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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Alvaro Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998)
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alvaro Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières”. Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Tome II : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Première partie : “La formation de la rationalité pénale moderne au XVIIIe siècle”. Chapitre 2, pp. 53-81. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa, De Boeck Université, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques.
Introduction
Nous allons examiner ce que Radzinowicz (1948 : chap. 8) a joliment nommé la « doctrine de la sévérité maximale » telle qu'elle s'exprime dans les pistes écrites laissées par quatre auteurs anglais du XVIlle siècle : James Robertson (1701), George Ollyffe (1731), le révérend Martin Madan (1785) et William Paley (1785). Mais pourquoi étudier un courant de pensée dont personne ne parle plus ? Quel intérêt, autre que simplement historique, peut-il encore avoir pour nous aujourd'hui ?
Disons, pour l'instant, seulement ceci. Tout d'abord, en l'étudiant, on peut rectifier certaines perceptions erronées vis-à-vis des théories modernes de la peine. En effet, on a tendance àcroire que les théories utilitaristes et rétributives élaborées par Beccaria, Bentham, Kant, Hegel et les autres penseurs du XVIlle et du XIXe siècles se démarquent radicalement du savoir pré-classique en ce qui concerne ses aspects « négatifs »et aussi par rapport au thème de la « sévérité ». Or, comme nous le verrons, la ligne de démarcation entre la doctrine de la sévérité maximale au XVIlle siècle et les théories modernes de la peine existe, mais elle n'est pas aussi tranchée qu'on le suppose. De plus, les théories modernes ne s'épureront pas d'elles-mêmes d'une sorte de doctrine de la sévérité. En deuxième lieu, l'examen de ce courant nous permet de mieux saisir certaines apories que posent toutes les théories utilitaristes et rétributives classiques à l'égard du principe de modération. Selon ce principe, largement reconnu depuis le milieu du XVIlle siècle, le droit pénal est une solution de « dernière instance » (last ressort) ; on ne doit recourir à ce droit et à la peine que s'il n'existe pas d'autres alternatives qui empiètent moins sur les droits de la personne fautive (less intrusive alternatives). Comme le rappelle un juriste, en synthétisant l'avis des pénalistes, « l'État ne doit recourir à la peine que lorsque la préservation de l'ordre juridique ne peut être obtenue par d'autres moyens de réaction, c'est-à-dire par les moyens propres au droit civil (ou à toute autre branche du droit à l'exception du pénal) » (Hongria 1958 : 29) [1].
Paradoxalement, ce courant de pensée nous aide à résoudre une énigme qui affecte les théories modernes de la peine. Nous l'appellerons l'énigme de l'humanisme répressif. Il se présente sous la forme suivante. Toutes les théories modernes de la peine, qu'elles soient utilitaristes ou rétributives, tiennent à être répressives et insistent sur la nécessité ou sur l'obligation de punir - et ce à différents degrés - alors même qu'elles se présentent du même coup comme « humaines », voire favorables (dans un grand nombre de cas) au principe de modération ou de la dernière instance.
En effet, si vous lisez ce que les philosophes, les juristes et les criminologues écrivent en général aujourd'hui sur le droit pénal et la peine, il est probable que vous sortiez de vos lectures avec l'impression suivante : « c'est merveilleux, tout le monde poursuit un idéal d'humanité et l'écrasante majorité est d'accord avec un principe de modération ! ». Et pourtant, lorsqu'on regarde les résistances à l'égard de la modération lors des projets de réforme du droit pénal, on ne peut qu'avoir l'impression inverse : le droit pénal paraît très peu ouvert à la modération encore aujourd'hui... Que se passe-t-il ici ? Comment est-il possible de parler autant de modération et de faire si peu ? Comment peut-on expliquer que les philosophes, les juristes et les criminologues soient si clairement d'accord avec cet idéal du droit pénal et, en même temps, que la modération « évolue » aussi lentement dans ce domaine (à supposer qu'on puisse parler d'évolution) ? Y a-t-il une « doctrine de la sévérité », indépendante des théories modernes de la peine, qui demande la sévérité et mette en échec nos théories « modérées » de la peine ? Doit-on penser que le seul trouble-fête est l'« opinion publique » ? Voilà en quoi l'étude de la doctrine de la sévérité maximale peut nous être utile aujourd'hui.
