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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’université pour qui ? Démocratisation du savoir et promotion collective (1979)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel Pichette, L’université pour qui ? Démocratisation du savoir et promotion collective. Montréal: Éditions Nouvelle Optique, 1979, 142 pp. Collection: Matériaux. [Autorisation accordée par l'auteur le 2 mai 2006 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

La Compagnie KODAK doit certainement jubiler depuis que nous avons presque tous été transformés en photographes, en amateurs d'images et en spectateurs. En effet, rien de plus courant aujourd'hui, que de vivre nos vécus et nos aspirations, par image ou personne interposées. Nous ne nous vivons bien souvent qu'au travers les portraits de famille qui nous sont légués et au travers les pellicules que nous ramenons de nos excursions et de nos vacances. Et lorsque nous cessons d'être photographes, nous allumons la télévision et la radio, lisons la presse et les illustres ou encore écoutons parler de nous et pour nous ces leaders multiples qui, du savant au politicien, au technocrate et à l'enseignant, nous montrent qui nous sommes, comment nous devons vivre et pourquoi nous existons. À force de tolérer que d'autres, maîtres du verbe et de la parole, lisent et interprètent l'histoire à notre place, nous avons fini par désapprendre les moyens de l'écrire nous-mêmes et de la connaître. Nous vivons par appareils, intelligences et leaders interposés. 

À force de consentir sans mots à la division de plus en plus complexe du travail et des fonctions vitales, nous n'arrivons plus, bien souvent, que sous forme parcellisée devant notre propre vécu qu'il nous faut pourtant tenter quelquefois de rassembler dans la seule unité d'une existence qui ne pourra jamais être, celle-là, prise en charge par un autre. 

Lorsque dans un roman, ORWELL annonçait pour 1984 cet univers régi par Big Brother, il ne faisait à bien des égards qu'anticiper le monde dans lequel nous nous étions bel et bien engagés. Nous avons délégué et, plus encore, nous avons toléré la spoliation de nos facultés les plus vitales : notre force de travail, notre intelligence, notre corps et aujourd'hui, notre vie intérieure. Les leaders, les savants, les spécialistes, les grands propriétaires et contrôleurs de l'économie s'occupent en effet de nous. Nous sommes pris en charge et avec nos cartes plastifiées, nous nous levons chaque matin pour recommencer une autre journée qui ne sera pas encore celle de la réalisation des rêves que nous nous sommes faits pendant notre sommeil ou en regardant le billet de loterie placé quelque part sur le coin de la table. Nous entendons partout chantonner la joie de vivre sans trop savoir comment il faudrait faire pour la goûter pendant qu'elle est là. Nous sommes lobotomisés. 

Et pourtant, il ne fut jamais autant question d'éducation que pendant la période actuelle. Jamais les populations n'ont été aussi scolarisées qu'elles ne le sont aujourd'hui, à tout le moins, dans les pays dits développés. Plus encore, jamais l'information n'a été autant mise à la portée des populations qu'aujourd'hui. À bien des égards, jamais le langage, la parole, la communication sous toutes leurs formes n'ont connu l'importance sociale qui est la leur aujourd'hui. Et pourtant, jamais il n'y eut autant d'individus sur les listes d'attentes des psychothérapeutes et des directions d'institut de personnalité. Et pourtant, malgré la disparition relativement importante de l'analphabétisme, à tout le moins dans nos sociétés, nous ne parvenons pas à contrer une autre forme d'analphabétisme qui, celle-là, par-delà le BA-BA et le 1 + 1 = 2, persiste sous la forme d'une incapacité à la critique et à l'autonomie auxquelles est au prise une majorité d'individus devant la complexité des pratiques de vie et de travail ainsi que les manipulations idéologiques dont les media de communication ne sont pas les moindres fabricants. Aujourd'hui, en effet, s'il faut savoir lire, écrire et compter (ce qui, somme toute, est devenu un jeu d'enfant), il faut aussi savoir la différence entre deux panonceaux publicitaires qui nous vendent chacun le bonheur. Il faut aussi savoir qu'à bien des égards, le discours spécialisé du gérontologue qui nous prépare au vieillissement, remplace notre faculté atrophiée de prise en charge de la vie et de son rythme propre. Il faut aussi être en mesure de savoir comment dé-construire l'argumentation savante des ingénieurs qui ont décidé, au nom de la vérité, que ce que nous faisons est normal ou pathologique. Il faut savoir intervenir sur le projet d'aménagement rural ou urbain que d'autres ingénieurs ont conçu dans leurs laboratoires et qu'ils projettent de réaliser avec l'accord et la commandite des milieux économiques et politiques, soi-disant pour notre plus grand bien. Il faut aujourd'hui savoir la différence entre les discours qui proclament les droits de la personne pour justifier l'abolition des prérogatives des pouvoirs publics et laisser libre cours à l'exercice des lois de la jungle capitaliste et ce que sont les conditions concrètes, individuelles et sociales qui rendent possible la désaliénation. Être alphabétisé, aujourd'hui, c'est aussi pouvoir discerner la vérité entre l'argumentation du professeur d'économie de telle université payé par l'État pour construire l'argumentation technique de sa prochaine politique de négociation dans la Fonction publique et celle de cet autre économiste universitaire commandité cette fois par le syndicat des employés impliqués dans la même négociation. Enfin, être alphabétisé dans la conjoncture québécoise actuelle, c'est être en mesure de' comprendre et d'agir à l'égard de la « question nationale » en pouvant déceler ce qui est démagogie et manipulation dans les discours savants et hauts en couleurs que nous débitent politiciens et idéologues à partir des directives émises par leurs machines à stratégies. Être alphabétisé aujourd'hui, c'est savoir être ce que nous sommes, par-delà les machines multiples, qui par la force de leurs pouvoirs de persuasion, nous ont désappris la responsabilité ultime que nous avons de nos existences propres. Est proclamé fou, aujourd'hui, celle ou celui qui ose affirmer « je suis ce que je suis » même si cette déclaration n'est pas la négation des rapports sociaux qui constituent son être. 

