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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Patrick Pharo, Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture. Gallimard, coll. « folio/essais », Paris, 2004, 368 p. Compte rendu publié dans la revue KLESIS – Revue philosophique: philosophie et sociologie (1) / décembre 2007, pp. 120-125.

Vincent Seveau 

Patrick Pharo, Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture. Gallimard, coll. « folio/essais », Paris, 2004, 368 p.

Compte rendu publié dans la revue KLESIS – Revue philosophique: philosophie et sociologie (1) / décembre 2007, pp. 120-125.

 

Le parcours narratif de Patrick Pharo, dans son ouvrage Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture, est comme la traversée exploratoire d’une forêt sauvage et humaine. De l’orée « Morale et sociologie », l’auteur nous achemine vers une sociologie morale, en balisant le chemin d’histoire des sciences, de logique et de nombre de définitions. Cet ouvrage majeur par sa densité, sa force logique et son à propos historique, formule autant de questions théoriques et de critiques scientifiques qu’il fournit de propositions de méthodes et de résultats analytiques à propos de ses deux objets que sont la morale et la sociologie. L’enjeu consiste clairement à les réunir sous l’égide de la logique [1]. 

La collaboration de la philosophie, discipline analytique transversale, et de la sociologie, science empirique et technique, exploite la question épistémologique de la différence entre théorie et pratique, entre général et particulier [2]. Cette démarche n’est pas un artifice de méthode, elle formule un contenu de ce problème général – la morale en tant qu’objet – en interrogeant le fondement conceptuel de la pensée (notamment sociologique) et son implication pratique [3]. 

Le premier chapitre : « Le domaine de la sociologie morale » (p. 35-84) circonscrit les limites de l’objet à travers un ensemble de définitions et de précisions (typo)logiques. Patrick Pharo effectue une première distinction entre forme morale – l’autorité de l’éthique (p. 38) – et contenu moral – sens, valeurs et normes et leurs processus d’élaboration (p. 40) –, précisant cependant l’interpénétration entre étude des moeurs et théorie de la morale [4]. À travers ce premier geste surgit la nécessité de fixer les outils théoriques existants à un certain nombre de critères. 

Le fait moral, en tant que fait social spécifique, possède deux caractéristiques : il est corrélé à l’hypothèse des auteurs d’un sens réflexif de leur action et se déploie dans la confrontation des rapports inter-humains (p. 53) [5]. Par là, il est lié au principe de responsabilité individuelle et à ses contenus sociaux. Il s’agit donc d’établir les critères communs de reconnaissance du fait moral. Ce chemin est en trois temps : 

– une typologie des figures de la responsabilité morale (p. 56-58) ;
 
– une liste de trois critères de repérage empirique de l’action morale, constituée à partir de la définition du fait moral et du projet. Ils sont construits à partir de l’opposition entre devoir et bien – entre kantisme et utilitarisme (p. 60) – : la souffrance indue (p. 67-69) – à partir de la figure du mal de l’innocent –, la justice d’autrui (p. 69-71) « reformulant le principe communicationnel de Jürgen Habermas » et les descriptions morales (p. 72-74) « principe sémantique consistant simplement à lier le caractère moral d’un fait social à sa description morale supposée véridique » ;
 
– enfin, une définition des concepts de norme et de valeur complètent cette délimitation dont la conclusion synthétise les versants herméneutique et analytique : « Ce sont là des raisons suffisantes pour définir l’objet d’une sociologie morale principalement à partir du sens et des valeurs que les sujets sociaux accordent à un ordre normatif de la société, et non pas du seul ordre normatif externe, comme le faisaient Durkheim ou Parsons. » (p. 83). 

Une grande partie de l’ouvrage (chapitres III, IV et V) est consacrée à la mise en perspective de théories regroupées en trois « familles ». Les théories socioculturelles de la morale (p. 85-137), les approches actionnistes (p. 138-192), le naturalisme et ses limites (p. 193-244). Par cette mise en relation des concepts et des théories, l’auteur exhibe les problèmes internes à différentes approches pour en extraire la synthèse qu’il mettra en oeuvre dans la suite du texte. Son étude de la morale est principalement celle des auteurs de sociologie – Durkheim, Parsons, Bourdieu, Weber, Habermas, Boudon etc. Cependant cette histoire des idées sociologiques se conjugue avec d’autres perspectives – philosophie du langage, linguistique, économie, psychologie, psychanalyse, anthropologie, génétique, sociobiologie, neurologie, mathématiques – conformément à la visée épistémologique du texte. Le découpage structurel de ces trois chapitres [6] se construit autour d’une opposition conceptuelle entre autonomie morale et causalité multiple. 

