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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Égalité et hiérarchie: Célestin Bouglé et Louis Dumont face au régime des castes.” (2001)
Table des matières


Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Policar, Égalité et hiérarchie: Célestin Bouglé et Louis Dumont face au régime des castes.” in revue Esprit, n°1, janvier 2001. [Autorisation formelle de l'auteur accordée le 28 juillet 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

 Alain POLICAR 

Sociologue et économiste français, professeur, Faculté de droit et sciences économiques,
Université de Limoges, rédacteur en chef de la revue Les Cahiers Rationalistes
 

“ÉGALITÉ et HIÉRARCHIE : Célestin BOUGLÉ
et Louis DUMONT face au système des castes”
  

Un article publié dans la revue ESPRIT, no 1, janvier 2001.

 

Table des matières 
 
 
Introduction
 
BOUGLÉ ET LE RÉGIME DES CASTES : LA DÉMONSTRATION A CONTRARIO DE LA SUPÉRIORITÉ DE L'IDÉAL DÉMOCRATIQUE
 
Les caractères essentiels du régime des castes
Les racines du régime
Un système rétrograde
 
LA HIÉRARCHIE POUR DUMONT : UNE DIMENSION CONSTITUTIVE DE L'ORDRE SOCIAL
 
Le racisme ou le retour du refoulé
Le racisme est-il réellement spécifique de la modernité démocratique ?
Dumont et la genèse de la modernité : l'oubli du sujet
 
 
BOUGLÉ ET DUMONT À L'AUNE DE TOCQUEVILLE
 
Bouglé ou la force de l'idée d'égalité
Dumont ou la nostalgie de la hiérarchie
Des ontologies opposées

 

Introduction

 

La quatrième édition (1969) des Essais sur le régime des castes comporte une préface de Louis Dumont dans laquelle l'auteur de Homo hierarchicus rend un hommage appuyé à Bouglé : "Le présent ouvrage, écrit Dumont, a-t-il besoin d'une préface pour justifier sa réédition ? Non, en ce sens que c'est un des classiques de la sociologie française et qu'il doit comme tel demeurer en permanence à la disposition du public. Oui, peut-être, en ce sens que c'est un ouvrage ancien, dont le lecteur peu informé pourrait se demander s'il n'est pas rendu inutile par le progrès de la connaissance, et qu'il pourrait même à première vue prendre pour démodé. Quelle distance en effet entre la clarté intellectualiste de ces Essais.[...] et le behaviourisme parfois jargonnesque d'ascendance anglo-saxonne qui prédomine dans la littérature courante du genre !" Un peu plus loin, Dumont ajoute : "Sans prétendre que ce livre ne porte pas sa date, on peut dire que la plupart des analyses de Bouglé demeurent justes dans leur sens général". Et Dumont cite le jugement éclairé d'Evans-Pritchard, de nature à faire réfléchir ceux qui se gaussent de la "sociologie de cabinet" : "Je doute qu'aucun anthropologue de terrain ait apporté une contribution théorique plus importante que l'étude du contrat par Davy dans La foi jurée ou l'étude de la caste par Bouglé". Les propos élogieux de Dumont ne doivent pas surprendre, de la part d'un auteur qui a, maintes fois, confié sa dette à l'égard du travail pionnier de Bouglé. Cependant, le lecteur, hypothétique, familier des oeuvres de l'un et de l'autre, sait combien leurs inspirations respectives sont différentes voire opposées. Bouglé, en effet, peut être considéré comme un partisan déterminé de la démocratie, c'est-à-dire dans le vocabulaire de Tocqueville, de l'égalité des conditions, alors que, nous y insisterons, Dumont, nostalgique du holisme hiérarchique, semble n'accepter que contraint et forcé le triomphe de la modernité démocratique. Tous deux, pourtant, sont des lecteurs admiratifs de Tocqueville et puisent, plus ou moins explicitement, une part de leur inspiration dans ses enseignements. Nous essaierons de dire lequel se montre le plus fidèle à ceux-ci, et nous verrons qu'il est possible de décrire l'opposition entre Bouglé et Dumont en termes ontologiques. 

Notre ambition est aussi d'inciter à la lecture de l'oeuvre méconnue de Célestin Bouglé (1870-1940), et non seulement des Essais sur le régime des castes, fort de notre conviction qu'elle est en mesure de nous aider à la compréhension de notre présent. Cette oeuvre se déploie dans de très nombreuses dimensions qu'une lecture superficielle pourrait imaginer sans grand rapport les unes avec les autres. Pourtant l'unité n'est pas douteuse. On en trouve le principe dès les premiers travaux scientifiques (en 1894) et, tout particulièrement, dans sa thèse de 1899, Les Idées égalitaires : l'idée de l'égalité des hommes ne concerne pas la façon dont la nature les a faits mais bien celle dont la société doit les traiter. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre son intérêt pour l'étude des castes.

 

Bouglé et le régime des castes :
la démonstration a contrario de la supériorité
de l'idéal démocratique

 

L'étude des castes doit être située dans le contexte intellectuel de discussion critique de la "philosophie des races" dans sa version anthroposociologique. Le cas indien constitue le terrain privilégié de vérification des thèses défendues par Georges Vacher de Lapouge, l'auteur majeur et le "fondateur" de l'anthroposociologie. Comme Gobineau, Lapouge est persuadé que le simple jeu des lois de l'hérédité suffit à produire la décadence des peuples mélangés. D'où la nécessité de la procréation eugénique et celle, corrélative, d'élimination de ce que Lapouge nomme les dysgéniques. La théorie sur les différences d'indice céphalique sert à séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire les dolichocéphales des brachycéphales. Au culte des idées égalitaires, idées a priori, il faut, selon Lapouge, substituer le respect des faits. Or, selon les anthroposociologues, le succès des idées démocratiques s'explique très simplement : l’esprit des brachycéphales se distinguant par cet “amour de l’uniformité” [1] qui est aussi la marque des démocraties "séniles", l’infériorité même des brachycéphales fait de ceux-ci les partisans prédestinés des idées égalitaires. Comme le résume polémiquement Bouglé, “l’anthropologie triomphe durablement de la démocratie : et parce qu’elle en réfute, par des faits biologiques, les erreurs, et parce qu’elle en explique, par des faits biologiques, le succès. Un rêve de brachycéphales tel serait, à en croire nos anthropologistes, l’esprit égalitaire”. 

La craniométrie peut-elle réellement être la clef de la stratification sociale ? Est-elle en mesure de montrer la fausseté de l’idée de l’égalité des hommes, fondement du principe démocratique ? C’est à la confrontation des faits interprétés par l’anthroposociologie avec les principes de la démocratie que va se livrer Bouglé, dès 1897 dans un article de la Revue de métaphysique et de morale [2], jusqu'à la défaite intellectuelle des partisans de Lapouge [3]. Cependant l'étude des castes doit être également replacée dans une perspective plus large. Il s'agit fondamentalement d'estimer la cohérence et la capacité de résistance d'un système dont les fondements paraissent aux antipodes de la démocratie. Le triomphe de celle-ci est-il inéluctable ? Peut-on défendre la thèse de l'inévitable universalisation de l'égalité démocratique ? Donner quelques éléments de réponse à ces questions implique que l'on se penche préalablement sur les enseignements fondamentaux des Essais sur le régime des castes.

 

Les caractères essentiels du régime des castes

 

Pour Bouglé, il s'agit du "régime le plus contraire à celui que les idées égalitaires tendent à instituer en Occident" [4]. Ce qui le définit est précisé dès le début de l'ouvrage : spécialisation héréditaire, hiérarchie et répulsion (c'est-à-dire crainte des contacts impurs). Une société de castes est "divisée en un grand nombre de groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés, et mutuellement opposés" [5]. C'est bien la réunion de ces trois traits qui, faisant système, spécifie ce type d'organisation sociale. 