Le silence sur la doctrine de la sévérité ne nous rend pas service. En effet, tout se passe comme si la question de la sévérité était gênante en elle-même et par rapport aux théories modernes de la peine (la théorie de la dissuasion, de la rétribution, de la réadaptation, etc.). On se réfère généralement aux auteurs que l'on regroupe sous le terme de « doctrine de la sévérité maximale » comme constituant un résidu de l'Ancien Régime ou une excroissance de la pensée contemporaine, alors qu'ils ont une fonction méthodologique fondamentale : ils nous permettent de mieux comprendre les apories, la portée et les limites des philosophies pénales modernes.
Le premier texte est un pamphlet publié sous une forme anonyme en 1701 et intitulé « La pendaison, une peine insuffisante ». Ce pamphlet a été réédité en 1812 et aurait été écrit par un homme bien éduqué et ayant une bonne connaissance du système de justice criminelle. Radzinowicz n'indique pas le nom de l'auteur, mais on l'appellera James Robertson [2]. Écrit à une époque où les lois condamnant à la peine de mort étaient déjà très nombreuses, ce document met en cause la valeur dissuasive des peines de mort ordinaires et prône l'imposition de certaines formes aggravantes d'exécution pour certaines offenses, attestant par là une ferme croyance en l'intimidation extrême comme le seul remède effectif au crime (Radzinowicz, 1948 : 285).
Le deuxième texte, celui d'Ollyffe, montre sa satisfaction vis-à-vis des lois existantes, mais en réclame une application plus stricte. Convaincu qu'un bon nombre de juges anglais ont une tendance excessive à pardonner ou à commuter la peine de mort en d'autres types de sanctions, abusant ainsi de leur pouvoir discrétionnaire, Ollyffe s'élève contre cette pratique en rappelant que « l'honneur et le bien-être du royaume... dépendent d'une application stricte des lois » (the honour and welfare of the kingdom... must depend on a due administration of laws) (Ollyffe, 1731 : 1). Car, croit-il, l'effet de dissuasion en dépend et, avec cet effet, tout le bien-être du peuple. « Vigilance, fidélité et activité » (p. 3) était sa divise à l'égard des magistrats et du personnel de l'administration de la justice pénale en général : surveiller et appliquer fidèlement toutes les rigueurs de la loi pénale sur le plus grand nombre de transgresseurs possible. Comme le signale Radzinowicz (1948 : 285-286), durant les trente années qui séparent la publication des deux textes, les lois anglaises étaient devenues encore plus répressives : un nombre considérable de « lois capitales » [3] ont été ajoutées et le nombre d'exécutions est encore élevé. Or, Ollyffe (1731 : 5), de la même façon que Robertson, était d'avis que le Parlement avait déjà fait suffisamment preuve de modération en essayant d'épargner autant que possible ces « âmes criminelles » (Criminal Lives), mais cette modération et cette sagesse ont été bafouées. Il faut dès lors assurer l'application stricte de ces peines car ces « créatures misérables » (wretched Creatures) persistent à s'engager dans les crimes les plus graves. Pour défendre la société contre cette race « ingouvernée » (ungouverned race), il faut au moins appliquer de façon stricte les lois de la Nation.
L'ouvrage du révérend Martin Madan (1785) aura aussi, selon Radzinowicz (1948 : 289), un grand impact sur la politique criminelle anglaise dans la mesure où il a été bien accueilli par le pouvoir législatif. Un grand nombre de lois capitales auraient été promulguées par après et même le Waltham Black Act qui a été prévu au début comme une mesure provisoire a été prolongé à maintes reprises et finalement rendu permanent.
