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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alvaro Pires, “Deux thèses erronées sur les lettres et les chiffres”. Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, vol. 5, no 2, automne 1987, pp. 85-105. Montréal: Département de sociologie, UQÀM. Numéro intitulé: “L'autre sociologie”. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 2 août 2006 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.] Introduction Il y a déjà cinq ans, dans sa présentation du numéro de Sociologie et Société consacré aux méthodes en sciences sociales [1], Gilles Houle manifestait son inquiétude relativement au déroulement du débat méthodologique actuel entre qualitatif et quantitatif. Ce "débat" semblait alors reprendre la vieille fausse opposition entre ces deux "méthodologies" et annoncer la répétition du même cul-de-sac auquel on en était arrivé dans le débat des années trente concernant l'École de Chicago [2]. La situation semble changée depuis. Aujourd'hui, on reconnaît de plus en plus, de part et d'autre, la contribution de l'autre type de recherche. En ce qui concerne le chercheur qualitatif plus particulièrement, il ressent de moins en moins le besoin de justifier son choix de méthode par opposition au quantitatif, comme si celui-ci était le choix normal à faire, tout écart par rapport au choix premier devant être bien justifié.
Cette nouvelle attitude ne signifie cependant pas que l'on ait réussi à modifier notre façon de poser les questions &ordre méthodologique et à résoudre les principaux problèmes liés à la fausse opposition épistémologique et méthodologique entre les recherches dont le matériau et les opérations de mesure (au sens premier) sont faits de "chiffres" (recherches quantitatives) et celles dont le matériau et les opérations de mesure (également au sens premier) sont faits de "lettres" [3] (recherches qualitatives). Au sens second, toute recherche est nécessairement "qualitative", ne serait-ce que parce que le traitement quantitatif d'un matériau donne lieu à une interprétation qui n'est pas autorisée directement par les opérations mathématiques [4].
L'acceptation que je donne ici au mot mesure diverge sans doute assez de l'usage courant. Comme le souligne Granger [5], c'est ce terme qui caractérise couramment les modèles quantitatifs, puisque la simple utilisation du nombre n'est pas étrangère aux modèles qualitatifs. Cependant, j'ai jugé qu'il conviendrait de donner au mot mesure l'acceptation proposée par Houle [6]. Selon lui, "La mesure elle-même est la recherche de l'explication" ; elle n'est ni qualitative, ni quantitative". En effet, poursuit-il, "la mesure effectuée, entendue ici en son sens le plus large, sera dite qualitative ou quantitative parce qu'elle s'appuie sur des matériaux différents" (les lettres ou les chiffres).
Si le climat actuel est propice à une réflexion moins partiale sur les questions de méthodes, il n'est pas suffisant pour donner des bases nouvelles au travail de réflexion méthodologique. Je pense que nous devons chercher à développer une conception générale de la méthodologie qui écarte les fausses antinomies et qui signale les différences sans succomber à une quelconque "tentation monopoliste", postulant implicitement ou explicitement une échelle de valeur a priori entre les diverses techniques d'observation empirique [7] ou les diverses modalités de mesure ; nous devons développer une méthodologie générale qui accorde une importance égale à la matière de "poser le problème" et à celle de l'étudier empiriquement.
Dans ce sens, il peut être utile de s'interroger sur le bien-fondée de quelques thèses, dichotomies et antinomies qui ont marqué et qui marquent encore notre conception de la méthodologie en sciences sociales. On se souviendra que, dans le passé, quelques-unes de ces dichotomies (par exemple, hard methodology/soft methodology ; méthodologie subjectiviste/méthodologie objectiviste, etc. [8] ) avaient une connotation clairement dépréciative. L'objectif sera ici d'examiner, entre autres choses à partir de la pratique des recherches, deux thèses qui contribuent à fonder et à perpétuer ces dichotomies et qui font obstacle à l'émergence d'une nouvelle conception de la méthodologie en sciences sociales.
La première thèse dont j'interrogerai le bien-fondé est celle pour qui les lettres et les chiffres ou, plus fondamentalement, les mesures quantitatives et les mesures qualitatives sont interchangeables. La seconde, essaie de fonder ou de justifier la distinction entre qualitatif et quantitatif sur un choix épistémologique ou onto-gnoséologique, en soutenant l'existence de deux méthodologies : l'une dite objectiviste et l'autre dite subjectiviste. Si l'on parle ici de méthodologies et non simplement d'options épistémologiques, c'est bien parce que l'on relie ces options à l'emploi que le chercheur fait de certaines techniques privilégiées « entrevue et observation participante, ou le questionnaire), de certains types de matériaux (les lettres, ou les chiffres), voire de certains types de mesure (qualitative, ou quantitative). Cette façon d'envisager le qualitatif et le quantitatif constitue un obstacle majeur à une méthodologie générale dans la mesure où elle postule une divergence philosophique fondamentale et a priori entre les deux types de recherche, et qui, au surplus, fait fi des objets particuliers à construire. La méthodologie oublie ici, en quelque sorte, son sens étymologique de "chemin" (d'où "voie", "moyen") pour se perdre dans une prise de position qui postule un moyen sans poser la question de l'objet. Les deux thèses ont au moins ceci en commun : non seulement font-elles obstacle à une méthodologie générale, elles empêchent aussi l'articulation éventuelle d'une théorie générale de la mesure [9] qui prenne en ligne de compte la spécificité théorique des objets à construire ; ensuite, elles banalisent, chacune à sa façon, la question de la méthode. Dans le premier cas, on laisse entendre que les moyens n'affectent pas l'objet, donc, que le qualitatif et le quantitatif peuvent être en principe également pertinents. Le choix de la méthode relèverait alors de questions pratiques et du goût du chercheur. Dans le deuxième cas, seul le moyen compte, quel que soit l'objet à construire. [1] Gilles Houle, "La sociologie : une question de méthodes ?", Sociologie et Sociétés, vol. 14, no 1. 1982, pp. 3-6. [2] A. P. Pires, "La méthode qualitative en Amérique du Nord : un débat manqué (1918-1960)", Sociologie et Sociétés, vol. 14, no 1. 1982, pp. 15-29. [3] J'emprunte à Gilles Houle les termes "lettres" et "chiffres" (op. cit., p. 5). [4] Dans une conversation personnelle, D. Laberge (département de sociologie, UQÀM) a attiré mon attention sur le fait que les manuels de techniques quantitatives ne portaient pas plus que ceux de techniques qualitatives sur l'analyse du matériau sociologique au sens fort du terme. C'est cette remarque qui m'a amené à distinguer entre le traitement (qualitatif ou quantitatif) des données et l'analyse proprement dite du matériau. L’analyse est toujours qualitative au sens second du mot. Voir aussi G. Houle, op. cit. p. 4). [5] G.-G. Granger, "Modèles qualitatifs, modèles quantitatifs dans la connaissance scientifique", Sociologie et Sociétés, vol. 14, no 1, 1982, pp. 7-14. [6] G. Houle, op. cit., p. 5. [7] Par techniques d'observation empirique, j'entends ici grosso modo les quatre grandes formes de cueillette des données : le questionnaire, l'analyse des documents, l'entrevue et l'observation directe. Celle-ci désigne les différentes formes que peut prendre la technique d'observation. Sur ce dernier point, voir A. Laperrière, "L'observation directe", dans B. Gauthier (dir.), Recherche sociale, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1984, pp. 225-246. [8] A. Pires, op. cit. [9] G. Houle, article cité et "Histoire et récits de vie : la redécouverte obligée du sens commun", dans D. Desmarais et P. Grell (dir.), Les récits de vie : théorie, méthodes et trajectoires types, Montréal, Saint-Martin, 1986, pp. 35-51.
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