Arrêtons-nous un instant sur le caractère systématique du régime des castes. L'oubli de cet aspect est gravement fautif, car il conduit à méconnaître la nature particulière du cas indien. Ainsi des sociologues et anthropologues américains appartenant à ce que Oliver C. Cox, leur principal opposant, a appelé "the Caste School of Race Relations", tels Kroeber et Lloyd Warner, ont proposé une approche des problèmes relatifs aux barrières raciales en termes de caste. Cette perspective ne résiste pas à l'analyse pour, au moins, deux raisons que Dumont a clairement énoncées. En premier lieu, la dimension idéologique d'une société, c'est-à-dire ses valeurs, doit être privilégiée, faute de quoi l'on se condamne à isoler des traits et, donc, à négliger la cohérence d'ensemble. On notera que Bouglé, très opposé au positivisme, n'hésitait pas à donner toute leur place aux faits de conscience. Les éléments de morphologie sociale ne peuvent, par conséquent, être interprétés sans prendre en considération l'idéologie qui fonde le comportement. On ne peut, dès lors, que regretter que Bouglé n'ait guère été lu aux Etats-Unis, à l'exception notable de Pitirim Sorokin [6] et de Cox [7]. En second lieu, et ce point découle du précédent, si le système indien est fondé sur la hiérarchie, ce n'est nullement le cas de la société américaine profondément attachée au credo égalitaire. En conséquence, l'inégalité sera, dans un cas, l'expression de la logique profonde de la société et, dans l'autre, un grave dysfonctionnement. Faute de reconnaître aux valeurs la place déterminante qu'elles occupent dans la vie sociale, on se condamne à réduire, dans une optique béhavioriste, la complexité des comportements à la simple description de l'observé [8]. On remarquera utilement que les arguments développés par Bouglé [9], pour refuser à l'Égypte ancienne, à l'Antiquité classique et au Moyen Age l'étiquette de régime des castes sont de même nature que ceux que Dumont oppose à Kroeber ou à Lloyd Warner et, plus généralement, à ceux qui parlent de caste à propos des États-Unis. 

Bouglé entreprend ensuite de montrer qu'il convient de ne pas confondre régime des castes et régime féodal. Dans ce dernier, en effet, il y avait place pour l'expression de l'individualisme, c'est-à-dire pour que puissent être vécus des destins individuels, et, en outre, la hiérarchie héréditaire pouvait être bouleversée. Les mêmes observations peuvent être faites pour l'Antiquité classique : même si les trois éléments constitutifs sont indubitablement présents, "c'était précisément la destinée et comme la mission de la cité antique que de surmonter toutes ces tendances" [10]. Il y aurait une sorte de répugnance de la civilisation occidentale, observable dès l'Antiquité, au système des castes. Le cas égyptien, si souvent cité en contre-exemple, est aussi clairement réfuté : "Quelle qu'en soit la raison, il est certain que l'histoire de la civilisation égyptienne ne nous révèle pas cette invincible résistance à l'unification qui caractérise le régime des castes. Il devait se heurter, dans notre civilisation occidentale, à la puissance de la démocratie ; dans la civilisation égyptienne, c'est une monarchie forte qui entrave son développement" [11]. 

En revanche, l'Inde ne présente pas d'obstacle semblable à la perpétuation du régime. Certes, il existe des exceptions à la spécialisation héréditaire mais, d'une part, elles sont collectives (ce sont des groupes tout entiers qui s'emparent d'une nouvelle profession) et non individuelles (les fils continuent l'oeuvre des pères) et, d'autre part, les changements de métier "restent en droit illicites et comme scandaleux" [12]. En outre, si la hiérarchie peut, dans certains cas, paraître incertaine, "ces incertitudes de fait laissent le principe sauf" [13]. Enfin, et même si là encore on observe quelques exceptions, l'endogamie est la règle générale, "le seul mariage "pur" ne se contracte qu'entre gens de même caste, [...] la tendance séparatiste étant inhérente à la société hindoue" [14]. 

Il est important ici de noter l'insistance de l'auteur sur la multiplicité des castes, indice très fort, s'il en était besoin, de la répulsion réciproque, multiplicité fort éloignée de la division en quatre "ordres" ou varna (Brahmanes, Kshatriyas, Vaishyas, Sudras) présupposée par la théorie traditionnelle. Bouglé ne commet pas l'erreur, encore relativement courante, de confondre varna et jati (castes proprement dites). Il fait siennes, sur ce point, les analyses d'Émile Senart [15] distinguant utilement la division en classes, phénomène commun, et la séparation en castes, phénomène unique, et concluant qu'on ne saurait chercher dans les varna védiques l'origine du régime des castes [16]. 

La conclusion s'impose : "Le régime des castes se rencontre, autant qu'une forme sociale peut se réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. [...] Ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un phénomène propre à l'Inde" [17]. Néanmoins, on aurait tort de croire que son étude ne présente qu'un intérêt historique car "la caste hindoue n'est que la synthèse d'éléments partout présents, le prolongement et comme l'achèvement de lignes partout ébauchées, l'épanouissement unique de tendances universelles" [18]. Aussi, dans la filiation de Tocqueville tirant inductivement des enseignements fondamentaux de l'étude de la démocratie américaine, l'analyse sociologique de l'Inde est-elle de nature à constituer une expérience cruciale pour la théorie sociologique, et notamment pour la recherche des propriétés générales de la hiérarchie.

 

Les racines du régime

 

Certes, Bouglé n'a pas réellement achevé, il en était pleinement conscient, cet ambitieux projet. Mais il a eu l'immense mérite de situer les fondements de la hiérarchie dans l'ordre religieux : "Dans la civilisation hindoue, ce sont surtout des vues religieuses, plutôt que des tendances économiques, qui fixent son rang à chaque groupe" [19]. Et si l'explication économique est capable de rendre compte de la division des fonctions, elle n'est en mesure d'expliquer ni leur transmission héréditaire, ni la répulsion qui isole les groupes. En revanche, il convient de tirer tous les enseignements de la primauté de la caste brahmanique : "Si diverses que soient les castes, et si fermées qu'elles restent les unes aux autres, un commun respect du Brahmane les oriente dans le même sens, et pèse sur toutes leurs coutumes" [20]. Cette puissance des Brahmanes, le respect qui leur est dû, il faut en chercher le principe dans "le souci de pureté qui remplit toute leur existence" [21] et, surtout, dans la nature de la fonction qui leur est réservée : "La classe guerrière [...] elle aussi veille avec un soin jaloux sur sa pureté. Si elle a dû s'effacer pourtant devant la classe sacerdotale, c'est que celle-ci est “gardienne du sacrifice”. Là est sans doute la source profonde de ses privilèges" [22]. Le sacrificateur, en mettant en communication les dieux et les hommes, participe, en quelque sorte, à la divinité. Ce caractère sacré de l'officiant est transmissible : "Étant passé “dans son sang”, il deviendra comme une propriété de race" [23]. La prééminence du brahmane sur le ksatriya se fonde ainsi sur le monopole de l'acte sacrificiel (précisons que dans le système des jati, le langage du sacrifice est remplacé par l'opposition entre le pur et l'impur). 

Bouglé, fidèle ici à l'orientation durkheimienne, conclut à l'influence décisive de la religion sur l'âme indienne : "L'examen sociologique de l'Inde, bien loin d'apporter une confirmation aux thèses de la philosophie de l'histoire “matérialiste”, tendrait plutôt à confirmer ce que les plus récentes recherches sociologiques démontrent de toute façon : le rôle prépondérant que joue la religion dans l'organisation première des sociétés" [24]. Le ressort de la hiérarchie se situe dans les mécanismes du sacrifice qui subordonne l'ensemble des castes à celle des prêtres. Cette insistance sur le primat du sacrifice sera, notons-le en passant, au fondement du travail d'Arthur Hocart [25]. 

Mais la hiérarchie n'est pas une réalité spécifique à l'Inde. Les sociétés les plus complexes ont également connu des phénomènes analogues. Le régime des clans, très probablement à l'origine du système des castes, est universellement répandu. Or, ce qui le rend cohérent c'est la religion, et c'est celle-ci qui défend que les clans puissent fusionner. Cependant, et ce point est important, cet état des choses n'est partout que transitoire. Partout, sauf en Inde. La civilisation indienne "a prolongé indéfiniment une phase que les autres civilisations n'ont fait que traverser [...] Ce qui s'est dissous chez les autres s'est ossifié chez elle. Où les autres civilisations unifiaient, mobilisaient, nivelaient, elle a continué de diviser, de spécialiser, de hiérarchiser" [26]. 

Les termes par lesquels Bouglé décrit la réalité indienne sont sans ambiguïté. L'Inde résiste à la marche inexorable vers l'égalité des conditions. En n'autorisant pas l'exploitation optimale des possibilités de chacun, le système des castes n'inspire à Bouglé aucune sympathie. Les griefs sont nombreux.

 

Un système rétrograde

 

Il est, en premier lieu, inacceptable que la répartition héréditaire des fonctions laisse tant de talents potentiels inutilisés, d'autant qu'il n'est pas permis de penser que "la spécialisation héréditaire ait déposé chez les fils des différentes castes, des facultés essentiellement différentes" [27]. Après un examen aussi sérieux qu'à l'accoutumée, sa conclusion est qu'on ne peut établir aucune corrélation nette entre différences physiques, sociales et mentales : "Après comme avant l'observation du monde hindou, les thèses maîtresses de la philosophie des races, transformée en anthroposociologie, restent indémontrables et invraisemblables" [28]. 