Nous avons vaincu l'analphabétisme pour en créer un autre, plus insidieux peut-être, qui par delà nos corps et nos cerveaux spécialisés pour l'accomplissement des rituels de la vie et du travail, fait de nous des êtres incapables de contrer le sort de Prométhée. 

Mais alors, que signifient ces discours que depuis quelques années nous entendons sur l'éducation permanente ? Quel sens donner à ces études nombreuses, qui de l'OCDE à l'UNESCO, en passant par les officines gouvernementales, économiques et professionnelles de chaque société dite développée, nous invitent tout à la fois à réduire les budgets affectés à l'éducation tout en proclamant par ailleurs l'urgence et la nécessité de mettre l'École et l'Université davantage au service du milieu et de la collectivité ? Que signifient tous ces discours qui, sous le couvert de la démocratisation et de l'apprentissage à être, prescrivent à l'École et à l'Université des politiques d'enseignements et de recherches dont on dit qu'elles doivent avoir une approche écologique et davantage rivée aux besoins des individus et du milieu, de même qu'au service de la collectivité ? 

La réponse ici n'est pas simple et d'aucune façon je ne veux prétendre à l'exhaustivité. La réponse à pareille question est en effet déterminée par les directions dans lesquelles l'on écoute, observe et entend. Il m'apparaît, toutefois, utile de relever ici deux types possibles d'explications. 