Les théories socioculturelles, « parfois qualifiées aussi de théories holistes » [7] prennent principalement en compte le caractère normatif de la vie sociale. L’importance accordée aux multiples déterminismes de l’action laisse peu de place à l’analyse des appropriations de sens que privilégient les approches actionnistes. La normativité sociale du fait moral, visible à travers ces approches, n’est pas à éluder. L’objectif de cette présentation des théories socioculturelles est de la faire dialoguer avec l’hypothèse d’une autonomie morale mais également de dynamiser ces théories, grâce à une base analytique permettant de reconstituer une objectivation de la morale valable logiquement. 

Les approches actionnistes subordonnent l’analyse normative à la théorie de l’action individuelle et collective. Elles insistent sur l’analyse du sens, d’un point de vue herméneutique ou logique. En partie élaborées autour du modèle compréhensif, elles insistent sur la capacité auto-réflexive, le concept de rationalité, la capacité linguistique et donc le caractère immatériel de la morale. Ces approches, selon l’auteur, participent d’une même sensibilité qui renvoie au principe de responsabilité morale. Cette sensibilité tente résolument de concilier l’incommensurabilité du fait moral avec l’analyse contextuelle des actions. 

L’analyse du naturalisme met en parallèle les points de vue sociologique et philosophique avec les apports des sciences naturelles. Complétant le tableau déterministe des faits moraux, ce chapitre exclut les prétentions strictement matérialistes de l’analyse des faits moraux [8]. Bien que Patrick Pharo reconnaisse la pertinence d’une telle approche complémentaire du fait moral – en lui accordant un chapitre – sa conclusion écarte l’hypothèse purement matérielle, peu pertinente à la lumière de la nature de son objet. Le caractère conditionnel naturel des normes, la fonctionnalité des besoins naturels ou l’évolutionnisme biologique permettent l’explication d’une somme de comportements sociaux et individuels et précisent un cadre matériel. Cependant la spécificité du fait moral réside précisément dans la confrontation des sommes d’explications matérielles déterminantes de l’action (physiques ou sociales) avec la rationalité, capacité de délibération qui dirige et oriente par ailleurs ces considérations mécanistes [9]. 

Le dispositif d’agencement des grands paradigmes de l’analyse du fait moral signale les difficultés dues à l’objet. Elles précisent également la ligne de front sur laquelle la sociologie morale peut et doit s’équilibrer. Les deux derniers chapitres sont consacrés aux propositions de méthodes d’une sociologie morale (p. 245-297) et d’une sémantique de la culture et de l’action (p. 298-335). Patrick Pharo travaille une double perspective : de légitimation épistémologique et de construction de méthode empirique. Ces deux chapitres développent une méthode sémantique qui dépend largement du dispositif de délimitation du domaine de la morale [10] qu’il illustre par deux exemples précis : la normalisation de la prostitution (p. 286-291) et la compréhension du terrorisme (p. 292-297). 

Le premier aspect de sa méthode (le plus essentiel et le plus général) est la clarification des contenus conceptuels. Appuyée sur le principe du sens ordinaire de la morale, cette clarification repose sur l’ultime point d’accord hypothétique des consciences : le sens logique appliqué à la description factuelle vérifiée. C’est ce que signalent les deux préceptes méthodologiques (p. 252 [11], p. 255 [12]). Pour ce faire, le sociologue s’appuie sur la méthode sémantique d’interprétation qui prend en compte : « 1) les données sensibles, 2) la logique des termes descriptifs et 3) l’adéquation de ces derniers aux données. » (p. 263) La sociologie morale est essentiellement normative dans la mesure où elle s’appuie sur une différenciation entre factuel (du dire, du faire) et contre-factuel (idéal-type moral fondé sur des critères normatifs). L’auteur fixe ainsi une autonomie morale dont les principes généraux (de rang supérieur p. 281) permettent de dépasser le relativisme par la restriction stricte du domaine de la morale. 