En outre, comme nous l'avons vu, la totalité des éléments fondamentaux du fonctionnement de la société indienne sont sous la dépendance du régime des castes. Rien ne peut être soustrait à son influence. Ni le droit, ni la vie économique, ni même la littérature. 

Si le système pénal est très rigoureux (dans le vocabulaire de Durkheim, les règles répressives l'emportent sur les règles restitutives), c'est parce qu'il est dominé par les conceptions religieuses : les fautes apparaissent comme la violation de l'ordre divin. Et comme il n'existe nul contrepoids en raison de la désunion des castes, "la classe des prêtres a su imposer à la masse un respect dont ne jouissent pas les tyrans les mieux armés" [29]. 

Dans le domaine de la consommation, les habitudes sont entièrement déterminées par la vie religieuse : rien qui ne soit fait en vue d'une pratique, rien qui ne possède une signification religieuse. Bouglé cite les propos de G. Birdwood, auteur des Arts industriels de l'Inde (1880), qui écrit : "Une règle religieuse fixe la matière, le poids, la couleur des différents articles. Un symbolisme encore plus obscur que celui de la couleur et de la matière est inscrit aussi dans les formes des objets, même de ceux qui sont destinés aux usages domestiques les plus communs" [30]. Cela ne prêterait guère à conséquence si, en matière alimentaire, l'emprise de la religion ne se traduisait par la stricte séparation entre les membres des différentes castes : "C'est la grande affaire pour les Hindous de ne pas se souiller au moment des repas. Manger avec ou même devant un étranger, à plus forte raison absorber un aliment qu'il aurait touché, autant de péchés impardonnables" [31]. Et si l'on ne peut manger avec n'importe qui, on ne peut non plus manger n'importe quoi. Bien entendu, de semblables contraintes ont une influence sur le système productif. Pour aller vite, on peut retenir que le développement économique de l'Inde a été puissamment entravé par le système des castes : "Le commerce n'a pas assez de force pour donner le ton, pour substituer pleinement, dans l'évolution générale du droit, ses exigences propres à celles de la religion. Et cela nous prouve que, comparée à la vie rurale du plus grand nombre, la vie urbaine était resserrée, dans cette civilisation, entre des limites très étroites" [32]. Là encore, c'est l'emprise de la caste qui explique que les villes n'aient pu, comme dans les autres civilisations, former des centres autonomes et capables, en outre, de créer une unité entre les membres de la cité. L'esprit de la caste est un esprit de division, un principe puissant de désintégration sociale. 

Non décidément nul aspect de ce régime ne trouve grâce aux yeux de Bouglé. Dans le domaine littéraire, la cause est rapidement entendue : "Il condamne à l'atrophie la plupart des genres qui devaient grandir dans les littératures occidentales" [33]. À peine concède-t-il que le système des castes est utile pour dégager, par l'ordre qu'il lui impose, une société de la barbarie. Mais, s'empresse-t-il d'ajouter, "il risque aussi de l'arrêter vite et pour longtemps, sur le chemin de la civilisation" [34]. D'une manière générale, contrariant aussi bien "l'émancipation des individualités que la constitution des unités nationales", il paralyse "l'élan des civilisations qu'il aide à se dégager de la barbarie" [35]. Aussi ne peut-il faire autrement que de "mutiler les esprits mêmes qu'il affine" [36]. 

Il est tout à fait clair que l'on est très loin, chez Bouglé, de l'empathie exprimée par Dumont pour la société indienne. Pour ce dernier, la hiérarchie n'est aucunement le moment d'une évolution mais, bien au contraire, une dimension constitutive de l'ordre social que la modernité a malencontreusement cherché à éradiquer. Aussi convient-il de repérer la présence du principe hiérarchique dans nos sociétés modernes, "en tenant compte que, dans les parties où l'un des volets est obscur et confus, l'autre est distinct et éclairé, en utilisant ce qui est conscient dans l'un des deux types de société pour déchiffrer ce qui n'est pas conscient dans l'autre" [37]. Cependant, il n'est pas douteux que ce que Dumont appelle hiérarchie est sensiblement différent de ce que nous mettons derrière ce terme que, généralement, nous nous contentons d'opposer à égalité. 

 

La hiérarchie pour Dumont :
une dimension constitutive de l'ordre social

 

Pour l'auteur d'Homo hierarchicus, la marque de la hiérarchie véritable se trouve dans la notion de "complémentarité hiérarchique". En se fondant sur les relations entre l'Église et l'empereur, telles qu'elles ont été théorisées par le pape Gélase autour de 500, Dumont précise : "Le prêtre est donc subordonné au roi dans les affaires mondaines qui concernent l'ordre public. Ce que les commentateurs modernes manquent à voir pleinement, c'est que le niveau de considération s'est déplacé des hauteurs du salut à la bassesse des choses de ce monde. Les prêtres sont supérieurs, car c'est seulement à un niveau inférieur qu'ils sont inférieurs" [38]. Cette relation complémentaire s'observe également en Inde védique où les prêtres sont religieusement supérieurs au roi bien que politiquement inférieurs à lui : "Le pouvoir est subordonné au statut dans son rapport direct avec lui, il lui est subrepticement assimilé à titre secondaire vis-à-vis de tout le reste. Cette configuration nous a paru rendre compte de l'ensemble des faits observés [39]. Même si quelques auteurs ont insisté, dans la filiation de Hocart qui donnait au roi la première place dans l'organisation sacrificielle, sur d'autres formes de différenciation de nature à atténuer la primauté du brahmane, nous pensons, avec Robert Deliège, que "l'existence de hiérarchies parallèles à la hiérarchie rituelle ne remet nullement en cause la validité de cette dernière" [40]. 

Il faut bien reconnaître que cette dichotomie fondamentale entre statut et pouvoir n'a pas été dégagée par Bouglé (mais il n'est pas le seul dans ce cas !). Grâce aux travaux de Dumont, nous prenons conscience qu'il existe une autre approche de la question de la hiérarchie. Ce qui oppose une caste aux autres castes devient, dans la perspective hiérarchique ainsi comprise, le principe même de son intégration dans la société. On perçoit pourquoi Dumont n'exprime pas l'hostilité des modernes à l'égard de ce qui paraît tellement contraire à nos valeurs fondamentales. Premièrement, la hiérarchie n'est pas l'exact opposé de l'égalité. Ce qui est contraire à cette dernière c'est l'inégalité. Or, nul ne peut prétendre que la passion de l'égalité puisse suffire à nous débarrasser des inégalités. En outre, la société indienne est réellement soucieuse d'intégration sociale, la conception hiérarchique repoussant toute exclusion à partir de critères raciaux : "Étant donné que la hiérarchie reflète une gradation de statut fondée sur la notion de pureté rituelle, n'importe quel groupe peut se voir attribuer un rang correspondant à son degré de pureté [...] et d'orthopraxie" [41]. Deuxièmement, dans la mesure où la hiérarchie constitue une dimension naturelle de la vie sociale, il est profondément dangereux de chercher à s'en dispenser. Les sociétés individualistes modernes n'ont-elles pas payé un prix exorbitant à vouloir ignorer cette dimension ? Ce prix a un nom : le racisme.

 

Le racisme ou le retour du refoulé

 

Le racisme est analysé par Dumont comme un phénomène moderne, que les sociétés holistes tiennent à distance. Dans cette perspective, il représenterait un retour brutal du refoulé holiste et hiérarchique. Dans Homo hierarchicus, l'auteur indique que la sociologie doit tenir compte du fait que les formes de stratification en vigueur dans les sociétés modernes manifestent, en réalité, l'existence de forces et de fonctions hiérarchiques, alors même que l'idéologie dont ces sociétés se réclament en constituent la négation. On peut, toujours selon Dumont, en déduire le caractère non naturel de la forme de l'égalité dans les sociétés humaines. Dès lors, la démocratie moderne apparaît artificielle, et l'égalité comme une espèce de défi de l'esprit à la nature. 

Analyser le racisme comme un phénomène moderne constitue une thèse classique, qu'il nous faut préalablement étayer, avant de chercher à prendre quelque distance avec la version défendue par Dumont. 

