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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Sociologie cognitive et morale de l’addiction.” Un article publié dans la Revue française de sociologie, vol. 51, no 4, 2010, pp. 692-719. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 1er mai 2017 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[693]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Sociologie cognitive
et morale de l’addiction
.”

Un article publié dans la Revue française de sociologie, vol. 51, no 4, 2010, pp. 692-719.

RÉSUMÉ [693]

INTRODUCTION [693]

Neurosciences et cognition pratique [695]

Addiction et inégalités fonctionnelles [696]
La référence neurobiologique  [698]
Une maladie du cerveau ? [700]
Mimétismes sociaux  [702]

Théories du choix en situation de dépendance  [704]

Rationalité et irrationalité de l’addiction  [705]
L’usage de drogue comme exercice d’une liberté  [707]
Sociologie morale de l’usage de drogue  [711]

Conclusion [716]

Annexe. Note sur les enquêtes de terrain [717]

Références bibliographiques [717]

Résumés : Français / Deutsch / Español

RÉSUMÉ

Cet article s’intéresse aux fonctions physiologiques et pratiques des représentations et de la cognition, à partir d’un exemple, celui de l’addiction, considéré ici comme un révélateur des dépendances fonctionnelles de la vie sociale ordinaire. La première partie dresse un tableau des causes neurobiologiques envisagées aujourd’hui pour expliquer les inégalités individuelles face aux risques de dépendance, selon les quatre repères que constituent les circuits neuronaux de la récompense, les dispositions génétiques, les fonctions évolutionnaires et les mimétismes sociaux. À partir de cet arrière-plan réaliste, la seconde partie discute les approches rationalistes de l’addiction et propose, en guise d’alternative, une conception de la liberté appréciative comme gestion individuelle des pressions sociales et neurobiologiques, en vue d’assurer un bien-être et un confort fonctionnel aussi ajusté que possible aux dépendances subies. Dans cette approche de sociologie morale, l’analyse cognitive est étroitement associée à la dimension conative et éthique des choix en situation de dépendance. L’article s’appuie sur des enquêtes de terrain auprès d’anciens usagers de drogues et d’alcool et d’intervenants spécialisés en France et aux États-Unis.

________________________

INTRODUCTION

La tradition de la sociologie de la connaissance s’est beaucoup intéressée aux effets objectifs des représentations et de la cognition pour expliquer soit la détermination idéologique ou institutionnelle des pratiques, soit l’incrimination de certaines catégories d’humains, soit éventuellement l’ontologie de n’importe quel fait social ou non social. Elle a également cherché à rendre compte de la formation des représentations par des ethos, des schèmes, des habitus culturels, des pratiques concertées ou des modèles rationnels. Mais, jusqu’ici, elle a accordé peu d’intérêt aux fonctions physiologiques et pratiques des représentations et de la cognition, laissant plutôt à la psychologie et l’anthropologie évolutionniste le soin de tirer les enseignements des sciences cognitives contemporaines, sous la forme notamment des hypothèses modularistes (Barkow, Cosmides et Tooby, 1992 ; Barrett, Dunbar et Lycett, 2002).

Il semble néanmoins que les sciences sociales pourraient tirer parti d’autres apports des neurosciences contemporaines relatifs à des phénomènes beaucoup plus « primaires », comme par exemple la structure des émotions (Panksepp, 1998), les mimétismes cognitifs et l’empathie (Jeannerod, 2003 ; Berthoz et Jorland, 2004), la régulation neuronale de l’action (Brass et Haggard, 2007) ou, ce qui sera le principal objet du présent article, les mécanismes de la récompense (Koob et Le Moal, 1997 ; Gardner et David, 1999 ; Neuron, 2002), sans avoir besoin de recourir à des hypothèses trop fortes sur une psychologie [694] humaine « innée » dont la signification éthique serait prédéterminée par l’évolution naturelle (Hauser, 2006). Ces phénomènes que je désigne ici comme « primaires » peuvent en effet être étudiés par observation directe – psychologie expérimentale, imagerie cérébrale, etc. – quoi qu’il en soit du sens plus ou moins élaboré que l’on croit y déceler en termes de dispositions ou de sens moral préalablement constitué. Contrairement à ce que l’on pourrait craindre, ce détour ne nous écarte nullement du but propre de la sociologie, qui est d’expliquer les actions des hommes en société ainsi que le rôle des institutions sociales, mais nous offre au contraire des ressources complémentaires pour mieux comprendre une multiplicité de phénomènes, comme par exemple les mimétismes sociaux et les emballements pratiques, les attachements affectifs et la formation des habitudes, les vulnérabilités physiques et morales, etc., qui restent opaques aussi longtemps que l’on ne les rapporte pas à leurs substrats neurofonctionnels tels qu’ils sont vécus, réfléchis et inscrits par les agents sociaux dans des éthiques de vie individuelles ou des politiques collectives.

La meilleure façon de défendre ce point de vue serait évidemment de l’illustrer par un exemple suffisamment démonstratif. C’est précisément ce que je compte faire dans le présent article à partir du cas de l’addiction, dont les mécanismes permettent d’éclairer non seulement le problème des dépendances sévères à des produits psycho-actifs, mais un domaine plus large de conduites sociales régies par des appétences et des dépendances fonctionnelles. La notion d’appétence est utilisée ici comme un élargissement de la notion d’appétit appliquée habituellement à la faim, la soif ou la sexualité, mais qui peut s’appliquer aussi par analogie à des attirances fortes pour des produits psycho-actifs ou pour des pratiques telles que les sports, les jeux, le travail ou les achats. La notion de dépendance fonctionnelle désigne quant à elle l’obligation pratique d’obtenir régulièrement certaines satisfactions lorsque l’on veut assurer ou maintenir un certain bien-être. Elle s’applique donc aux appétits classiques comme aux appétences prises dans un sens plus large. Le problème pratique de l’addiction, dont je traiterai ici, est que les dépendances fonctionnelles deviennent parfois si fortes qu’elles perdent leur caractère fonctionnel.

La première partie de l’article présente la référence neurocognitive dans les approches contemporaines de l’addiction et explicite certains aspects de l’entrelacement des aspects cognitifs et pratiques du phénomène. La seconde partie présente différentes théories de l’addiction inspirées du modèle du choix rationnel et en propose une critique documentée par mes propres enquêtes de terrain ainsi qu’une alternative en termes de sociologie morale [1].

[695]

NEUROSCIENCES
ET COGNITION PRATIQUE


Les recherches que j’ai menées sur la dépendance sévère ou l’addiction cherchent à combiner une discussion critique des théories existantes inspirées des neurosciences ou de la théorie du choix rationnel avec des enquêtes de terrain auprès d’usagers et d’intervenants du domaine en France et aux États-Unis. Le but de ces enquêtes, notamment la dernière, était de reconstituer ce que l’on peut appeler une « philosophie pratique » de la drogue, à partir de témoignages recueillis sur les entrées, les sorties et les politiques publiques de la drogue, auprès de personnes ayant interrompu depuis au moins un an un usage sévère d’héroïne, de cocaïne ou d’alcool [2]. Il s’agit en fait de saisir une logique pratique de fonctionnement (ou de dysfonctionnement) personnel et social chez des personnes dont la recherche de bien-être a été associée à des produits psycho-actifs.

Or, une des toutes premières choses à remarquer concerne le caractère stéréotypé de certaines conduites induites par les produits eux-mêmes – rythme des intensités (highs), recherche des produits, organisation de l’emploi du temps, etc. –, qu’il s’agisse par exemple de fumeurs de crack ou d’injecteurs de speed-ball (héroïne + cocaïne) dans la classe moyenne parisienne ou d’habitants des ghettos new-yorkais. Et une autre observation de base est que, sur la question des drogues et des addictions, la référence neurocognitive [696] est devenue centrale, y compris pour les intéressés, qui n’hésitent pas à prendre leur part au débat général :

« Le problème est que l’alcool défait l’architecture de votre cerveau. Les raisons ne sont pas vraiment des raisons, elles n’ont aucun sens. La seule chose qui restaure la santé mentale, les troubles de votre vie, c’est l’arrêt absolu d’alcool, de drogues. Et c’est un processus très lent de réorganiser cette architecture du cerveau. » (Cadre retraité, 73 ans, New York).

On dispose en effet aujourd’hui d’un certain nombre de connaissances scientifiques diffuses qui permettent d’éclairer l’effort des personnes concernées pour gérer une appétence physiologique ne dépendant pas immédiatement ou pas uniquement de leurs décisions ou jugements réfléchis. Si l’on tient compte de cet arrière-plan, on pourrait considérer que le sujet de l’action, celui qui raisonne et décide en dernière instance pour le meilleur ou pour le pire, a en fait deux partenaires : la société dans laquelle il est inséré et un état interne sur lequel il n’a qu’un contrôle limité et qui peut aller jusqu’à lui dicter ses conduites. C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre la logique pratique de l’addiction, en termes individuels aussi bien que collectifs.

Addiction et inégalités fonctionnelles

Dépendance et addiction sont deux termes très voisins dans le langage des drogues et de la psychiatrie. C’est ainsi que les participants à une réunion de Narcotiques anonymes en France se présentent habituellement en disant : « Je m’appelle X et je suis dépendant. » Or, le mot « dépendant » ne fait ici que traduire le mot « addict » utilisé aux États-Unis dans des circonstances analogues, lequel est lui-même une traduction en langage courant de ce que l’on appelle plutôt... la dépendance dans les classifications psychiatriques officielles [3] ! Dans ce sens de pathologie psychiatrique, la dépendance ou l’addiction (Goodman, 1990) est habituellement définie à partir d’une liste de critères tels que l’usage compulsif d’un produit ou d’une pratique, la tolérance et la tendance à augmenter la dose, l’envahissement de la vie courante par cette habitude, les symptômes de sevrage en cas d’interruption, la mise en échec des intentions contraires ou la réitération de la pratique, même lorsque l’usager sait qu’elle a des conséquences nuisibles.

Le sens pathologique de la dépendance est donc clairement distinct du sens courant du mot « dépendant », puisque l’on peut être dépendant de toutes sortes de choses ou d’êtres sans relever d’une pathologie psychiatrique et qu’il existe toutes sortes de dépendances fonctionnelles et pratiques (travail, relations personnelles, loisirs, etc.) qui non seulement ne sont pas nocives pour les individus ou leur entourage, mais leur apportent au contraire les satisfactions de base de la vie sociale. Malgré la tendance actuelle à nommer addiction toute habitude un peu envahissante, on doit donc maintenir cette [697] distinction entre un usage simplement intense ou abusif de quoi que ce soit et une dépendance proprement addictive (West, 2006 ; Valleur, 2002). Tout le monde en effet ne devient pas addict, soit que les usagers contrôlent leur consommation, soit qu’ils n’aient même pas besoin d’exercer un contrôle, compte tenu de leurs systèmes spontanés de régulation organique – ce dont témoignent non sans étonnement certains usagers dépendants :

« C’est bizarre, par exemple le père de ma fille en prend encore. Il a 60 ans, il prend de l’héroïne. Il est touriste depuis quarante ans. Il peut en prendre quand il en a. Quand il n’en a pas, il n’en a pas... Par exemple, il était stupéfait quand on vivait ensemble de voir tout ce que je faisais pour en avoir. Il disait : “Mais tu es folle, quand tu n’en as pas, tu n’en as pas.” » (Travailleuse sociale, 50 ans, Paris).

L’addiction est en fait un état extrême qui ne touche qu’une partie des consommateurs de drogues ou d’alcool, et que l’on rencontre d’ailleurs dans d’autres sortes de pratiques ou de consommations, comme celles de sucres et de graisses, de sport, de travail, de sexe, de jeux d’argent ou de jeux vidéo, d’achats, qui peuvent elles aussi rester modérées et contrôlées, ou devenir abusives ou addictives. C’est précisément lorsque l’on prend conscience de cette inégalité des individus devant les risques d’addiction et de la similarité des comportements addictifs vis-à-vis de produits et de pratiques très divers qu’il devient indispensable de s’intéresser à l’entrelacement des mécanismes neurocognitifs avec la logique pratique des processus addictifs.

La référence neurophysiologique dans l’étude des phénomènes addictifs n’est d’ailleurs pas vraiment une nouveauté puisqu’elle figurait déjà dans des travaux classiques (Lewin, 1928). Toutefois, l’approche psychosociale de la « toxicomanie » qui a longtemps prévalu dans les sciences sociales a eu quelquefois pour effet de faire passer ces considérations au second plan. Les sociologues préféraient en effet s’intéresser par exemple aux interactions sociales susceptibles de favoriser l’entrée dans une carrière d’usager (Becker H.S., [1963] 1985) ou aux pressions exercées sur l’individu par un environnement social compétitif (Ehrenberg, 1991), tout en laissant aux psychologues ou aux psychanalystes le soin de gloser sur le paysage mental des usagers de drogues. Quant à la machinerie interne qui déclenche et entretient le processus addictif, elle était considérée comme l’objet qu’il fallait expliquer plutôt que comme un élément explicatif.

D’un autre côté, la longue suprématie du behaviorisme en psychologie expérimentale rendait peu attractive l’étude détaillée du plaisir et des émotions qui sont la traduction « subjective » directe de cette machinerie. Il fallut par exemple attendre le développement des sciences cognitives et l’essor de l’imagerie cérébrale comme méthode d’observation directe des mécanismes neuronaux pour que soient remises au premier plan des recherches de laboratoire menées dès les années 1950 sur des rats à qui l’on implantait dans certaines zones du cerveau des électrodes leur permettant de déclencher eux-mêmes une stimulation électrique (Olds et Milner, 1954). Assez rapidement, ces animaux préféraient la stimulation à n’importe quoi d’autre, y compris la nourriture. Ces recherches, qui furent ensuite renouvelées sur d’autres animaux et avec absorption directe de produits psycho-actifs [698] (Kalivas, Peters et Knackstedt, 2006), révélaient en fait une assez grande variabilité individuelle et contextuelle des comportements – les conditions de stress étant par exemple particulièrement favorables aux processus addictifs (Alexander, Hadaway et Coambs, 1980 ; Schaler, 2000) –, tout en faisant de la question du plaisir et de ses substrats neuronaux un objet de recherche de plein droit. Elles mettaient en effet clairement en lumière la possibilité d’adopter des comportements complètement dysfonctionnels sous certaines conditions d’habituation à des récompenses, ainsi que le rôle de la mémoire physiologique dans la réitération des comportements addictifs – puisque les animaux précédemment soumis à l’expérience puis sevrés devenaient dépendants beaucoup plus vite que ceux soumis à l’expérience pour la première fois.

La référence neurobiologique

Compte tenu de ce nouveau contexte expérimental, la référence neurobiologique s’organise aujourd’hui autour de trois repères principaux. Le premier, le plus important car le plus étudié, concerne principalement les circuits de la récompense, que l’on peut explorer à l’aide des différentes techniques d’imagerie cérébrale. Ces techniques repèrent des zones du cerveau stimulées lors de certaines activités tandis que les études menées principalement sur le modèle animal accumulent des connaissances sur les neurotransmetteurs associés à ces différentes zones. Ces travaux ont abouti à un modèle largement admis jusqu’à ces toutes dernières années, selon lequel les sensations de plaisir et de satisfaction, quelle que soit leur origine, seraient liées à un dispositif neuronal appelé circuit de la récompense, situé dans la partie frontale du cerveau (la zone mésolimbique), et à la libération de certains neurotransmetteurs parmi lesquels la dopamine jouerait un rôle décisif. Un des points les plus remarquables concerne l’implication de ce système dans la recherche et l’expérience de récompenses ou de satisfactions aussi différentes que le sexe, l’alimentation, les jeux, les sports et, bien sûr, les produits psycho-actifs [4], ainsi que les modifications durables et lentement réversibles que l’on peut observer dans le métabolisme cérébral de sujets qui font un usage abusif de produits psycho-actifs (Gardner et David, 1999 ; Montague et Berns, 2002 ; Hoebel, Rada, Mark et al., 1999). L’addiction elle-même est expliquée par un dysfonctionnement des circuits de la récompense lié à l’usage de certains produits. Pour prendre un exemple paradigmatique, celui de la cocaïne, on sait que ce produit libère en grande quantité et empêche la recapture de la dopamine, ce qui expliquerait à la fois le caractère pénible des descentes, la multiplication des prises pour reproduire les sensations et, sur le long terme, la dégradation du métabolisme cérébral. Depuis quelques années cependant, on a tendance à complexifier, voire à remettre en cause ce modèle, parce que [699] l’on sait que le système dopaminergique de la récompense est lui-même commandé par d’autres neurotransmetteurs tels que la noradrénaline, associée habituellement à la vigilance et au désir, ou la sérotonine, qui joue plutôt un rôle dans la protection vis-à-vis de l’extérieur (Salomon, Lanteri, Glowinski et al., 2006). On pense donc toujours l’addiction en termes de dysfonctionnement et de désadaption neuronale, mais en envisageant des mécanismes plus complexes [5].

Le second repère concerne l’explication biogénétique de la dépendance puisque, selon certaines recensions récentes de littérature, on aurait identifié pas moins de 1 500 gènes susceptibles de favoriser un processus addictif, ainsi que certaines voies moléculaires statistiquement actives dans les addictions aux différents produits (Li, Mao et Wei, 2008). On tire de là une estimation de la vulnérabilité génétique à 40-60 %, le reste étant laissé à l’environnement. Le moins que l’on puisse dire est que ce tableau « déterministe » est assez grossier quant aux effets combinés des gènes et de l’environnement, et il soulève du reste la perplexité de certains spécialistes, qui remarquent que, dans ces travaux, le phénotype de l’individu prédisposé à devenir dépendant n’est pas vraiment défini et que l’on confond en général la propension à prendre des drogues avec celle à devenir addict (Buckland, 2008). L’hypothèse « génétique » est néanmoins concordante avec le témoignage clinique des patients et des soignants, qui insistent souvent sur l’inégalité individuelle devant les risques d’addiction, et avec les études sur les « arrêts spontanés » (Klingeman, Sobell, Barker et al., 2001), qui attestent de la possibilité pour une grande part d’usagers de cesser leur consommation lorsqu’ils ne sont plus dans les situations ayant favorisé l’usage, alors que d’autres n’échapperont pas à un parcours addictif. Cela laisse supposer chez ces derniers une vulnérabilité « génétique » au sens large, c’est-à-dire associée à leurs gènes ou à leurs expériences sociales initiales, et plus probablement aux deux à la fois – cet entrelacement étant d’ailleurs souvent documenté par les témoignages :

« On ne sait pas, même les scientifiques ne savent pas, si on est dépendant à la naissance, si on s’accoutume ou si on est déjà prédestiné. Si vous voulez mon avis personnel, je pense que dans le ventre de ma mère j’ai déjà subi, déjà entendu l’extérieur. Chez moi, il y avait beaucoup de cris quand je suis né... Je suis arrivé un peu terrorisé. » (Ouvrier, 36 ans, Paris).

Enfin, le troisième repère concerne la théorie de l’évolution, qui propose une explication par la sélection naturelle du lien entre les produits psycho-actifs et les circuits neuronaux de la récompense, également associés au sexe et à l’alimentation. Sachant que la motivation pour l’alimentation et le sexe constitue un avantage adaptatif qui a dû être sélectionné par l’environnement ancestral, la parenté des mécanismes neuronaux concernés par l’usage de produits psycho-actifs conduit à faire une hypothèse analogue pour ce qui les concerne (Hoebel, Rada, Mark et al., 1999). Plus spécifiquement, l’idée d’une disposition naturelle à [700] rechercher ce type de produits se fonde sur ce que l’on sait de la coévolution des plantes et des mammifères, qui a fourni à ces derniers différentes sortes de protections, antiparasitaires notamment, et sur le fait que, dans l’environnement ancestral, certains plantes psycho-actives étaient effectivement incluses dans l’alimentation humaine (Saah, 2005) – on sait du reste que les animaux consomment spontanément des baies fermentées en milieu naturel (Van Worner et Rae Davis, 2008). On suppose par ailleurs que l’intensification des émotions positives et la suppression des émotions négatives liées aux produits auraient présenté un avantage évolutionnaire (Panksepp, Knutson et Burgdorf, 2002). À vrai dire, on pourrait penser que la consommation de produits stimulants, euphorisants ou sédatifs a favorisé une meilleure résistance au milieu et un goût de l’exploration utile à la survie, aussi bien que des pratiques aventureuses désastreuses pour ceux qui portaient la disposition et qui, par conséquent, n’auraient pas eu de descendance ! Toutefois, dans l’état actuel des théories évolutionnistes, rien n’exclut que les deux dispositions se soient maintenues concurremment, compte tenu de la variabilité des conditions d’environnement, ce qui n’aurait rien d’inhabituel dans le cadre des modèles néo-darwiniens actuels.

Une maladie du cerveau ?

C’est en fait sur cet arrière-plan neurobiologique que le thème du brain disease (maladie du cerveau) s’est imposé dans les discussions américaines récentes, avec des conséquences notables sur la conception des politiques publiques. On peut officiellement dater l’émergence de cette thématique au diagnostic posé par des experts de premier plan réunis en 1995 sous l’égide du NIDA (National institute on drug abuse), à qui l’on avait posé la fameuse question : « L’addiction est-elle une maladie du cerveau ? » La réponse, massivement positive (Satel et Goodwin, 1998), fut publiée dans les meilleurs journaux scientifiques (Leshner, 1997). Cette approche, qui s’est ensuite généralisée dans les congrès mondiaux d’addictologie et dans l’opinion américaine, se démarque clairement d’une démarche judiciaire ou pénale puisqu’elle dégage d’une certaine façon la responsabilité de la personne dépendante, considérée comme la victime d’une maladie organique que l’on compare volontiers au diabète, l’asthme ou l’hypertension. Elle permet ainsi aux libéraux américains de plaider en faveur d’une médicalisation de l’addiction de préférence à une criminalisation, dont les effets sont catastrophiques, compte tenu du lien très fort entre le taux d’incarcération et la répression de la consommation de drogues [6].

[701]

Le thème de la maladie du cerveau permet de justifier en particulier la pratique des traitements coercitifs alternatifs à la prison, qui s’est considérablement développée aux États-Unis au cours des trente dernières années (Sullivan, Birkmayer, Boyarsky et al., 2008). Considérant que l’infraction est le résultat direct d’une déficience cognitive, un séjour de 12 à 24 mois dans des communautés thérapeutiques de style disciplinaire est proposé à des délinquants non violents en remplacement de peines de prison plus longues (CASA, 2003). Ce système suscite des objections éthiques, car la peine encourue est généralement disproportionnée par rapport à l’infraction, mais il est censé avoir une certaine efficacité pratique [7]. Toutefois, les résultats obtenus en termes de non-récidive semblent directement liés à la durée de l’abstinence forcée et à la sévérité de la menace qui pèse sur les personnes concernées, et non pas aux effets favorables d’un traitement médical. L’un des paradoxes les plus criants de l’approche en termes de maladie du cerveau est en effet de mettre l’essentiel de la charge de soin sur le compte d’une hypothétique intervention pharmacologique, alors que l’on sait qu’en l’état actuel de la médecine aucune de celles qui existent ne suffit à assurer la guérison [8]. On est ainsi conduit à minorer l’importance du choix non seulement dans les entrées mais aussi dans les sorties de la dépendance (Schaler, 2000), alors que, par définition, il n’y a que les personnes dépendantes qui peuvent choisir d’arrêter de l’être. Et la comparaison avec d’autres maladies chroniques paraît au fond très contestable puisqu’aucun choix de ce genre n’est offert au diabétique ou à l’asthmatique, qui peut seulement aggraver ou améliorer son cas suivant son niveau d’observance (Reach, 2005).

Plus profondément, le thème de la maladie du cerveau suscite une certaine perplexité quant aux fonctions cognitives effectivement atteintes par l’addiction. L’idée que l’addiction altère les capacités normales de discernement est inférée de l’observation des conduites addictives donnant lieu à des décisions réputées irrationnelles. Mais, suivant ce que l’on sait actuellement du fonctionnement neuronal et des changements de métabolisme cérébral, l’altération la plus durable porte sur la régulation « conative », qui va rendre irrésistible l’appétence au produit, à cause notamment du manque, de la tolérance et de la mémoire neurophysiologique du produit ou de la pratique. Quant aux altérations strictement cognitives, elles sont connues à partir des états d’ivresse ou de high, qui ont des effets évidents sur la perception de l’espace et du temps [702] et sur le rapport au réel, susceptibles par conséquent de brouiller le jugement immédiat sur le danger ou sur les conséquences des actes. On sait aussi qu’à plus long terme la consommation prolongée de produits tels que l’alcool, la cocaïne ou les hallucinogènes a des effets neurotoxiques plus profonds pouvant affecter les capacités intellectuelles ou, pour ce qui concerne le cannabis, des effets sur la mémoire. Cependant, ces effets sont généralement progressifs, puisque la dégradation s’étale sur des années, et ils demeurent assez longtemps réversibles si l’usage est interrompu. On peut donc très bien abuser d’un produit ou devenir sévèrement dépendant sans perdre tout de suite son acuité intellectuelle ou sa capacité de jugement dans d’autres domaines, comme en témoigne d’ailleurs la capacité, soulignée par de nombreuses études (Faugeron et Kokoreff, 2002 ; Fontaine, 2006), de rester actif dans la société et au travail tout en consommant fortement des drogues et de l’alcool. Il faut aussi remarquer que l’entrée dans la dépendance ne vient certainement pas elle-même d’une déficience du jugement, puisqu’au moment des consommations initiales la dérégulation neurologique n’a pas encore eu lieu, tandis qu’au contraire il existe une motivation commune à rechercher des récompenses telles que les sucres, les graisses, le sexe, les excitations ou les sédations.

Mimétismes sociaux

Il est donc vraisemblable que, s’il existe une altération cognitive liée à l’addiction, celle-ci ne concerne pas principalement ou immédiatement les fonctions cognitives centrales, mais s’exerce plutôt de façon indirecte par le biais soit des perceptions immédiates, soit des émotions et des facultés conatives. Sans déformer nécessairement la structure générale des connaissances et du jugement, l’altération affecte donc surtout la mobilisation pratique ou la mise en œuvre des capacités cognitives. Une telle observation justifie donc que l’on s’intéresse de plus près, dans une perspective à la fois sociologique et neurofonctionnelle, à l’entrelacement des jugements, des connaissances et des mécanismes d’appétence.

Or, c’est ici que le thème des mimétismes sociaux, qui a derrière lui un solide arrière-plan sociologique (Tarde, [1890] 1979) et, plus récemment, anthropologique (Sperber, 1996), semble pertinent pour essayer de comprendre des phénomènes paradoxaux, comme par exemple le succès pratique que peuvent avoir dans toutes sortes de milieux sociaux, et notamment chez les jeunes gens, des produits universellement bannis et réputés dangereux. On peut d’abord remarquer qu’il existe toutes sortes de cultures de la drogue liées à des habitudes de consommation plus ou moins inoffensives. On admet aussi aujourd’hui qu’il n’existe pas de société sans drogue, non seulement parce que la plupart des produits alimentaires ont eux-mêmes des effets psycho-actifs (et pas seulement le chocolat et le café !), mais parce que, suivant le hasard des découvertes locales, la consommation des racines ou des feuilles de certaines plantes, de même que celle des boissons fermentées, a occupé le quotidien de la [703] plupart des sociétés connues (Lewin, 1928 ; Rosenzweig, 1998). On sait par ailleurs qu’il n’existe pas de barrières de classe sociale ou d’aire culturelle pour les produits, puisque des substances inhabituelles peuvent faire leur apparition dans des lieux inattendus (Mauger, 1984), ou encore des produits réputés aristocratiques comme la cocaïne peuvent envahir le marché jeune ou populaire lorsque le prix baisse, ce qui est actuellement le cas en France. On sait aussi qu’il se produit parfois de véritables épidémies toxicologiques, comme par exemple celle du crack dans les quartiers pauvres américains au cours des années 1980 (Bourgois, 1995), ou le développement des polytoxicomanies de fin de semaine chez les étudiants américains, par l’usage conjoint d’alcool, de cannabis et de médicaments (CASA, 2005). On sait enfin qu’il existe des zones d’extension de produits qui tiennent apparemment surtout aux hasards de la distribution – par exemple, l’épidémie de méthamphétamine aux États-Unis confinée à la côte Ouest.

Ces différentes observations plaident en faveur d’une forte contingence des usages, qui peut, suivant les cas, prendre la forme d’une culture durable comme celle de l’alcool, ou plus récemment du cannabis aux États-Unis et dans les pays européens, ou alors de poussées épidémiques plus occasionnelles – bien que l’installation d’un usage soit en général plus rapide que sa résorption. Or, ce tableau sociologique général est tout à fait compatible avec ce que l’on peut savoir par ailleurs sur les aspects neurocognitifs de la consommation et de l’appétence aux produits. En effet, si l’on complète l’exposé sur les circuits de la récompense par les connaissances actuelles sur la capacité des mammifères à mimer les activités qu’ils observent mais n’exercent pas eux-mêmes, autrement dit à reproduire en pensée des activités extérieures dont la perception stimule des groupes de neurones ayant une localisation cérébrale analogue (Jeannerod, 2003), on peut supposer que le simple fait d’être témoin de pratiques qui suscitent des récompenses est susceptible d’élever le niveau d’appétence de sujets qui ne sont pas encore consommateurs mais peuvent être attirés par la proximité du produit et de son usage dans leur milieu de vie. Ce mécanisme, qui n’implique pas seulement l’offre environnante mais aussi et surtout la disponibilité neurofonctionnelle des sujets, est du reste abondamment documenté par les usagers, quel que soit leur milieu social :

« À l’école, j’avais des amis qui sniffaient de la dope, ça me donnait envie. Il y avait quelques types qui prenaient de la drogue qui étaient vraiment smarts, je les admirais, je voulais frayer avec eux. Je suppose que c’est la raison pour laquelle j’ai essayé la dope. » (Ouvrier, 55 ans, New York).

« La sœur de ma compagne, qui était très bourgeoise, m’a présenté des gens qu’elle avait rencontrés dans la musique, dans un milieu moins bourgeois... Entre 12 ans et 18 ans, elle a essayé de rompre avec sa famille et de montrer qu’elle pouvait s’en sortir seule, d’avoir des copains, de marcher dans la rue en criant : “À bas !” Après, elle est retournée dans son milieu, comme sa sœur, et tous les gens qu’elle m’avait fait rencontrer, on ne s’est plus vus. Mais la drogue est restée. » (Publicitaire, 40 ans, Paris).

On sait par ailleurs, par différentes observations empiriques, que les modes d’absorption (fumer, sniffer, voire injecter) présentent eux-mêmes une certaine attractivité : par exemple, suivant des témoignages que j’ai recueillis, des [704] adolescents sniffent de la farine pour mimer l’usage de cocaïne. À vrai dire, tous ces phénomènes ont encore besoin d’être explorés en détail, pour mieux comprendre par exemple les mécanismes de tri entre les comportements « imitables » et les autres, mais ils constituent une piste prometteuse pour la compréhension des engouements sociaux non seulement pour les drogues, mais aussi pour d’autres phénomènes de modes, d’emballements ou de propagation idéologique.