D'une part, l'on constate que malgré le phénomène de massification de la scolarisation auquel on assiste depuis une quinzaine d'années, l'École, pas plus que l'Université, ne semblent aujourd'hui être en mesure de répondre aux besoins des milieux extra-scolaires de production de la reproduction économique et sociale. Le marché du travail n'est plus, en effet, en mesure d'absorber la main-d'œuvre manuelle et intellectuelle qualifiée dont il y a peu de temps il avait besoin. C'est ainsi qu'il est devenu relativement faux d'affirmer comme on l'a déjà fait au Québec « qui s'instruit s'enrichit ». Le marché du travail aujourd'hui est en passe d'être au prise avec un chômage qui touche maintenant ceux qui sont fortement scolarisés comme ceux qui le sont moins. Aussi. ce même milieu commence-t-il à réclamer que l'École et l'Université prennent en charge les besoins variants de spécialisation que génèrent les conditions d'obsolescence des savoir-faire et des connaissances produites par la conjoncture économique nationale et internationale actuelle. L'on demande ainsi à l'appareil scolaire de spécialiser les étudiants juste assez pour qu'ils puissent accomplir une tâche parcellaire que quelques années plus tard ils pourront abandonner en retournant à l'École ou à l'Université pour chercher une autre spécialisation déterminée à ce moment-là par les besoins conjoncturels du marché, de l'économie et de la société. Autrement dit, les milieux économiques et professionnels considèrent que maintenant l'École et l'Université, pour justifier les coûts socio-économiques qui leur sont encore consentis, doivent rationaliser leur développement en fonction directe des besoins conjoncturels du développement de l'économie. En ce sens, l'on peut comprendre, par exemple, pourquoi l'enseignement de la philosophie ou la persistance d'un secteur de formation générale aux effectifs trop nombreux dans les Cegeps apparaissent comme une réalité à corriger. Le marché du travail et la conjoncture socio-économique globale ne veut plus absorber autant qu'ils ont pu le faire depuis quelques années, des diplômés dont le savoir-faire n'a pas de répondant direct. Aujourd'hui, où même le travail intellectuel est spécialisé et parcellisé, on n'a plus besoin de généralistes « qui ont une vue d'ensemble » ailleurs que dans les rares postes hiérarchiques de direction des entreprises ou des institutions. Aussi, lorsque ces milieux réclament, à travers leurs porte-parole que sont l'OCDE, les gouvernements et les corporations professionnelles, que l'École et l'Université se mettent au service du milieu et la collectivité, il faut entendre des appels économistes et fonctionnels dont les corollaires sont inscrits dans les lois actuelles de développement (le la machine économique et sociale aux plans régional, national et international. Le service au milieu ou à la collectivité, pour ces derniers, signifie l'adaptation et l'intégration des programmes scolaires et universitaires aux besoins des machines dont ils sont les contrôleurs. Aussi, ces mêmes milieux, dont il n'est pas besoin de souligner ici l'importance stratégique et politique, commencent-ils d'exiger de I'École et de l'Université, qu'elles prennent davantage en charge leurs besoins. Et le dilemme qu'ils leur posent, est celui de choisir entre une formation pratique et un « perfectionnement » donné à l'intérieur même de l'entreprise ou de l'institution en hypothéquant ainsi une partie de l'argent distribué par l'État à l'appareil scolaire ou bien l'ajustement de ce dernier à leurs besoins. Autrement dit, faudra-t-il confier la fonction de formation et de spécialisation professionnelle jusqu'ici dévolue à l'École, à l'Entreprise, ou bien l'École réussira-t-elle à conserver ses prérogatives tout en tenant davantage compte des besoins changeants et. souvent impossibles à prévoir des milieux économiques et professionnels ? Voilà l'un des discours que sous-tend le projet global d'éducation permanente et, plus spécifiquement, celui qui, depuis quelques temps, invite l'École et l'Université à se lier davantage aux besoins du milieu ou de la collectivité. 

Mais il y a un autre « discours » qui, sans nécessairement nier complètement le premier, fait référence à des préoccupations d'un autre ordre. C'est le discours, plus sourd, de celles et de ceux dont on peut dire qu'ils continuent d'être les laisser-pour-compte du pouvoir de la parole, de la technique, de la science et de la critique. Ces derniers constituent l'ensemble de la main-d'oeuvre dont le monde des contrôleurs économiques, idéologiques et sociaux réclame que l'éducation, la formation et la spécialisation correspondent aux besoins fonctionnels de ses machines. Ces derniers appartiennent aux classes ouvrières et populaires. Pour eux, qui ne contrôlent pas le développement de l'histoire sociale, non seulement l'École ne réussit pas encore à intégrer leurs propres problématiques de vie et leurs aspirations, niais plus encore, l'Université continue de leur être inaccessible. Leur sont inaccessibles tous les moyens qui rendent possibles l'appropriation des informations et des outils de connaissance pertinents à la prise en charge de leur vie individuelle et collective dans le sens de leurs propres besoins et de leurs intérêts. Pour ces derniers, plus encore que pour celles et ceux qui ont accès à l'Université, l'instrumentation vitale que procure le développement des capacités cognitives et critiques n'est pas possible dans l'état actuel de la pratique universitaire. Pendant ce temps, l'Université et tout l'appareil scolaire prêtent une oreille plus attentive aux appels économistes et fonctionnels qui leur sont adressés. Ils continuent d'ignorer l'appel des classes populaires en vertu d'une longue histoire qui leur a fait contracter des alliances avec les milieux dirigeants déjà privilégiés quant à l'appropriation des capacités que confèrent le développement de la parole, des outils et des connaissances scientifiques. 

