monotone, un visage spectaculaire, fait de débauche et d’agitation. Elle fait son strip-tease narratif à la façon d’une professionnelle qui joue une scène de sexe et qui se voit la jouer, comme si c’était une autre vie dans la vie, ou plutôt, un simulacre de vie dans un simulacre de vie [13]. À cet effet, justement, la strip-teaseuse n’a-t-elle pas de valeur que dans l’apparence, elle qui existe par la provocation et dans l’exhibition ?


Paratexte, texte et (in)vraisemblance

Le titre du livre, Hard, est dur, violent, ordurier même. Il réfère à la pornographie très explicite, sans artifices ni sensualité. Raffaëla Anderson, « la prisonnière volontaire » du X a tenu quatre ans dans un milieu « où le corps est méprisé, nié, écartelé ». Elle « témoigne » de son vécu singulier, dans une émouvante tentative d’individuation [14] (elle croit véritablement se distinguer des autres hardeuses). Sur la couverture, une image en noir et blanc, floue, à gros grains, de son visage. Sans maquillage, en col roulé, les lèvres fermées, les yeux d’une tristesse chagrine, son allure de femme ordinaire, rangée, contraste avec l’image que l’on se fait d’une star pornographique, « d’un forçat » du sexe. Selon son éditeur, si « [e]lle ne nie pas le plaisir qu’elle a parfois pu prendre », en montrant ce qu’elle a vu et vécu, elle fait état de « l’esclavagisme sexuel », de « l’abattage du travail à la chaîne » et de la peur du SIDA régnant dans l’industrie du X. Hard ne se veut pas une réclame pour la pornographie, c’est le récit écrit « sans complaisance » d’une lente descente « en enfer » et d’une libération. « Argent facile, certes », mais courage et « énergie » d’une femme qui a voulu s’en sortir. L’héroïne va « d’épreuve en épreuve dans un monde dont [elle] dévoile l’injustice et dont [elle] se venge par ce récit » (Lejeune, 1982 : 207). Le lecteur peut donc la croire et entreprendre de visiter avec elle « l’envers du décor » de la vidéo X.

Hardeuse pendant quatre ans : 264 pages en gros caractères. L’intéressé raconte ses souvenirs, livre son point de vue et ses réflexions. Le souci d’établir avec le lecteur une relation intime et authentique est criant. Le récit s’ouvre comme un journal et se termine par une postface de « Michelle du Pulp », la patronne d’une boîte lesbienne. Cette postface a pour fonction d’authentifier l’une des scènes du livre et, par conséquent, le récit-témoignage lui-même. Le lecteur ressent les événements racontés. Le style est coup de poing, le texte ponctué d’anecdotes et de dialogues [15] ; c’est « vivant ». Mais, il y a là, comme dans tout récit autobiographique, « un mélange vertigineux de mensonge sur la vérité et de vérité dans le mensonge » (Pibarot, 1992 : 64).

Que sait-on de Raffaëla Anderson quand elle nous entraîne au Tiffany Studio, une « agence de casting » ? Elle a dix-huit ans, elle n’est pas très grande, « un peu bouboule » même et, surtout, elle est vierge. Elle vient d’une famille où les « situations professionnelles » sont « bonnes » ; elle n’est donc pas « issue d’un milieu pauvre, [s]a famille avait beaucoup d’argent » assure-t-elle (Anderson, 2001 : 29). Pourtant, du même souffle, elle nous apprend que sa famille est établie à Gagny, une « banlieue dite chaude » ! Elle ne discerne pas les raisons qui l’ont conduit à devenir hardeuse. « [L]’argent est la meilleure raison, écrit-elle, mais ne peut être la seule en ce qui me concerne. Puis d’abord les bonnes raisons… » (Anderson, 2001 : 70). Que recherchent alors les hardeuses comme Raffaëla Anderson ? La célébrité ? Une célébrité bien éphémère qui, auparavant, les « grillait » pour tout autre activité publique. Mais les temps changent, et le mélange des genres étant ce qu’il est maintenant, Raffaëla Anderson (2001 : 261) a pu devenir l’une des actrices de Baise-moi « grâce » au dernier X dans lequel elle a tourné, Exhibition 99 (1998) ; y jouait également Coralie Trinh Thi.