Comme j’ai essayé de le montrer dans cette partie, la référence neurocognitive est donc centrale dans les approches modernes du phénomène de l’addiction, y compris sous ses aspects sociologiques. Les détails de chacun des aspects évoqués sont évidemment sujets aux révisions inhérentes au travail scientifique, mais on peut gager que les quatre aspects neurologie/génétique/évolution/mimétismes continueront à organiser cette référence. Il va également de soi que le but de ma démarche n’est pas de s’en tenir à une « explication neurobiologique » de l’addiction, mais seulement d’inscrire, à titre de précaution méthodologique, ma réflexion sociologique dans le cadre des connaissances actuelles sur le sujet, afin de ne pas être aveugle sur la véritable portée anthropologique du phénomène. La sociologie, en tant qu’étude des institutions et des actions humaines en société, ne s’est d’ailleurs jamais contentée d’explications en termes de mécanismes organiques, non pas seulement pour des raisons de principe, mais parce que ce qui lui importe – au moins dans la tradition wébérienne et compréhensive dont s’inspire le présent article –, c’est l’étude des phénomènes sociaux singuliers, au travers notamment de la capacité des agents à réguler de façon réflexive et différenciée l’emprise de ces mécanismes sur leurs propres conduites. C’est donc vers ces aspects que je vais maintenant me tourner.

THÉORIES DU CHOIX
EN SITUATION DE DÉPENDANCE


Du côté des sciences humaines, ce sont surtout les théories économiques ou psychologiques du choix rationnel qui se sont intéressées aux données […/… texte illisible] l’homme économique sur le comportement addictif (Elster et Skog, 1999). Je donnerai donc dans ce qui suit un bref aperçu de ces théories, avant de proposer une analyse de l’usage de drogue ou d’alcool comme exercice d’une liberté appréciative, documentée par mes propres enquêtes sur le regard réflexif de personnes ayant cessé un usage sévère. Je proposerai enfin une réflexion sur la sociologie morale du rapport de soi à soi, qui apparaît comme l’une des meilleures façons de donner un traitement sociologique au problème cognitif et conatif soulevé par le phénomène de l’addiction. Il s’agit là d’une démarche parallèle à celle des neurosciences, portant sur les procédés réflexifs accompagnant les mécanismes neurophysiologiques de l’addiction et déterminant l’individualisation des parcours dans des contextes sociaux particuliers.

[705]

Rationalité et irrationalité de l’addiction

C’est l’économiste G. Becker (1996) qui a donné la version la plus systématique de la théorie rationnelle de l’addiction, dont l’idée principale est que la consommation a en principe une utilité marginale plus grande que celle de l’abstention puisque, avant d’être dépendant, on obtient davantage de satisfaction en consommant qu’en s’abstenant, et lorsque l’on est devenu dépendant la consommation réduit les souffrances du manque. Si l’on tient compte en outre de l’escompte (discount) du futur (Loewenstein, Read et Baumeister, 2003) qui tend à minimiser la valeur des biens futurs qui résulteraient de l’abstention présente, on est conduit à considérer qu’il est toujours rationnel de consommer, sauf lorsqu’il s’agit d’une dépendance risquant d’être mortelle à très court terme. Et ce serait surtout l’inversion brutale de l’escompte du futur qui rendrait possibles les sorties, comme c’est le cas par exemple lorsque l’on procède à des augmentations très fortes du prix du tabac.

En fait, sur le plan de l’évaluation des risques réels associés aux différents produits, cette approche se révèle incroyablement grossière et abstraite, car l’escompte du futur n’est jamais le même suivant les produits et l’intensité de la consommation individuelle. Et s’il était aussi rationnel que cela de consommer des drogues, y compris les plus dangereuses, on aurait sans doute davantage d’usagers non seulement d’alcool et de cannabis, mais aussi d’héroïne et de cocaïne, et on comprendrait mal que des personnes arrêtent en cours de route, ce qui est le cas d’une grande partie des consommateurs [9]. Enfin, ce type d’approche ne tient aucun compte des dissonances du jugement et de l’action liées aux biais perceptifs et cognitifs et aux aléas de la volonté pratique dans son rapport aux appétences. Il n’est d’ailleurs pas vérifié par ce que l’on observe en enquêtant empiriquement sur les motifs de consommation, autrement dit lorsque l’on interroge directement les usagers. Leurs récits ne font pratiquement jamais état d’un calcul d’utilités, même sous des formes sommaires, et il n’y a pas de mise en équivalence des maux et bienfaits possibles, ni aucun bilan établi des utilités. Ce que l’on trouve en revanche, ce sont plutôt des curiosités, des attirances, des impulsions, des entraînements, des désirs de conformité ou d’élévation jusqu’au rang occupé par les consommateurs de l’entourage, etc. et, de façon plus générale, une résolution pratique qui semble étrangère à cette espèce de vote censitaire caractéristique d’un calcul des différentes utilités :

« J’avais choisi de consommer, c’était un choix. Je voulais le faire, je le faisais. Et quand je n’ai plus voulu le faire, comme maintenant, j’ai cessé de le faire. C’est la façon dont j’agis. J’ai coupé le crack, le choix que j’avais fait. J’ai coupé le pire de ma vie. Dans ma vie, je pouvais le faire ou je pouvais ne pas le faire. Je ne disais pas : “Peut-être, nous verrons”. Non, je le faisais ou sinon je ne le faisais pas. » (Conseiller social, 27 ans, New York).

[706]

Ce sont du reste des théoriciens du choix rationnel qui ont le plus vivement critiqué la version la plus radicale de cette théorie (Ainslie, 2001 ; Elster, 2007), en s’intéressant à ce que l’on appelle l’« irrationalité motivée », à la suite de la reprise par Davidson ([1970] 1993) de la théorie aristotélicienne de l’akrasia, intempérance ou faiblesse de la volonté. Dans la discussion moderne, l’akrasia est définie comme une déviation du choix rationnel à la suite d’un conflit entre deux systèmes de raisons, celui qui est jugé le moins bon l’emportant pratiquement sur celui qui est jugé le meilleur. Typiquement, le sujet juge que x est meilleur que y, veut donc faire x plus que y (s’il est rationnel !), mais néanmoins fait y. Par exemple, il juge qu’il vaut mieux ne pas consommer, il voudrait ne pas consommer et cependant il consomme.

Elster a fait remarquer que l’on peut donner deux interprétations de cette situation. Celle d’un conflit synchronique, préférée par Davidson, consiste à accepter la contradiction patente de l’acte et du meilleur jugement et aboutit par conséquent à un paradoxe, qui peut sembler insupportable pour les théoriciens du choix rationnel. Elster, quant à lui, préfère une interprétation en termes de conflit diachronique, ce qui revient à considérer que le sujet change simplement d’avis entre son jugement x antérieur (par exemple quand il n’est pas en manque) et son action y ultérieure (son jugement quand il consomme). Elster fonde son argument sur la critique que le psychologue Ainslie a adressée au modèle de Becker, suivant laquelle la courbe de l’escompte du futur dans les phénomènes d’addiction n’est pas exponentielle mais hyperbolique. Cela signifie que la minimisation de la valeur des biens futurs n’est pas progressive, comme le pense Becker à partir des mécanismes de tolérance (c’est-à-dire le besoin de plus de produit pour obtenir un effet équivalent), mais saccadée et brutale, à cause du manque qui tend à annuler les calculs antérieurs d’utilité dès que le sujet a la possibilité pratique de consommer. Autrement dit, la volonté pratique de consommer tend à être toujours gagnante par rapport au jugement tout bien considéré de ne pas consommer.

En pratique, les données d’enquête confirmeraient plutôt la prédominance d’une volonté nettement plus résolue que divisée dans les moments de consommation. Compte tenu des difficultés à se procurer les produits et des risques associés à la consommation, on pourrait même parler d’une volonté forte et sans faille comme condition de fonctionnement ou de survie d’un usager régulier de drogue.

« J’ai toujours fait attention à moi, mais malgré tout, si un soir je m’étais réellement retrouvé sans rien et que, ne voulant pas arrêter, il y ait eu une seringue utilisée par mon pote, je l’aurais peut-être lavée à l’eau de javel et je l’aurais utilisée... Si toutes ces personnes-là mettent tout ça en jeu, ce n’est pas pour rien, c’est que réellement le produit est fort, réellement ça marche, ce n’est pas de la paillette aux yeux. » (Conducteur d’engins, 30 ans, Paris).

Ceci étant, le modèle de l’akrasia, qui était aussi l’une de mes hypothèses de départ, paraît infirmé par ce que l’on peut observer et par ce que l’on sait en général sur les carrières de consommation. Empiriquement en effet, la situation d’akrasia, synchronique ou même diachronique, n’est pas le cas général, et ne s’observe qu’à certains moments du parcours, soit dans [707] certaines hésitations du début, si par exemple on s’était juré de ne jamais franchir le tabou de l’héroïne ou d’un autre produit et qu’on le fait quand même, soit surtout plus tard lorsque l’on prend conscience d’un risque sérieux de dépendance ou d’une dépendance avérée, que l’on décide rationnellement de contrôler ou même d’arrêter définitivement et que l’on n’y parvient pas, alors que l’on juge que ce serait préférable et que l’on voudrait y parvenir.

« J’ai un exemple terrible : je consomme de l’héroïne, de la cocaïne, je me dis : “Demain matin tu dois travailler. Il est deux heures du matin. Maintenant, tu vas essayer de dormir”. Je prends ma seringue, je la casse, je la mets dans la poubelle... C’est Ulysse et les sirènes ! Un quart d’heure après, je retourne dans la poubelle. J’ai cassé l’aiguille, je lime le bout d’aiguille pour rendre de nouveau la seringue fonctionnelle, et je me refais un shoot. » (Professeur, 45 ans, Paris).

Le reste du temps, et tout particulièrement dans les périodes dites de lune de miel ou d’état de grâce de la consommation, l’usager fait un avec son produit et n’a pas de conflit de volonté avec sa consommation. Et même s’il juge sur un plan général ou abstrait qu’il vaudrait mieux s’abstenir – par exemple, il ne recommanderait pas aux autres ou à ses enfants de faire comme lui –, il n’a pas lui-même la volonté d’arrêter et consomme, si l’on peut dire, de bon cœur ou de façon résolue.

« Vous n’aviez pas à contrôler la consommation parce que vous ne saviez pas que vous aviez un problème. L’usage est plaisant quand vous êtes jeune. Vous ne voyez pas que vous avez à stopper, jusqu’à ce que vous arriviez au point où vous réalisez que c’est ça le problème. » (Conseillère sociale, 55 ans, New York).

Certains auteurs (Watson, 2004) mettent également en cause la notion de faiblesse de la volonté, mais en insistant plutôt sur le caractère compulsif des usages. Selon Watson, une compulsion n’est pas identique à une force physique qui entraîne mécaniquement un effet, mais elle produit une pression sur le sujet qui s’apparente à la faim et la soif et qui peut aller au-delà d’une « capacité normale de contrôle de soi ». Cette notion de « capacité normale de contrôle » est cependant loin d’être claire, et le besoin de drogue, aussi impérieux qu’il puisse être pour certains sujets dépendants, n’est pas vraiment comme la faim ou la soif qui, au demeurant, peuvent être plus ou moins régulées. La notion de compulsion est elle-même assez ambiguë car l’usage dit compulsif d’une drogue n’est pas du même ordre que les « compulsions » d’un obsessionnel qui craint une catastrophe s’il n’accomplit pas son rituel. Enfin et surtout, force est de constater que ce sont les personnes réputées dépassées par leurs compulsions qui parviennent parfois à les contrôler, ou alors qui arrêtent soit par intermittence – ce qui est fréquent, y compris chez des usagers d’héroïne qui décrochent temporairement par automédication ou « à la dure » –, soit définitivement.

