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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Éric Pineault, “Corporation, propriété et capitalisme. Le procès d’institutionnalisation politique et économique de la corporation”. Texte inédit non publié, 2000. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cet article dans Les Classiques des sciences sociales le 14 avril 2011.]

Éric Pineault

Sociologue, département de sociologie, UQÀM,
Directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada
en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie.

Corporation, propriété et capitalisme.
Le procès d’institutionnalisation politique
et économique de la corporation
”.

Texte inédit non publié, 2000.

Introduction
I.  Sémantique de la corporation
II. La corporation et le procès d’institutionnalisation économique de la modernité.
III. L’américanité de la corporation ?
Bibliographie



Introduction [1]


«The depersonalization of ownership simultaneously implies the objectification of the thing owned. The claims to ownership are subdivided in such a fashion, and are so mobile, that the enterprise assumes an independent life, as if it belonged to no one; it takes on an objective existence, such as in earlier days was embodied only in state and church, in a municipal corporation, in the life of a guild or a religious order...»
Walter Rathenau, In Days to Come, 1918.


Dans ce travail nous effectuons un survol de l’émergence de la corporation à la fin du dix-neuvième siècle en tant qu’elle correspond à la mise en place d’un régime de propriété spécifique à une forme particulière de capitalisme, que l’on peut caractériser à la fois par le biais d’une typologie des régimes d’accumulation et de leurs modes de régulation économique (Aglietta 1976) et politique (Bourque, Duchastel et Beauchemin, 1995) mais aussi de manière plus globale, des modes de reproduction de la société (Freitag, 1999). L’objectif principal de ce travail est l’ébauche d’une théorie sociologique de la corporation en tant que forme de propriété et type d’acteur économique central au capitalisme actuel, un capitalisme financiarisé et mondialisé (Chesnais, 1998). Ce travail s’inscrit donc dans un certain courant analytique et critique qui tente de comprendre les transformations actuelles du capitalisme d’un point de vue institutionnaliste. Nous nous inspirons plus particulièrement des analyses qui voient l’entreprise multinationale comme un acteur clé dans le processus de transformation du capitalisme (Michalet, 1976) et notre travail consiste à éclairer la genèse de la forme institutionnelle élémentaire de l’entreprise multinationale : la corporation, ou dans sa version européenne, la société anonyme.

En effet ce ne sont pas des capitalistes individuels, ni des entreprises familiales ou des associations de capitalistes, qui ont multinationalisé leurs activités, ce sont des entreprises reconnues institutionnellement en tant que personnes morales distinctes des individus qui y dirigent ou y exécutent matériellement une activité économique, des entreprises dont la propriété est fractionnée en titres échangeables en tant que marchandises financières. Cette forme institutionnelle d’acteur économique est une innovation propre au capitalisme du dix-neuvième siècle. C’est sous le nom de «corporation» que s’est institutionnalisée cette forme d’acteur économique ( et donc par le fait même de sujet de la société) aux États-Unis et c’est de cette manière que nous nommerons le phénomène d’incorporation d’une entreprise en personne morale, autonome et responsable, exerçant pour et par elle-même une activité économique continue dans le cadre d’un système économique de type capitaliste. C’est la corporation, en tant que forme institutionnalisée d’acteur économique, qui s’est multinationalisée, qui est l’auteur et l’objet des mutations organisationnelles impliquées dans ce processus. Or, nous croyons que les caractéristiques institutionnelles propres à la corporation ont eu et continue d’avoir un impact décisif sur la nature et le dynamisme du processus de mondialisation du capitalisme, impact tout aussi important que les mutations organisationnelles sur lesquelles se sont penchés la majorité des économistes qu’ils soient d’allégeance orthodoxe ou critique.

En fait, les analyses économiques de la mondialisation peuvent difficilement tenir compte de ce facteur institutionnel puisqu’elles n’ont que le concept de firme pour se représenter, à l’intérieur des présupposés épistémologiques propre à la science économique néoclassique, ce qui se multinationalise. Ce concept de firme appartient à l’univers idéel des catégories de l’analyse économique qui fait des déterminations organisationnelles l’expression naturelle de l’essence du sujet économique [2] et qui relègue les autres déterminations sociales de type institutionnel au statut d’accident [3]. Ainsi pour Chandler, la forme corporative d’acteur économique est un accident juridique imposé sur la firme pour réfléchir un ensemble d’innovations organisationnelles qu’elle a développé, en tant que sujet économique, en réponse à des contraintes technologiques et marchandes.

Une sociologie de l’économie n’est pas tenue de situer son analyse à l’intérieur des présupposés épistémologiques de la science économique. Elle peut et doit se dispenser dans un premier temps de la catégorie économique de firme afin de pouvoir prendre au sérieux et problématiser la représentation sociale du sujet du capitalisme contemporain qu’est la corporation. Or à notre connaissance la sociologie économique est encore prise avec des catégories de sujet économique empruntées soit à l’analyse économique de la firme soit au management avec sa notion d’organisation, et à laquelle on ajoute des caractéristiques institutionnelles afin de rendre compte de son existence totale comme être social. Nous espérons pouvoir montrer que le concept de corporation correspond déjà à la production par la société d’une catégorie institutionnelle de sujet économique à laquelle ont peut par la suite attribuer, en tant que forme institutionnelle, des caractéristiques organisationnelles. Ce faisant nous adoptons l’approche idéaltypique dans sa variante réaliste telle que développée par la sociologie dialectique de Michel Freitag (Freitag, 1994).

Si l’analyse économique et la sociologie économique ont porté peu d’attention à la question de la corporation comme forme institutionnelle, la reconnaissance de la centralité de la corporation comme agent de transformation structurelle du capitalisme fut avant tout un phénomène politique. La représentation sociale du sujet de la mondialisation comme un sujet corporatif s’est déployée non pas dans le champ du discours savant, mais dans celui du discours public des mouvements sociaux qui contestent l’affirmation par les corporations multinationales, à la fois en tant que sujets juridiques et acteurs économiques d’un espace mondialisé, de leurs droits économiques contre la souveraineté politique des États-nations et des autres paliers de gouvernement [4]. Les opposants à l’extension de ces droits ont analysé, dans des ouvrages et articles destinés au grand public plutôt qu’à la communauté académique, ce processus comme contribuant à la mise en place d’un règne des corporations (Corporate rule) [5]. Sans souscrire à l’ensemble des thèses de ceux qui analysent et dénoncent ce phénomène, il y a là, je crois, un ensemble d’intuitions essentielles à la compréhension critique du capitalisme contemporain. J’ai retenu, de ces analyses, les thèses suivantes concernant les caractéristiques spécifiques des corporations :


1. La corporation ne peut pas être réduite à un voile juridique masquant l’ancienne propriété capitaliste de type bourgeois (dans sa forme concentrée ou diffuse), elle est une forme novatrice de sujet économique, et par le fait même de sujet social, au même titre que l’était le capitaliste-bourgeois. Sans effacer complètement cette forme de sujet économique elle le décentre et le fractionne en de multiples figures partielles: entrepreneur, rentier, gestionnaire, etc., exerçant leur activité dans un nouveau régime d’accumulation. De plus la corporation s’est vu conférer, à titre de sujet économique, les droits formels du capitaliste-bourgeois, elle s’est emparé de ses habits et est ainsi devenue, dans ses rapports externes, une personne singulière.

2. Les corporations représentent les acteurs sociaux et économiques dominant actuellement le processus de la  mondialisation économique, elles sont au capitalisme actuel ce qu’était la bourgeoisie au capitalisme libéral et concurrentiel: un sujet révolutionnaire capable de bouleverser profondément la structure des rapports sociaux et engagé dans la production de nouveaux rapports sociaux correspondant aux conditions de reproduction nécessaires à la forme de son d’accumulation.

3. La forme de l’accumulation de la corporation n’est pas réductible aux caractéristiques de sa structure interne (division multifonctionnelle, compromis institutionnalisé management-actionnaires [6] et management-travailleurs), mais renvoie a son existence comme unité et totalité économiques en rapport avec ce qui lui est extérieur: le champ économique et la société dans son ensemble. Les caractéristiques propres à la corporation, en tant que corporation sont celles de ce rapport externe.

4. La corporation dans ces rapports externes aux autres acteurs économiques, peu importe le type, s’est fait reconnaître en tant que «personne» singulière. Cette identité enveloppe effectivement une organisation fonctionnellement différenciée, constituée d’une pluralité d’acteurs dont l’action est encadrée par une structure complexe et changeante. Mais la corporation n’est pas le support passif de cette structure interne, son identité singulière n’est pas réductible à une simple fonction au service de la reproduction de cette structure complexe, par exemple en fournissant un terrain commun aux acteurs internes à son «corps» et une référence commune à leurs stratégies. Par delà sa différenciation fonctionnelle et les conflits qui en résultent, la corporation a une identité positive et objective dans la société à titre de personne singulière exerçant pour elle-même une activité économique. Cette identité et unité se reflètent d’ailleurs dans la valeur du titre boursier qui confère ainsi une objectivité économique à l’existence de la corporation comme personne singulière depuis la sphère financière.

5. Sujet d’un système capitaliste, la reproduction de l’existence sociale de la corporation s’effectue par l’accumulation de capital. Son essence est d’être procès d’accumulation capitaliste et contrairement à toute autre figure d’acteur économique, cette essence n’est pas limitée par une appartenance positive à des sphères normatives autres que l'économique. En ce sens toute tentative d’éthicisation de sa pratique ne peut-être qu’un processus formel qui s’impose de l’extérieur de son être à la manière d’un code déontologique. La corporation est véritablement une personnification du capital. Donc, on ne peut réduire l’intentionnalité de la corporation à l’expression des intérêts matériels de l’une de ses constituantes fonctionnelles (management, actionnaires, travailleurs), ou à l’expression d’un compromis entre ces constituantes, l’intention première de la corporation est sa reproduction en tant que structure d’accumulation capitaliste. C’est à l’intérieur de cet horizon de l’unité apriori de la corporation comme sujet capitaliste qu’il y a par la suite compromis interne entre ses constituantes.

6. La corporation est sujet social uniquement à titre de «personne morale», les rapports qu’elle entretient sont formellement limités à ceux possibles dans l’horizon du droit des «personnes», elle n’a pas d’existence dans la sphère des rapports politiques fondés sur la  représentation et ne peut y agir positivement en tant que citoyen, électeur ou représentant. Personne, on lui reconnaît par contre la capacité de vouloir, d’être intéressée et d'agir rationnellement, ainsi que la liberté d’expression et d’action. Elle a ainsi le droit d’engager des poursuites civiles pour protéger ses intérêts et son intégrité personnelle, elle peut librement contracter, échanger et exercer des droits de propriété.


Notre but dans se travail est de contribuer à la compréhension de ces phénomènes par la reconstruction du procès historique d’institutionnalisation de ce type d’être social qu’est l’entreprise corporative et ce type de rapport social qu’est la propriété corporative à un niveau d’abstraction très général et, finalement, de saisir ce phénomène social dans le cadre du développement plus général de la société américaine comprise comme développement d’une société d’ores et déjà tendanciellement «postmoderne» (Freitag, 1998). Le travail comportera donc trois parties, une première qui vise à éclaircir théoriquement le concept de corporation, comme forme d’entreprise et comme type de propriété, une seconde dédiée au survol des procès institutionnalisation politique et économique de la corporation au vingtième siècle et une dernière consacrée à la question de « l’américanité » de la corporation.


I

Sémantique de la corporation

Éclaircissons tout de suite un point : qu’entendons-nous par corporation? Car dans l’univers sémantique de la langue française, ce terme renvoie à un horizon de référence étranger à celui abordé dans ce travail qui porte sur la corporation du Common law anglo-saxon et, plus particulièrement, américain. En français ce concept ne désigne pas une forme d’organisation de l’entreprise et un mode d’existence de la propriété propre au capitalisme du vingtième siècle, mais renvoie au mode d’association statutaire des artisans dans l’ancien régime, la corporation de métier. C’est donc la corporation « traditionnelle »  héritée du moyen-âge (guilde, jurande), qui a été retenu comme définissant ce mot dans la langue française.

La corporation au moyen-âge apparaît comme un organe de la société traditionnelle qui a reçu de l’autorité politique (la royauté) la reconnaissance du monopole de l’exercice d’une puissance de régulation sur un aspect particulier de la vie sociale et économique qu’elle transforme ainsi en statut. Le mode d’existence sociale de cette corporation traditionnelle n’est pas, comme la corporation moderne, calqué sur celui de la «personne» singulière exerçant son libre arbitre, mais plutôt sur celui de l’institution de la famille traditionnelle. La corporation traditionnelle ne vise pas la reproduction et la régulation d’une forme spécifique de propriété, elle vise la reproduction et la régulation d’un statut social et ce faisant plutôt que d’être une forme de concentration des intérêts économiques privés, elle vise justement le contraire en encastrant l’activité privée dans une sphère visant l’intérêt général de la société [7].

En France ces «corporations traditionnelles» en tant qu’institution de régulation des rapports économique furent abolies lors de la révolution (en 1791 par l’Assemblée nationale). À partir du dix-neuvième siècle le terme «corporation» fut associé aux projets de société «corporatistes» qui cherchaient, par le biais de la création d’institutions économiques intermédiaires entre l’individu et l’État, les « groupements professionnels», à solidariser patrons et ouvriers autour d’une reconnaissance et d’une régulation «sociale» de la division économique du travail [8]. Il s’agissait de court-circuiter la transmission du conflit structurel entre intérêts irréconciliables (entretenu par la division économique du travail) de la sphère privée et interindividuelle du contrat à la sphère politique via des partis qui représentaient chacun un terme d’une lutte de classe qui déchirait la société industrielle. Le rôle «social» de la corporation était alors d’insérer ces rapports sociaux anomiques dans un horizon moral plus large et dans des structures juridiques plus holistes que le droit civil libéral (sans pour autant prendre la forme du droit social que l’on associe à l’État providence).

Durkheim dans la préface de la « Division du travail social » nous offre une des formulations le plus complètes et conséquentes de ce projet corporatiste du dix-neuvième siècle [9]. Ces corporations «sociales» n’ont jamais véritablement vu le jour mais, à partir des année trente, des pratiques que l’on peut qualifier de «corporatistes» se sont développées dans plusieurs pays européens comme mécanismes de régulation de la lutte sociale entre le travail et le capital. Ces pratiques plutôt que de reposer sur la création d’institutions intermédiaires objectivant socialement la division économique du travail ont institué la concertation sur une base nationale, régionale et locale, entre appareils représentant les syndicats et le patronat, avec une participation plus ou moins importante de l’État, tout dépendant des pays [10]. Ces appareils n’étaient pas tant des mécanismes de transmission de la volonté des personnes singulières prises dans un conflit de classe ou dans la division économique du travail, mais ils étaient des instances de représentation d’un intérêt collectif reconnu comme économiquement objectif. Ce néocorporatisme partage ainsi avec la notion de corporation du common law anglo-saxon l’idée de l’existence d’acteurs collectifs (des corps sociaux) qui se voient attribuer une forme d’individualité sociale, une « essence » socialement reconnue et sanctionnée soit politiquement, soit juridiquement. Nous rediscuterons de cette parenté entre appareils corporatistes et corporation dans la dernière partie de ce travail, il importe pour le moment de souligner qu’à l’extérieur du common law, il y a eu une profonde rupture sémantique et conceptuelle entre la corporation traditionnelle et sa forme moderne qui fut instituée plutôt via la notion de « société » que celle de « corps ».

La corporation moderne, dans les sociétés ayant un droit codifié sera refondée comme société anonyme, ce qui soulignera le caractère associatif de cette forme de propriété. Au contractualisme de la « société » s’oppose l’organicisme et l’essentia­lisme de la « corporation » du common law et l’essentialisation de la première ne pourra se faire que de l’extérieur par le pouvoir politique. L’essentialité de la société, son existence comme personne morale indépendante des volontés individuelles qui se sont associées pour la fonder, sera considérée comme un attribut qui lui est conféré de l’extérieur de la sphère civile et privée par l’État, au nom de l’intérêt général de la société et du besoin économique d’une telle forme institutionnelle de l’entreprise (Antunes, 1992). Le processus de légitimation de l’autonomie de la société anonyme sera toujours tributaire de ce détour politique et étatique. Tandis que la personnalité morale de la corporation du common law sera directement invoquée et revendiquée par cette dernière comme un attribut « naturel » de sa « corporéité»s . Cette différence entre corps et « société », comme fondement de la personnalité morale, s’est manifesté sous la forme d’une forte divergence de trajectoire entre un capitalisme à tendance « corporatiste » continental ou rhénan et un capitalisme « corporatif » américain.