Toute société engendre des différences entre individus et tend à percevoir ces différences comme inscrites dans un ordre naturel intangible. La société moderne, dans laquelle existe une mobilité sociale relativement forte (au regard des sociétés non industrialisées), voit se perdre le fondement de l’hétérogénéité et accroît de la sorte l’angoisse face à l’autre. En détruisant les rapports hiérarchiques traditionnels, notre société rend nécessaire l'institution de différences arbitraires afin de maintenir l’identité sociale. Il est d'ailleurs indifférent que la race n’existe pas. Comme le note Franck Tinland, “plus ou montrera que le racisme n’a pas de base rationnelle, qu’il ne coïncide pas avec quelque chose d’inscrit dans la nature même des hommes, plus on fournira des aliments secrets à l’angoisse devant la subversion des distinctions existantes. C’est de la ruine des différences évidentes, cohérentes avec une représentation traditionnelle du monde, que naît le racisme comme recherche précisément de différences substitutives” [42]. En d’autres termes, les pratiques discriminatoires se passent fort bien d’une catégorisation biologique, la “race” étant à l’évidence une catégorie sociale dont l’efficacité se situe dans sa réalité symbolique. 

Il n'est pas sans importance pour notre propos de noter que Bouglé était tout à fait conscient de cette dimension symbolique. Ne mettons pas trop d’espoir, écrit-il en substance, dans les progrès du savoir. Ce n’est pas parce que l’explication de type racial perd sa légitimité scientifique qu’elle abandonne tout pouvoir de nuisance. Il existe une réalité sociale de la race qui, en elle-même, est une profonde limitation à l’optimisme positiviste. Bouglé, citant Alphonse Darlu, le fameux professeur de philosophie du lycée Condorcet, anticipe sur les observations que la sociologie contemporaine a corroborées : “C’est au moment où elle est bannie du cabinet des savants que l’idée de race descend dans la rue, agitée par des journalistes ignorants” [43]. Cette référence au discours de Darlu au Congrès des Sociétés Savantes de 1898 sera reprise dans La Démocratie devant la science [44], ce qui montre l’importance que Bouglé lui accordait. Depuis, l’erreur d’inscrire sur le seul terrain des sciences biologiques la discussion théorique concernant la race a été largement démontrée, la race n’étant pas, selon la formule de Colette Guillaumin, “une donnée spontanée de la perception et de la connaissance” [45]. 

Mais, pour en revenir à l'essentiel, l'approche de Dumont revient à faire du racisme un produit nécessaire de la société moderne, et c'est ce point qui mérite débat.

 

Le racisme est-il réellement spécifique
de la modernité démocratique ?

 

Dans un article de 1960, reproduit dans Homo hierarchicus, on lit : "Il est bien évident d'une part que la société n'a pas tout à fait cessé d'être société, en tant que totalité hiérarchisée, le jour où elle s'est voulue une simple collection d'individus. En particulier, on a tendu à continuer à faire des distinctions hiérarchiques. D'autre part, le racisme est, ainsi qu'on le reconnaît le plus souvent, un phénomène moderne. L'hypothèse la plus simple consiste donc à supposer que le racisme répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s'il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s'exprimait différemment, plus directement et naturellement, dans la société hiérarchique. Rendez la distinction illégitime et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinction, et vous avez l'idéologie raciste" [46]. Ce passage illustre l'idée récurrente de Dumont selon laquelle l'idéal moderne est artificiel et, corrélativement, "une certaine hiérarchie des idées, des choses et des gens indispensable à la vie sociale" [47]. L'interdiction de l'inégalité juridique rend la stigmatisation racisante inévitable. On retrouve la distinction célèbre de Tocqueville entre l'esclavage antique et l'esclavage américain moderne. Alors que l'abolition chez les anciens rendait l'esclave semblable au maître ["La liberté seule les séparait ; la liberté étant donnée, ils se confondaient aisément" [48]], "chez les modernes le fait immatériel et fugitif de l'esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race ; le souvenir de l'esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l'esclavage" [49]. Autrement dit, les modernes en abolissant l'esclavage n'ont pu faire disparaître le "préjugé de race". 

Il ne saurait être question de contester le bien-fondé de cette analyse lucide de la discrimination raciale. Mais il paraît souhaitable d'en relativiser la portée théorique, à partir d'une interrogation sur le caractère nécessaire du lien entre racisme et modernité. Les remarques stimulantes de Dominique Schnapper, dans son dernier ouvrage, résument clairement le problème : "Faut-il tirer des analyses sur le racisme la conclusion [...] que les principes modernes de l'individualisme et de l'égalité formelle de tous les individus citoyens ont été inappliqués ou trahis de manière tragique parce qu'ils sont, dans leur essence même, contradictoires avec les exigences du fonctionnement des sociétés humaines, donc inapplicables ? [...] Ou bien peut-on encore, après Auschwitz, penser que le racisme n'a pu accompagner le développement des nations démocratiques que dans la mesure où elles trahissaient les principes qu'elles revendiquaient, mais que ces principes ne sont pas en tant que tels nécessairement destinés à être trahis ?" [50]. Même si D. Schnapper concède que le choix en faveur de l'une ou l'autre option est affaire de philosophie personnelle, on peut, au moins, montrer que, le racisme ne se limitant aucunement à la modernité dans l'acception que Dumont donne à ce terme, le lien de nécessité établi par l'auteur de Homo hierarchicus est sujet à caution. 

Le racisme dont il est question chez Dumont est un racisme inégalitaire, de type colonialiste, donc assimilationniste, dont la logique est fondée sur l'universalisme, un universalisme dévoyé, cela va sans dire. Mais il existe une autre logique de racisation, dont on trouve la trace dès le milieu du XVe siècle en Europe et aux Amériques, qui renvoie à ce que Pierre-André Taguieff a nommé "proto-racisme" [51]. Antérieur aux classifications raciales et aux conceptions racialistes du monde, il est caractérisé par la hantise du mélange et la crainte de la souillure et constitué sur la base "d'un petit nombre d'idéologèmes : le mythe du sang pur [...] ; la conviction d'une infériorité naturelle de certains groupes perçus comme infra-humains [...] ; la vision [...] d'une différence hiérarchique entre les lignées" [52]. Les exemples historiques de l'expression d'un racisme fondé sur l'absolutisation de la différence (invention ibérique du mythe du sang pur, racisme esclavagiste et antinégriste, racisme aristocratique à la française) prouvent, selon l'auteur, et nous le suivrons sans réserve, que "ni la définition taxinomique de la notion de “race humaine”, ni les classifications hiérarchisantes des “races” n'apparaissent plus comme les présuppositions épistémiques du racisme, entendu à la fois comme doctrine et comme pratique sociopolitique" [53]. Cette vision dite "modernitaire élargie" nous paraît mieux rendre compte de la nature profonde du racisme [54], et, par là même, limite singulièrement la portée de l'argumentation de Dumont dans la mesure où celui-ci réduit le racisme, pour les besoins de sa thèse, à la variante inégalitaire. 

Cette réduction nous semble entretenir un étroit rapport avec son interprétation, tout aussi réductrice, de la genèse de la modernité.

 

Dumont et la genèse de la modernité :
l'oubli du sujet

 

Dumont, on le sait, oppose idéologie holiste et idéologie individualiste. Le concept d'idéologie renvoie ici, rappelons-le, à un "ensemble social de représentations, d'idées et de valeurs communes dans une société" [55]. La première perspective valorise la totalité sociale, lui subordonne l'individu et sert de fondement aux sociétés hiérarchiques. La seconde, au contraire, privilégie l'acteur au détriment du système et repose sur une base égalitariste. Idéologies holistes et individualistes sont le plus souvent posées comme radicalement exclusives l'une de l'autre. 

Dans la mesure où, selon l'auteur, l'hypothèse d'une transition directe entre ces deux univers antithétiques ne peut être retenue, le problème est de savoir ce qui a pu servir de pivot entre les deux systèmes. Dumont en voit le modèle dans une institution de la société indienne traditionnelle, celle du renoncement au monde. Cette institution s'oppose au système des castes, puisque par le renoncement on échappe à l'interdépendance caractéristique du système. Le renonçant est dans le vocabulaire de Dumont, un individu-hors-du-monde. La pensée du renonçant est semblable à celle de l'individu moderne, à la réserve près que ce dernier vit dans le monde social et le renonçant indien hors de lui. Aussi, l'individualisme peut-il apparaître dans une société de type holiste, ce qui signifie qu'une telle société n'ignore pas l'individu. Dumont va jusqu'à se demander si "le système des castes aurait pu exister et durer indépendamment du renoncement qui le contredit" [56]. En d'autres termes, il est erroné d'opposer systématiquement l'Inde et l'Occident, comme si l'un ne reconnaissait que l'individu et l'autre la collectivité. Il faut par conséquent "découvrir l'homme collectif en Occident -- et ce n'est pas difficile --, pour formuler la comparaison non pas sous la forme d'une opposition entre A et B mais sous la forme d'une différence dans la distribution et l'accentuation des parties de (A +B)" [57]. On comprend que Dumont exprime ici le souhait que l'Occident moderne restaure le principe hiérarchique, celui-ci constituant, comme nous l'avons déjà souligné, une dimension naturelle, donc souhaitable, de l'ordre social. Or, le christianisme a imposé la valeur ultramondaine d'égalité qui a contaminé la valeur mondaine de hiérarchie, "jusqu'à ce que finalement l'hétérogénéité du monde s'évanouisse entièrement" [58]. Les moments les plus importants de cette "contamination" sont évoqués dans Homo aequalis (1977) et dans les Essais sur l'individualisme : début du IVe siècle (conversion de Constantin), Réforme, naissance de l'individualisme politique à partir du XIIIe siècle, Déclaration des droits de l'homme de 1789. À l'issue de ce processus, les hommes ne sont plus les membres d'une totalité sociale mais de simples éléments d'une société atomisée. 