L’usage de drogue comme exercice d’une liberté

Je voudrais maintenant proposer un tableau un peu différent du processus addictif en m’appuyant sur quelques traits communs relatifs aux débuts de la consommation que je retrouve régulièrement dans mes enquêtes, en dépit des [708] différences de sexe, d’âge, de condition sociale, de lieu de vie ou d’orientation politique, ainsi que dans les multiples témoignages existant sur le sujet. L’observation de base est que l’usage de drogue ou d’alcool sous toutes ses formes (festives, aventureuses, antidépressives, autostimulantes ou autres) est généralement vécu comme une prise de liberté et une sorte de choix, au moins de circonstance. Le fait élémentaire est en effet que, sauf exception (accident de consommation, prise innocente de produits utilisés à des fins de manipulation [10], l’usager n’est pas forcé de consommer, et c’est au contraire de bon cœur et de façon pleinement consentante qu’il commence à le faire.

« La drogue, c’était une liberté... J’ai découvert les types des bars qui appréciaient tout ce que je disais parce que c’était avec la cocaïne. Je disais ce que je pensais et c’était rigolo. Tout le monde riait... Ça faisait de moi un merveilleux conteur. » (Employé du métro, 68 ans, New York).

« Pour moi, c’était comme un chemin vers la liberté... Adolescent, j’ai découvert au lycée Baudelaire, Rimbaud, à l’extérieur, c’était Jimi Hendrix, le Velvet Underground. Quand on est jeune, on a envie de découvrir des choses. En 69 on a marché sur la lune. La terre était déjà découverte : qu’est-ce qui nous restait à découvrir à nous ? Les drogues. » (Animateur, 48 ans, Paris).

« C’était très années 1970, caricatural. J’avais l’impression qu’il fallait être libérée et que je ne l’étais pas du tout... Les produits, ça me désinhibait. J’étais plus gonflée, plus culottée, j’avais moins honte, j’étais d’accord pour faire les choses. » (Travailleuse sociale, 50 ans, Paris).

Une autre observation de base est que l’entrée et l’installation se font principalement par attirance, curiosité et sans véritable conflit interne, même si l’on sait qu’il y a un risque, soit que l’on pense pouvoir échapper à la dépendance, soit que ce risque soit tout simplement sans pertinence immédiate.

« À 6 ans, je tendais l’oreille en entendant le mot éther. Je ne dirais pas que j’étais prédestiné, mais j’ai toujours été attiré. Ensuite, savoir si j’étais attiré pour échapper à une douleur ou pour aller vers un plaisir, je pense que c’est ambivalent. On m’a proposé de l’héroïne, je n’étais pas obligé d’en prendre. » (Sans profession, 30 ans, Paris).

« Je fais attention, je fais bouillir des seringues, des choses comme ça, jusqu’au jour où je suis dans l’urgence et où je ne le fais pas, comme des tas de toxicomanes. Sur le risque, je crois qu’à l’époque les junkies, pour moi, c’est les autres. Moi, je suis capable de contrôler. » (Professeur, 45 ans, Paris).

Le fait est que malgré une information très abondante sur les produits les plus addictifs comme le tabac, l’héroïne ou la cocaïne, cela ne suffit pas à prévenir la décision d’usage, qui peut d’ailleurs s’alimenter aussi aux incertitudes et mises en cause véhiculées par les idéologies consommatrices.

« Je connaissais très bien les risques encourus, entre une overdose, un produit frelaté... Quelqu’un qui démarre là en 2005 dans l’héroïne, c’est quelqu’un qui est parfaitement conscient du produit. Il ne peut pas dire : “Je ne savais pas”. Maintenant, il faut peut-être le vivre pour le croire. » (Conducteur d’engins, 30 ans, Paris).

« Tout le monde buvait autour de moi, l’alcool est légal. Et quand j’ai pris de la cocaïne, on disait que la cocaïne est une drogue récréative, que ce n’était pas addictif et [709] que ça ne posait pas de problème. Aujourd’hui, on sait que c’est un problème, mais pas à l’époque... Quand je me suis aperçu que c’était un problème, c’était trop tard pour moi. » (Conducteur de métro, 60 ans, New York).

Souvent aussi, le biais cognitif concerne moins le jugement sur les dangers des produits, qui peut rester conforme à l’opinion admise, que le décalage entre la perception de l’occasion de consommation et le jugement plus général que l’on pourrait lui appliquer – ce qui tend à minorer le sentiment de conflit inhérent à la situation d’akrasia.

« Une fois, j’étais allé à un concert et je cherchais de l’herbe. Un dealer m’avait dit : “Non je n’ai pas d’herbe, mais j’ai de l’héroïne.” C’est vrai que j’ai hésité. Je me suis dit “Non.” Il y a une barrière morale que je n’osais pas franchir. Alors, pourquoi je l’ai franchie à cette époque ? C’est peut-être l’alcool qui nous faisait sauter les barrières... Et puis tous les autres en prennent, ils ne sont pas en manque, je vais voir... De toute façon on ne croyait plus personne... Je n’avais plus confiance en ce qui était officiel. » (Animateur, 48 ans, Paris).

L’engagement dans la consommation se contente de soumettre à sa conviction les contextes environnants d’incertitude, de diversité, de dissonance ou d’instabilité des jugements, pour désamorcer la puissance pratique d’un jugement rationnel tout bien considéré. L’entrée et l’installation ne relèvent même pas de ce qu’Aristote appelait l’akolasia [11], qui consiste à agir délibérément à l’encontre de l’opinion admise, car l’akolastes est cohérent avec un jugement qui l’incite à consommer, ce qui n’est pas forcément le cas de l’usager de drogue. On penserait davantage ici à une erreur pratique de type platonicien [12] dans laquelle le sujet ne perçoit un objet que sous certaines de ses propriétés (le plaisir ou le bien-être qu’il va procurer) en négligeant les autres (la dépendance qu’il risque d’entraîner). On comprendra peut-être plus facilement ce genre de choix si l’on pense à la façon dont on commence à fumer du tabac, par un engagement généralement compatible avec une connaissance des risques, mais sans véritable conflit interne lorsqu’il s’agit de fumer sa première cigarette, puis les suivantes.

Ce que l’on observe, ce n’est donc pas le schéma de la théorie du choix rationnel, qui revient à celui du syllogisme pratique aristotélicien :

- jugement rationnel favorable --» formation de la volonté --» exécution ;

ni même, dans la plupart des cas, le schéma d’une irrationalité motivée :

- jugement rationnel défavorable --» formation de la volonté --» exécution d’une action contraire ;

mais plutôt celui d’un choix résolu qui s’exerce, quoi qu’il en soit du jugement pro ou contra, suivant une sorte d’abréviation du syllogisme pratique, la prémisse théorique étant mise entre parenthèses et le jugement n’apparaissant que sous forme d’un codicille d’accompagnement :

- formation de la volonté --» exécution --» jugement d’accompagnement.

[710]

Typiquement : « J’ai envie d’en prendre et j’en prends, même si je sais que c’est dangereux, parce que c’est agréable, c’est marrant, ça permet d’être bien, etc. » Contrairement au schéma rationaliste classique, c’est ici apparemment la volonté pratique qui décide de la place des jugements, quoi qu’il en soit de leur validité. Si faiblesse il y a, il s’agirait donc plutôt d’une faiblesse de la liberté qui met en suspens un savoir constitué et s’exerce avec entrain, au risque d’un amoindrissement ultérieur par le fait de la dépendance.

Sur un plan plus sociologique, la situation du choix individuel peut aussi s’expliquer par au moins trois conditions que l’on retrouve habituellement au moment de l’entrée dans la consommation : la présence de l’offre dans l’environnement social immédiat, les mimétismes sociaux qui suscitent la curiosité ou l’attirance, et les différentes cultures de la drogue qui peuvent la justifier en termes de transgression, d’aventure ou d’accomplissement de soi. L’élément de l’offre est lui-même caractéristique de la modernité industrielle et coloniale ayant favorisé une communication des cultures et rendu universellement disponibles des produits qui, pendant longtemps, ne l’étaient que localement [13], les contingences du trafic se chargeant ensuite d’alimenter les différentes segments du marché. Quant aux mimétismes sociaux, ils sont accompagnés d’idéologies justificatrices dont les plus connues sont le discours hippie, le discours punk ou l’émancipation festive ou artiste. Associées aux effets objectifs des produits – intensités, sédation ou réconfort – tels que l’on peut les imaginer à partir du témoignage ou du comportement d’autrui, ces conditions favorisent une appétence qui pourra elle-même entraîner, chez certains sujets, la mise en suspens du savoir théorique des risques et un passage à l’acte, source éventuelle de dépendance.

Le sentiment de liberté que l’on éprouve lorsque l’on commence à consommer a d’ailleurs peu de chose à voir avec une liberté métaphysique ou sartrienne, qui rendrait le sujet toujours et pleinement libre au sens fort, quoi qu’il fasse, mais concerne plutôt une liberté contingente, hypothétique, exploratoire, qui consiste simplement à prendre des résolutions pratiques dans des contextes de limitation des perspectives et de recherche de bien-être. Ce que l’on exprime dans les enquêtes lorsque l’on dit, par exemple, « c’était un choix, personne ne m’a forcé » peut se rattacher aussi bien à un sens optionnel de la liberté comme latitude de fonctionnement (« je l’ai fait parce que je pouvais le faire ») qu’à un sens normatif de la liberté comme un droit, lorsque l’usager a refusé de souscrire à l’interdit social sur certains produits.

[711]

« On s’en fichait. On n’avait peur de rien... On vivait dangereusement. On voulait goûter à tout. Nous faisions toutes les choses dangereuses. Nous ne pensions pas à ce qui pouvait nous arriver, parce qu’on était jeunes. On pensait qu’on avait le droit de tout faire... Nous buvions de l’alcool, fumions de la marijuana et de la cocaïne. On bousculait les gens, toutes sortes de choses. On avait confiance. Je ne savais pas que j’abusais. Tout ce qui comptait, c’était d’être high comme les autres. » (Conseiller social, 27 ans, New York).

En définitive, les usagers dépendants peuvent très bien perdre ce que l’on appelle leur liberté négative (Berlin, 1969) lorsqu’ils doivent subir les interdits légaux sur les conditions d’accès au produit, aussi bien que leur liberté positive de s’autoréaliser et d’agir suivant leurs intérêts profonds (Taylor, [1979] 1999), s’il s’avère que l’usage nuit à ces intérêts, mais ils ne perdent pas leur liberté appréciative d’agir de bon cœur, de façon résolue, suivant un sens actuel, contextuel, holistique et non pas analytique et calculé, du meilleur, en accomplissant, malgré les interdits et les objections éventuelles, ce qu’ils ont la possibilité et le désir de faire.

Sociologie morale de l’usage de drogue

Pour terminer, je voudrais donner quelques indications sur la dimension éthique d’un parcours addictif, et en particulier des tentatives de sortie de la dépendance. Cette dimension éthique, à laquelle s’intéresse spécifiquement la sociologie morale (Pharo, 2004), n’est pas à prendre sous la forme d’une grande morale constituée autour des vertus, des devoirs ou des utilités, mais comme le rapport pratique que les sujets sociaux entretiennent aux biens et aux maux, aux libertés et aux contraintes, pris en n’importe quel sens, ce sens étant précisément ce qui doit faire l’objet de l’analyse sociologique.

On sait qu’en matière d’usage des drogues les politiques prohibitives se heurtent partout à des difficultés de mise en œuvre, parmi lesquelles on peut citer la contradiction entre le statut licite de certaines drogues telles que le tabac et l’alcool et le statut illicite d’autres produits, dont certains sont très addictifs mais pas forcément plus destructeurs ; la difficulté pratique à faire appliquer les politiques prohibitionnistes compte tenu de l’échec général des tentatives de tarissement de l’offre internationale, notamment celle d’opium, de coca et de cannabis [14] ; l’intégration qui semble inéluctable de certains produits interdits comme le cannabis ou les dérivés d’amphétamines dans la culture des pays développés, ces produits étant mis de plus en plus sur le même plan que l’alcool ou le tabac ; l’intensification de l’usage de drogues psycho-actives sur prescription, cet usage permettant d’échapper à la répression policière (comme c’est le cas par exemple du cannabis thérapeutique et des painkillers aux États-Unis) ; la généralisation des politiques de substitution des opiacés naturels par des opiacés artificiels afin de contenir les épidémies de VIH et d’hépatites, ainsi que les recherches en cours sur des substitutions pour la cocaïne (à base justement de dérivés d’amphétamines...). Il s’agit là de mouvements de société extrêmement profonds, que ne doivent [712] pas masquer le contraste entre les politiques très répressives des États-Unis et l’apparence beaucoup plus libérale des politiques européennes [15]. Les choix idéologiques et d’ordre public qui sous-tendent les différentes politiques doivent compter d’une façon ou d’une autre avec ces évolutions.

Ce qui rend peu praticables les politiques prohibitionnistes, c’est sans doute d’abord une raison de principe liée à l’exercice d’une liberté qui s’inscrit directement dans la ligne de la Déclaration des droits de 1789, suivant laquelle « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art. 4), et « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art. 5). C’est du reste sur ces principes que s’est fondé Mill ( [1859] 1990) lorsqu’il a formulé ce qu’il est convenu d’appeler le « harm principle », suivant lequel la société n’a pas à se mêler des actions qui ne concernent que les individus eux-mêmes et ne sont pas nuisibles à autrui. Or, ces principes s’appliquent très directement à l’usage de drogues [16], et les usagers ne se privent pas de s’en prévaloir pour justifier leur propre consommation.

« On n’avait pas cette notion d’enfreindre des lois, tout du moins de faire du mal à quelqu’un. Un toxicomane, ce n’est pas un voleur qui vole quelqu’un... Nous, on ne pouvait faire du mal entre guillemets qu’à soi-même. En plus, on n’était pas persuadé qu’on se faisait du mal. » (Libraire et ouvrier, 48 ans, Paris).

Sur un plan plus factuel, le phénomène décisif est que l’addiction est toujours soutenue par des appétences individuelles qui alimentent un besoin global de confort, de bien-être ou d’équilibre fonctionnel que l’on peut retrouver chez n’importe qui. Habituellement, ce besoin de bien-être se limite à des moments d’intensité (repas, rapports sexuels, rencontres, succès, fêtes, etc.) qui ponctuent l’existence sociale et organisent le système d’attente de récompenses inhérent au cours de la vie ordinaire, mais le cas échéant il peut s’étendre à la consommation d’autres produits. La parenté des processus neurologiques associés à différentes sortes de récompenses (sexe, jeux, nourriture, etc.) peut d’ailleurs se vérifier dans les habitudes de vie des « drogués » ou des « alcooliques » qui, dans l’usage prolongé, établissent des régularités ou des « normalités » fonctionnelles qui ne paraissent pas essentiellement différentes de celles des non-dépendants, également soucieux d’aménager de la meilleure façon leur confort domestique, professionnel ou interpersonnel.

En pratique du reste, on peut toujours essayer de gérer l’appétence afin de maintenir un équilibre fonctionnel satisfaisant (un peu de tabac, d’alcool, de cannabis, de médicaments, etc.), ce qui est tout le problème des politiques individuelles ou publiques de la drogue, aussi bien que de la vie ordinaire de n’importe quel sujet social entendant ne pas abuser des bonnes choses, [713] chocolat ou autres. Il n’y a pas non plus de fatalité à devenir dépendant lorsque l’on consomme, puisque le passage à un usage régulier ou abusif peut toujours, en principe, être retenu par le jugement réflexif. Toutefois, les personnes dépendantes se montrent souvent sceptiques sur la possibilité du contrôle de la consommation de certains produits, à partir d’un certain niveau d’usage.

« Honnêtement, des gens qui ont eu des pratiques de consommation très contrôlées avec entre guillemets une bonne vie, je n’en connais pas. Le contrôle, c’est absolument terrible pour moi qui ai essayé de contrôler toute ma vie... On contrôle jusqu’à un moment, et puis il y a un moment où on ne contrôle plus parce qu’il y a une épreuve dans la vie, il y aura quelque chose de plus douloureux à vivre. » (Femme cadre financier, 50 ans, Paris).

En l’absence d’un principe normatif justifiant de façon décisive l’interdiction des usages privés et, surtout, en l’absence de toute possibilité de tarissement prochain de l’offre, y compris par rapport à des produits dont on connaît à l’avance le risque mortel (le tabac en particulier), l’attirance que les drogues peuvent susciter chez la plupart des individus contraint fortement les politiques publiques aussi bien que les stratégies éthiques personnelles. Les unes et les autres doivent s’orienter en fonction de cette offre, de l’appétence subjective et d’une vulnérabilité individuelle à la dépendance que l’on connaît rarement à l’avance – bien que certains enquêtés insistent sur leurs propres prédispositions familiales (« j’étais béni par le bon gène »).

Par rapport à l’opposition classique que l’on établit habituellement en sociologie entre l’agir suivant des intérêts (incorporés ou raisonnés), ou l’agir suivant des valeurs (morales ou autres), il s’agirait plutôt ici, aux différents moments du parcours, d’un agir suivant un équilibre fonctionnel et moral global plus ou moins facile à tenir selon la nature des récompenses dont l’individu a besoin pour fonctionner. Sur le plan des utilités rationnellement calculables, les personnes que j’ai rencontrées ont toutes été perdantes puisqu’elles sont devenues dépendantes et ont le sentiment d’avoir été complètement dépassées par leur produit. Elles pensent aussi quelquefois avoir été moralement atteintes par leur dépendance, ayant dû recourir à des pratiques fortement contraintes, ou ayant simplement eu à subir les effets professionnels, familiaux et personnels de leur dépendance.

« J’ai couché avec des dealers, mais je ne me suis pas prostituée. J’ai surtout volé beaucoup... Je ne faisais plus de création. Je me racontais que j’avais perdu tous ces boulots-là parce que j’avais un enfant et que j’étais toute seule avec lui, au lieu de me raconter que je les avais perdus parce que je n’assurais plus, parce que j’étais complètement à l’ouest. » (Travailleuse sociale, 50 ans, Paris).

« Quelquefois, je ne pouvais pas payer le loyer, je pouvais juste acheter mes pilules. Je dépensais tout pour la cocaïne. J’ai perdu mon appartement, j’ai perdu mon boulot dans le métro, et j’ai dégringolé... Les gens qui consomment de la drogue n’ont pas d’amis. Quand vous n’avez pas de drogue, vous n’avez pas de fraternité. » (Conducteur de métro, 60 ans, New York).

Néanmoins, tout en rejetant le prosélytisme aussi bien que la répression des usages, ces personnes ont généralement le souci d’assumer sans honte leur parcours de dépendance au nom d’une sorte de principe d’intégrité fortement revendiqué.

[714]

« Ce n’est pas parce que je me suis défoncé que j’ai arrêté de lire, que j’ai arrêté de m’intéresser à tout, que j’ai arrêté d’avoir tous mes intérêts généraux, aussi bien littéraires que philosophiques, scientifiques. J’ai gardé mes relations, je n’ai aucune honte à avoir vis-à-vis de tout ça. Après, si quelqu’un a des préjugés vis-à-vis de quelqu’un qui a vécu dans la rue, ou parce que je consomme de la drogue ou parce que je suis un peu bizarre, je ressens le poids de la pression sociale, le fait d’être jugé constamment. » (Sans profession, 30 ans, Paris).

« Je n’appellerais pas ça de la fierté, ce n’est pas du tout ça. Par contre, quand j’ai été confrontée à certaines personnes qui me mettaient en colère, soit par leur conduite, soit par leur façon de s’exprimer, j’allais me faire une ligne en disant “Quels cons !” Là, j’avais quand même le sentiment non pas de supériorité mais, c’est difficile à expliquer, peut-être qu’à ce moment-là, finalement, je me croyais supérieure, parce que j’avais osé et que les autres n’osaient pas. » (Femme, cadre du tourisme, 45 ans, Paris).

La fierté revendiquée peut aussi s’expliquer par l’impossibilité d’abolir la mémoire neurophysiologique associée au processus addictif pour des personnes qui ont acquis, au travers des produits, une nouvelle identité personnelle.

« Je ne regrette rien de tout ça, parce que ça m’a enlevé plein de trucs que j’avais qui me bloquaient dans ma vie, dans ma relation avec les gens, dans ma communication, dans tout. Je n’étais pas quelqu’un vraiment ni d’intéressant, ni d’important, ni qu’on pouvait aimer, ni remarquer. Et la drogue m’a ouverte quand même à tout ça, je me suis un peu renforcée, à tous ces niveaux-là, ça m’a aidée mine de rien. » (Musicienne, 40 ans, Paris).

Quoi qu’il arrive, l’éthique personnelle doit toujours s’alimenter à un sentiment de respect ou d’estime de soi pris au sens minimum de la fierté requise pour faire face aux aléas de la vie sociale. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs (Pharo, 2001), ce sentiment s’entretient à deux sources distinctes associées soit à une comparaison sociale gratifiante, soit à un sentiment plus autarcique de fidélité à certaines grandeurs ou valeurs internes. Inversement, la déroute et l’insuccès social, la stigmatisation et le mépris, d’un côté, le sentiment de ne pas être à la hauteur de ses devoirs ou de sa vocation, de l’autre, sont quelques-unes des occasions qui peuvent ruiner cette recherche de valeur ou de grandeur personnelle. Cette analyse semble vérifiée dans le cas de l’addiction, puisque l’usage des produits aussi bien que la tentative de s’en débarrasser lorsqu’ils sont devenus envahissants sont généralement vécus comme des moyens d’exaltation et de grandissement de soi en réaction aux expériences sociales douloureuses. Au moment de l’entrée, les produits permettent de sortir de la grisaille et des embarras du quotidien, de se désinhiber, de se transcender ou encore d’avoir accès à des univers mentaux exaltants, tandis que l’effort pour vivre sans le produit permet d’entretenir de nouvelles sources de grandissement, au travers par exemple des groupes de support, d’une psychothérapie, d’une activité intense ou d’un nouvel engagement personnel ou spirituel.

« Dans mes fréquentations, tous les patrons que j’ai eus m’ont tous menti, aussi bien les dealers, les consommateurs de drogue... Moi qui ai beaucoup traîné dans la rue, l’honnêteté je la respire. Quand je vais dans un endroit, dès qu’on me parle un peu faussement, ça me fait un mal-être à l’intérieur. En réunion [17], quand j’arrive, ça m’apaise, comme une ouverture. » (Ouvrier, 36 ans, Paris).

[715]

« C’est un combat, le combat de ma vie. J’ai une fierté légitime de dire “Je m’en suis sorti.” Ce n’est pas si facile. Les tentations sont multiples... Je suis content d’avoir réussi à échapper à ça. Il y a tous ceux qui sont restés sur le carreau à cause du sida. Pour ça, il n’y a pas de fierté à avoir, car c’était vraiment la roulette russe. » (Libraire et ouvrier, 48 ans, Paris).

Ce qui ressort aussi de l’enquête, c’est que la sortie d’une dépendance sévère et de longue durée se produit principalement lorsqu’il n’y a plus aucune régularité ou normalité possible dans la poursuite de la consommation ou que l’on est confronté à des alternatives vitales comme la mort ou, dans certains cas, la procréation. L’identité dépendante résiste en effet à toutes les pressions (y compris les pressions légales), tant qu’elle n’est pas atteinte dans son propre principe de durée – et même là, elle peut encore résister, puisqu’un certain nombre de personnes meurent prématurément plutôt que d’arrêter [18].

« J’ai arrêté le jour où j’ai senti que j’allais mourir et que je passais mon temps à courir après l’argent... J’allais être clochard, j’habitais dans une chambre de bonne au 6e étage. La porte était défoncée, les murs étaient crados, j’avais une table de nuit à côté. Il y avait un verre avec les vieux cotons, la seringue dans un verre. C’était n’importe quoi. Il n’y avait plus de chauffage, plus d’électricité, j’allais me faire jeter. Dès que j’avais un moment de libre, je passais mon temps à consommer, à courir, à trouver de l’argent, à rentrer dans des plans minables. À un moment, on sait que ça y est. » (Animateur, 48 ans, Paris).

Les données d’enquête illustrent également l’importance de la recherche d’équivalents ou de substituts dans la période qui suit l’arrêt du produit préféré, au travers de pratiques intenses incluant, suivant les cas, de nouvelles addictions ou de nouveaux engagements personnels, moraux ou religieux.

« Qu’est-ce qui a remplacé les produits dans votre vie ?

Réponse : Le travail avec mon thérapeute, NA [19], ça c’est évident, même s’il y a pas que NA dans la vie, mon chien... Je passe à peu près trois heures par jour en forêt, j’essaie de méditer, de puiser en moi-même certaines choses quand je ne suis pas très bien. Je fais ma prière de la sérénité, à ma sauce si je puis dire, je l’ai un peu personnalisée. Et tout ça me permet vraiment de lâcher prise, de souffler et de me recentrer sur moi-même. Et puis ma femme d’aujourd’hui m’a beaucoup aidé. » (Cadre du tourisme, 41 ans, Paris).

« J’ai remis en route mon système de fabrication d’endorphines personnelles, je me suis mis à courir comme un dératé... Il semblerait que j’aie besoin d’avoir cette sensation de planer, d’être plus léger, d’avoir le ventre qui se dénoue. Je ressentais ça avec l’héro et je le ressens aussi quand je vais courir. Au bout de trois tours, je me sens plus léger et, toute la journée, je me sens mieux. » (Publicitaire, 40 ans, Paris).

On pourrait parler ici, suivant une terminologie utilisée en théorie de l’évolution, d’une homologie (au sens d’un héritage structurel) entre les recherches de récompenses avant et après la période de consommation (Badin de Montjoye, Pharo et Podevin, 2009), avec des analogies fonctionnelles plus ou moins grandes suivant que l’on se tourne vers d’autres pratiques addictives ou compulsives, que l’on reste dépendant d’une structure thérapeutique sans laquelle on risquerait de s’écrouler, que l’on se dote d’un nouvel habitus de survie ou que l’on prenne de nouveaux engagements sociaux et personnels.

[716]

« Tout le groupe est centré sur le soutien. Nous avons aussi de la thérapie par l’art... Pendant cinq jours de la semaine, les gens sont là tout le temps. Je peux rester clean parce qu’ici personne ne vend de la drogue. » (Employé municipal, 60 ans, New York).

« Je veille sur moi, c’est une priorité absolue. Mes besoins sont prioritaires. Je ne voyais pas la vie comme ça avant. Il faut que j’aie bien dormi, que j’aie bien mangé, que je fasse attention à mon équilibre émotionnel, mon équilibre physique. Ce sont des choses que j’ai dû apprendre sur le tard. » (Femme cadre financier, 50 ans, Paris).

« La raison pour laquelle je viens ici [20], c’est que beaucoup de gens ici sont considérés par la société comme des stowaways [21], des gens sans valeur... L’enrichissement que la connexion avec ces gens me donne personnellement m’apporte un sens qui va bien au-delà de tout ce que j’ai pu expérimenter dans ma vie. Je le fais avec pureté et sans but. Je n’ai pas d’agenda pour l’argent, pour la scène, rien du tout. Cela n’a pas d’importance pour les gens comme moi. Je le fais parce que je pense que c’est ce que j’ai à faire. » (Cadre retraité, 73 ans, New York).

*
*     *

CONCLUSION

Une des conclusions sociologiques de ce travail est que la structure cognitive et pratique de la dépendance fonctionnelle et de l’addiction présente une objectivité irréductible à une simple « construction sociale », même si la façon dont les individus et les institutions se débattent avec le problème fait une large part à des croyances ou des valeurs susceptibles d’être révisées. Lorsque l’on prend conscience de cette situation, on est enclin à adopter une posture réaliste (Pharo, 2007) dont il existe au moins deux versions possibles dans les sciences humaines : prendre en considération les processus neurophysiologiques qui sous-tendent les jugements et les émotions, ou prendre en considération les structures logiques et pratiques dans lesquelles se réalisent les jugements et les émotions. J’aimerais avoir réussi à montrer que, contrairement à une vision manichéenne courante, ces deux approches ne sont nullement incompatibles.

[717]

ANNEXE.
Note sur les enquêtes de terrain


Le rapport de recherche MILDT-INCa et l’ouvrage qui en est issu (2011) s’appuient sur six entretiens réalisés en 2005 au centre Cassini d’aide aux toxicomanes de l’hôpital Cochin et sur douze entretiens à Paris et sept à New York réalisés en 2008 dans le cadre de la seconde convention de recherche. Les vingt-cinq entretiens, transcrits par mes soins, concernent six femmes et vingt-et-un hommes, âgés de 30 à 73 ans, les positions sociales allant de sans-domicile-fixe à cadre supérieur, les consommations principales étant, dans l’ordre, héroïne, cocaïne, alcool – avec du cannabis dans la plupart des parcours –, les méthodes d’arrêt étant, dans l’ordre, les groupes d’autosupport (12 étapes ou autres), les programmes de substitution, la psychothérapie ou l’automédication, et la durée d’abstinence du produit préféré s’étalant de un à vingt ans.

En-dehors des entretiens, l’enquête a consisté à prendre des contacts avec des associations, des chercheurs et des organismes officiels. J’ai participé, à Paris, à des réunions de Narcotiques anonymes et visité des centres de traitement tels que les centres Cassini et Marmottan, et des associations de quartier (Espoir Goutte d’Or). L’enquête aux États-Unis, principalement à New York (où j’ai passé un mois en 2005 et deux mois en 2008, accueilli par le Center on addiction and substance abuse à la Columbia University) et Los Angeles, m’a permis de rencontrer des chercheurs – sociologues, psychologues, neurobiologistes –, des médecins, des infirmiers, des travailleurs sociaux, des fonctionnaires, des assureurs, des juristes de terrain (attorneys), etc. J’ai assisté chaque semaine à des réunions de Narcotiques anonymes, Alcooliques anonymes, Alanon, Workaholics, Smart recovery, participé aux réunions de pilotage d’une enquête nationale sur les traitements de l’addiction, visité des centres de recherche (NIDA, NIAAA, NDRI), des organisations de soutien (Exponents, Faces and voices, etc.) et des centres de traitement, notamment l’Outpatient program du Bellevue Hospital, où je participais chaque mardi aux réunions de staff et de la communauté de patients. Enfin, j’ai visité plusieurs communautés thérapeutiques fermées : deux Phœnix houses à Brooklin et Los Angeles, et la Betty Ford foundation à Rancho Mirage en Californie.

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RÉSUMÉS

Français

Cet article s’intéresse aux fonctions physiologiques et pratiques des représentations et de la cognition, à partir d’un exemple, celui de l’addiction, considéré ici comme un révélateur des dépendances fonctionnelles de la vie sociale ordinaire. La première partie dresse un tableau des causes neurobiologiques envisagées aujourd’hui pour expliquer les inégalités individuelles face aux risques de dépendance, selon les quatre repères que constituent les circuits neuronaux de la récompense, les dispositions génétiques, les fonctions évolutionnaires et les mimétismes sociaux. À partir de cet arrière-plan réaliste, la seconde partie discute les approches rationalistes de l’addiction et propose, en guise d’alternative, une conception de la liberté appréciative comme gestion individuelle des pressions sociales et neurobiologiques, en vue d’assurer un bien-être et un confort fonctionnel aussi ajusté que possible aux dépendances subies. Dans cette approche de sociologie morale, l’analyse cognitive est étroitement associée à la dimension conative et éthique des choix en situation de dépendance. L’article s’appuie sur des enquêtes de terrain auprès d’anciens usagers de drogues et d’alcool et d’intervenants spécialisés en France et aux États-Unis.

