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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Recentrer l'analyse causale ?
Visages de la causalité en sciences sociales et recherche qualitative
(1993)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alvaro Pires, Recentrer l'analyse causale ? Visages de la causalité en sciences sociales et recherche qualitative”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 25, no 2, automne 1993, pp. 191-209. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 2 août 2006 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Je veux explorer ici certains visages et aspects des énoncés causals en sciences sociales et montrer que la recherche qualitative contribue à recentrer [1] l'analyse causale conventionnelle car, contrairement à l'image que l'on se fait souvent, elle investit le champ général de l'explication sociologique [2]. Chemin faisant, nous allons voir aussi comment les différents types d'énoncés causals sont des formes de construction de sens dans la mesure où ils confèrent un statut particulier aux données. 

Les notions d'« analyse causale », de « causalité », etc. soulèvent depuis longtemps des réactions variées et ambivalentes chez les chercheurs autant dans les sciences sociales que dans les sciences exactes. Comme le remarque De Coster (1978 : 55), depuis que Pareto [3] lui-même a rayé de ses analyses théoriques la causalité au profit de « l'interdépendance fonctionnelle » des faits sociaux, on ne trouve plus de consensus conceptuel autour de ces notions. Et pourtant, comme le remarque Granger (1978 : 127), « le mot cause et les raisonnements de type causal n'ont point cessé d'apparaître dans les essais les plus divers de sciences de l'homme ». L'absence de consensus conceptuel n'en persiste pas moins et il reste même une certaine difficulté à reconnaître le caractère indépassable de la pensée causale. 

Certains auteurs croient qu'il vaut mieux abandonner le concept de « cause », quitte à le remplacer par quelque chose d'autre (Rex 1965 : 22-25 ; Lincoln et Guba, 1985). Berthelot (1990), quant à lui, tout en laissant entendre que l'on peut légitimement attribuer à ce concept une acception large (p. 24 ; 20 ; 69), opte pour un sens plus restrictif (pp. 62-65) afin de rendre compte, entre autres, des différents cadres théoriques concernés par l'intelligibilité du social [4]. Le concept de causalité (« schème causal ») est alors en quelque sorte réservé à certains programmes théoriques, par opposition à d'autres concepts comme « schème fonctionnel », « schème structural [5] », « schème dialectique », etc. (pp. 62-85). D'autres encore, comme Granger (1978), distinguent la « pensée causale » et l'« explication ». En effet, il soutient que celle-là est, en règle générale, « caractéristique d'un état rudimentaire, encore insuffisamment élucidé, de l'explication » (p. 131). Le langage de la causalité, conçue comme une relation de cause à effet entre deux événements, est alors « une simplification pratiquement nécessaire, un expédient dont une connaissance assez mûre peut se débarrasser » (p. 140). Pour lui, la connaissance la plus avancée ne vient donc pas d'une « explication causale » (relation de cause à effet entre événements), mais plutôt d'une « explication structurale ». Cela n'empêche qu'il y a toujours une sorte de va-et-vient entre ces deux formes d'explication (p. 140). Enfin, d'autres auteurs, comme Harré et Madden (1975), Searle, (1985) et Sayer (1993), préfèrent donner au terme « causalité » une acception assez large et dévoiler la face cachée du langage de la causalité en sciences sociales. En effet, pour Searle, la causalité « c'est la notion de faire arriver quelque chose : dans le sens le plus primitif, quand C cause E, C fait arriver E » (p. 152). Mais ce n'est pas tout : ces auteurs proposent fondamentalement une nouvelle représentation de la causalité qui ne réduirait pas celle-ci à la simple recherche de « régularités » dans un rapport entre événements (Sayer 1993 : 2). En ce sens, la nouvelle représentation de la causalité comprend à la fois les explications événementielles et structurales, les explications contingentes et nécessaires. 

Or, comme mes objectifs ici sont de démontrer que le chercheur fait de l'analyse causale même lorsqu'il semble le moins conscient de la chose, qu'il existe différents types d'énoncés causals et que la recherche qualitative peut aider à recentrer la réflexion méthodologique sur l'explication, il me faut restituer à la notion de cause, comme d'autres l'ont fait (Harré et Madden 1975 ; Searle 1985 ; Porpora 1987 ; Sayer 1993), l'acception large contenue dans son sens le plus primitif [6]. Ce qui est important est de reconnaître, à la suite de Granger (1978 : pp. 134-135) et de Sayer (1993 : pp. 104-105), les limites d'une conception de la causalité axée exclusivement sur l'idée d'une relation discrète entre « événements » (relation de cause à effet). Par ailleurs, je ne ferai pas ici de distinction de fond entre « expliquer » et « faire une analyse causale ». Il reste vrai cependant que la notion d'explication renvoie plus directement à l'objet de la recherche, tandis que celle d'analyse causale renvoie aux questions méthodologiques et au champ opérationnel. J'ai souvent même l'impression que le terme « cause » revient plus facilement dans les textes méthodologiques que dans le langage des recherches empiriques. Quoi qu'il en soit, dans cette étude, le concept d'analyse causale renvoie tout simplement au champ du travail méthodologique et désigne l'activité consistant à construire une explication sociologique en tenant compte d'un matériau empirique. Causalité et explication ne sont pas deux choses différentes, mais simplement deux moments successifs du travail de recherche. 

Certes, l'ambivalence à l'égard de l'analyse causale, voire de l'explication, est probablement encore plus marquée chez le chercheur qualitatif (Pires 1989). Souvent, il a signalé sa préférence à l'égard du concept de « compréhension [7] ». Car la causalité a été identifiée au positivisme et les théories conventionnelles de la causalité (inspirées entre autres par Hume) ont plutôt fermé les portes à la recherche qualitative. Dès lors, un mode de pensée qui s'interroge sur le bien-fondé de ce double rejet peut paraître étranger aux deux camps. En effet, l'influence du positivisme et la manière par laquelle on l'a critiqué nous ont amené à reléguer quasi complètement l'analyse causale à une approche quantitative ou la recherche qualitative à la causalité contingente ou à la causalité dite « téléolo­gique » ou « intentionnelle » (par exemple, « Napoléon fit la guerre parce qu'il était ambitieux » [8] ), pour employer, par anticipation, une terminologie que j'expliciterai dans un moment. 

Dans les développements qui suivent, j'essaierai d'abord de montrer que les discours en sciences sociales contiennent différentes sortes d'énoncés causals et que ces, derniers peuvent être groupés autour de quelques grands types de causalité. Or, il me semble que nous ne sommes pas habitués à appeler causals tous ces énoncés ou même à y voir une forme d'explication. Ainsi, même lorsque nous écrivons tout simplement « Louis XIV devint impopulaire parce que les impôts étaient trop lourds [9] », nous faisons une analyse causale de l'impopularité de Louis XIV. Puis, je soulèverai quelques questions épistémologiques et méthodologiques sur lesquelles nous voulons ouvrir le débat. Je soutiendrai alors, chemin faisant, que les différentes formes de lien causal (voir tableau) ne constituent pas le monopole exclusif d'un type particulier de construction de sens (qualitatif ou quantitatif) et que la réflexion sur l'expérience vécue constitue un point d'ancrage important pour l'explication en sciences sociales.


[1] Je remercie un des lecteurs anonymes de m'avoir suggéré ce terme. Dans la première version, j'avais écrit « décentrer l'analyse causale ». Bien sûr, les deux opérations sont là (décentrer l'analyse conventionnelle afin de recentrer l'analyse causale dans son ensemble), mais la dernière expression place l'exercice sous un angle plus constructif.

[2] Cet article s'inscrit dans le cadre d'un projet d'équipe en cours sur la recherche qualitative subventionné par le Conseil québécois de la recherche sociale (C.Q.R.S.). Les idées exprimées ici n'engagent cependant ni mes collègues ni l'organisme subventionnaire.

[3] Voir Pareto (1968 : pp. 152-153 ; 1073-1079).

[4] Je remercie un des lecteurs anonymes d'avoir attiré mon attention sur l'ouvrage important de Berthelot. Ceci me permettra d'éviter en passant quelques malentendus sur le plan conceptuel. Car, s'il y a sans doute une série de points de croisement entre nos deux études (par exemple, le projet de relativiser certains clivages, p. 18), nous ne prenons pas le même chemin et cela se reflète sur nos options conceptuelles.

[5] Pour lui, l'expression « schème structural » a aussi un sens strict dans la mesure où il est particulièrement concerné par le cadre d'intelligibilité de Lévi-Strauss et qu'il exclut de cette expression d'autres formes d'énoncés de relation structurelle (comme ceux contenus dans un raisonnement dialectique, fonctionnel, etc.). Il indique même un « programme de causalité structurelle » (p. 64) qui s'inscrit dans ce qu'il définit comme « schème causal » (sens strict) plutôt que dans le « schème structural ». Pour mes propos ici, l'expression « relation (ou causalité) structurelle » utilisée plus loin prend un sens large et fait abstraction des cadres théoriques particuliers.

[6] Sayer (1993 : 104) écrit : « To ask for the cause of something is to ask what "makes it happen", what "produces", "generates", "creates" or "determines" it, or, more weakly, what "enables" or "leads to" it ». Voir aussi Pires (1989 : p.37).

[7] Il y a, bien sûr, des exceptions notables. Cressey (1953). dans une étude classique de la tradition de l'École de Chicago, adopte la notion de « cause » la plus stricte et conventionnelle (pp. 11-15).

[8] J'emprunte cet exemple à Veyne (1971 : 119).

[9] J'emprunte cet exemple à Veyne (1971 : 98).


Retour au texte de l'auteur: Alvaro Pires, criminologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le jeudi 17 août 2006 17:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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