La corporation moderne du common law anglais et américain est une institution juridique qui permet la reconnaissance d’une individualité civile à une instance collective, c’est une forme de création juridique d’entités sociales dotées d'une personnalité morale. Dans le droit anglais, l’exercice de la personnalité morale se limite à la sphère des droits et liberté civiles, c’est-à-dire du respect de la volonté privée. La personne morale peut ainsi contracter, opiner et exercer un droit de propriété «comme si» elle était un individu. On distingue, dans le common law, les corporations de droit public, tel que les municipalités et les églises, des corporations de droits privés, associations de personnes poursuivant des fins privées légitimes, qu'elles soient d’ordre lucratif ou non lucratif. Sur ce concept juridique de la corporation élaboré entre la fin du moyen-âge et la révolution civile en Angleterre, s’est superposé aux Etats-Unis une redéfinition idéologique de la corporation, comme acteur social au cœur du régime capitaliste «monopoliste» qui émergea de la crise du capitalisme concurrentiel vers la fin du dix-neuvième siècle. La corporation sera la forme dominante d’organisation juridique de l’entreprise et de la propriété capitaliste au Etats-Unis, et c’est en tant que corporation que le sujet du capital retravaillera les structures économiques, politiques et juridiques de la société américaine tout le long du vingtième siècle.

Précisons un dernier point. La reconnaissance de la centralité de l’acteur corporatif dans les mutations du capitalisme américain est un thème qui fait l’objet de plusieurs analyses depuis la fin du dix-neuvième siècle. Nous pensons à Veblen, à Berle and Means, (voir même Marx [11]) et  à l’historien à Alfred Chandler qui tentaient tous de saisir la signification de son émergence pour le devenir du capitalisme. Mais l’ensemble de ces analyses se sont surtout concentrées sur l’avènement de la corporation comme un phénomène organisationnel, et la profonde mutation du capitalisme qu’a engendré le développement de la corporation a, lui aussi, surtout été analysée dans sa dimension organisationnelle. Ces pourquoi nous souhaitons aborder cette question via le concept de régime de propriété et de forme d’acteur ou de sujet économique.

Entreprise et propriété

La corporation comme forme d’entreprise et comme type d’acteur social fut une réponse institutionnelle de nature économique, à la crise du régime d’accumulation extensif [12]. Sa genèse et son développement furent cependant balisés par la régulation politique (Roy, 1997, Bowman, 1996). On peut définir la corporation comme une forme d’organisation de l’entreprise capitaliste dont le régime de propriété, la propriété corporative, est fondé sur les principes de la personnalité morale, de l’autonomie organisationnelle de l’entreprise vis-à-vis des actionnaires et de la responsabilité limitée de l’actionnariat. Ces règles juridiques font de la corporation un puissant appareil de concentration et d’accumulation du capital, en même temps qu’un agent de transformation du système capitaliste lui-même (Freitag, 1983). Dans l’ensemble des pays capitalistes avancés, et sous différentes appellations, (société anonyme, société par action, compagnie à responsabilité limitée) la corporation fut une des institutions centrales à l’accumulation intensive de type fordiste et c’est sous sa forme transnationale qu’elle contribue actuellement, dans le double contexte de la mondialisation et du passage à l’État néolibéral, au développement d’une «citoyenneté» corporative fondée sur la production d’un sujet moral qui s’engage dans un processus de soumission de la régulation politique à la régulation privée technojuridique.

Avant de conquérir ses droits politiques dans le cadre de l’État néolibéral, la corporation a subi un nombre important de mutations qui, de simple instrument juridique au service de l’accumulation bourgeoise dans le cadre de la crise du capitalisme concurrentiel du dix-neuvième, l’ont transformée en une organisation capitaliste autonome et autopoiétique, au cœur d’un environnement économique constitué d’un système d’appareils et d’institutions du capital financier [13]. Ces transformations ont complètement bouleversé la structure institutionnelle du capitalisme moderne. De forme d’entreprise à système organisationnel, la corporation est devenue le sujet économique dominant d’un capitalisme corporatif financiarisé à l’intérieur duquel les institutions et les appareils propres aux capitalismes concurrentiel et fordiste (propriété individuelle, entreprise familiale, oligopoles manufacturiers nationaux, middle-management, travailleurs syndiqués) ont été marginalisés. Avant d’examiner les modalités actuelles d’exercice des pouvoirs du citoyen corporatif dans la sphère judiciaire et son rapport à la souveraineté politique des États-nations, nous allons nous pencher sur ce développement de la corporation dans le champ de l’économie et suivre l’histoire de son rapport à l’État à titre d’objet de la régulation politique.


II

La corporation et le procès d’institutionnalisation
économique de la modernité.

L’analyse de la corporation renvoie aussi bien à l’autonomie du développement du capitalisme qu’aux transformations de la régulation politique qui domine l’institution­nalisation économique dans la société moderne. Cette dominance se mesure à l’importance du droit dans l’acte de séparation des sphères privée et publique par la production des institutions juridiques fondatrices du procès d’institutionnalisation économique : la propriété, le contrat et la monnaie (Freitag, 1991). Ces dernières ont servi d’infrastructure juridique à la construction des institutions et appareils économiques typiques des différentes formes de capitalisme. Notre analyse de l’émergence et du développement de la corporation inscrit le processus d’institution­nalisation de cette forme d’entreprise dans un cadre juridiquement formalisé par l’institution de la propriété.

La corporation est une forme historique d’institutionnalisation de l’entreprise capitaliste que nous pouvons définir avec Weber comme « (..) une unité économique de profit, orientée en fonction des chances d’opération marchande, et ce dans le but de tirer bénéfice de l’échange. En ce sens, une entreprise peut être une entreprise occasionnelle, (..) ou être une exploitation continue. Toute entreprise se propose d’être rentable, c’est-à-dire d’obtenir un surplus par rapport à la valeur estimable en argent des moyens engagés pour l’entreprise, (..).” [14] Cette définition a l’avantage de rappeler que l’entreprise capitaliste est premièrement et avant tout un appareil de la valorisation et d’accumulation privée du capital [15] selon le schéma classique de Marx A-M-A’. Elle rappelle, de plus, l’importance de l’emprise de la rationalité instrumentale sur ce procès afin d’en contrôler le résultat final [16]. Enfin, elle met en lumière le caractère second des autres rapports sociaux, que le rapport au capital, inhérents à l’entreprise capitaliste, soit l’organisation technique du travail [17], qui renvoie d’ailleurs à d’autres univers sémantiques tel que la notion d’usine, de fabrique ou de «shop » plutôt qu’à celui d’entreprise.

L’entreprise capitaliste se matérialise socialement à l’intérieur d’un espace structuré en premier lieu par l’institution de la propriété. La propriété dans la modernité se définit comme une médiation institutionnelle permettant la reproduction d’un rapport d’appropriation d’une chose libéré des contraintes qu’imposait la société traditionnelle à son usage [18]. « La propriété institue du même coup l'individu privé en son sens moderne, c'est-à-dire comme personne juridique disposant dans la sphère de sa propriété d'une autonomie totale, et ayant par conséquent la capacité de s'y engager vis-à-vis de tout autre individu analogue : par un simple acte de volonté autonome par le contrat. Dans la sphère de sa propriété, l'individu en tant que personne juridique devient « responsable », il est lui-même la seule source des obligations auxquelles il peut être tenu socialement de répondre. » [19]

Cette forme de représentation de la propriété incorpore à la fois la propriété capitaliste qui s’exprime dans la possibilité de s’engager activement dans le processus de valorisation d’un capital privé (l’entreprise sous toutes ses formes selon Weber) que sa forme opposée et complémentaire qui se présente comme la contrainte à devoir vendre sa force de travail «librement» à un propriétaire de capital en échange d’un salaire pour subvenir à ses propres besoins ainsi qu’à ceux de ses dépendants. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce rapport différencié des classes sociales à la propriété capitaliste, l’un sujet l’autre objet, se répercuta dans un rapport différencié à la citoyenneté. En effet, la distinction entre citoyenneté active et citoyenneté passive était légitimé dans les États libéraux en faisant explicitement référence au rapport différencié dans l’exercice du droit de propriété, exercice actif dans le cas du capitaliste, exercice passif dans le cas du prolétaire [20]. La propriété moderne, se synthétise donc dans un premier temps dans la figure du bourgeois, qui réunit en sa personne un propriétaire d’entreprise capitaliste et un citoyen actif.