Mais le triomphe de l'individu s'accompagne d'une nostalgie de l'unité, de cette unité que permettait la conception holiste. C'est dans cette optique qu'il faut se placer pour comprendre les maladies de la modernité, le despotisme et le totalitarisme, perçues comme "les conséquences de la volonté désespérée de recréer par la force un organisme socio-politique, là où la cohésion spontanée du corps social qu'assurait la tradition a été sapée" [59]. Aussi Dumont considère-t-il qu'Hitler "n'échappe pas plus que quiconque" à l'individualisme, "valeur cardinale des sociétés modernes", qui "sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme" [60]. 

Les analyses de Dumont ont été soumises à d'importantes critiques, parmi lesquelles celle d'Alain Renaut (mais aussi, entre autres, V. Descombes, A. Caillé). Renaut considère que "le travail de Dumont ne peut que participer de ces visions apocalyptiques de la modernité" [61], visions au sein desquelles l'individualisme, perçu comme négateur de la socialité de l'homme, se voit reprocher d'imposer la primauté de la relation hommes/choses sur la relation hommes/hommes mise au premier plan par les sociétés hiérarchiques. L'évacuation de la hiérarchie dans les sociétés modernes expliquerait, selon Dumont, que l'autorité se dégrade en pouvoir et le pouvoir en influence. Cette dégradation est rendue inévitable par l'individualisme. Une fois encore, la nécessité de la distinction entre statut (hiérarchie) et pouvoir est rappelée : "La spéculation politique s'est enfermée sans le savoir entre les murs de l'idéologie moderne. Et cependant l'histoire récente nous a fourni une démonstration imposante de la vanité de cette conception avec la tentative désastreuse des nazis de ne fonder le pouvoir que sur lui-même" [62]. Dumont exprime un doute radical quant à la possibilité pour la modernité d'adopter une posture critique vis-à-vis de l'individualisme. C'est très précisément le principal grief de Renaut à sa lecture de la modernité. 

Renaut, dans un développement qui emporte la conviction, montre que le travail de Dumont oublie une médiation essentielle. Entre l'individu et le tout social, ne convient-il pas de donner sa place au sujet ? Dumont ne néglige-t-il pas la question de savoir comment l'individualisme est devenu possible, autrement dit "la valorisation humaniste de l'homme comme sujet[63]. En décrivant la modernité comme homogène, Dumont semble ne pas avoir songé qu'"entre le holisme et l'individualisme, pourrait devoir être situé l'humanisme [...] Comme si une fois détruit l'univers holiste de la tradition et de la hiérarchie, il n'y avait plus d'autre alternative que celle du triomphe sans partage de l'individu" [64]. Il existe donc un conflit interne à la modernité, et il est déterminant de le percevoir. Si la logique de l'individualisme est bien celle de l'indépendance, l'individu moderne ne se préoccupant que de lui-même, peut-on, comme le fait Dumont, assimiler indépendance et autonomie ? En aucune façon, rétorque Renaut, puisque la modernité a valorisé, à côté de l'indépendance définie comme liberté sans règle, l'autonomie qui "consiste à faire de l'humain lui-même le fondement ou la source de ses normes et de ses lois [...] et qui ne se confond nullement avec toute figure concevable de l'indépendance : dans l'idéal d'autonomie, je reste dépendant de normes et de lois, à condition que je les accepte librement" [65]. Dans la mesure où l'autonomie accepte l'idée de loi, "elle peut parfaitement admettre le principe d'une limitation du Moi, par soumission à une loi commune [...] La valeur de l'autonomie est constitutive de l'idée démocratique" [66]. Nous sommes en présence de deux registres axiologiques, et non d'un seul comme le suppose Dumont, "dont le problème de la relation qu'ils entretiennent pourrait bien être le problème-clef de l'interprétation de la modernité" [67]. L'oubli du sujet constitue, à nos yeux, le signe décisif de la méfiance de Dumont vis-à-vis de la modernité démocratique.
 

 

BOUGLÉ ET DUMONT
À L'AUNE DE TOCQUEVILLE

 

Nous souhaitons, dans cette partie, tirer les conséquences des développements antérieurs, et montrer que celui qui se réfère le plus volontiers à Tocqueville, à savoir Dumont, ne nous paraît pas, au contraire de Bouglé, avoir été fidèle à l'inspiration profonde de l'œuvre tocquevillienne. 

Chez Tocqueville, l'avènement de la démocratie, c'est-à-dire de l'égalité des conditions, est le principe d'une transformation globale de l'humanité. L'égalité "suggère aux Américains l'idée de la perfectibilité indéfinie de l'homme" [68]. Ce point est particulièrement mis en évidence dans le chapitre de la Démocratie en Amérique concernant les rapports entre maîtres et serviteurs dans la société démocratique. Ces rapports sont de nature hiérarchique puisque leur existence implique une inégalité réelle. Or, c'est dans ce type de situations, explique Tocqueville, que les conséquences de la démocratie sont les plus perceptibles. En effet, si la démocratie ne supprime pas les inégalités de richesse ou de pouvoir, elle introduit partout, comme le souligne Philippe Raynaud, "une exigence multiforme d'égalité, d'autant plus puissante que ses frontières sont indéfinies" [69] : "À chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir ; le serviteur n'est donc pas un autre homme que le maître. [...] En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l'obéissance mettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes, l'opinion publique, qui se fonde sur l'ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d'égalité imaginaire, en dépit de l'inégalité réelle de leurs conditions" [70]. L'égalité n'est pas seulement un principe juridique, elle transforme profondément la nature du lien social. Ce que Tocqueville souligne ici est essentiel. Comme le résume Raynaud, "il comprend que les sociétés modernes sont capables de recréer des rapports de solidarité ou de dépendance entre les hommes sur la base de leurs principes propres, sans recourir à une instance externe (religion organique ou pouvoir spirituel) [...], il est sensible à la nouveauté anthropologique d'une société qui, à ses risques et périls, fait de l'égalité un principe suprême de légitimité" [71]. 

Cette humanité démocratique décrite par Tocqueville, Bouglé en est le chantre passionné. L'analyse qu'il propose de la genèse et de la portée de l'idée d'égalité s'inscrit totalement dans la filiation tocquevillienne et, partant, tranche radicalement avec la théorie du caractère artificiel de l'égalité défendue par Dumont.

 

Bouglé ou la force de l'idée d'égalité

 

“Tenir en même temps sous sa pensée la notion d’individualité et celle d’humanité [...] telles sont les conditions psychologiques de la proclamation de l’égalité humaine” [72]. Si ces deux idées de l’humanité et de l’individualité s’installent dans l’esprit des hommes, c’est en raison des transformations sociales entraînées par la civilisation. Et, en premier lieu, la multiplication des cercles sociaux d’appartenance. Bouglé se réfère, pour étayer sa thèse, à Georg Simmel, auteur qu’il contribuera à faire connaître en France (L’Année Sociologique publiera “Comment les formes sociales se maintiennent“ en 1898) et auquel il conservera son estime intellectuelle malgré les profonds désaccords de Durkheim avec le sociologue allemand. Bouglé est sensible à l’idée simmelienne selon laquelle, par l’effet de la multiplication des groupes d'appartenance, l’esprit acquiert l’habitude de penser l’individu en dehors des cadres sociaux et donc de mesurer sa valeur non plus à sa classe sociale mais à son mérite individuel. Cette idée sera souvent reprise, notamment en 1901 dans “Castes et Races”, étude ultérieurement intégrée aux Essais sur le régime des castes. 