Cette méthode repose en définitive sur une sémantique de la culture et de l’action, c’est-à-dire une catégorisation logique et conceptuelle basée sur l’affinité logique entre justice et moralité, sous l’égide de la plus haute forme de généralisation connue [la vérité en tant que postulat du langage moral et non-moral (p. 317) [13]]. Elle propose ainsi des outils catégoriels pour la compréhension interculturelle (la sémantique interculturelle [14]), pour les conditions de l’accord civil (la condition civile essentielle [15]), pour l’analyse des actions (la sémantique des actes civils [16]) et pour l’évaluation de la distorsion du jugement moral (basée sur la délimitation du fait moral, de sa nature contre-factuelle et de son incidence hypothétique [17]). 

La base de la sociologie morale se fonde sur la délimitation logique du fait moral et l’adéquation de ce type idéal à toute factualité intégrant cette dimension. Cette approche réunit le principe de compréhension et de correspondance normative en prenant compte d’un certain bon sens (logique), traduit dans les termes de l’engagement rationnel (sociologique). L’auteur accorde une grande attention à la situation culturelle. En plus de son aspect technique, la thèse révèle un véritable diagnostic moral qui cependant évacue certains aspects par la trop grande circonscription du domaine. 

Si la méthode est riche et assez générale, la délimitation stricte du fait moral à partir du sens, des valeurs et des normes (typologiques et conceptuelles) laisse de côté la problématique de l’interpénétration des valeurs que l’on retrouve par exemple dans le domaine esthétique (que l’auteur proscrit naturellement de son analyse). Or l’analyse de l’interpénétration des valeurs ne permettrait-elle pas d’élargir le diagnostic culturel (niveau de l’humanité) et de nuancer les normes fondatrices de vérité et de justice qui établissent le point de départ de l’analyse morale ? 

Le principe de rationalité logique, paradigme de la sociologie morale, récuse l’analyse des croyances et des images que d’autres théories décrivent en tant que modes de rationalité. Cette distance vis-à-vis de l’imaginaire et de sa logique pose question dans la phrase de conclusion : « Ne croire ni au progrès, ni à la rationalité, ni aux Lumières, ni à la civilisation, c’est ou bien ne croire à rien, et cela s’appelle le nihilisme, ou bien croire à quelque chose qui ne sera admissible par le plus grand nombre que par sa capacité à apparaître comme un progrès, une idée rationnelle ou une chance pour la civilisation morale. » (p. 368) 

Cette question de la croyance valable renvoie à la « mission » du sociologue et interroge sa légitimité à prescrire, dans le cadre d’une recherche descriptive. Elle interroge donc le fondement de la sociologie morale que Patrick Pharo s’efforce de construire. De notre point de vue, un tel outillage n’a nul besoin d’affirmer son caractère normatif dans la mesure où cette construction résulte d’une typologie wébérienne. Dans ce cas, le glissement d’une typologie conceptuelle à une essence morale reste, malgré les précautions épistémologiques, la limite incommensurable du statut de sociologue. Cette limite, qui n’est pas franchie dans le texte, est toutefois ambiguë et la neutralité axiologique, que l’auteur critique sévèrement, reste sans doute le meilleur frein à ce moralisme rationnel sous-jacent. 

Pour conclure cette lecture, signalons enfin une absence. La notion d’engagement [18], présente dans l’ensemble du texte n’est nulle part définie avec la précision et la concision que l’on sait pouvoir attendre de l’auteur. L’importance d’un tel terme dans la théorie proposée aurait mérité cette précision, exprimant un lien entre la « conceptualité » et « l’empire » du social. 

Vincent SEVEAU


[1] « Le projet d’une sociologie morale repose en particulier sur une composante épistémologique qu’il faut accepter d’emblée, car certaines questions philosophiques comme par exemple les rapports entre description et évaluation, compréhension et explication, moeurs et autonomie morale sont en effet constitutives de sa démarche. » (p. 44).

[2] « Comme on le verra, ce problème est à la fois philosophique et sociologique puisqu’il implique d’objectiver le sens conceptuel de la moralité (ce qui est un problème de philosophie) et celui de son inscription dans les faits sociaux (ce qui est plutôt un problème de sociologie) » (p. 13).

[3] Sur ce sujet, voir l’article de Georg Simmel, « Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques » in Le problème de la sociologie et autres textes, éditions du Sandre, Paris, 2006, p. 17-40.

[4] « Et c’est dans l’intervalle qui s’établit entre l’autorité de l’éthique et la contingence des situations sociales que se situe le domaine d’objets et donc aussi le projet particulier d’une sociologie morale. » (p. 38)

[5] « Plus précisément encore, le fait moral (ou immoral) pourrait être défini comme : _ un fait qui est ce qu’il est ou devrait être autre que ce qu’il est, en raison d’une virtualité normative supposée commune, accessible à la réflexion de l’agent et susceptible de le justifier ou de le contredire ; _ faute de quoi, le fait considéré est moralement indifférent ou éventuellement incoercible, c’est-à-dire non accessible à une régulation morale. » (p. 54)

[6] Il est inutile de retranscrire ici les méandres de cette classification conceptuelle et historique, ce commentaire se contentera donc de renvoyer le lecteur à l’ouvrage présenté pour apprécier les liens analytiques d’une pensée à l’autre. Notre projet étant de mettre en avant la méthode et les enjeux de cet ouvrage et non d’en retranscrire le contenu intégralement.

[7] (p. 85)

[8] « Un tel ordre [objectif du sens et des valeurs] ne peut se donner au contraire que comme un ordre logique et normatif qui fixe à chaque conscience certaines contraintes sur ce qu’il y a à penser et à faire dans le monde environnant. » (p. 243)

[9] « En définitive, s’il y a peu de chance d’obtenir une connaissance strictement neurobiologique ou évolutionniste du sens, des valeurs et de la morale, c’est parce qu’on a toujours besoin de supposer des structures conceptuelles de la moralité pour appréhender de telles entités sous leur dimension psychologique, alors qu’on peut très bien se contenter de concepts observationnels pour appréhender les substances physiques. » (p. 242)

[10] « Toutes les questions qu’on peut se poser à propos d’une sociologie morale, et en particulier celles qui tiennent à son objectivité, dépendent donc d’une clarification des contenus conceptuels et normatifs inhérents aux faits sociaux. » (p. 246)

[11] « On peut en tout cas tirer de ces remarques un premier précepte méthodologique qui consiste à faire dépendre l’analyse du sens téléologique et interprétatif de la connaissance plus générale qu’on peut avoir du sens logique des termes sociaux : actions, sentiments, relations, qualités... applicables aux phénomènes considérés de façon véridique. »

[12] « On peut tirer de ces remarques un second précepte méthodologique qui est d’étudier le rapport aux valeurs en prenant appui sur les descriptions véridiques de l’action, et non pas seulement sur les discours des sujets. »

[13] Sur cette affinité entre vérité et justice, cf. Georg Simmel, op. cit. p. 39.

[14] « La notion de sémantique interculturelle vise à désigner l’ensemble des relations logiques que les pensées humaines, et les termes qui les expriment, sont susceptibles d’entretenir avec le monde des objets environnants, physiques, sociaux ou idéaux. » (p. 300)

[15] « L’idée d’une morale civile élémentaire [...] donnée de base de la coopération sociale, dont on peut vérifier la présence dans un grand nombre de sociétés sous forme d’un large spectre de croyances normatives communes [...] on peut aussi remarquer qu’elle relève d’un postulat logique assez banal, lié à nos moyens sémantiques de compréhension des actes d’autrui [...]. Mais la notion de condition civile essentielle apporte aussi une précision supplémentaire, qui est l’idée d'une norme de vérité et de justice limitant les libertés que chacun peut prendre à l’égard d’autrui – du moins aussi longtemps que l’on reste dans une relation supposée libre et égale. » (p. 315-317)

[16] Acte civil défini « comme un acte accompli par une première personne en direction d’une seconde personne en sachant que celle-ci en aura connaissance et de telle façon qu’elle en ait effectivement connaissance. » (p 323)

[17] Analyse de l’intempérance morale qui « comme les autres distorsions, se révèle par une contradiction entre le sens moral revendiqué et le fait que tel ou tel aspect de la pratique envisagée entraîne des souffrances indues, lèse la justice d’autrui ou tombe sous une description immorale. » (p. 348-349)

[18] « Ce qu’il y a d’inacceptable dans cette vision [la vision relativiste et sceptique NDA], c’est qu’elle réduit à néant tous nos efforts pour stabiliser le sens des concepts les plus compliqués, comme le sont les concepts moraux, et entretient l’idée somme toute assez curieuse que nous vivrions dans une sorte de perpétuelle illusion rationnelle. Mais une leçon de morale assez élémentaire est précisément de prendre au sérieux les contraintes issues de cet engagement rationnel, même et surtout lorsqu’elles sont contradictoires avec les pentes les plus naturelles de notre comportement. [souligné par nous] » (p. 358)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 14 septembre 2008 11:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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