La corporation, comme forme de l’entreprise capitaliste, intervient dans un moment de double différenciation vers la fin du dix-neuvième siècle, de cette figure synthétique de la propriété bourgeoise : différenciation du propriétaire bourgeois de la figure du citoyen et différenciation de la propriété personnelle du bourgeois et de la propriété capitaliste (Gagné, 1985). Au moment où s’estompe progressivement le rapport entre propriété et droit de vote dans l’État libéral, la propriété proprement capitaliste se sépare de la personne du bourgeois pour se retotaliser dans une personne morale autonome, la corporation de droit privé. D’une existence purement subjective, en tant que représentation de l’activité capitaliste d’un bourgeois ou d’une association de bourgeois (société en commandite, société par action), l’entreprise s’objective socialement à titre d’organisation capitaliste par l’institution­nalisation de la propriété corporative.

Formellement donc, la propriété corporative se différencie de la propriété bourgeoise en tant que l’entreprise acquiert, par le biais de la personnalité morale, une existence juridiquement et économiquement séparée de celles de ses actionnaires. Personne, elle peut exercer elle-même un droit de propriété, contracter et devient «responsable» de ses actes dans l’exercice de ce droit de propriété et de cette liberté de contracter. Du même coup, la responsabilité civile et économique du ou des propriétaires de l’entreprise se trouve limitée à la valeur du titre qu’ils détiennent. La propriété personnelle [21] s’est ainsi différenciée de la propriété capitaliste qui, elle même, prend une forme rentière et financière, plutôt qu’entrepreneuriale. Car cette limitation de la responsabilité de la propriété « entrepreneuriale » et capitaliste ainsi que son fractionnement en titres autonomes et ayant, en eux-mêmes, leur propre unité en tant qu’  « action » dont la valeur est une anticipation du processus d’accumulation capitaliste, furent les conditions de possibilité du développement de la liquidité financière et donc du capital financier proprement capitaliste [22]. Rappelons que l’action a une valeur non pas seulement quantitative et financière, mais aussi qualitative et symbolique. En effet, à l’unité et donc à l’identité de l’action correspond l’unité et l’identité de l’entreprise émettrice. Qui plus est, une des fonctions fondamentales des marchés des actions est d’établir la valeur nominale du titre par le biais d’un processus d’analyse de la nature et de l’activité de l’entreprise en tant qu’un tout unifié. Le capital financier confère donc, de l’extérieur, une identité unifiée à la corporation en tant que structure « singulière » et donc individuée d’accumulation.

C’est sur la base de ce nouveau rapport entre propriété et capital que ce développera progressivement pendant le premier tiers du vingtième siècle l’autonomie de l’entreprise corporative (Berle and Means, 1968, Freitag, 1983). Cette transformation s’effectue dans le cadre de la transition d’un régime d’accumulation extensive caractérisé par une régulation économique concurrentielle, (l’entreprise individuelle et la propriété bourgeoise pour laquelle l’entreprise n’a qu’une existence subjective) à un régime d’accumulation intensive et oligopolistique. La propriété corporative sera d’abord perçue comme une innovation organisationnelle, permettant de favoriser l’investissement «intensif» par sa capacité de concentrer l’épargne tout en protégeant l’épargnant (responsabilité limitée) (Lefebvre-Teillard, 1985). Instrument privilégié de l’association contractuelle entre capitalistes en vue de la formation de grandes entreprises, elle s’affirmera comme outil de concentration du capital permettant la fusion ou le contrôle d’entreprises déjà existantes dans le but d’une coordination oligopolistique de l’activité économique sur une base nationale. La personnalité morale de la corporation, fondement de son autonomie individuelle, sera ainsi comprise comme un simple voile juridique masquant un contrat d’entreprise commune entre capitalistes individuels (De Jouvenel, 1931).

Sous le fordisme cette représentation « contractualiste » de la corporation fait place à une conception essentialiste qui pose la corporation comme un appareil économique autonome exerçant pour lui-même sa personnalité morale, afin d’assurer sa propre reproduction par l’accumulation capitaliste tout en garantissant une rente à ses actionnaires. (Berle and Means, 1968) Cette transformation sera évidemment favorisée par la reconnaissance juridique du régime de la convention collective à l’intérieur de l’entreprise. La grande entreprise manufacturière sera de plus en plus soumise à son espace interne structuré par les compromis entre ses travailleurs syndiqués et le management (Aglietta, 1997). Soumission d’autant plus importante qu’elle sera relayée politiquement par l’État providence qui imposera ce compromis capital/travail par en haut sur l’ensemble de l’économie nationale comprise comme un tout organique et solidaire.

L’autonomisation de la corporation reposera non seulement sur ces processus internes à l’entreprise, mais aussi sur une transformation dans la dimension externe de la propriété corporative qui se caractérise par un éclatement du propriétaire capitaliste en deux figures distinctes, l’actionnaire passif – rentier dont le rapport à la corporation est médiatisé par le système financier et le directeur actif – salarié – souvent un actionnaire important mais quelques fois aussi membre senior du management, dont le rapport à la corporation est médiatisé par un réseau de conseils d’administration. À la classe bourgeoise formée de capitalistes «classiques» va succéder une nouvelle élite économique constituée de directeurs salariés actifs et de rentiers passifs, dont les intérêts convergent avec le développement de la puissance et de l’autonomie de la corporation. (Bowman, 1996) Cette transformation s’effectue par un renforcement du pouvoir de la direction administrative de la corporation au dépens de l’assemblée des actionnaires et du management (Roy, 1997). Pendant la période fordiste la corporation sera de plus en plus comprise comme une entité ayant comme instance décisionnelle un conseil d’administration qui médiatise les rapports entre une masse d’ayants-droit à une rente et un management exerçant un contrôle effectif des moyens de production. Ce transfert de pouvoirs de l’assemblée des actionnaires au conseil d’administration impliquera une ré-interprétation de celui-ci comme un appareil de représentation des actionnaires en général, plutôt qu’un appareil d’exécution de la volonté des contractants réunis. S’ajoute, finalement, à cela, l’exercice par les corporations de leur droit d’achat d’actions d’autres corporations en vue de prises de participation majoritaires, contrôlantes, ou minoritaires, afin augmenter leur puissance organisationnelle par la constitution de groupes de corporations (les «holdings») (Roy, 1997).

L’ensemble de ces développements permet l’affirmation d’un nouvel acteur économique, qui deviendra rapidement une force hégémonique à l’intérieur de l’espace économique du capitalisme avancé (Freitag, 1983). Hégémonie qui repose sur une valorisation du capital visant l’accumulation de puissance économique à l’intérieur de la corporation elle-même, plutôt que l’enrichissement personnel d’un capitaliste individué. La corporation s’autonomise et devient ainsi sa propre finalité [23]. Doté d’une personnalité morale, ce nouvel acteur acquiert dans l’espace économique et civil les mêmes capacités et droits formels que les autres personnes : droit de propriété, liberté de contracter, droit de recours aux tribunaux civils en cas de bris de contrat ou d’atteinte à la propriété. Or, à titre de personne morale et d’appareil organisationnel, il possède aussi des potentialités étrangères aux personnes physiques comme la possibilité de vie perpétuelle, le don d’ubiquité, une capacité d’auto-engendrement quasi-illimité, ainsi que la capacité d’exercice de plusieurs droits civils fondamentaux (liberté d’opinion, d’expression et de religion, de déplacement) appuyée par des ressources légales importantes, car mobilisées en permanence par la régulation techno-juridique des rapports internes et externes de l’appareil corporatif (Bowman, 1996).

Ce développement de la propriété corporative autopoiétique s’exprime par la production de deux nouveaux domaines de pratiques économiques externes à la corporation : un espace financiarisé dans lequel se déploie le système de circulation des titres de propriété (éventuellement des créances des corporation), et un espace structuré en réseaux constitués des directions administratives des corporations à l’intérieur duquel circule l’élite économique des sociétés capitalistes avancées (Michalet, 1985). Ces deux espaces externes, couplés à la production d’un réseau interne par des participations croisées et des holdings, constituent l’unité organisationnelle du système des corporations par delà l’inscription individuelle dans le marché de chaque entreprise singulière [24]. Ce système développe dès le début, en rupture avec la régulation concurrentielle typique du marché libéral, des nouvelles régulations économiques de type technocratique et juridique (Galbraith, 1979, Freitag, 1986, Gagné, 1992), à partir des pratiques de contrôle qui ont permis la concentration du capital et du travail pendant la constitution du régime d’accumulation intensif (Aglietta, 1995). Cette régulation techno-juridique privée, qui préfigure la régulation technojuridique publique de l’État néolibéral, est tout de même encore soumise, pendant le fordisme, à une régulation politico-institutionnelle.