Au-delà des beaux discours et des politiques généreuses que nous avons pu développer dans le champ scolaire et universitaire ces dernières années, le discours que tiennent les classes populaires, à travers leurs organisations propres de promotion collective, constitue une interpellation à laquelle nous ne pouvons continuer à rester sourds. Dit bien clairement, il nous faut faire le constat que nous ne pouvons confiner plus longtemps le pouvoir de savoir et du savoir entre les seules mains des classes dirigeantes de la société. Si pendant longtemps nous avons expliqué cette injustice en recourant à de savantes arguties sur le talent ou le mérite, cela ne peut plus résister aujourd'hui à l'observation de la réalité. L'appel des classes populaires et de leurs organisations nous contraignent, dans l'École et plus spécifiquement encore, dans l'Université, à la critique de nos pratiques de même qu'à l'autocritique. Et cette opération doit d'abord passer par la remise en question des alliances privilégiées que nous continuons de maintenir malheureusement dans l'inconscience bien souvent, avec les milieux et collectivités qui contrôlent l'histoire sociale et humaine. 

Ce qu'il faut ajouter ici, c'est que l'appel lancé par les classes populaires à l'École et plus particulièrement à l'Université, véhicule une remise en question des fonctions institutionnelles de la science et de ses productions qui, à plusieurs égards, déborde le champ exclusif de leurs besoins et de leurs intérêts propres. Ce que les classes populaires signalent à l'Université et aux idéologues, aux spécialistes et aux producteurs scientifiques, c'est l'impossibilité de prétendre à la vérité quand cette dernière n'est pas produite en présence de toutes les contradictions qui constituent le tissu vivant de la vie individuelle et sociale. 

Le présent essai s'inscrit dans la ligne de ces dernières considérations. Il cherche à montrer comment il est urgent aujourd'hui d'introduire la critique et l'autocritique dans la pratique scolaire et scientifique spécifique des universitaires. Il cherche à montrer la nécessité, pour l'Université, d'inscrire la mission de service à la collectivité qu'on lui demande d'ajouter à ces missions traditionnelles d'enseignement et de recherche, dans le sens de la désaliénation générale des individus et de leurs vécus. Mais plus précisément, le présent essai veut démontrer la nécessité, sans exclusive, d'axer la priorité du développement de cette nouvelle « mission de service à la collectivité » sur les besoins « éducatifs » spécifiques que se définissent les classes populaires au travers leurs associations et organisations diverses de promotion collective. Il y va de la régénération de la production scientifique et partant, de la qualité de nos vies, dans la mesure où le l'ait de savoir accroît le pouvoir des humains sur leurs conditions d'existences individuelles et sociales. 

L'activité intellectuelle et ses corollaires : le savoir, la prise de conscience, l'action, le travail théorique et scientifique, la création et l'invention sont aussi indispensables et incorporés à l'existence de chaque humain que l'est le sang dans tout organisme vivant. L'objectivation, l'abstraction, la comparaison et la critique constituent des outils indispensables et liés à la vie individuelle et collective. Il n'y a pas de vie possible sans l'activité intellectuelle et scientifique. Être privé de cette capacité fondamentale, c'est vivre atrophié et, ce qui est plus grave encore, c'est être voué à la dépendance et à l'impossibilité d'intervenir de façon déterminante sur la production, la reproduction et la transformation qualitative des conditions et des formes d'existence humaine et sociale. Rappeler cette vérité, c'est dire combien les pratiques scientifiques et culturelles, de même que les pratiques d'éducation et de communication sont déterminantes et fondamentales pour la vie humaine et sociale. Qu'il soit sourd, muet ou aveugle, l'humain ne peut souffrir d'être privé d'aucune façon de la parole qui lui permet de donner un sens à sa vie et à son action. Or, nous vivons aujourd'hui une réalité où non seulement la parole mais aussi ses virtualités passent exclusivement par le sanctionnement du lexique de l'École, des media de communication et de l'Université. 

Il importe que ce lexique s'ouvre aux contradictions concrètes de la vie si l'on veut un tant soit peu dépasser nos aliénations présentes. Pour ce faire, il convient de prendre les moyens qui en rendront l'appropriation non exclusive aux mêmes privilégiés. De plus, l'Université comme l'École ne peuvent prétendre à la scientificité et à la pédagogie si elles ne sont pas en permanence des lieux où l'apprentissage et la découverte procèdent d'une dynamique où se rencontrent des contradictions. 

Pour savoir, il faut aller parmi le monde... Pour ce faire, l'Université se doit de contracter de nouvelles alliances sociales. C'est une invitation qu'il faudrait aussi adresser aux Cegeps et à tous les appareils qui produisent et contrôlent aujourd'hui la parole et la communication.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 22 décembre 2006 16:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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