Pour rendre compte de la naissance et de la force de l’idée d’égalité, Bouglé n’hésite pas à être également attentif aux enseignements de Gabriel Tarde, auquel il consacrera un article en 1905 dans La Revue de Paris [73], "le sociologue le plus antinaturaliste que l'on puisse imaginer" [74]. Cet éclectisme, qui ira en s’accentuant au fil des années, est un magnifique exemple d’ouverture intellectuelle. Rien de plus naturel que de tirer le meilleur profit des leçons de Tarde sur l’imitation et de celles de Durkheim sur la division du travail : “S’il est vrai qu’un double courant dirige l’évolution des sociétés et que, par les lois de l’imitation elles tendent à devenir, en un sens, plus homogènes, tandis que, par les lois de la division du travail, elles tendent à devenir, en un autre sens, plus hétérogènes, n’est-il pas vraisemblable que la résultante logique de ces deux forces [...] est l’idée que, pour distinctes qu’elles soient, leurs personnes ont la même valeur ?” [75]. Mais cette vraisemblance n'est pas suffisante, il faut, en outre, dégager le sens de l’idée d’égalité. 

Bouglé va alors poser la question de la compatibilité entre cette idée et le fait de la diversité anthropologique. Il cherchera à y répondre plus en philosophe qu’en sociologue, comme en témoigne la référence à un article récent (1896) de la Revue de Métaphysique et de Morale, “La Paix morale et la sincérité philosophique” (dont il ne cite pas l’auteur, Léon Brunschvicg). Dans ce dernier texte est évoquée l’importante distinction entre jugements théoriques et jugements pratiques sur laquelle Bouglé reviendra de façon récurrente [76]. L’idée d’égalité appartient à cette dernière catégorie, c’est-à-dire qu’elle est un jugement non sur ce qui est mais sur ce qui doit être. Un tel jugement ne prétend aucunement que les hommes sont semblables mais qu’ils doivent être semblablement traités : “L’égalité des droits et non l’égalité des facultés : prescription non constatation” [77]. Cette distinction se retrouve dans Les Idées égalitaires : l’idée d’égalité n’est pas “un indicatif scientifique purement intellectuel, mais une sorte d’impératif à la fois sentimental et actif” [78]. C’est la reconnaissance de l’importance des différences individuelles qui rend impérativement nécessaire l’égalité des droits. Si l’égalitarisme ne peut s’accommoder de distinctions collectives et de préjugés, il n’est, en revanche, nullement contraint d’ignorer les différences singulières créées par l’expérience. Au contraire, pense-t-il, “le sentiment de la valeur propre à l’individu nous paraît être un élément essentiel des idées égalitaires.[...] Le respect du genre humain ruine celui de la caste, mais non celui de la personnalité.[...] L’idée de la valeur commune aux hommes n’écarte nullement mais appelle au contraire l’idée de la valeur propre à l’individu” [79]. 

On voit bien ici le caractère nodal de la distinction entre jugement théorique et jugement pratique. L’essence des idées égalitaires est d’être des idées pratiques postulant la valeur de l’humanité et celle de l’individualité. Aussi les mesures craniométriques, chères à Vacher de Lapouge, ne sauraient-elles nous fournir une quelconque réponse : “Les questions sociales ne sont pas seulement “questions de faits” mais encore et surtout “questions de principes”” [80].

 

Dumont ou la nostalgie de la hiérarchie

 

Nous venons de le voir, Bouglé se réjouit du triomphe de l'idée d'égalité. Dumont, en revanche, ne se résigne qu'à contre-cœur à cette réalité et exprime une nostalgie certaine devant l'oubli du principe hiérarchique dont se rendent coupables les sociétés modernes. En effet, même si Dumont s'insurge, ici et là, contre une pareille lecture de son œuvre ["Je ne dis nullement que mieux vaut la hiérarchie que l'égalité" [81] ou "Nous sommes voués à la dignité de l'homme" [82]], les Essais sur l'individualisme sont riches de déclarations sans ambiguïté : "Le système des castes est un système hiérarchique orienté vers les besoins de tous. La société libérale nie ces deux traits à la fois" (p. 86), ou, à propos de Hobbes, "Il faut dire qu'il avait raison contre les tenants de l'égalitarisme" (p. 91) et, plus nettement encore, "Je confesse ma préférence irénique pour elle (i. e. la hiérarchie)" (p. 261) ou, enfin, "Non seulement nous trouvons des traits individualistes et des traits égalitaires incontestables dans la conception du monde d'Adolf Hitler, mais surtout l'idée de la domination ne reposant que sur elle-même [...] n'est rien d'autre que le résultat de la destruction de la hiérarchie des valeurs, de la destruction des fins humaines par l'individualisme égalitaire" (p. 158). 

Dans la discussion du Contrat social, Dumont propose une interprétation de Rousseau qui, en réalité, nous informe plus sur sa pensée que sur celle du philosophe genevois. Considérant le langage artificialiste du Contrat social comme trompeur, Dumont écrit : "Nous avons ici la perception sociologique la plus claire, je veux dire la reconnaissance de l'homme comme être social à l'opposé de l'homme abstrait, individuel, de la nature. [...] Jean-Jacques Rousseau a affronté la tâche grandiose et impossible [...] de combiner la societas, idéale et abstraite, avec ce qu'il put sauver de l'universitas comme la mère nourricière de tous les êtres pensants" [83]. Le holisme n'est pas seulement l'un des deux éléments d'une opposition idéal-typique, il a clairement la préférence de Dumont, car pour ce dernier il ne fait aucun doute que la société, l'universitas dans le langage scolastique, est sociologiquement première par rapport à ses membres particuliers. Aussi, l'individualisme moderne se rend-il coupable de valoriser l'homme comme être essentiellement non social (selon la propre définition de Dumont). À la fin des Essais sur l'individualisme, est dissipée toute équivoque quant aux choix déterminants de l'auteur : "La hiérarchie est universelle, et en même temps elle est ici contredite [...] Qu'est-ce donc qui, en elle, est nécessaire ? Une première réponse approximative est que l'égalité peut faire certaines choses, et non d'autres" [84]. Évoquant la question du traitement des différences, il considère que la revendication égalitaire n'est pas la chose la plus importante. Ce qui est réellement en question c'est ce que l'on appelle désormais, à la suite de Charles Taylor, la politique de la reconnaissance, autrement dit "la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre" [85]. Et Dumont de conclure : "Je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être que hiérarchique, comme Burke l'a perçu de façon si aiguë dans ses Réflexions sur la Révolution française. Ici reconnaître est la même chose qu'évaluer ou intégrer" [86]. La référence à Burke nous paraît importante : elle illustre le fait que, pour Dumont, l'individu ne saurait être pensé en dehors de son appartenance à une collectivité historique particulière. Ce choix sans ambiguïté en faveur du holisme a, bien évidemment, une portée ontologique. 

 

Des ontologies opposées

 

Il est difficile de ne pas voir dans cette confrontation théorique l'expression du débat toujours recommencé entre modernes et antimodernes. Peut-être pouvons-nous être plus précis en cherchant à dégager les fondements ontologiques des deux perspectives : celle de Bouglé ancrée dans la tradition libérale de l'autonomie du sujet, et donc de l’indépendance relative de la raison humaine par rapport au social, et celle de Dumont subordonnant l'autonomie individuelle à l'appartenance à une collectivité. Il est, nous semble-t-il, permis d'illustrer cette opposition en nous référant au débat théorique contemporain entre libéraux et communautariens, tout en ayant conscience du caractère spéculatif de l'entreprise. 

Pour les communautariens, ou du moins certains d'entre eux, il ne peut exister de perspective extérieure à une communauté, car on ne peut se placer en dehors de son histoire et de sa culture. Aussi décrivent-ils ce que Michael Sandel a appelé un "moi enchâssé" [87], caractéristique de celui qui, tenant son identité de la communauté dans laquelle il a été socialisé, est très largement incapable de s'arracher aux valeurs et au passé supposés le constituer. Comme l'écrit Taylor, "la définition complète de l'identité de quelqu'un implique donc non seulement son attitude à l'égard de questions morales et spirituelles, mais aussi une certaine référence à une communauté offrant des définitions" [88]. Par suite, s'il est essentiel de partager des valeurs communes pour que puisse se construire l'identité individuelle, ces valeurs deviennent premières par rapport aux droits individuels. Ces derniers ne sont plus fondateurs, comme dans la tradition libérale, mais, au contraire, le résultat de toute une histoire. Dès lors, la conception libérale de la personne comme individu atomisé ne peut qu'engendrer anomie et désenchantement [89]. 

Nous pensons que la critique communautarienne exprime adéquatement le point de vue de Dumont. Pour ce dernier, un moi "dégagé" de ses appartenances communautaires n'est que pure abstraction. La tradition, comme le suggère le soutien revendiqué à Burke, est source de sagesse pratique. On perçoit la signification profonde de cette logique : si l'appartenance à une collectivité joue un rôle aussi fondamental dans la détermination des fins de l'homme, le libéralisme n'est plus qu'une tradition parmi d'autres. Le moi libéral a, lui aussi, un caractère social, préconstruit et particulier. Dès lors, la modernité individualiste et démocratique ne saurait être considérée comme supérieure à la tradition holiste et hiérarchique. 

Ce que Bouglé refuse absolument, c'est de renoncer à la valeur centrale de l'autonomie individuelle. Pour lui, il est évident que l'individu est ontologiquement premier. Il est, de ce point de vue, profondément libéral puisque les libéraux considèrent le moi comme préalable aux fins qu'il affirme, et ce afin de préserver le droit de tout individu à renoncer à ses propres engagements. La relation entre le moi et ses fins est, en conséquence, seulement déterminée par le choix que fait l'individu de celles-ci. Ce qui importe d'abord au moi libéral, "ce ne sont nullement les fins qu'il se choisit mais sa capacité de les choisir" [90]. 

Cependant, cet attachement à la valeur de l'individualité ne conduit pas Bouglé à l'indifférence vis-à-vis du souci du bien commun. Il est même un des meilleurs exemples d'une tentative de conciliation entre individualisme libéral et réformisme social. Il n'éprouve pas, en effet, comme les libéraux intransigeants du XIXe siècle, la phobie de l'État, ce "serviteur des individualités libres" [91]. Ni allégeance, ni défiance à son égard, ou si l'on préfère, ni Hegel, ni Nietzsche. Bouglé se méfie particulièrement de l'"immoralisme" auquel lui semble aboutir l'individualisme outrancier. Ce terme d'"immoralisme" mérite une précision. En qualifiant de la sorte la doctrine nietzschéenne, Bouglé l'oppose à l'universalisme moral qu'il prône : "Immoraliste, en effet, parce qu'elle défend d'attribuer une valeur universelle aux règles qu'elle propose. La recherche de l'universalité, en matière de loi morale, lui paraît être encore une des déviations due à l'illusion de l'égalité entre les hommes" [92]. 

On retrouve ici l'attachement de Bouglé à l'égalité essentielle des hommes. En considérant que l'option inverse, celle de Nietzsche, équivaut à faire l'apologie du régime des castes, Bouglé montre bien que l'individualisme authentique a impérativement besoin du principe d'égalité. Le solidarisme, dont il sera l'un des principaux théoriciens, se présente comme un retour aux sources de l'individualisme véritable, celui qui porte attention à nos devoirs sociaux. Le recours à la sociologie s'inscrit dans cette démarche. Une sociologie, faut-il le préciser, compatible avec les intuitions des moralistes et qui s'emploiera à expliquer ce que ceux-ci constatent, en premier lieu la revendication individualiste. Les études sociologiques, en dernière analyse, "réclament pour tous les membres des sociétés modernes, ce même droit au libre développement de la personnalité" [93]. Et, de fait, elles constatent, comme Durkheim dans De la division du travail social, l'intérêt qu'il y a à respecter les diversités individuelles : "C'est ainsi, au fur et à mesure des modifications de structure entraînées par la civilisation même, que ces sociétés, sentant desceller, par la force des choses, ces griffes des traditions qui tenaient leurs éléments unis en les maintenant immobiles, ont compris la nécessité d'un système d'assemblage plus souple et comme plus plastique : par là s'explique qu'elles aient dû substituer aux traditions autoritaires un idéal libéral, qui ne fait plus communier les personnalités que dans l'idée du respect qu'elles se doivent les unes aux autres" [94]. Ce passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique symbolise le succès d'un individualisme dans lequel le libre développement de chacun est analysé comme une fin réclamant le concours de tous : "Au rebours des anciennes doctrines économiques, les nouvelles doctrines sociologiques se placent au point de vue du groupe et lui proposent comme une tâche nécessaire à sa propre vie de “réaliser” l'égalité des personnes" [95]. Cet individualisme, se réclamant à la fois des valeurs de la démocratie et de la raison, c'est l'individualisme classique. Il s'inscrit dans la tradition des droits de l'homme à laquelle Bouglé n'a cessé de manifester son attachement. Or, cette tradition repose tout entière sur cette invention de la pensée moderne qu'est l'homme en général, abstraction faite de toute détermination particulière [96]. Elle suppose que "l'individu comme tel a une valeur infinie" [97]. Dumont ne dirait-il pas plutôt que seuls les "individus collectifs" ont une valeur infinie ? 

En décrivant le régime des castes comme un système figé, Bouglé se préoccupait des chances d'universalisation du processus démocratique. L'Inde lui paraissait être une terre définitivement perdue. Ce point n'est pas secondaire : bien que souhaitant profondément le triomphe de la démocratie, il n'hésitera pas à mettre en garde ses lecteurs contre la tentation de tenir pour démontrée l'idée que ce résultat soit nécessairement l'aboutissement de toute évolution sociale. Ce serait, écrira-t-il, une grave méprise sur le caractère des lois sociologiques qui ne sont en aucune façon des lois d'évolution [98]. Dans le même esprit, il ne manquera jamais une occasion de rappeler que pour déterminer les fins de l'homme, on ne peut attendre nul secours de la science. On ne peut fonder sur ses enseignements le combat pour les idéaux démocratiques. Il faut garder à la conscience “la faculté de mépriser ce que la science explique” [99]. Partisans et adversaires de la démocratie "exagèrent", comme le dit joliment Bouglé, "la compétence du tribunal" [100]. 

Pourtant, le visage de l'Inde contemporaine, paraît apporter la preuve du caractère inéluctable du processus démocratique. En effet, les études récentes n'hésitent pas à parler de démocratie indienne et, de plus, considèrent le système des castes comme le fondement de la démocratisation [101]. Il semble que d'importantes différences entre l'Inde d'avant 1940, date de la mort de Bouglé, et l'Inde contemporaine expliquent largement l'insistance erronée de Bouglé sur la stabilité du régime. Comme le note Christophe Jaffrelot, "si la revendication d'une mobilité sociale est inhérente au monde des castes, elle a été longtemps formulée dans les termes de la sanskritisation (mécanisme par lequel les basses castes tendent à imiter le supérieur et d'abord le brahmane), qui admet une société hiérarchisée et faisant système" [102]. Or, précise-t-il, ayant beaucoup changé depuis la colonisation britannique, "les castes tendent à ne plus seulement s'inscrire dans la hiérarchie structurée par le “pur” et l'“impur”, mais à exister par elles-mêmes en remettant en cause la logique du système" [103]. À en croire Jaffrelot, elles sont parvenues à se dégager de la logique holiste en formant des associations qui sont des institutions "modernes dans la mesure où il s'agit d'une entreprise collective aux objectifs économiques et politiques" [104]. Cette évolution de la caste, qualifiée par Dumont de "substantialisation", en introduisant une logique de classe, remet-elle en cause les fondements de la hiérarchie ? Non, d'après l'auteur de Homo hierarchicus, car elle ne concerne pas l'ordre religieux. Oui, pour Jaffrelot : "L'association de caste [...] s'apparente à certains groupes d'intérêt de l'Occident moderne qui furent un des ressorts de la société civile et, partant, du processus de démocratisation" [105]. L'association de castes est, bel et bien, la traduction de l'affaiblissement de la hiérarchie fondée sur le religieux. Elle s'oppose, pense S. Barnett, "au champ idéologique entier de la hiérarchie des castes" (cité par Jaffrelot), puisque "la pureté du sang à la base de la notion de pureté tout court dans le système traditionnel, perd de son importance. L'unité pertinente consiste désormais en des groupes de castes dont l'interaction n'est plus conditionnée par l'orthopraxie du schéma holiste, ce qui, pour S. Barnett, marque une “transition de la caste à des blocs de castes ressemblant à des ethnies”" [106]. Il est clair que la démocratisation suppose la rupture avec la logique holiste. 

Comment cette rupture a-t-elle été possible ? La fragmentation de la société indienne en un nombre considérable de castes peut, d'après Deliège, fournir un élément utile d'explication. On peut se demander, écrit-il, si cette fragmentation "n'a pas favorisé ce sens du compromis si vital à la démocratie" [107]. Quoi qu'il en soit, la plupart des auteurs s'accordent sur un constat qui aurait, sans aucun doute, surpris Bouglé : le processus de démocratisation observé n'a été possible que parce que le système des castes s'y prêtait. Les arguments de Jaffrelot, en faveur de cette hypothèse, sont très convaincants. La démocratie indienne n'a pas, souligne-t-il, l'individu mais le groupe pour fondement. Aussi, la concurrence pour le statut s'exerçant entre les castes, en même temps qu'elle mettait le conflit au cœur du système, a-t-elle permis le pluralisme politique. Ceci permet de comprendre que "si le système des castes forme une structure, un tout où il est très difficile de s'élever, sa logique même veut que chacun refuse de se résigner à son sort et essaie d'améliorer son statut" [108]. 