Enfin, le livre de William Paley (1785) était également bien connu à l'époque. On y trouve particulièrement un chapitre sur l'administration de la justice en général (chap. VIII) qui est suivi d'un autre qui porte - comme le note Radzinowicz - le même titre que le livre de Beccaria : « Of Crimes and Punishments » (chap. IX). Notons que les deux derniers textes ont paru après le petit livre Des délits et des peines de Cesare Beccaria (1764), les Lectures on Jurisprudence d'Adam Smith (1762-3 ; 1766) et les Commentaries on the Laws of England (IV, 1769) de Blackstone. Ils sont contemporains des études d'Eden (1772), Bentham (1776 ; 1789), Howard (1777), Filangieri (1784), etc.
Tous sont des textes sérieux, où les préoccupations sociales de l'heure se trahissent par une manière expéditive de penser la solution à un problème éternel : celui de certaines atteintes à la moralité ou à l'ordre social. Que les représentants d'une politique rigoriste aient voulu en évoquer la gravité du point de vue social parait assez évident : ils ont l'impression que la situation sociale se détériore et que se multiplient dans la cité les occasions de violence et les atteintes à la paix publique.
C'est avec une grande préoccupation que j'observe depuis quelques années la lamentable augmentation des brigands (High-way-Men) et de cambrioleurs (House-breakers) parmi nous ; et ce même si le gouvernement s'est attaqué vigoureusement à eux, en pardonnant très peu et en approuvant plusieurs lois pour les supprimer... (Robertson, 1701 : A-2).
On le voit bien et on devine quasiment la suite : il y a quelque part une pépinière de délinquants qu'une politique de sévérité déjà installée a du mal à faire régresser ou à contenir. La cause de l'échec ? Il parait que la force de frappe n'est peut-être pas encore suffisante. La solution ? Une recrudescence des moyens répressifs, une politique encore plus sévère. L'échec de la méthode rigoriste n'est presque jamais l'échec de la méthode elle-même. À chaque constat d'échec, elle réclame « plus de la même chose » et se laisse prendre dans une « logique de l'escalade » [4].
[1] Nélson Hongria (1891-1969), juriste brésilien. Il cite ici Karl Binding, qui est rétributiviste, et qui souligne, dans le même sens, que la peine est un mal et que l'État ne doit pas la déployer à moins que le mal de sa non-application soit plus grand que celui de son application.
[2] Le nom présumé de cet auteur était écrit à la main sur la boîte du microfilm issu des archives de la Harvard Law School Library. En outre, les initiales « J.R. » étaient tapées àla machine dans la fiche bibliographique du microfilm. Quoi qu'il en soit, ce texte sera cité ici sous le nom (fictif) de « James Robertson ». Foucault (1975 17) le cite aussi comme un texte anonyme.
[3] On entend par là les lois qui comminent une peine de mort.
[4] La similitude est trop grande et trop frappante pour la passer sous silence : l'extrait de Robertson repris ci-dessus est une réplique presque parfaite du dilemme de la répression dénoncé par Thomas More, dans son petit livre sur la république d'Utopie, publié deux cents ans auparavant (1516). Ferre More donne la parole à son personnage central, le « très sage Raphaèl Hytlodée » qui réplique à un laïque compétent en droit anglais et qui loue l'inflexible justice que l'on exerçait à cette époque contre les voleurs. Ce laïque s'étonnait que, malgré le grand nombre d'exécutions publiques, il y en eût tant à courir les rues. Raphaèl réplique alors : « Cela n'a rien de surprenant. En effet, ce châtiment va au-delà du droit sans pour cela servir l'intérêt public. Il est en même temps trop cruel pour punir le vol et impuissant à l'empêcher. Un vol simple n'est pas un crime si grand qu'on doive le payer de la vie. D'autre part, aucune peine ne réussira à empêcher de voler ceux qui n'ont aucun autre moyen de se procurer de quoi vivre. Votre peuple et la plupart des autres me paraissent agir en cela comme ces mauvais maîtres qui s'occupent à battre leurs élèves plutôt qu'à les instruire. On décrète contre le voleur des peines dures et terribles alors qu'on ferait mieux de lui chercher des moyens de vivre, afin que personne ne soit dans la cruelle nécessité de voler d'abord et ensuite d'être pendu » (More, 1516 : 95).
Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 septembre 200613:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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