En effet sous le fordisme et dans l’État providence, les limites de ce système corporatif coïncidait avec l’espace national ou, dans le cas des multinationales, avec l’espace d’influence de la régulation politique des États capitalistes avancées qui mettait en œuvre le régime international négocié à Bretton Woods. Sur la base du régime de la convention collective et des accords de Bretton Woods, la régulation politique providentialiste a ainsi favorisé la domestication nationale du système des corporations par un ensemble d’appareils bureaucratiques consacrés à la réglementation de leurs activités. Le système des corporations était ainsi encastré dans un système de régulations politiques ayant pour effet de cloisonner et de réglementer l’activité des entreprises corporatives au nom d’un compromis national entre croissance économique et justice sociale. L’autonomisation qu’avait acquise les corporations était ainsi compensée par une régulation interne via le régime de la convention collective et externe, via la régulation politique de l’économie par l’État providence et le régime international.

Le déploiement de la citoyenneté corporative
dans l’État néolibéral

La citoyenneté corporative s’est développée dans le contexte de la dissolution de ces deux types de régulations. Elle est donc le fruit d’une «libération» radicale du système des corporations de ces règles d’encastrement institutionnel dans la société nationale. Une libération qui repose en partie sur des transformations internes à la sphère économique ainsi que sur une transformation de la régulation politique. Une des premières mesures des États néolibéraux fut, en effet, d’appuyer la volonté des élites économiques (les directions d’entreprises) de casser la puissance du régime de la convention collective, afin de «flexibiliser» le travail [25] (Cerny, 1997). De plus l’État néolibéral s’est lancé dans un démantèlement actif des appareils de régulation du système des corporations en décloisonnant et en déréglementant le champ de leurs activités. Ce vaste chantier de libéralisation, ouvert dès le début des années ’80, s’étendit à l’ensemble des économies capitalistes avancées ainsi qu’aux pays en voie de développement rebaptisés «économies émergeantes». Il constitua la base institutionnelle de ce qui est aujourd’hui appelé l’économie mondialisé (Cerny, 1997). La progression spectaculaire de l’investissement direct à l’étranger (IDE) remarqué à la fin des années ’80 et au début des années ’90 correspond ainsi à la restructuration du système des corporations à ce nouvel environnement économique (Chesnais, 1998).

La mondialisation consiste donc essentiellement en la mutation d’un système de corporations dominé par des oligopoles nationaux et faisant l’objet d’une régulation ancrée dans l’espace national en un système des corporations transnationales qui a multiplié et fragmenté ses interfaces avec les instances de régulation politique, tout en conservant sa propre unité par le biais d’une régulation interne de nature techno-juridique. Aux régulations nationales se sont ajoutées les régulations mondiales, régionales et locales qui sont, elles aussi, de nature techno-juridique ou néocorporatiste. Ce développement à l’intérieur des États néolibéraux de la gouvernance judiciaire et technocratique aux dépens du pouvoir législatif et exécutif, n’a fait que nourrir l’emprise des corporations sur les sociétés nationales par le biais de leur capacité d’exercice de leur personnalité juridique et de leur expertise technocratique. La citoyenneté corporative, c’est donc l’exercice légitimé de ces deux types de gouvernance privée dans l’État néolibéral.

La gouvernance technocratique renvoie à la participation des corporations aux mécanismes de prise de décisions politiques en aval (gestation des lois ou programmes) et en amont (application des lois ou programmes) des assemblées législatives, en-deçà ou au-delà de l’État. C’est donc une participation des corporations aux différents appareils technocratiques de consultation et de gestion du pouvoir public qui court-circuite les formes modernes de gouverne politique au nom de leur expertise et de la nécessité de la production de consensus entre corps sociaux reconnus. Ce n’est pas nécessairement seulement les corporations individuelles qui sont intégrées dans ces appareils publics d’orientation (néo-corporatiste) de la régulation politique mais aussi et surtout l’ensemble du système à travers ses instances de représentation collective tel que les lobbys, les think tanks et associations patronales (Clarke, 1997) [26]. Cette intégration du système des corporations transnationales à la gouvernance technocratique est encore plus importante aux niveaux infra et supra – étatique, c’est-à-dire auprès des appareils de gouvernance régionales, locales, continentales et mondiales. Et son impact est d’autant plus important que ces nouveaux niveaux d’exercice de la régulation politique n’ont pas la tradition d’une précédence de l’instance représentative et démocratique qui pourrait limiter la légitimité de la représentation corporative.

La gouvernance juridique prend, pour sa part, deux formes. Dans le contexte d’une subsomption du législatif par le juridique et d’une constitutionalisation des droits des «personnes», les corporations se servent de leur puissance organisationnelle et de leur capacité juridique pour réguler la régulation politique en sanctionnant la production législative par le biais d’une mobilisation des tribunaux pour invalider ou transformer des lois. À ce travail essentiellement négatif de limitation de la capacité législative, s’ajoute un travail positif d’extension de la portée des droits des personnes morales en vue de consolider la puissance sociale des corporations vis-à-vis des autres acteurs sociaux de l’espace civil (syndicats, consommateurs, groupes populaires ou écologistes, employés, voire les personnes physiques) ou de consolider leur capacité de régulation technojuridique de la régulation politique. Encore une fois, l’exercice de la capacité juridique ne relève pas nécessairement d’une corporation singulière, mais peut relever du système des corporations en général [27].


III

L’américanité de la corporation ?

La régulation technojuridique esquissée ci-haut est essentiellement, pour le moment, un phénomène nord américain. Cela nous ramène à la discussion entamée au début du texte qui pose la question de la différence entre le procès d’institutionnalisation de la « société anonyme » en Europe continentale et celle de la corporation de droit privé aux Etats-Unis, au Canada et, de manière plus limitée, dans les autres pays anglo-saxons. Nous notions, au début de ce travail, que la corporation est une forme institutionnelle typique du common law qui a conservé un enracinement dans le droit statutaire médiéval, et que les formes analogues en Europe continentale sont marquées par une rupture explicite avec les formes traditionnelles d’existence légale des corps sociaux. En effet, sur le continent l’entreprise capitaliste, dotée de personnalité morale, s’est constituée en tant que « société », « société par action » et, par la suite, « société anonyme ». Ce qui peut apparaître comme une simple différence sémantique est plutôt l’utilisation pour le développement de la personnalité morale et de la substancialisation de l’entreprise, de catégories juridiques contrastées qui renvoient à des trajectoires sociétales fortement différenciées, culminant dans le cas européen dans un capitalisme corporat-iste et aux Etats-Unis dans un capitalisme corporat-if. Dans cette dernière partie, nous allons poser la question de la nature de cette différence, simple différence entre capitalismes nationaux, ou entre modèles de régulation économique, capitalisme rhénan vs capitalisme anglo-saxon, ou plus globalement entre deux modes de reproduction sociétaux, un premier politico-institutionnel et un second organisationnel –opérationnel-décisionnel (Freitag, 1986).

La corporation comme produit du Common law

D’un point de vue juridique, la question de la corporation ou de la société anonyme est celle de la création légale d’une forme institutionnelle reconnaissant une personnalité civile et une autonomie patrimoniale à l’entreprise par delà sa reproduction par les pratiques d’une collectivité d’acteurs sociaux. L’entreprise n’est pas, ainsi, la somme de ses pratiques singulières, ni l’unité de cette collectivité, elle est l’unité sui generis qui structure et oriente ces pratiques et qui créée cette collectivité. Nous disions, en introduction, que cette forme institutionnelle était née dans les pays de common law, en empruntant la catégorie médiévale (voire antique) de « corporation » qui renvoyait à l’existence, pour les sociétés médiévales, de corps sociaux organiquement différenciés selon leurs fonctions et hiérarchisés selon leur rapport à la perfection divine. La corporation, comme être social, s’apparentait ainsi à la famille comme institution [28] [29], elle constituait une forme de groupement dont l’unité se réalisait dans la production d’un statut social par la régulation des cadres orientant la pratique des membres porteur du « statut ».