Deutsch

Kognitive Soziologie und Suchtmoral.
Dieser Aufsatz befaßt sich mit den physiologischen und praktischen Funktionen der Vorstellungen und der Kognition und geht dazu vom Beispiel der Suchtabhängigkeit aus, die hier als Ausdruck der funktionellen Abhängigkeit des normalen Gesellschaftslebens betrachtet wird. Der erste Teil bringt die Aufstellung der neurobiologischen Gründe, die heute angeführt werden, um die individuelle Ungleichheit in Bezug auf das Abhängigkeitsrisiko zu erklären und stützt sich auf vier Punkte: die Neuronkreisläufe der Belohnung, die genetischen Veranlagungen, die Entwicklungsfunktionen und die soziale Mimikry. Vor diesem realistischen Hintergrund werden im zweiten Teil die rationalistischen Annäherungsansätze zur Sucht diskutiert und als Alternative ein Konzept der Einschätzungsfreiheit zur individuellen Behandlung des sozialen und neurobiologischen Drucks vorgestellt, mit dem so gut wie möglich Wohlbefinden und funktioneller Komfort innerhalb der Suchtabhängigkeit gesichert werden sollen. In dieser Auffassung als Soziologie der Moral steht die kognitive Analyse in engem Zusammenhang mit der konativen und ethischen Dimension des Auswahlverhaltens in einer Abhängigkeitssituation. Der Aufsatz stützt sich auf Feldumfragen bei ehemaligen Drogen– und Alkoholsüchtigen sowie bei Praxisspezialisten in Frankreich und den Vereinigten Staaten.

Español

La sociología cognoscitiva y la moral de la adicción. Este artículo se interesa a las funciones fisiológicas y prácticas de las representaciones y de la cognición, partiendo de un ejemplo, el de la adicción, considerado en este caso como el revelador de las dependencias funcionales de la vida social diaria. La primera parte establece un cuadro de las causas neuro-biológicas propuestas actualmente para explicar las diferencias individuales frente a los riesgos de la dependencia, según los cuatro puntos de referencia que constituyen los circuitos neuronales de la recompensa, las disposiciones genética, las funciones evolutivas y los mimetismos sociales. A partir de este trans-fondo realista, la segunda parte debate los enfoques racionalistas de la adicción y propone, a manera de alternativa, una concepción de la libertad de apreciación como una gestión individual de las presiones sociales y neurobiológicas, con el fin de asegurar un bienestar y una comodidad funcional lo más acorde posible con las dependencias experimentadas. En este enfoque de la sociología moral, el análisis cognoscitivo está estrechamente asociado a la dimensión conativa y ética de las elecciones en situación de dependencia. El artículo se apoya en las encuestas de terreno efectuadas a antiguos drogadictos y alcohólicos así como al personal de intervención especializado en Francia y en los Estados Unidos.



[1] Les réflexions qui suivent se fondent sur des recherches conceptuelles, documentaires et de terrain relatives à l’expérience individuelle et les politiques publiques des drogues (voir en Annexe la note concernant les enquêtes de terrain). Ces recherches ont été menées à Paris et à New York, dans le cadre de deux conventions de recherche avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), l’Inserm et l’Institut national du cancer (INCa) : Plaisir et intempérance. Anthropologie morale de l’addiction (2004-2006) et Redevenir libre ? Éthique et motivations de quelques voies de sortie de l’addiction (2007-2009). La synthèse de ces recherches figure dans Pharo (2011).

[2] Bien que ce ne soit pas le principal objet du présent article, il n’est pas inutile de rappeler que la mobilisation antidrogue des organisations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale n’a pas réussi à empêcher l’augmentation générale des productions et des usages de produits illicites, que les succès obtenus contre certains produits licites (tabac ou alcool) masquent en fait de très grandes disparités régionales, et que les autres addictions liées par exemple aux jeux et à la suralimentation sont partout en forte croissante. En ce qui concerne la situation française, on peut noter que, si la consommation de tabac a sensiblement diminué depuis 1974 (42 à 32 % de consommateurs), celle d’alcool, en baisse pour les usages quotidiens, est en hausse pour les usages festifs chez les jeunes, que celle de cannabis se stabilise à un niveau élevé (42 % des jeunes de 17 ans) et que, en-dehors de la consommation d’héroïne restée longtemps stable (autour de 1 %) avant de repartir aujourd’hui à la hausse, l’usage d’autres produits illicites a été multiplié par 3 sur la même période, en particulier celui de la cocaïne, passé de 1,4 en 1974 à 3,6 % en 2007 (source : Office français des drogues et des toxicomanies). On estime par ailleurs à 6 % le nombre d’usagers réguliers de médicaments psycho-actifs (14 % occasionnels), à 5 à 6 % les addicts à des jeux divers, à 33 % les personnes en surpoids, avec 10 % d’obèses. Le dernier rapport TREND (Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2010) souligne la diversité croissante des populations usagères : par exemple, l’usage de cocaïne relève maintenant de toutes les couches sociales (ce qui, comme on le sait, était déjà le cas de l’alcool, du tabac et du cannabis), celui d’héroïne se diffuse dans des populations dites intégrées et certains produits de synthèse (GHB/GBL), longtemps confinés aux milieux festifs, perdent leur caractère confidentiel. Il n’existe évidemment aucune donnée générale sur les durées de carrière dans la consommation, compte tenu des polyconsommations, de la fluidité des usages, des substitutions de produits et de pratiques, mais, à la suite d’une série de travaux influents sur les « arrêts spontanés » (Klingeman, Sobell, Barker et al., 2001), beaucoup de spécialistes insistent sur l’utilité de distinguer entre un primo-usage éventuellement intense mais susceptible de s’interrompre précocement, souvent sans traitement, et des installations sévères dans la durée, qui se dessinent à un âge plus avancé.

[3] Voir le DSM-IV de l’Association américaine de psychiatrie et la CIM-10 de l’Organisation mondiale de la santé.

[4] Étant entendu que chaque produit a sa propre action chimique sur le cerveau, sans même parler des effets sur le reste du corps, en termes notamment de toxicité.

[5] La tendance des recherches actuelles serait apparemment d’associer la libération de dopamine à la motivation (wanting), tandis que le plaisir proprement dit (liking) et l’apprentissage (learning) seraient liés à des mécanismes plus diffus. Voir Berridge (2007).

[6] Il y avait en 2007 environ 2,3 millions de personnes incarcérées aux États-Unis (Sabol, Couture et Harrison, 2007), soit un taux de près de 0,8 % (soit dix fois plus qu’en France), ce taux ayant été multiplié par 18 en quarante ans : entre 1948 et 1965, on avait en effet une fluctuation de 43,4 à 50,9 pour 100 000, et en 1981 on n’était encore qu’à 69,7 pour 100 000 (Jacobs et Helms, 1996). Or, si seulement 24 % des prisonniers le sont pour des faits directement liés à la drogue, 70 % d’entre eux sont censés avoir abusé des drogues au moment où ils ont commis leur infraction (US department of Justice, 2004, 2005). De plus, c’est principalement le souci de réprimer l’usage de drogue qui a conduit, à partir des années 1970, à durcir l’arsenal judiciaire notamment sous la forme des peines plancher, des peines à vie ou des suppressions de liberté conditionnelle (Abramsky, 2007).

[7] En fait, l’efficacité du système est très controversée. Pour une revue d’études favorable, voir Miller et Flaherty (2000). Pour une critique méthodologique des études d’efficacité, lire Klag, O’Callaghan et Creed (2005).

[8] En l’état actuel, aucun traitement n’est validé pour la dépendance à la cocaïne et ceux qui le sont pour l’héroïne ou l’alcool se fondent principalement soit sur des effets de substitution (méthadone et buprénorphine haut dosage pour l’héroïne), soit sur des effets anxiolytiques (benzodiazépines) ou de réduction du manque (naltrexone).

[9] Comme on le sait depuis les fameuses études sur les arrêts spontanés des vétérans de la guerre du Vietnam (Robins, Helzer, Hesselbrock et al., [1977] 1980), confirmées ensuite par d’autres recherches (Klingeman, Sobell, Barker et al., 2001).

[10] On pense ici à certains euphorisants tels que le GHB, ou anesthésiants et hallucinogènes comme la kétamine et la phencyclidine (PCP), considérés parfois comme « drogues du viol ».

[11] Éthique à Nicomaque, VII.

[12] Voir le Philèbe et la théorie des faux plaisirs (Platon, 1941).

[13] Coupés de leurs ritualisations traditionnelles, les produits se sont généralement répandus sous des formes plus pures et addictives : par exemple, l’alcool distillé plutôt que les boissons fermentées, l’héroïne plutôt que les feuilles de pavot, la cocaïne plutôt que les feuilles que l’on mâche, la méthamphétamine vendue à l’état pur sur le marché clandestin plutôt que diffusée en petite quantité dans des préparations pharmaceutiques, etc. Voir Van Worner et Rae Davis (2008).

[14] Lire Courrier international (2009).

[15] L’objet de cet article n’étant pas de documenter les politiques publiques et les structures d’aide en Europe et aux États-Unis, je me permets de renvoyer aux deux rapports de recherche cités et à l’ouvrage à paraître (2011), ainsi qu’à deux articles sur les politiques de réduction des risques (2005) et sur le débat relatif à la dépénalisation (2010).

[16] On pourrait arguer que le simple usage a des effets d’alimentation de l’offre et des circuits commerciaux et, par là, de mise en danger d’autrui. Mais ce type d’effet reste assez diffus et ne paraît guère plus nuisible que beaucoup d’autres pratiques licites dans les domaines économique, politique ou médiatique.

[17] Il s’agit des réunions de Narcotiques anonymes, groupe d’autosupport fondé, comme les Alcooliques anonymes, sur le principe des 12 étapes, mais dédié aux autres produits psycho-actifs.

[18] Voir, par exemple, les personnages de Geoffrey Firmin dans Au-dessous du volcan, le roman de Malcolm Lowry, ou de Ben Sanderson, le héros du film Leaving Las Vegas de Mike Figgis.

[19] Narcotiques anonymes.

[20] Il s’agit du Chemical dependence outpatient program de l’hôpital Bellevue à New York.

[21] Passagers clandestins.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 avril 2018 20:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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