En général, pour une hardeuse, il existe peu de chemins de réhabilitation — encore moins de moyens « de se refaire une virginité » [16] publique — et d’évasion du ghetto dans lequel elle évolue. Écrire un récit sur sa pratique pornographique permet la « feintise » dans l’énonciation (Pibarot, 1992 : 52) et la légitimation du combat épique contre son propre anéantissement programmé. Dans Hard, nous aurons droit à tous les poncifs du genre : d’abord, l’aveu de l’enfant battu [17] publiquement par le père (Anderson, 2001 : 29) ; ensuite, l’admiration à l’égard d’une hardeuse, Zara White, qu’elle regardait, plus jeune, en cachette à la télévision [18] ; enfin, l’abrutissement par l’alcool et les drogues, etc. Même si la hardeuse n’a vu dans cette activité qu’une manière commode de gagner de l’argent pour fuir le milieu parental, acquérir l’autonomie désirée, symbolisée, entre autres, par un appartement à soi (inévitablement partagé), la galère l’attend toujours au tournant. Elle s’est enfuie pour trouver ailleurs ce qu’elle n’avait pas dans sa famille : elle tombe donc — quoi de plus normal ? — amoureuse de son producteur pornographe, figure paternelle de substitution. Elle ne veut « plus se faire mettre » (Anderson, 2001 : 263), elle découvre son homosexualité. Elle est violée par deux hommes qui l’ont reconnue dans la rue ; elle porte plainte, mais vu sa « profession » mieux vaut être « coupable que victime » (Anderson, 2001 : 96). Elle conclut à la façon du « profiler » des thrillers anglo-saxons qui affronte les tueurs en série à caractère sexuel [19] : « [N]e porte pas plainte, prends un fusil et fais-toi justice toute seule » (Anderson, 2001 : 107), comme si elle avait pensé le scénario de Baise-moi avant de le jouer, film qui lui permettra, selon Jérôme Garcin (2001), d’exorciser sa haine. Si Raffaëla Anderson s’en sort, selon ses propres dires, c’est qu’elle a quelque chose dans la tête, car pour elle, à quelques rares exceptions, « les filles du X n’ont toujours été que des trous à bonhommes » (Anderson, 2001 : 238). Elle quitte le X pour reprendre ce qu’elle a donné : « Moi, Mon Entrejambe, Ma Fierté. » (Anderson, 2001 : 263) Mais sa vie et son sexe restent confondus, malgré son rôle dans Baise-moi et la publication de son témoignage ou, plutôt, à cause de ce rôle et de ce récit, comme si la pornographie lui collait définitivement à la peau. En prolongeant ainsi sa « sur-représentation » sexuelle, elle fascine irrémédiablement. Aussi, malgré le déplacement de perspective induit par le récit, la starlette-actrice secrète toujours le fantasme.

Marchande d’illusion s’illusionnant elle-même, Raffaëla Anderson nous rappelle que le corps pornographique n’a de signification que par la valeur publique qu’il recèle. Il séduit comme corps et comme rapport au corps entretenu dans son exhibition. Elle a cru vivre en s’agitant sur divers plateaux, mais le simulacre était sa saisissante réalité. Son regard figé sur elle-même s’est perdu dans l’auto-encensement de son parcours, lequel pourrait être résumé ainsi : comme dans un véritable mélodrame, la vie a conduite Raffaëla Anderson, en accéléré, de la virginité à la souillure, puis de la flétrissure à l’apocryphe rédemption cathartique.

Ottawa, le 28 mai 2003


Bibliographie

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Filmographie

Baise-moi (2000), réalisé par Virginie Despentes et Coralie Trin Thi, avec Raffaëla Anderson, Karen Bach, Adama Niame, Christophe Claudy Landry, Tewfik Saad.

Deep Throat (1972), réalisé par Gerard Damiano, avec Linda Lovelace, Harry Reems.

Exhibition 99 (1998), réalisé par John B. Root, avec Bruno Aissix, Raffaëla Anderson, Élodie Chérie, Coralie, Olivia Del Rio, Fovéa, Dolly Golden, Karen Lancaume, Francesco Malcom, Chipy Marlow, Charlie O., Zabou.

Pornographe, Le (2001), réalisé par Bertrand Bonello, avec Jean-Pierre Léaud, Jérémie Renier, Dominique Blanc, Ovidie, Catherine Mouchet.

Romance (1999), réalisé par Catherine Breillat, avec Caroline Ducey, Sagamore Stévenin, François Berléand, Rocco Siffredi.



[1] L’industrie de la pornographie contemporaine a pris son essor avec la création de Playboy, en 1953, le pionnier des magazines en vente libre dans les kiosques à journaux. Son influence et son succès ont préparé le terrain à l’ensemble des médias pornographiques (voir Lane III, 2000). Une des nouveautés du magazine, aujourd’hui cinquantenaire, est la mise en valeur d’une « amateure » dans les pages centrales. Elle n’est donc pas une professionnelle, mais la jeune et jolie voisine du quartier — « the girl next door ».

[2] L’éditeur intervient à quelques reprises dans le texte pour le rendre « lisible » et encore plus « authentique », en expliquant certains mots du vocabulaire de Raffaëla Anderson et en offrant d’incompréhensibles précisions : par exemple, lorsque l’auteure parle de son « proxo », l’éditeur spécifie en bas de page : « Supposé “agent de casting”, il prend 20 % à chaque fois qu’il place une fille sur un tournage. » (Anderson, 2001 : 13)

[3] En 1997, on dénombrait approximativement 22 000 sites Internet proposant un contenu pornographique en accès libre ; en 2000, ce chiffre était passé à 280 000 (Hugues, 2001 : 28).

[4] Le courant pro-pornographique féminin a également ses théoriciennes « néo-féministes », comme Cornell (1995), Strossen (1995) et Collard et Navarro (1996).

[5] La profusion depuis une décennie de romans et de récits féminins incluant des scènes hard traduit-elle l’appropriation d’un domaine réservé principalement aux hommes ? Ou est-ce que, dans le domaine de la sexualité, un nombre croissant d’écrivaines se devaient désormais de jouer sur les mêmes codes que certains écrivains. Pour Bertrand et Baron-Carvais (2001 : 202-203), ce phénomène tiendrait de la « féminisation du X ».

[6] À ce sujet, voir mon article sur la mondialisation des marchés sexuels (Poulin, 2002).

[7] Voir à ce propos, l’ouvrage de Christian Authier (2002).

[8] Cette thèse est défendue, entre autres, par Bertrand et Baron-Carvais (2001 : 117-136)

[9] Selon Herbert Marcuse (1968 : 108), « [l]a société industrielle avancée opère avec un plus grand degré de liberté sexuelle — “opère” dans le sens où cette liberté devient une valeur marchande et un élément des mœurs sociales […] Le plaisir sous cette forme engendre la soumission ». Or, le fantasme pornographique n’est-il pas par essence un fantasme de soumission ? Plus précisément, n’actualise-t-il pas la soumission dans la soumission ? Raffaëla Anderson (2001, 129-133) évoque des séances de tournages, où les producteurs repoussent toujours plus loin les limites, exigeant des hardeuses doubles pénétrations, fist vaginal et anal, sperme au visage ; il faut ajouter à cela l’effraction du corps par des godemichés et autres objets plus invraisemblables les uns que les autres, l’urine, la défécation, la zoophilie, etc. Douleur et avilissement marquent les corps. Vraisemblablement, le corps-sexe des femmes n’a d’attrait et de valeur que souillé et défoncé. Il est, et doit être, totalement soumis tant dans sa représentation que dans sa réalité lors du tournage. Il rend également la soumission sexy tout en renforçant l’idée de prédisposition des femmes à la soumission et à l’aliénation.

[10] Un récit destiné à simplement justifier le hard, ce qui explique, pour Antoine Rakovsky (1991 : 152), « la grande niaiserie de la plupart des films X ».

[11] Sur la pornographie comme industrie du fantasme, voir Poulin (1993).

[12] Sur cette notion de l’analyse sociologique des connaissances, voir Löwy (1985).

[13] Si, à la première lecture, Hard semble relever du réalisme le plus « véridique », tant dans la forme que dans le contenu, une deuxième lecture sème le doute. De nombreuses contradictions mineures laissent penser que Raffaëla Anderson n’a pas écrit seule ce récit. Une troisième lecture ne résout aucunement le problème et le lecteur en vient à ne plus savoir sur quel pied danser. La stratégie éditoriale rend le récit en quelque sorte trop vraisemblable et unilatéral. Ce qui semblait si facilement lisible s’embrouille peu à peu.

[14] Sur ce dernier concept, voir Bergson (1991 : 12).

[15] Ce sont des formes narratives qui, pour Pibarot (1992 : 55), sont habituellement des « indices de fictionnalité ».

[16] C’est l’expression employée par la journaliste Véronique Krahenbuhl (2002) qui discutait du phénomène des hardeurs que l’on invite à s’exhiber « sous les spots cathodiques » des médias traditionnels.

[17] Ce passage confère une plus grande sincérité au récit de la hardeuse. Au Brésil, Gilberto Dimestein (1992), qui a interrogé 53 fillettes et adolescentes « venues d’elles-mêmes à la prostitution », soutient que 95 % d’entre elles étaient issues de familles dysfonctionnelles. Les violences physiques et sexuelles expliquent la fugue des adolescentes, le désir de quitter un milieu maudit, de devenir autonomes, de posséder son lieu à soi. Donc de faire de l’argent rapidement. L’enfance des personnes impliquées dans l’industrie sexuelle a été marquée par l’abus sexuel et physique (Farley, Baral, Kiremire et Sezgin, 1998). Une autre étude révèle que 90 % des prostituées avaient été physiquement agressées dans leur enfance (Giobbe, Harrigan, Ryan, et Gamache, 1990). Ma propre enquête révélait que 80 % des danseuses nues avaient connu, dans leur enfance, l’abus sexuel (Poulin, 1993 : 71-92).

[18] « J’aurais aimé être comme elle », nous confie Anderson (2001 : 113).

[19] De tels propos sont récurrents dans ce genre de littérature. Un exemple : le personnage principal du roman de Michael Weaver (1994) est un journaliste états-unien proche du Parti démocrate qui se met à pister un psychopathe pour venger le meurtre de son épouse. Peu à peu, le chroniqueur remet en cause toutes ses « valeurs libérales » : non seulement la peine de mort est-elle la seule solution face à de tels meurtriers, mais pis encore, le système judiciaire tel qu’il est, avec la présomption d’innocence et le droit à la défense par des avocats, est une entrave à la marche de la justice immanente. Le chasseur de tueur a désormais le droit moral de s’ériger en juge, en jury et en bourreau.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 11 octobre 2011 19:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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