Cette démocratie non individualiste peut être considérée comme une infirmation des vues de Dumont, pour lequel, nous l'avons vu, individualisme et démocratie sont indissociables [109]. Or, si Bouglé sur ce point n'a pas été plus clairvoyant (mais pouvait-il l'être en 1908 ? ), nous pouvons, en revanche être certains, qu'il se serait réjoui de cette marche de l'Inde des castes vers la démocratie, et inquiété devant les dangers que le nationalisme hindou fait courir à ces acquis si précieux mais tellement fragiles [110].


[1]       VACHER DE LAPOUGE Georges, 1896, Les Sélections sociales, Paris, Albert Fontemoing.

[2]       BOUGLÉ Célestin, 1897, "Anthropologie et démocratie", Revue de Métaphysique et de Morale, V, p. 449.

[3]       Sur cette question, je me permets de renvoyer à POLICAR Alain, 1999, "Science et démocratie : Célestin Bouglé et la métaphysique de l'hérédité", Vingtième siècle, no 61, janvier-mars, pp. 86-101. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4]       BOUGLÉ Célestin, 1969, Essais sur le régime des castes, Paris, Alcan (1re édition 1908). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5]       ibid., p. 3.

[6]       SOROKIN Pitirim, 1947, Society, Culture and Personality, New York.

[7]       COX Oliver C., 1948, Caste, Class and Race. A Study in Social Dynamics, New York, Doubleday.

[8]       DUMONT Louis, 1966, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, pp. 309-314.

[9]       voir infra.

[10]      Bouglé, 1969, p. 8.

[11]      ibid., p. 11.

[12]      ibid., p. 15.

[13]      ibid., p. 19.

[14]      ibid., p. 22.

[15]      SENART Émile,1894, Les Castes dans l'Inde. Les faits et le système, Paris, E. Leroux.

[16]      cf. aussi WEBER Max, 1971, Économie et société, Paris, Plon (1re édition en langue allemande : 1922).

[17]      Bouglé, 1969, p. 25.

[18]      ibid..

[19]      ibid., p. 40

[20]      ibid., pp. 54-55.

[21]      ibid., p. 62.

[22]      ibid., p. 63.

[23]      ibid., p. 64

[24]      ibid., p. 65

[25]      HOCART Arthur, 1938, Les castes, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner.

[26]      Bouglé, 1969, p. 66.

[27]      ibid., p. 123.

[28]      ibid..

[29]      ibid., p. 150.

[30]      ibid., p. 159.

[31]      ibid., p. 160.

[32]      ibid., p. 187.

[33]      ibid., p. 215.

[34]      ibid., p. 189.

[35]      ibid., p. 215

[36]      ibid..

[37]      Dumont, 1966, p. 319.

[38]      DUMONT Louis, 1983, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, pp. 52-53.

[39]      Dumont, 1966, p. 268.

[40]      DELIÈGE Robert, 1993, Le Système des castes, Paris, PUF, p. 84.

[41]      JAFFRELOT Christophe, 1998a, "L'idée de race dans l'idéologie nationaliste hindoue", in Politique et religion dans l'Asie du Sud contemporaine (sous la direction de Heuzé Gérard et Selim Monique), Paris, Karthala, p. 112.

[42]      TINLAND Franck, 1978, "Des fondements anthropologiques de la représentation des différences entre les hommes", in Ni juif ni grec (sous la direction de Poliakov Léon), Paris, Mouton, p. 32.

[43]      BOUGLÉ Célestin, 1899a , "Philosophie de l’antisémitisme (l’idée de race)", La Grande Revue, p. 154.

[44]      BOUGLÉ Célestin, 1904, La Démocratie devant la science, Paris, Alcan, p. 38. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[45]      GUILLAUMIN Colette, 1981, "“Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la notion de race", Le Genre humain, n°1, p. 59.

[46]      Dumont, 1966, p. 320.

[47]      ibid., p. 34.

[48]      TOCQUEVILLE Alexis de, 1992, Oeuvres II, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, La Pléiade (1re édition : 1835), p. 395. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[49]      ibid., p. 396.

[50]      SCHNAPPER Dominique, 1998, La relation à l'Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, pp. 469-470.

[51]      TAGUIEFF Pierre-André, 1997, Le Racisme, Paris, Flammarion.

[52]      ibid., p. 33.

[53]      ibid., p. 35.

[54]      cf. également TAGUIEFF Pierre-André, 1988, La Force du préjugé, Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte.

[55]      Dumont, 1983, p. 263.

[56]      Dumont, 1966, p. 236.

[57]      ibid..

[58]      Dumont, 1983, pp. 42-43.

[59]      RENAUT Alain, 1989, L'ère de l'individu, Paris, Gallimard, p. 79.

[60]      Dumont, 1983, p. 28.

[61]      Renaut, 1989, p. 91.

[62]      DUMONT Louis, 1977, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, p. 19.

[63]      Renaut, 1989, p. 80.

[64]      ibid., pp. 80-81.

[65]      ibid., p. 84.

[66]      ibid., pp. 84-85.

[67]      ibid., p. 85.

[68]      Tocqueville, 1992, p. 542.

[69]      RAYNAUD Philippe, 1996, "Tocqueville", in Dictionnaire de philosophie politique (sous la direction de Raynaud Philippe et Rials Stéphane), Paris, PUF, p. 695.

[70]      Tocqueville, 1992, p. 695.

[71]      Raynaud, 1996, p. 695.

[72]      Bouglé, 1897, pp. 450-451.

[73]      BOUGLÉ Célestin, 1905, "Un sociologue individualiste : G. Tarde", La Revue de Paris, III, pp. 294-316.

[74]      BOUGLÉ Célestin, 1910, "Le Darwinisme en sociologie", Revue de Métaphysique et de Morale, XVIII, p. 91.

[75]      Bouglé, 1897, pp. 451-452.

[76]      cf. BOUGLÉ Célestin, 1922, Leçons sur l'évolution des valeurs, Paris, A. Colin. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[77]      Bouglé, 1897, p. 453.

[78]      BOUGLÉ Célestin, 1899b, Les Idées égalitaires. Étude sociologique, Paris, Alcan, p. 23. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[79]      ibid., p. 25.

[80]      Bouglé, 1897, p. 461.

[81]      Dumont, 1977, p. 21.

[82]      DUMONT Louis, 1979, "Questions à Louis Dumont sur la modernité" (entretien avec Paul Thibaud), Esprit, septembre-octobre, p. 67.

[83]      Dumont, 1983, pp. 100-102.

[84]      ibid., p. 259.

[85]      ibid., p. 260.

[86]      ibid..

[87]      SANDEL Michael, 1982, Liberalism and the Limits of Justice, Oxford, Oxford University Press.

[88]      TAYLOR Charles, 1989, Sources of the Self, Cambridge (UK), Cambridge University Press, p. 56.

[89]      Sur le débat théorique entre libéraux et communautariens voir POLICAR Alain, 1999, "Libéraux et communautariens : un antagonisme irréductible ?",Les Temps Modernes, no 604, pp. 204-227.

[90]      SANDEL Michael, 1997, "La République procédurale et le moi désengagé", in Berten André et alii, Libéraux et communautariens, Paris, PUF, pp. 262-263.

[91]      BOUGLÉ Célestin, 1924, Le Solidarisme , Paris, Marcel Giard (1reéd : 1907), p. 114.

[92]      ibid., p. 120.

[93]      ibid., p. 135.

[94]      ibid., pp. 134-135.

[95]      ibid., p. 137.

[96]      HAARSCHER Guy, 1987, Philosophie des droits de l'homme, Bruxelles, Éd. de l'Université de Bruxelles.

[97]      HEGEL Georg, 1988, Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin (1re édition en langue allemande : 1817), p. 279.

[98]      Bouglé, 1899b, p. 36.

[99]      ibid., p. 249.

[100]    Bouglé, 1904, p. 294.

[101]    Deliège, op. cit. et JAFFRELOT Christophe, 1998b, La Démocratie en Inde. Religion, caste et politique, Paris, Fayard.

[102]    Jaffrelot, ibid., p. 195.

[103]    ibid..

[104]    ibid., p. 196.

[105]    ibid., p. 197.

[106]    ibid., p. 216.

[107]    Deliège, p. 113.

[108]    Jaffrelot, 1998b, p. 234.

[109]    Dumont, 1966, pp. 32-33.

[110]    cf. Jaffrelot, 1998b.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 1 août 2007 6:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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