Dans le développement du common law à la fin du Moyen-âge, l’institution de la corporation sera utilisée pour transférer les droits des personnes à des entités sociales. Rappelons que la notion de personne renvoie un sujet du droit « civil », le propriétaire capable de contracter et responsable de ses actes, et que la sphère de pratiques qui était régie par ce droit était et restera interstitielle jusqu’au début du dix-neuvième siècle avec la réforme libérale du « Poor law » en 1834 (Polanyi, 1983). La notion « d’incorporation » du common law, formation d’une corporation, s’éclaircit quand on se penche sur l’unité des entités sociales « incorporables ». Le common law permet la création de deux grands types de corporation : la « corporation aggregate » et « corporation sole », si la première correspond à la vision actuelle de la corporation comme l’unité, « agrégat », d’un acteur collectif, la seconde renvoie à une corporation en tant qu’elle objective le statut d’un individu remplissant une fonction socialement reconnue, en l’occurrence ici une fonction ecclésiastique, à l’intérieur de l’espace civil des droits patrimoniaux. En effet la notion de « corporation sole » fut développée par des juristes anglais pendant la réforme pour penser les rapports patrimoniaux entre l’officier d’une paroisse, et non pas ces fidèles mais son « fief » (Maitland, 1900). Nous soulevions le cas de la corporation sole seulement dans le but de montrer que la notion de corporation ne participe apriori et d’aucune manière d’une théorie de la formation contractuelle d’une entité collective à partir de volontés individuelles dans la tradition du common law. L’entité sociale « incorporable » n’est pas le groupe, mais la fonction sociale légitime, qui acquiert ainsi un « corps ». Ensuite, c’est en tant que « corps » que la corporation devient un membre de la société civile et se voit donc reconnaître une personnalité juridique. Il faut maintenant ajouter un dernier élément à ce tableau pour comprendre la spécificité de la corporation vis-à-vis de la notion juridique de société. Entre la fin du Moyen-âge et le début de la modernité, le common law va construire la notion de « personne » de la « société civile » en articulant la notion de corps à celle de la propriété, mais à partir d’une conception encore traditionnelle de la propriété peu différenciée de la notion de possession. Cela se reflète de manière limpide dans la philosophie politique anglaise qui se fait d’ailleurs l’écho (ou le moteur) de ce processus juridique. La notion de corps pour fonder la « personne » devra dans un premier temps ce détacher de la structure hétéroclite des statuts et permettre l’émergence d’un dénominateur commun, cela sera fait, en quelque sorte, en élargissant la notion d’Habeus corpus au domaine de la propriété de l’individu et donc en élargissant le droit à la sécurité de l'individu à celui de la sécurité de sa propriété. Ensuite le « corpus » sera réinterprété comme une propriété de la personne, à côté de ces autres possessions. La personne de la société civile sera comprise comme l’être social qui est propriétaire de lui-même, de son corps. Pour Locke, c’est dans l’exercice de la propriété de son corps que la personne acquiert légitimement la propriété mobilière et immobilière et peut s’engager contractuellement avec autrui. Pour Locke, et dans le common law, le droit à la propriété est ainsi un droit pré-politique et pré-social, c’est un fait naturel, tout comme d’ailleurs la personne de la société civile, est assimilée, par cette pirouette juridique, au mode d’existence de la personne naturelle, pré-sociale et pré-politique (Horwitz, 1976). On pourrait dire que le common law a fait de la « personne » un statut. Et ce faisant, elle a permis l’attribution de ce statut à diverses catégories d’être sociaux, articifiels (corporations) ou naturels (individus). Il en résulte que la légitimité de la corporation de common law s’enracinait dans un substrat pré-politique et « pré-social » et que c’est depuis cet espace qu’elle a pu étendre ces droits sur la société en tant que personne de la société civile, son existence fut en quelque sorte naturalisée dans le Common Law.

Dans ce contexte. il y eut toutefois une limite structurelle à la naturalisation de la corporation : le contrôle que l’État exerçait sur la création de ces entités sociales. En effet la création d’une corporation reposait sur l’octroi d’une charte par l’État qui délimitait son organisation, ses domaines légitimes d’activités et la durée de vie de l’entreprise. L’institution corporative fut, en fait, utilisée primordialement pour créer des entreprises jouissant du statut de monopole et dont l’activité était souvent limitée au domaine des services et infrastructures publics. Le statut de corporation était accordé en échange d’une forte régulation de l’activité de l’entreprise par l’État. Cette limitation du pouvoir de la corporation dura jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, où on a vu dans l’ensemble des États occidentaux l’élimination des mécanismes limitant la création des entreprises dotées de personnalité morale et d’autonomie patrimoniale. Or le processus de légitimation de cette libération de la corporation prit des directions diamétralement opposées aux Etats-Unis et en Europe. En Europe, la normalisation de la société anonyme fut instituée afin de permettre la création d’entreprises industrielles, commerciales et financières monopolistiques capables de concentrer du capital tandis qu’aux Etats-Unis c’est au nom d’une liberté d’entreprendre anti-monopolistique que l’on élimina les barrières à la création de corporation. La libération de la corporation se présenta comme une démocratisation du droit d’entreprise. Il en résulta que la corporation fut idéologiquement et juridiquement réinterprétée comme le véhicule par excellence de la liberté d’entreprise, qui aux Etats-Unis, constituait la manifestation empirique de l’exercice du libre arbitre de la personne dans la société civile (Freitag, 1994).

À partir de la fin du dix-neuvième siècle, la « personne naturelle » de la société civile était aux États-Unis indifféremment corporation ou individu et, dans le domaine de l’économie, la corporation était véritablement la figure dominante. Or cette légitimité et cette normalité de la corporation ne furent pas, tel qu’en Europe, octroyées de l’extérieur de la sphère économique par un acte législatif fondateur, elles furent conquises de l’intérieur par un travail juridique d’extension des droits « naturels » de la personne corporative et de contestation juridique et politique des limites législatives et administratives à l’exercice des ses activités. L’essentialisation de la personne morale fut donc dans le contexte américain un phénomène endogène à la sphère économique et la gouvernance technojuridique fut, dès le début, une forme privée de régulation économique du politique centrale au capitalisme américain. Cette forme eut une telle emprise que, comme le montre Rolande Pinard [30], elle fut adoptée par les organisations syndicales et servit de modèle à la construction du providentialisme américain pendant et dans les suites du New Deal. La gouvernance technocratique se serait donc diffusée très tôt dans la société américaine et elle aurait reconfiguré de l’intérieur la structure de régulation politique de cette société par le phagocytage interne des institutions par une logique organisationnelle (Freitag, 1994). La libération du système des corporations dans le cadre de l’État néolibéral pourrait, en ce sens, être comprise dans le contexte américain et peut-être nord-américain, comme la fin de ce processus de digestion. La mondialisation dans certaines de ces manifestations extrêmes, comme le projet de l’AMI, serait en ce sens le redéploiement de ce capitalisme corporatif dans un nouvel espace transnational qui engloberait et donc affronterait les capitalismes corporatistes européen et asiatique.

En Europe, le développement de la grande entreprise s’est fait sur la base de l’institution juridique de la « société anonyme », le premier terme souligne le caractère contractualiste ou associatif de l’entité, tandis que le second « anonyme » souligne le droit de liberté d’entreprise [31] qui a été cédé à cette forme institutitonnelle ainsi que son autonomie opératoire vis-à-vis de ses actionnaires. Par contre, compte tenu non seulement de la différence de nature entre le common law américain et les droits européens, mais aussi du mode d’encastrement économique et politique des sociétés anonymes, elles ne développèrent pas leur autonomie à travers un tissus de rapports technojuridiques privés. On assista, on contraire, à l’encastrement des grandes entreprises dans des structures quasi-politiques de type corporatiste (Teubner, 1985), encastrement guidé par l’État dès la fin du dix-neuvième siècle. Le cas allemand est à ce sujet exemplaire, construction politique de « Cartels » dans le cadre d’une politique économique néomercantiliste à la fin du dix-neuvième siècle, renforcement de cette structure par un tissu de liens entre grande banques et grandes entreprises industrielles qui neutralisent la finance de marché, dans le cadre de l’État providence, multiplication, à tout les niveaux de décision économique, de structures de concertation travail - capital industriel et financier - état, et ce, jusque dans les conseils d’administration des grandes entreprises monopolistiques. Ce corporatisme s’assoie ainsi sur des systèmes bureaucratiques « classiques », intégrées verticalement et ayant un moment de totalisation dans l’institution politique plutôt que sur le foisonnement de procédures technojuridiques horizontales et fragmentées.

Or, cette structure corporatiste est mise en cause par deux processus complémentaires liés à la transition vers l’État néolibéral en Europe. Un premier processus est lié à l’internationalisation des entreprises et à une certaine interpénétration organisationnelle des capitalismes corporatiste et corporatif. De plus en plus, de grandes entreprises européennes fusionnent ou développent des partenariats avec des corporations américaines, et il semblerait, si on se fie à certains travaux, par exemple ceux de Barnet et Cavanagh (1994), que plusieurs adoptent, au moins sur le plan interne, un mode de fonctionnement technojuridique typique de la corporation. Il faudrait aussi mesurer l’impact sur les entreprises corporatistes des idéologies américaines de management et finalement évaluer dans quelle mesure la forme que prend l’intégration européenne et le travail de régulation économique effectué par la commission européenne ne favorisent pas aussi la construction d’une forme spécifique de régulation technojuridique.

Un deuxième processus nous semble plus important, c’est la transformation structurelle des systèmes financiers et des institutions financières européennes par l’intégration financière et la diffusion de la finance de marché aux dépens de la finance bancaire corporatiste. Ce mouvement nous semble d’autant plus puissant qu’il est impulsé par les grandes banques corporatistes elles-mêmes. Nous ne pouvons, dans l’espace qui nous reste, approfondir cette question cruciale, rappelons tout simplement quelques différences entre le rapport finance – industrie dans les systèmes corporatistes versus celui des systèmes corporatifs. La finance dans les systèmes corporatistes est dominée par la logique bancaire et une forte intégration Banque – entreprise. L’investissement est dominé par le crédit bancaire et celui-ci est encastré dans une structure de régulation fortement bureaucratisée et fondée sur la concertation. La circulation des titres de propriété des grandes banques et entreprises est fortement limitée et la finance de marché est muselée par des participations croisées entre grandes entreprises qu’elles soient industriels ou financières [32]. La finance de marché n’est donc pas le levier technojuridique qu’il est devenu dans le capitalisme corporatif.

Dans le capitalisme corporatif, le marché financier est le lieu par excellence de régulation technojuridique des rapports inter-firmes. Les grandes institutions financières, bancaires, et les investisseurs institutionnels sont fortement encastrées dans leur propre environnement financier, et font de la reproduction du capital financier leur finalité première. Dans ce système, la logique de la finance de marché surdéterminerait la logique de la finance bancaire et les grandes institutions bancaires médiatisent leur rapport aux grandes entreprises par le biais des marchés financiers et, entre autres, des places boursières. Les bourses sont des mécanismes puissant de régulation des pratiques des entreprises industrielles, et cette régulation loin d’être internalisée et neutralisé dans des processus bureaucratiques est externalisée et amplifiée sous une forme opérationnelle-communicationnelle. Les titres de propriétés des entreprises, plutôt que d’être détournés de la circulation, doivent, au contraire, se faire le plus liquide possible, afin de circuler le plus fluidement possible et, ainsi, agir comme mécanisme de régulation. Les participation croisées existent, elles sont même fortement développées, mais elles ne visent pas à neutraliser la circulation de titres, et donc le transfert de propriété, mais à permettre la reconfiguration continuelle des rapports inter-entreprises. Ces participations sont donc stratégiques, et elles s’appuient sur une importante activité juridique qui formalisent ces reconfigurations constantes. Dernière note, dans ce système, le rapport entre crédit et investissement est considérablement différent que dans le système corporatiste. Le capital financier n’est pas un moyen au service de l’investissement industriel, il est dans le contexte du capitalisme corporatif sa propre finalité, et l’investissement industriel apparaît comme un moyen, parmi d’autres, de reproduire le capital financier. Il en résulte une financiarisation interne aux entreprises industrielles elles-mêmes. La logique de finance de marché se déploie donc non seulement dans un système de circulation financière autoréférentiel, mais elle est intériorisée dans les pratiques et les structures mêmes des entreprises corporatives, qu’elles soient institutions financières ou entreprises industrielles.

Or de plus en plus de signes montrent que les institutions clés de la finance corporatiste, les grandes banques européennes, adoptent, compte tenu de leur présence sur des marchés fortement intégrés aux marchés financiers américains, une logique analogue à celle des banques et institutions du capitalisme corporatif. De plus, certaines grandes entreprises industrielles européennes, dans le cadre d’une consolidation de certains secteurs de production dû à l’intégration européenne, ont adopté les pratiques technojuridiques et financières typiques des corporations pour reconfigurer de manière stratégique leurs structures et surtout pour fusionner ou acheter d’autres entreprises. Ceci, lié à une certaine demande sociale pour une financiarisation de l’épargne individuelle et collective et donc aussi pour le développement des marchés boursiers et de leur emprise sur les entreprises industrielles, pointe vers une dissolution par la finance de la structure institutionnelle du capitalisme corporatiste [33].

Une dernière question se pose, la nature de la régulation politique propre aux États européens et sa contribution à ce processus de transformation du capitalisme corporatiste. Ici, nous serons plus que bref. Dans la seconde partie de ce travail, il était soutenu que l’État néolibéral contribuait de manière déterminante au développement et à la consolidation de la régulation technojuridique. Peut-on dire cela des États européens actuellement gouvernés en majorité par des partis social-démocrates ? N’y a t'il pas une certaine exception européenne au tournant néolibéral de la régulation politique et donc ne pourrait-on pas espérer voir l’État conserver la structure corporatiste du capitalisme européen? Nous croyons que non, à moins d’un tournant politique majeur en Europe. La régulation politique de ces États de la « troisième voie » encourage en fait le double processus de dissolution du corporatisme au nom d’un attachement profond à un projet de « modernisation » des systèmes économiques européens, et qui dit modernisation dit alignement sur les normes du capitalisme corporatif. Ce processus semble encore plus important quand les réformes sont pilotées par la commission européenne [34]. Si, dans le champ de la modernisation des politiques sociales, les États de troisième voie peuvent adopter des politiques qui semblent en continuité avec la régulation providentialiste et la tradition corporatiste, les politiques économiques, et la demande sociale médiatisée en matière de réforme économique, vont presque tous dans le sens d’un démantèlement des structures corporatistes au profit de la mise en place de structures corporatives. Il n’y aurait qu’un frein structurel à cette modernisation corporative du capitalisme européen, c’est l’absence d’une précédence du juridique sur le législatif couplé à l’inégalité juridique de la personne morale et de la personne naturelle. C’est ce que le projet de l’AMI, préparé sous les hospices de l’OCDE avec les lobbys des multinationales américaines et européennes devait corriger.


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[1] La version originale de ce texte fut déposée aux professeurs Gilles Bourque et Jules Duchastel à titre de rapport de recherche au Groupe d'analyse du discours politique (GRADiP) de l'UQAM en 2000. Je les remercie de m'avoir soutenu et orienté lors de cette recherche qui fut pour moi des plus fructueuse.

[2] Parce que réductible à la rationalité instrumentale et au calcul coûts/bénéfices.

[3] Le management a fait la même chose avec la catégorie d’organisation.

[4] L’AMI étant l’exemple le plus extrême de cette demande de reconnaissance.

[5] Le discours dont je m’apprête à rendre compte a été développé surtout par une certaine gauche anglo-saxonne aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Grande-Bretagne réunissant le mouvement écologiste, les ONG, certains syndicalistes. La lutte contre l’AMI a été un moment névralgique dans son développement. Je m’inspire, dans ce qui suit, principalement de l’ouvrage de David Korten «When corporations rule the world» paru en 1996 et véritable best-seller dans ce milieu, si on se fie aux références faites à cet ouvrage dans le discours des organisations anti-AMI, et de plusieurs articles publiés sur les sites web d’organisations anti-AMI du Canada anglais et des États-Unis.

[6] Les écoles de la régulation, dans leurs variantes continentales et québécoises, ont porté moins d’attention à cet autre compromis spécifique au fordisme, qui renvoyait d’ailleurs à la structure générale des rapports entre la sphère financière et la sphère de la production. C’est plutôt des analystes américains tel Galbraith, Berle and Means qui ont exploré ce problème. Or, ce compromis semble avoir éclaté en même temps que celui central aux analyses régulationnistes: le rapport salarial; et par son éclatement aura eu une influence considérable sur sa recomposition. Nous espérons pouvoir explorer plus adéquatement ce problème dans des recherches ultérieures.

[7] Ce bref regard sur la corporation traditionnelle s’inspire sur le plan théorique de l’analyse qu’en fait Hegel dans « Les Principes de la philosophie du droit », Paris, Vrin, 1975, pp. 254-257 (§ 250 à § 256).

[8] La notion de division économique du travail est emprunté à l’économie politique classique, plus particulièrement à sa variante marxienne, elle désigne une organisation de la production sociale encastrée dans des rapports de propriété privé, donc une division se manifestant par la constitution d’unités de production séparées dont l’activité reçoit une validation sociale dans l’espace du marché. Elle s’oppose à une division purement technique du travail, dans le fait que le fruit de l’acte productif prend la forme de marchandise, valeur d’échange (ab-usus) en tant que négation d’une destinée sociale sous la forme d’un usage apriori, d’une valeur d’usage (usus). Voir à ce sujet l’analyse de la notion de propriété chez Michel Freitag, voir entre autre Dialectique et société, vol 2, Les modes de reproduction formels de la société, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1986, chapitre 9, pp 191-200.

