RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Émile PIN, “La stratification sociale.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 10: “Groupes et groupements”, pp. 425-429. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[425]

Émile PIN

sociologue français

La stratification sociale.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 10: “Groupes et groupements”, pp. 425-429. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


Le fait de la stratification sociale

Toutes les sociétés humaines connaissent des phénomènes de différenciation que, dans une première approximation, l'on peut nommer des hiérarchisations. Nous voulons dire par là qu'en référence à une qualité quelconque prise comme critère, les hommes qui composent une société occupent des niveaux superposés : ils participent plus ou moins à la qualité envisagée.

Ces phénomènes hiérarchiques se rencontrent dans deux ordres différents de réalité sociale : certaines hiérarchies sont voulues, organisées, en fonction d'un résultat recherché par les membres du groupe. Nous les nommons hiérarchies formelles, parce qu'elles reposent sur des valeurs formellement acceptées dans la société, sur des valeurs "sociales", au sens strict du terme. La principale de ces hiérarchies est la hiérarchie politique qui répartit les citoyens en divers rôles et statuts, en vue de l'obtention du bien commun du corps politique. Cette hiérarchie s'étend de l'électeur au chef de l'État, en passant par tous les organes du pouvoir. Ces hiérarchies sont des hiérarchies de droit. Il en est de même de la division de la société globale en "états" tels que les a connus la France de l'Ancien Régime.

D'autres hiérarchies existent seulement en fait. Aucune volonté socialement reconnue n'a présidé à leur création. Le critère qui leur donne naissance est un simple fait. Ce fait peut être d'ordre biologique. L'on peut ainsi ranger les hommes d'après leur indice crânien, leur taille, leur force, etc. Le critère de la stratification sociale est un fait social, c'est-à-dire un fait reconnu comme important dans la société considérée, par exemple, l'instruction, la possession de biens matériels ou du moins de telle ou telle espèce de biens, la profession, etc... Quand nous parlons de fait social, toutefois nous n'employons pas le mot social [426] dans le sens strict. Les faits qui servent de base à la stratification sociale sont des faits qui ont valeur dans la société considérée, pour les individus qui la composent, et pas directement des valeurs de la société comme telle. Ce sont des valeurs individuelles qui, de fait, sont acceptées par tous. Nous allons y revenir.

Les deux aspects de la stratification sociale

Pourquoi et comment les faits sociaux dont nous parlons engendrent-ils la stratification sociale ?

Par le moyen d'un double processus : un processus de différenciation et un processus d'évaluation.

Les hommes sont différents. Qu'on le veuille ou non, qu'on l'approuve ou non, que l'on désire diminuer ou supprimer ces différences, il reste que dans toutes les sociétés connues jusqu'ici, les hommes sont différents biologiquement, intellectuellement, économiquement. Dans cette première partie, nous admettons le fait. Nous essayerons de l'expliquer dans la deuxième partie. L'on appelle parfois aspect objectif de la stratification sociale cette différenciation que l'on constate entre les hommes, car elle ne dépend pas du regard de l'observateur, mais de la nature des individus observés.

Cette différenciation toutefois ne saurait suffire à créer une stratification sociale. Nous avons déjà dit que certaines différences entre les hommes, comme la force physique ou la taille, n'ont pas de conséquences - du moins, le plus souvent sur la position sociale. Pour qu'une différence "classe" les hommes, il faut encore qu'elle puisse être référée à un critère qui ait valeur pour tous les individus de la société considérée. L'homme est un être qui désire, qui apprécie, qui juge. Il y a des choses désirables, appréciables, des valeurs. Parmi ces objets désirables, certains sont désirés par tous. Ces caractéristiques de la vie en société, que les hommes peuvent posséder plus ou moins et qui, en outre, sont désirées par tous, sont le fondement de la stratification sociale. C'est ce qu'exprime clairement Talcott Parsons : "Dans son aspect évaluatif, la stratification sociale est le rangement des unités d'un système social en fonction des normes du système de valeurs communément admis [2] ". L'on appelle parfois aspect subjectif de la stratification sociale cette évaluation, parce que toute évaluation est le fruit d'un jugement opéré par le sujet observant. C'est de cette évaluation et de ses conséquences que nous traiterons dans notre première partie.

[427]

Évaluation sociale et valeurs sociales

Quand nous disons que l'évaluation est l'aspect subjectif de la stratification, nous n'entendons pas dire qu'elle est arbitraire. Subjectif s'oppose ici à objectif, il ne signifie pas individuel.

L'évaluation qui est à la base de la stratification sociale est un jugement collectif, effectué parallèlement par l'ensemble des membres de la société et sur lequel ils tombent habituellement d'accord.

Cet accord toutefois n'est pas un accord "formel". C'est-à-dire obtenu en fonction des intérêts de la société comme telle. Tel serait le cas, par exemple, du jugement porté par la société, ou mieux par les autorités sociales représentant la collectivité, sur le mérite d'un soldat qui a combattu vaillamment, d'un savant qui a attiré l'attention mondiale sur son pays ou d'un sportif qui a conquis une médaille d'or aux jeux Olympiques et rehaussé le prestige national. De tels jugements sont prononcés au nom de l'intérêt général. Mais l'accord qui réunit les jugements parallèles sur les individus d'une société et qui fonde la stratification sociale, n'a pour base que l'acceptation parallèle par ces mêmes individus de valeurs collectives semblables. Ces valeurs sont collectives, non parce qu'elles intéressent la société comme telle, mais parce qu'elles polarisent les désirs de l'ensemble des individus. Ainsi en est-il de la richesse, du savoir, de l'habileté, etc... Même. lorsque ces biens désirables ne sont pas utilisés pour promouvoir le bien commun, leur possession est habituellement accompagnée d'un jugement qui manifeste l'appréciation des autres citoyens, au moins leur appréciation de fait, plus ou moins avouée, disons leur appréciation "informelle" [3].