[9] Que l’on ne doit pas confondre ou réduire au corporatisme des régimes fascistes du vingtième siècle, même si ces derniers se sont amplement inspirés de la version catholique du corporatisme du XIXe siècle.

[10] Pour une analyse de ce néocorporatisme voir Josée Lamoureux, « La concertation: perspectives théoriques sous l'angle du néo-corporatisme » Cahier de recherche du CRISES, no 9607, Montréal, UQAM, 1996.

[11] L’ampleur des mutations économiques résultant du développement du capitalisme corporatif et donc le défi que cela représentait pour (re)penser la reproduction du capitalisme ont été entrevus par Engels dans la préface au livre 3 du Capital, même s’ils n’ont pas fait l’objet d’une analyse systématique par Marx. Notons par ailleurs, que dans ce même ouvrage, lorsque Marx étudie le rôle du crédit dans la production capitaliste (cinquième section, chap. 16), il se penche non pas sur la corporation en elle-même mais sur une de ses versions primitives, la société par action, qu’il comprend comme un mécanisme de concentration et, en même temps, de socialisation du capital ainsi que de liquidation de la propriété spécifiquement bourgeoise. « Le capital qui, par nature, repose sur un mode social de production et implique une concentration sociale de moyens de production et de force de travail, prend directement la forme de capital social (capital d’individus directement associés) par opposition au capital privé; et ses entreprises présentent comme des entreprises sociales par opposition aux entreprises privées. C’est la négation (aufhebung) du capital en tant que propriété privée dans les limites de la production capitaliste elle-même. » Karl Marx, Le Capital, Livre troisième, in Oeuvre d’Économie II, Paris, Gallimard, 1968 (1864-1875), p.1175. Marx verra dans la société par action une institution par laquelle s’effectue la transition du mode de production capitaliste à un nouveau mode de production socialiste au même titre que la coopérative de travail : « dans les premières, l’antagonisme (capital travail) est surmonté de manière négative, et, dans les secondes de manière positive. » Ibid, p.1179.

[12] Nous reprenons ici dans notre étude du procès d’institutionnalisation économique la notion de régime d’accumulation développée par l’École de la Régulation pour comprendre les types successifs de capitalisme qui se sont déployée dans la modernité. Selon Lipietz « Le régime d’accumulation est un mode de répartition et de réallocation systématique du produit social réalisant sur une période prolongée une certaine adéquation entre la transformation des conditions de production (volume de capital engagé, distribution entre les branches, et normes de production) et les transformations dans les conditions de la consommation finale. » Lipietz, Alain, Accumulation, crises et sorties de crises: quelques réflexions méthodologiques autour de la notion de régulation, Paris, 1984, (CEPREMAP, no 8409), p.18. Le régime d’accumulation extensive est caractérisé par une régulation concurrentielle des pratiques économiques fondées sur l’extension du salariat paupérisé par l’expropriation des petits producteurs indépendants qui résultent dans une «simple croissance homothétique des deux sections (section des biens industriels et sections des biens de consommation) se validant l’une l’autre » (ibid, p.19).  Ainsi selon Aglietta, « Tant que le capitalisme transforme d’une manière prévalente le procès de travail par la création de moyens collectifs de production sans remodeler le mode de consommation, l’accumulation progresse par à-coups. Il s’agit d’un régime d’accumulation (..) extensif, fondé sur l’édification de l’industrie lourde par pans successifs. »  Aglietta, Michel, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p.95.

[13] On verra d’ailleurs que le déploiement de ce nouveau système d’institutions capitalistes implique un déplacement de la validation sociale du procès de valorisation du capital du moment commercial, tel que développé par Marx, au moment financier.

[14] Max Weber, Histoire Économique, Paris, Gallimard, 1991 (1923), p.14.

[15] D’ou le sens de l’opposition entreprise privée et entreprise publique!

[16] Ce qui permet de comprendre l’importance pour le développement du capitalisme de l’évolution de l’institution de la comptabilité.

[17] Pour une analyse de l’entreprise qui tente d’articuler l’ensemble de ces rapports seconds voir Paul R. Bélanger et Benoît Lévesque, Éléments théoriques pour une sociologie de l’entreprise : des classiques aux « néo-classiques », Cahiers de recherche sociologique, Montréal, nos 18-19, 1992, p. 55-92. Nous ne pouvons, par ailleurs, reprendre dans cette analyse leur définition de l’entreprise qui est formulée dans une perspective en continuité avec la tradition analytique centrée sur l’étude de l’organisation du travail.

[18] Cf Michel Freitag, Dialectique et Société, vol 2.

[19] Michel Freitag, Transformation de la culture…

[20] Voir par exemple Seyes, Qu’est ce que le Tiers-État.

[21] En fait, nous aurions une double différenciation de l’ancienne propriété bourgeoise, la propriété personnelle devient propriété « patrimoniale » qui peut comporter des éléments rentier ou financier tandis que le rapport de propriété capitaliste devient, pour sa part, encastrée dans la propriété corporative qui comporte elle aussi une dimension financière ou rentière. Nous réalisons qu’il sera important de démêler plus adéquatement ces transformations de la propriété.

[22] Suivant Marx, on entend par capital financier « proprement capitaliste » celui arrimé sur le capital industriel, celui-ci est donc intimement lié au développement de la société par action et de la corporation ou de la société anonyme. Le capital financier pré-capitaliste s’arrime, pour sa part, soit au capital marchand soit aux systèmes fiscaux. Voir à ce sujet Karl Marx, Le capital, livre troisième, Chapitre XIX Le capital financier et XX Aperçu historique sur le capital marchand, Paris, Éditions sociales, 1969. pp. 324-345.

[23] Ce caractère autopéitique des corporations est renforcé par les mécanismes d’affiliation des directions à l’entreprise, la salarisation et la rentiérisation des directeurs encouragent ces derniers à viser cette augmentation de la puissance de la corporation.

[24] Le système des corporations fait donc éclater la représentation libérale d’un espace marchand constitué d’unités atomistiques en compétition les unes avec les autres. Cela, non seulement par le biais du caractère oligopolistique des entreprises, donc la taille des acteurs dans le marché, mais surtout par la nature même des rapports organisationnels qu’elles entretiennent les unes avec les autres.

[25] Cette flexibilisation, qui impliquait une certaine «désalarisation» du travail a été compensée en partie par le développement de l’épargne collective à rendement élevé ainsi que du crédit à la consommation, ce qui permit de financiariser le revenu d’une certaine partie de la classe moyenne, et donc de soutenir financièrement la norme de consommation fordiste.

[26] Voir par exemple les travaux de Louise Vandelac (ref) sur l’impact des lobbys des corporations multinationales sur la régulation du génie génétique au Canada.

[27] La régulation corporative de la régulation politique par la voie d’une soumission des assemblés législatives à la capacité juridique des corporations fut la pierre angulaire du projet de l’Accord multilatéral sur les investissements préparé sous les hospices de l’OCDE.

[28] Il faudrait ici recourir à Weber et son analyse des types de groupement sociaux.

[30] Rolande Pinard, « La fin du travail », Société, no18/19, Montréal, 1999, p.199-222.

[31] Anonyme dans le sens qu’elle n’a pas tenu de définir apriori son domaine d’activité dans sa charte et de s’en tenir exclusivement à ce domaine tout le long de son existence. De plus anonyme parce que les associés titulaires des actions n’ont pas besoin d’être mentionné dans les transactions courantes de l’entreprise, ni dans ses requêtes de financement.

[32] La description effectuée par Hilferding, Le capital Financier, Paris, Éditions du minuit, 1976, bien que daté du début du siècle demeure pertinente. Pour une description contemporaine, dont l'intégration risque de modifier notre analyse, voir Bruno Amable, Sandrine Paillard, Intégration européenne et systèmes financiers: y a t'il convergence vers le modèle anglo-saxon? Cepremap, 2000.

[33] Une question clé reste la forme que prendra l’épargne salariée en Europe et si on saura reconstituer les structures et pratiques corporatistes autour de cette nouvelle forme institutionnelle. Beaucoup d’économistes et de syndicalistes de gauche croient que oui tandis que nous croyons qu’ils mésestiment la nature financière de cette forme institutionnelle. Pour un exemple voir Michel Aglietta, « Postface », Régulation et crise du capitalisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p.413 –478.

[34] À titre d’exemple, la BCE propose l’adoption comme norme européenne déterminante la qualité du crédit bancaire aux entreprises, le systèmes des normes d’agence de cotation de Wall street, pratiques tout à fait contradictoires avec la tradition corporatiste.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 28 octobre 2011 12:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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