[428]

Variations culturelles

Les valeurs sociales formelles qui sont déterminées par la poursuite du bien commun varient d'une manière sensible d'une société globale à l'autre. En effet, les conditions dont dépend l'intérêt général d'un peuple peuvent varier. Il en est de même pour les systèmes de valeurs formelles admises au sein des sous-systèmes sociaux repérables dans la société et notamment au sein des diverses classes sociales. Nous y reviendrons. Mais ces différences ne s'opposent pas à l'existence d'un système unique de stratification sociale, car les systèmes de valeurs sociales formelles ne doivent pas être confondus avec le système des valeurs individuellement recherchées. Cette confusion, qui est à la base de l'idéologie libérale, a été la cause de nombreuses impasses dans la théorie des classes. Bien des auteurs ont vu le lien entre valeurs et stratification. Mais ils ne réussissaient pas à concilier une incontestable unité du système de stratification au sein d'une société donnée et la multiplicité des systèmes de valeurs formelles qui divisent cette société. Cela tenait à ce qu'ils ne percevaient pas qu'en dessous des divers systèmes de valeurs formelles, l'on pouvait repérer dans un système socio-culturel donné, une identité des valeurs individuellement poursuivies [4].

Cette identité toutefois ne vaut qu'à l'intérieur d'un système social donné. D'un système à l'autre, l'on trouvera des variations. Tous les hommes désirent la richesse, le savoir, l'habileté professionnelle, mais les conditions concrètes de la vie économique et sociale déterminent dans chaque cas quelle espèce de biens sont désirables, propriété foncière, immeubles, actions industrielles ; quelle espèce de savoir, savoir théologique, philosophique, humaniste, scientifique, et quelle espèce d'aptitude professionnelle, manuelle, artistique, technique, etc... La propriété d'une maison de campagne a été longtemps en France le signe d'appartenance à la bourgeoisie. Ce n'est pas le cas aux États-Unis. Dans ce dernier [429] pays, la possession d'un bateau de plaisance devient un signe d'appartenance aux classes aisées, alors qu'en France, cela n'est pas encore un symbole "utile" de classification. L'occupation d'un métier manuel a été longtemps en Europe, le symbole d'appartenance au prolétariat. C'est encore partiellement le cas. L'on ne saurait en dire autant des États-Unis. Les "normes du système de valeurs communément admis", pour reprendre les termes de Talcott Parsons, varient donc selon les sociétés.

Toute étude empirique de la stratification sociale dans une société donnée doit donc partir du système des valeurs qui y sont admises. Il ne suffit pas d'étudier les différences entre les hommes ; il faut encore que ces différences aient une signification collective.



[1] Emile PIN, "La nature de la stratification sociale", in Les classes sociales, Paris, Les Editions Spas, 1962, p. 13-20.

[2] T. PARSONS, "A revised analytical approach to the theory, of Social Stratification" (in Bendix et Lipset, op. cit., p. 93).

[3] Cette distinction entre le système des valeurs formelles et celui des valeurs informelles est capitale pour comprendre le phénomène de la stratification sociale et le distinguer de la hiérarchisation formelle des rôles et des statuts que toute société organisée engendre pour l'obtention des buts proprement sociaux. Cette distinction aurait dispensé certains sociologues comme Kingsley DAVIS ("A conceptual analysis of Stratification", in Am. Sociol. Rev., juillet 1942, 309-321), de chercher à la stratification une justification fonctionnelle. Certes, la société offre des rôles divers plus ou moins astreignants, et, dans l'espoir de motiver certains citoyens à s'y préparer, elle lie à ces rôles des statuts plus ou moins enviables, par le prestige ou la puissance qu'ils confèrent. Cette différenciation contribue à perpétuer les phénomènes de stratification. Mais ce qui est directement fonctionnel c'est la différenciation. La stratification qui, partiellement en dérive, ne semble être - dans un contexte culturel égalitaire - qu'une dysfonction inévitable, dont nous verrons du reste que les effets peuvent être systématiquement atténués. Sur la controverse entre K. Davis et ses critiques, voir Louis DUMONT, "Caste, Racisme et Stratification", in Cahiers Intern. de Sociol., XXIX, 1960, 91-112.

[4] La confusion était renforcée par le fait que les classes dominantes des sociétés libérales ont formellement admis comme étant socialement profitables la poursuite et la possession de ces valeurs que tous, sans doute, convoitent, mais que les autres classes hésitent à confondre avec la recherche du bien de la société. Même si le prolétaire ou le membre des classes moyennes inférieures refusent en définitive de juger les hommes selon leur seule puissance de fait, ils n'en sont pas moins conscients qu'un tel jugement est possible et de facto sert de fondement aux discriminations socio-culturelles dans la vie quotidienne. Refuser, au nom des valeurs formelles spécifiques, la stratification qui s'établit sur la base des valeurs informelles, ne revient pas à nier l'existence d'une telle stratification.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 13:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref