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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Problèmes empiriques de la sociologie compréhensive.” Un article publié dans la REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, vol. 26, no 1, 1985, pp. 120-149. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 décembre 2011 de publier cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Patrick Pharo

Problèmes empiriques
de la sociologie compréhensive
”. *

Un article publié dans la REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, vol. 26, no 1, 1985, pp. 120-149.

Resumen / Zusammenfassung / Abstract / Résumé
I.  Le concept de sens endogène de l'activité sociale
II. Indications méthodologiques
a) Le sens référentiel
b) Le sens contextuel
—  Le fil conversationnel
— Les actes de parole
— Le contexte pratique
c) Le sens sapiential
III. Sociologie compréhensive et généralisations
Références bibliographiques


Resumen

Patrick Pharo :
Problemas empiricos de la sociologia comprensiva
.

Pueden ser olvidados los fundamentos metodolôgicos de la sociologia comprensiva de Max Weber cuando se descuida que uno de los mayores objetos de su investigación es la actividad social. Y asi se olvida también el sociólogo de explicar las operaciones que le autorizan a notar el sentido de esas actividades. Sin embargo la posteridad de Weber gracias a la obra de Alfred Schütz, pero también al nuevo estudio profundizado de los problemas de la descripción social que se debe a la etnometodologia y a Harold Garfunkel peculiarmente, basta con atestiguar que las dificultades metodológicas de la sociologia comprensiva con las cuales se habia confrontado Weber, pueden hallar, a lo menos parcialmente, soluciones empiricas y rigurosas. Siguiendo esa reflexion, se esfuerza ese articulo por sistematizar ciertos principios de descripción metôdica y por ensenar que, con la consideración de los tres niveles, referencial, contextual y sapiencial del sentido de la actividad social, es posible hacerla comprensiva facilitando juntamente vias interesantes para la generalización sociolôgica.

Zusammenfassung

Patrick Pharo :
Empirische Problème derverstehenden Soziologie
.

Die methodologischen Fundamente der verstehenden Soziologie von Max Weber laufen Gefahr, vergessen zu werden, wenn der Soziologe vernachiâssigt, das eines der Hauptziele seiner Untersuchung das soziale Handeln ist und dabei ebenfalls unterlàsst, die Denkverfahren zu begrunden, mit denen er den Sinn dieses Handelns ausdruckt. Gleichwohl bezeugt die Nachfolgerschaft von Max Weber, dank dem Werk von Alfred Schtitz, aber auch der Vertiefung der Problème der sozialen Beschreibung der Ethnomethodologie und Harold Garfinkels im besonderen, dass die methodologischen Schwierigkeiten der verstehenden Soziologie, die Weber selbst aufwarf, zumindest teilweise empirische und scharfe Losungen finden kônnen. In dieser Gedankenlinie versucht der vorliegende Aufsatz bestimmte Grundsatze der methodischen Beschreibung zu systematisieren und zu zeigen, dass es, durch die Berùcksichtigung von drei Ebenen, referentiell, kontextuell und sapential, des Sinns des sozialen Handelns môglich ist, dièse verstàndlich zu machen, und dabei intéressante Wege zur soziologischen Verallgemeinerung zu ôffnen.

Abstract

Patrick Pharo :
Empirical problems of comprehensive sociology
.

The methodological foundations of Max Weber's comprehensive sociology are very likely to be forgotten when the sociologist, in neglecting that one of the major objects of his investigation is social activity, also neglects accounting for the operations that authorise him to express the meaning of these activities. Yet thanks to the work of Alfred Schütz and to the extensive resumption of work on the problems of social description which we owe to ethnomethodology and in particular to Harold Garfinkel, Weber's posterity suffices to attest that the methodological difficultés of comprehensive sociology that Weber himself had faced, may find, at least partially, empirical and rigorous solutions. In this line of thought, the present article tries to systemise certain principles of methodical description and to show that by taking into account the three referential, contextual and sapiential levels of meaning of social activity, it is possible to make the latter compréhensible, while opening up interesting perspectives for sociological generalisation.

Résumé

Patrick Pharo :
Problèmes empiriques de la sociologie compréhensive
.

Les fondements méthodologiques de la sociologie compréhensive de Max Weber ont toutes chances d'être oubliés, lorsque, négligeant que l'un des objets majeurs de son investigation est l'activité sociale, le sociologue néglige aussi de rendre raison des opérations qui l'autorisent à dire le sens de ces activités. Pourtant, la postérité de Weber, grâce à l'œuvre d'Alfred Schütz, mais aussi grâce à la reprise approfondie des problèmes de la description sociale que l'on doit à l'ethnométhodologie et à Harold Garfinkel en particulier, suffit à attester que les difficultés méthodologiques de la sociologie compréhensive, auxquelles Weber s'était lui-même confronté, peuvent trouver, au moins partiellement, des solutions empiriques et rigoureuses. Dans cette ligne de réflexion, le présent article s'efforce de systématiser certains principes de description méthodique et de montrer que par la prise en compte des trois niveaux référentiel, contextuel et sapiential du sens de l'activité sociale, il est possible de rendre celle-ci compréhensible, tout en ouvrant des voies intéressantes à la généralisation sociologique.


[120]


C'est une évidence de dire que tout discours bien formé relatif aux activités sociales dispense un sens de celles-ci, car c'est le propre du discours d'avoir du sens. Mais tout le problème de la sociologie, pour autant qu'elle est une science du réel, est d'attribuer aux activités sociales, par son discours, un sens qui leur soit adéquat et sur lequel on puisse porter un jugement en termes de vérité ou de fausseté. L'écart du sens attribué, et en particulier du sens idéal-typique, vis-à-vis du sens réel de l'activité a constitué, dès les débuts de la sociologie compréhensive (Weber, 1922a : 4) [1], le principal problème d'une démarche qui, tout en posant que la sociologie est « une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale » (ibid.), n'a jamais confondu l'interprétation en question avec l'impressionnisme qui prévaut souvent dans certaines descriptions sociologiques. Mais la sociologie compréhensive de Max Weber, en présentant le sens de l'activité comme « le sens subjectif du devenir » (ibid., 8), pose une autre exigence à l'interprétation sociologique, celle de serrer au plus près le sens et les motifs de l'action dans le moment où elle se déroule, et non pas de réduire les premiers à des mécanismes structurels dont la description ne pourrait avoir qu'un très lointain rapport avec le « sens subjectif » ou le « sens visé » de l'activité. La double exigence de scientificité et de fidélité du discours sociologique à des phénomènes singuliers a alimenté, chez Weber lui-même, et chez ses successeurs, Alfred Schutz en particulier [2], une discussion féconde sur les moyens d'accéder au sens réel de l'activité. Ce que Schutz appelait le « postulat weberien de la compréhension du sens visé » (1933) ne peut en effet donner lieu à des résultats empiriques démontrables qu'à la condition que soient levées un certain nombre de difficultés épistémologiques et méthodologiques. À celles [121] que Weber avait lui-même soulevées (par exemple celle du rapport entre le « motif invoqué » par le sujet et le « motif refoulé » de son activité) (Weber, 1922a : 10), Schutz devait ajouter un certain nombre de considérations inspirées de la phénoménologie husserlienne marquant les limites de l'interprétation du « sens visé » (par exemple le fait que l'activité douée de sens se donne toujours pour le sujet sous la forme d'une activité déjà accomplie) (Schutz, 1933 :8). Mais c'est sans doute l'ethnométhodologie de Harold Garfinkel (1967 et 1970) [3] et de ses successeurs qui, en établissant un lien entre l'apport de la phénoménologie et celui des travaux anglo-saxons de philosophie du langage, a fait avancer de la façon la plus nette la problématique de la sociologie compréhensive.

Sans reprendre une discussion détaillée de ces différents apports, le présent article se propose, en les considérant comme acquis, d'en tirer certaines conclusions de caractère méthodologique en vue de dégager des moyens d'accès empirique et rigoureux au sens de l'activité sociale.

I. — Le concept de sens endogène
de l'activité sociale


Lorsque Weber utilise le mot « sens » (Sinn), il désigne, dit-il, « le sens visé subjectivement en réalité... » ou bien « ce même sens visé subjectivement dans un pur type construit conceptuellement par l'agent ou les agents conçus comme des types » (1922a : 4). Cette opposition du sens « réel » et du sens « idéal-typique » a l'inconvénient de suggérer une substitution nécessaire du second au premier pour cette raison que l'accès à tout le sens réel de l'activité apparaît naturellement comme une gageure. C'est pourquoi je proposerai pour ma part de parler d'abord, plutôt que du « sens réel » de l'activité, de son sens endogène, en cherchant par là à désigner ce qui, dans l'activité considérée, préexiste à l'intervention de l'observation sociologique et à rappeler ainsi l'une des banalités de base des « sciences de la culture », que les tendances physicalistes ou structuralistes de la sociologie ont parfois fait oublier : à savoir qu'on ne construit pas les faits sociaux de la même façon que les faits physiques pour cette bonne raison que les premiers sont toujours déjà construits, de façon endogène, par des acteurs sociaux et que c'est même cette autoconstruction qui leur donne leur efficience (et c'est pourquoi Weber a, par exemple, construit toute sa théorie politique sur des « croyances de légitimité », et non pas sur des rapports de « forces » dans le sens physique de ce terme). Bref, l'expression proposée a pour fonction première de maintenir le projet d'une compréhension du « sens visé subjectivement en réalité » dont on [122] risque de se débarrasser trop facilement en raison de l'impossibilité, indiscutable, de saisir la « réalité elle-même ». Autrement dit, le projet sociologique ne peut en aucun cas s'émanciper de ce fait premier que constitue l'interprétation du social par les membres (de même que le physicien ne peut s'émanciper de la réalité des faits physiques qu'il considère).

Je proposerai d'autre part d'inclure la notion de sens idéal-typique dans une catégorie plus large que j'appellerai sens supposé, pour cette raison que le recours à l'idéal-type n'est qu'une des nombreuses façons par lesquelles on peut conjecturer le sens d'une activité. Il est de fait que Weber voit dans l'idéal-type le moyen conceptuel privilégié par lequel peut devenir compréhensible une activité sociale singulière, et cela particulièrement dans le domaine de la recherche historique. Mais les idéaux-types relatifs à la durée humaine ou aux structures sociales ont fini par devenir des points de passage obligés de toute recherche sociologique concrète, comme s'il était indispensable de caractériser préalablement le temps et les structures sociales pour pouvoir produire des connaissances valides sur certains objets particuliers. En fait, la durée humaine ou les structures sociales, avant d'être un problème pour les sociologues, sont d'abord des questions que se posent les gens ordinaires, et la description rigoureuse de la façon dont ils se posent pratiquement ces questions dans leurs activités quotidiennes suffirait à elle seule à tracer un programme d'investigation suffisamment important pour qu'il ne soit pas nécessaire de prétendre, en plus, intégrer ces interrogations dans un sens général de la durée ou de la structure élaboré par le sociologue.

L'un des grands intérêts de l'ethnométhodologie de Garfinkel réside précisément dans la façon dont elle indique une voie de recherche qui se situe en quelque sorte en-deçà de toute interprétation idéal-typique. L'« interprétation » du social que nous propose Garfinkel se distingue de celle des sociologies courantes par ce que j'aurais tendance à appeler son ascétisme ou son économie de moyens. Par rapport aux frénésies interprétatives qui se justifient de quelques références hâtives aux idéaux-types de Weber (comme si, pour celui-ci, la pertinence d'un idéal-type pouvait valoir indépendamment de son adéquation à un sens visé en réalité), l'ethnométhodologie propose une mise en suspens des évidences naturelles qui font du sociologue, comme de tout individu, le membre d'une intersubjectivité sociale, de façon à réduire ses anticipations de sens à ce qui est juste nécessaire pour comprendre les « structures formelles de l'activité sociale », c'est-à-dire ce qui, dans l'activité raisonnante et « exposante » des acteurs, permet d'assurer la stabilité toujours reconstruite d'un ordre social (Héritage, 1984). Résolument empirique, cette démarche propose de s'en tenir à ce qui est visible pour cette raison qu'elle suppose une identité entre l'accomplissement d'une activité et sa « mise en vue » à l'intention d'autrui. Ainsi le sens endogène ne renvoie plus à une multiplicité d'affects et d'états de conscience que seule une psychologie des profondeurs permettrait d'inventorier, mais à un accomplissement de sens dirigé vers autrui, et la nécessaire opacité de la première a son pendant dans la publicité nécessaire du second.

[123]

Mais, pour bien comprendre en quoi cette analyse dégage une voie de recherche originale dans la supposition du sens endogène de l'activité (Garfinkel lui-même parle de « conjectures » sur les « candidats au statut de phénomène radical » : 1976), il importe de resserrer le cadre théorique et méthodologique de l'analyse du sens endogène et de refaire, pour notre propre compte, certains emprunts à la phénoménologie et à la philosophie du langage.

L'apport majeur de la phénoménologie husserlienne à une sociologie compréhensive me paraît résider dans la notion de « corrélation » qui joue un rôle central dans le dispositif théorique de la phénoménologie (Husserl, 1954a : 189). Le terme de « corrélation » n'a évidemment rien à voir ici avec celui que l'on utilise lorsqu'on parle, dans un discours mathématique, de « corrélation de variables ». L'idée-clef de Husserl est en effet qu'à l'opposé des conceptions « objectivistes » ou « psychologistes », la perception des objets du monde implique toujours la mise en œuvre d'une « pré-visée anticipatrice », d'un ensemble de « perspectives » qui « portent en elles-mêmes à chaque phase un sens ». « Dans toute perception de chose, écrit Husserl, est impliqué un « horizon » entier de modes d'apparition et de synthèses de validation non actuelles et cependant co-fonctionnantes » (ibid., 181). Autrement dit, la distinction que l'on établit habituellement entre le sujet et l'objet, entre la conscience et la chose, ne résiste pas à l'analyse phénoménologique qui tend à montrer au contraire qu'une chose ne peut être chose que dans une « conscience de chose ». Ce qui assure le lien de la formulation husserlienne du principe de corrélation avec la problématique weberienne de compréhension de l'activité sociale suivant son « sens visé subjectivement », c'est le fait qu'elle ne constitue pas seulement une spéculation philosophique relative à « l'ego solitaire » (dans la ligne du mode transcendantal de réflexion initié par la pratique cartésienne du doute méthodique), mais qu'elle s'élargit, même si ce n'est que de façon partielle, à la dimension intersubjective de la réalité. Comment un monde peut-il être réel et valide, non seulement pour moi, mais aussi pour les autres avec qui je suis quotidiennement en relation, telle est la question à laquelle tente de répondre la théorie phénoménologique de la corrélation : « Dans la compréhension réciproque, mes expériences et les acquis de mes expériences entrent avec ceux des autres dans une connexion analogue à la connexion des séries particulières d'expérience à l'intérieur de ma vie d'expérience (ou de celles d'un autre à l'intérieur de sa vie d'expérience) ; et de nouveau nous assistons au fait que, à mettre les choses en gros et à les prendre dans leur ensemble, il se produit une cohérence intersubjective de la validation concernant les singularités en tant que constituant la normale, et du même coup une unité intersubjective dans la diversité des validations et de ce qui en elle est valide » (ibid., 181). Car, ajoute Husserl, « chacun 'sait' qu'il vit dans l'horizon de ses compagnons d'humanité, avec lesquels il peut entrer en connexion tantôt actuelle, tantôt potentielle, de même qu'ils peuvent le faire (et il le sait) dans un être ensemble actuel ou potentiel. Il sait que lui et ses compagnons sont, dans une connexion actuelle, reliés de telle sorte aux mêmes choses d'expérience, que chacun possède de ces mêmes choses différents aspects, différents côtés, différentes perspectives, etc., mais chaque fois à partir du même système d'ensemble des diversités dont chacun a [124] conscience pour soi comme des mêmes (dans l'expérience actuelle de la même chose), toujours en tant qu'horizon d'expérience possible de cette chose » (ibid., 187).

Cette analyse husserlienne de l'intersubjectivité a pour qualité majeure de faire dépendre la « choséité » des faits sociaux de l'accord des consciences sur cette choséité, et l'on comprend le parti qu'a pu en tirer Garfinkel dans sa critique du « naturalisme » durkheimien. Elle rejoint directement le point de vue weberien selon lequel le fait physique, physiologique ou démographique le plus indiscutable n'intéresse le sociologue que pour autant que des acteurs sociaux lui accordent une signification (Weber : 1922a : 11) ; mais, en mettant en cause l'opposition traditionnelle du sujet et de l'objet, elle ouvre la voie à une sociologie des « phénomènes », dont les études garfinkeliennes sur l'organisation endogène des situations sociales ont su tirer le meilleur des partis. Néanmoins, si l'on a surtout retenu de la phénoménologie husserlienne la pratique d'un genre particulier d'introspection tourné vers la révélation des structures fondamentales de la position de l'ego dans le monde, c'est parce que les analyses de Husserl de l'intersubjectivité telles qu'on les trouve dans le texte cité (et dans quelques autres : 1929, Ve Méditation) occupent une place à vrai dire mineure dans l'ensemble des études phénoménologiques auxquelles Husserl a lui-même procédé (par ex. : 1954) ; mais ceci n'est pas le fait du hasard : en effet la phénoménologie husserlienne s'inscrit dans un projet philosophique qui, en visant la découverte des « structures invariantes du Lebenswelt », débouche sur une métaphysique qui voit dans l'« ego absolu » « la sphère d'être absolue dans laquelle finalement et en vérité (les prestations de la science, l'être du monde objectif et l'attitude naturelle) 'sont' » (1954a : 215). Or ce projet philosophique s'accorde sans doute mieux avec une phénoménologie introspective de l'ego solitaire qu'avec une prise en charge empirique des problèmes de l'intersubjectivité. Enfin et surtout, l'intersubjectivité sociale met en œuvre une dimension essentielle qui est celle du langage dont Husserl n'a probablement pas aperçu l'importance, tourné qu'il était vers une phénoménologie de la conscience et de ce que Wittgenstein appellera de façon critique « les processus intérieurs » (Wittgenstein : 1982).

C'est pour toutes ces raisons que la phénoménologie husserlienne ne nous lègue finalement que les rudiments d'un concept sociologique du sens endogène de l'activité, ou plus exactement une perspective de recherche ou encore, suivant une expression de Husserl à propos de ses « Ideen... » « la généralité d'un thème » qu'il s'agirait désormais de remplir. Or, le problème que pose le sens de l'activité sociale, dès lors qu'on se propose d'en faire un objet d'investigation empirique, est en tout premier lieu celui de sa visibilité ou de sa publicité. Criticable, du point de vue de sa scientificité, lorsqu'elle s'applique à soi-même, l'introspection l'est encore davantage lorsqu'elle prend la forme d'une supputation sur les états de conscience d'autrui. Or une telle supputation paraît indissolublement liée au projet de compréhension du sens subjectivement visé et on ne peut l'éviter, semble-t-il, que par la construction de concepts idéal-typiques dont on cherchera à tester, par les différentes ressources qu'offre l'analyse empirique (observation des régularités, « expérience [125] mentale » de ce qui se serait passé si tel sens hypothétique n'avait pas été en jeu...), l'adéquation à la réalité. Mais ce qui se produit le plus souvent, c'est qu'une telle observation des régularités empiriques tend pour ainsi dire naturellement à chosifier les phénomènes qu'elle considère et à perdre de vue ce « phénomène radical » de la corrélation, dans une activité donnée, de la chose et de la conscience de chose, c'est-à-dire le fait que le sens d'une activité ne peut s'accomplir que dans le cours de cette activité elle-même (ou encore dans ce que Garfinkel appelle son « auto-organisation endogène »).

La difficulté ne peut, à mon sens, être levée que si l'on prend en compte, dans ce que Schütz appelait déjà l'acte expressif (1933 : 116), le caractère auto-produit de la signification, et cette prise en compte ne peut elle-même s'opérer qu'au travers des pratiques de mise en vue de la signification. Pour expliciter ce point, je dirai d'abord que le sens endogène d'une activité ne peut intéresser le sociologue que dans la mesure où il est un sens pour autrui car tant qu'il ne se manifeste pas à autrui, le sens ne peut avoir aucun effet social (la conviction intime d'un juge n'aurait par exemple aucun effet si elle ne se révélait pas dans un acte expressif de condamnation ou d'acquittement). Or, comme l'avait très bien vu Schütz, le sens de l'activité se manifeste à autrui sous la forme d'un « produit » (Schütz, 1933 : 132) réalisé dans des signes langagiers et non langagiers qu'il s'agit d'interpréter. Mais, en outre, les membres d'une société ne se situent pas nécessairement eux-mêmes dans la position de la sociologie compréhensive cherchant à dégager le sens endogène d'une action qui leur est adressée, mais ont tendance au contraire, dans beaucoup de cas, à considérer ces actions comme des faits objectifs indépendants des intentions significatives de ceux qui les conduisent (par exemple, un employé qui se fait réprimander par son chef hiérarchique pourra sans doute rechercher les raisons endogènes de la réprimande, mais en même temps il intégrera le fait de cette réprimande dans ce qui se donne pour lui comme les propriétés objectives de son univers de travail). Ainsi, le fait que le sens endogène ne nous intéresse qu'en tant qu'il est un sens pour autrui n'implique pas pour autant que la compréhension qu'en a l'interactant puisse servir d'étalon de mesure à notre propre compréhension. Ce point est important car contrairement à certaines interprétations que l'on pourrait donner de l'ethno-méthodologie, la mise en ordre et l'auto-organisation des situations de la vie de tous les jours ne découlent pas toujours d'une intercompréhension réussie des membres. S'il y a une chose qui, dans la vie sociale, s'impose au contraire à l'attention, c'est bien l'incompréhension mutuelle des interactants dans toute une série de situations où l'auto-organisation des pratiques découle parfois davantage d'une succession de mécompréhensions ou de malentendus que de compréhensions ad hoc (pensons par exemple aux cas des scènes de ménage ou des conflits du travail...).

Ainsi, bien qu'il soit toujours sens pour autrui, le sens endogène ne se confond pas la plupart du temps avec la compréhension de ce sens par autrui. Et cela tient selon moi à la nature même des pratiques de mise en vue du sens, au fait qu'elles se déploient dans toutes sortes de dimensions symboliques, linguistiques, mais aussi gestuelles, physiques, situationnelles. La plupart du [126] temps, les membres ne comprennent pas le contenu significatif de l'acte communicatif d'autrui mais la factualité d'une série de signes extérieurs auxquels ils affectent eux-mêmes un sens objectif. C'est pourquoi le projet d'une sociologie compréhensive ne peut aboutir qu'à la condition de lever cet écran de factualité dans lequel le sens se met en vue. Et l'une des façons de lever cet écran me paraît résider dans la prise en compte des réalisations langagières de l'acteur, en tant que celles-ci constituent la seule opération pratique qui, tout à la fois, formule un sens et le donne à voir.

Je note en premier lieu que le sens est un mot de la langue. Cela veut dire qu'il n'existe aucun autre système sémiologique que le langage dans lequel je puisse dire que quelque chose a du sens [4]. La primauté du langage tient précisément au fait qu'il peut traduire en mots n'importe quel autre système sémiologique, alors que ces autres systèmes (par exemple la notation musicale ou la signalisation routière) sont incapables de faire l'opération inverse. Et, par conséquent, le problème de la compréhension du sens est elle-même une affaire de langage sans la disposition duquel je ne pourrais pas me poser un tel problème. Le sociologue qui se propose de comprendre le sens de l'activité sociale est toujours en situation d'accomplir une performance langagière, et cela quelle que soit son école ou son orientation théorique. Cette performance consiste à énoncer dans le langage un sens relatif à toutes sortes de choses observées. Or, comme l'a très bien vu Garfinkel, ce genre de performance n'est nullement le propre du sociologue professionnel, mais caractérise fondamentalement toute attitude naturelle dans le monde social. L'exposé qui formule, relie, rapporte, analyse, rationalise mais qui, également, prie, ordonne, réprimande, protège... constitue, pour le sociologue, la matière première de toutes ses opérations langagières sans lesquelles il n'aurait rigoureusement rien à dire (essayez d'imaginer un monde dans lequel les sociologues seraient les seuls à disposer d'un langage...). Ainsi, ce qui rend possible de décrire le sens d'une activité sociale, c'est le fait que, toujours, d'une façon ou d'une autre, le sens de l'activité en question est sinon nécessairement déjà dit, du moins déjà formulable et exposable (au sens garfinkelien du terme).

Je me référerai en second lieu à la notion de « jeu de langage » avancée par Wittgenstein « pour faire ressortir... que le parler du langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie » (1961 : §23). « Se représenter un langage, écrit aussi Wittgenstein, signifie se représenter une forme de vie » (ibid., §19). Pour Wittgenstein, la signification des mots n'est pas séparable, dans la plupart des cas, des conditions particulières dans lesquelles ils sont employés. Ce qui fait donc la spécificité de chaque jeu de langage, ce n'est pas qu'il agence d'une façon particulière des significations bien définies qui seraient attribuées aux mots de notre langage, mais plutôt qu'il incorpore dans sa réalisation des éléments du contexte pratique qui lui assurent sa signification singulière : « Ce que nous disons, note Wittgenstein, reçoit son sens du reste de nos actions » (1958 : § 229).

[127]

Si l'on essaye à présent de faire un rapprochement entre les deux points qui viennent d'être soulignés, à savoir que le sens est toujours sens d'un langage, mais qu'en même temps il ne l'est que parce que le langage est lui-même une opération pratique reliée à d'autres opérations pratiques, de caractère non langagier, dont il tire son sens, on a le sentiment de se trouver devant une sorte de contradiction puisque le caractère essentiellement langagier du sens paraît s'opposer au caractère essentiellement pratique du langage. On lève pourtant cette contradiction si on la replace dans le cadre de l'analyse de la corrélation que j'ai présentée ci-dessus. Du point de vue de l'acteur en effet, l'activité pratique dans laquelle se résolvent finalement tous les doutes et les conflits de ses états de conscience (ou d'inconscience) ne peut revêtir l'évidence d'un sens qu'à partir du moment où s'effectue une mise en langage de cette activité à l'intention d'autrui. Et cette mise en langage n'a pas d'autre sens que celle de l'activité qui la suscite. En déplaçant la problématique husserlienne de la corrélation, depuis l'espace occulte des relations intimes de la conscience et de la chose jusqu'à l'espace public de la mise en langage à l'intention d'autrui de la chose que l'on est en train d'accomplir (Apel, 1980), on ouvre la voie à une sociologie (ou à une phénoménologie) empirique du sens endogène de l'activité. On aboutit ainsi à un concept de sens endogène qui, au lieu de s'appliquer à des états de conscience, des motivations profondes ou des structures d'habitudes sur lesquelles on dit souvent n'importe quoi puisqu'on peut en effet tout dire à leur sujet, s'applique à la façon dont les acteurs rendent visibles pour autrui, notamment par leurs jeux de langage, les activités qu'ils leur destinent. Le langage apparaît ainsi comme un opérateur essentiel de la mise en vue du sens endogène de l'activité. Et ceci n'induit nullement une position qui réduirait l'investigation sociologique à une analyse du langage. Il s'agit simplement de remplacer, ainsi que H. Sacks l'avait déjà préconisé (1963), la recommandation traditionnelle de la sociologie : « Ne vous fiez pas à ce qui est dit, mais à ce qui est fait » par une autre qui pourrait être du genre de celle-ci : « Décrivez ce qui est dit pour pouvoir comprendre ce qui est fait ». En définitive, la tentative de resserrer la problématique de la compréhension du sens visé de l'activité nous amène au moins à une conclusion, c'est que la « chose » que nous cherchons à cerner en parlant de sens endogène de l'activité précisément n'est pas une chose dont on pourrait décrire les contours physiques comme on le fait pour n'importe quelle chose, mais un rapport, une corrélation du monde et de sa mise en discours par un sujet d'énonciation qui n'est tel que parce qu'il est en même temps et du même mouvement sujet d'une action orientée vers autrui.

II. — Indications méthodologiques

On voit que les développements précédents conduisent à une reformulation assez sensible du problème-clef de la sociologie compréhensive qui était, pour Weber, la compréhension du sens visé par une activité sociale, c'est-à-dire une [128] activité rapportée et orientée suivant le comportement d'autrui. Tandis que la critique schutzienne marquait les limites de cette compréhension, relatives aux capacités de typification de l'observateur, l'apport de Garfinkel consistait au contraire à pointer, dans chaque activité située, le lien fondamental qui unit le cadre visible et exposable de l'action avec ce qui en est montré, à toutes fins pratiques, par les membres. De la sorte, Garfinkel dévoilait l'une des propriétés fondamentales de l'activité sociale qui consiste à mettre en scène et à donner à voir pour autrui le sens endogène dont elle procède. Par ce retour à l'action en train de se mener dans son propre cadre, Garfinkel recommande donc de suspendre les constructions typifiantes au profit d'une observation empirique et rigoureuse de ce que l'action a à dire d'elle-même. Reconnu dans son caractère fondamentalement public, le sens endogène de l'activité n'a plus à être supputé, reconstruit ou attribué, mais décrit. L'opacité d'une face interne (« psychologique ») du sens visé se résoud alors dans la publicité d'un sens mis en vue à l'intention d'autrui, compte tenu de ce qui est rendu visible et exposable par le cadre de la situation immédiate.

Indépendamment du fait déjà souligné que la compréhension intersubjective par les membres de ce qui est dit et fait au cours d'une situation n'est pas nécessairement assurée par ce caractère public de la mise en sens de la situation, il convient de remarquer que « l'actionnalisme radical » qui, selon l'expression de L. Quéré (CE.M.S., 1984), caractérise la posture ethnométhodologique restreint d'un côté le champ de phénomènes ouverts à la compréhension sociologique tout en demeurant peut-être en-deçà des possibilités ouvertes par l'analyse des mécanismes de mise en sens contenus dans l'usage d'une langue naturelle. C'est sur ce point que je voudrais à présent offrir une esquisse de cadre méthodologique.

Le logos sociologique se soutient essentiellement des propos ordinaires des membres, même lorsque le degré de généralité auquel il accède donne l'impression qu'il relève d'une pure construction idéal-typique. Même s'il n'y a pas expressément quelques questionnaires, entretiens, documents d'archives ou récits de vie qui justifient les constructions du sociologue, celui-ci a nécessairement dans sa mémoire une série de propos et de raisonnements ordinaires qui pourvoient en contenus sensés et réalistes ses diverses théorisations. Dès lors qu'elle accepte de mettre en question cette ressource du langage ordinaire qui, jusqu'à présent, ne l'était pas, la sociologie compréhensive ne peut éviter de prendre en considération le phénomène que constitue, dans chaque situation particulière, la corrélation du fait social et de sa mise en langage. Il me semble que de ce point de vue là et compte tenu de ce qu'on a acquis dans certains domaines de recherches sur le langage (je pense essentiellement à la tradition de logiciens qui, depuis Frege et Russell, s'est attachée aux problèmes de la référence et a débouché, entre autres, avec Austin et Searle, sur la théorie des actes de parole), trois sortes d'analyses au moins doivent être impérativement conciliées, dès lors qu'on se propose de comprendre le sens endogène d'une activité sociale tel qu'il se donne dans les performances langagières des membres dans le cours d'une situation réelle particulière. La première concerne ce que j'appellerai le sens référentiel des [129] propos, la seconde ce que j'appellerai leur sens contextuel et la troisième ce que j'appellerai leur sens sapiential. Pour éviter de donner une tournure trop théorique à une question qui relève d'abord de l'investigation empirique, j'illustrerai mon propos à l'aide de situations tout ce qu'il y a de plus banales pour un sociologue, c'est-à-dire des situations d'entretiens réalisés au cours d'une de mes propres recherches relative à l'apprentissage du métier d'agriculteur (Pharo, 1984). Le fait que les propos recueillis n'aient pas un caractère « naturel » — en ce sens qu'ils sont provoqués par l'artifice de l'interview — ne constitue à mon sens qu'une particularité de corpus sans incidence sur le cadre méthodologique proposé, lequel s'appliquerait tout aussi bien à des conversations « naturelles ».

a) Le sens référentiel

Dans un premier exemple, un agriculteur creusois de 35 ans raconte, à la demande de l'intervieweur, l'histoire de l'apprentissage de son métier, c'est-à-dire sa mise au travail progressive sur la ferme des parents, la progression des tâches sur l'exploitation, les années d'école, les événements de l'adolescence et de sa période d'aide familial, son mariage puis sa prise en main progressive de la responsabilité de la ferme. Ce faisant, il apporte toute une série d'informations sur les différents états techniques et économiques par lesquels est passée cette exploitation, sur son environnement familial, scolaire, sur le voisinage et les interlocuteurs techniques extérieurs, sur ses relations sociales et amicales, sur les activités de toutes sortes qu'il a pu mener, sur l'état du pays dans lequel il a vécu et travaillé, sur les projets personnels ou familiaux qui l'ont poussé à faire ce qu'il a fait, etc. L'ensemble de ces données est utilisé par lui comme des ressources qui lui permettent de répondre raisonnablement aux questions qui lui sont posées, de rendre son histoire personnelle cohérente, logique et présentable, de faire valoir les raisons qui l'ont guidé, d'exposer le cadre de réalités objectives dans lequel s'est tout naturellement déroulée son histoire. Dans ce genre de propos, ainsi que le notait déjà Garfinkel (1967), l'exposé des données de faits et celui des jugements ou des opinions personnelles sont parfois expressément distingués, mais, d'une façon générale, l'exposé est bâti de telle façon que la distinction entre les deux niveaux tend à se résoudre dans la cohérence du propos : c'est parce que les choses sont comme on dit qu'elles sont qu'on les juge de la façon dont on les juge, la subjectivité du propos étant constamment corrélée à l'objectivité de la chose rapportée (en effet, comment pourrait-on bien juger si l'on faisait fi de la réalité ?).

Traditionnellement pourtant, le travail du sociologue consiste souvent à tenter d'établir une distinction entre les données de faits et les opinions sur les faits, ces dernières pouvant également constituer des données de fait, mais d'un autre ordre que les précédentes. Ce qu'on appelle l'analyse de contenu, qui peut se pratiquer et se traiter de toutes sortes de façons (manuellement ou en machine) a précisément pour objet d'extraire dans le contenu de ce qui est dit les données de fait et les faits d'opinion de façon à en assurer les rapprochements correspondant aux objectifs de l'étude. Par exemple, si l'on [130] veut mettre à jour les régularités objectives relatives à l'apprentissage du métier d'agriculteur, on extraira de cet entretien l'âge de la mise au travail, la structure de progression des tâches sur l'exploitation et une série d'informations du même genre destinées à être comparées à des informations semblables obtenues par d'autres entretiens. De même, si l'on veut observer les régularités des jugements paysans sur l'école, on cherchera un système de codage des opinions formulées, plus ou moins sophistiqué et approfondi, tenant compte de variables plus ou moins nombreuses (empruntées, elles, au domaine des données de fait, puisqu'on supposera probablement que le jugement d'un agriculteur qui a été peu scolarisé n'a pas la même portée que celui d'un diplômé), de façon, là encore, à produire des comparaisons objectives avec d'autres entretiens.

Mais qu'elle s'attache aux données de faits ou aux faits d'opinion, l'analyse de contenu consiste toujours à prendre son corpus aux mots en cherchant avant tout à dégager ce qui est dit par le texte. L'analyse de contenu traite le langage comme un véhicule d'informations et s'efforce de procéder à une extraction de ces informations en portant son attention sur ce qui est référé par ce langage, c'est-à-dire ce devant quoi la langue s'efface pour signifier quelque chose : états de chose, événements, faits objectifs, idées, sentiments ou opinions... L'analyse de contenu désincarné le langage qu'elle étudie pour n'en retenir que les « choses » qu'il a pu « signifier » et qui, à la limite, pourraient être traduites dans n'importe quelle langue et sont en tout cas traductibles dans le langage de l'analyste. Ce que j'appelle le sens référentiel n'est rien d'autre finalement que ce qui, dans le langage de Frege, unissait le sens (lié à la forme de la proposition) et le réfèrent (lié à la chose signifiée) dans le cadre d'un atomisme logique exigeant l'existence des entités référées pour qu'ait un sens le langage qui s'y rapporte (Frege, 1971 : 102-126).

Mais l'analyse de contenu se heurte dans les faits à de nombreuses difficultés qui obligent la plupart du temps l'analyste à élaborer des appendices méthodologiques ad hoc. La première est relative à la différenciation des données de fait et des opinions sur les faits. Par exemple, dire qu'on a appris à travailler « sans qu'on ait à me l'écrire sur un bout de papier », est-ce un fait ou est-ce une opinion sur un fait ? De même, dire que « le maître d'école ne s'occupait que de quelques élèves », est-ce un fait ou une opinion sur la pédagogie scolaire ? Concrètement, il semble que ce genre de problème trouve ses solutions dans les buts pratiques et théoriques que se propose la recherche. Ainsi Garfinkel a tout à fait raison de souligner qu'on extrait les contenus pour les besoins de sa cause : il dépend, de fait, des hypothèses et du cadre théorique de la recherche que les contenus soient extraits de telle ou telle façon, traités sous forme d'opinions ou de données de faits, rassemblés et codés dans des ensembles structuraux d'un certain genre, etc. C'est un étonnement constant de la recherche sociologique de voir ce qu'un analyste a fait de ses données (quand il se donne la peine de les présenter) en songeant à ce que soi-même aurait eu tendance à en faire.

Au demeurant, les statisticiens ne s'illusionnent guère sur les possibilités de résoudre la difficulté précédente, sachant bien que la réponse à la plus banale [131] des questions de fait peut donner lieu à un choix d'opinion, ce qui légitime que la construction des faits soit finalement renvoyée aux opérations de l'analyste et à sa capacité de proposer une intelligibilité de données qui, en elles-mêmes, n'en ont que fort peu. La difficulté rebondit néanmoins lorsqu'on prend en considération la valeur de vérité des énoncés recueillis. Il s'agit de savoir si les choses se passent bien ou se sont bien passées à la façon dont elles sont rapportées par l'entretien (ou par n'importe quel autre corpus langagier qui a été recueilli) ; et ceci concerne aussi bien les données de fait (que toutes sortes de causes peuvent rendre fausses, depuis la mauvaise information du locuteur, jusqu'à la volonté délibérée de travestir la réalité en passant par ce qu'on appelle les « rationalisations », c'est-à-dire les tendances à présenter les faits d'une façon qui soit avantageuse pour la thèse qu'on défend ou le désir « inconscient » qui soutient votre action) que les données d'opinion (étant entendu que sur ce plan également il n'existe a priori aucune garantie de vérité de l'expression, le mensonge, le camouflage, la mauvaise foi ou l'illusion étant aussi probables que la sincérité, laquelle n'est pas elle-même un gage de vérité de l'énoncé). C'est à ce point précisément qu'intervient, pour le raisonnement sociologique, la nécessité de « substituer des expressions objectives à des expressions indexicales » de façon à obtenir un tableau fidèle de la réalité, vérifiable par quiconque procéderait à la même analyse. Mais si Garfinkel a raison de noter que la tâche de substitution des expressions objectives aux expressions indexicales est une tâche infinie (et, par exemple, on peut dire que la vérification de toutes les données de fait et d'opinion formulées dans le récit de vie de l'agriculteur creusois est rigoureusement impossible), on peut cependant lui objecter qu'un accord raisonnable sur au moins une partie des faits relatés demeure possible, compte tenu que le monde social auquel il est fait référence dans cet entretien partage une grande partie de ses propriétés (« durkheimiennes », dirait Garfinkel) avec les mondes auxquels se trouvent confrontés la plupart des membres d'un même ensemble social (par exemple, je reconnais dans l'école primaire dont me parle cet agriculteur certaines des propriétés de l'école primaire que j'ai moi-même connue au cours de mon enfance et je n'ai aucune peine à vérifier les chances d'exactitude de certaines de ses descriptions). Mais ce qui fait problème, ce n'est pas tant l'accord sur les choses référées, qui me paraît tout à fait possible, que les critères permettant de décider s'il est légitime ou s'il ne l'est pas. Autrement dit, le problème me paraît être celui de la créance qu'on peut accorder au sens référentiel de l'exposé, étant entendu que si, dans certains cas, les raisons de mettre en doute ce qui est dit peuvent être extrêmement faibles, elles peuvent l'être beaucoup moins dans d'autres cas (par exemple lorsque l'agriculteur explique qu'il n'a pas poursuivi d'études parce que ça ne l'intéressait pas). Il se produit en effet des concurrences constantes entre les structures référentielles (la façon dont sont organisées et raisonnées les choses dont on parle) du locuteur et celles de l'analyste, qui tiennent au fait que si leurs mondes sociaux de référence sont en partie confluents, ils sont loin de l'être totalement, en sorte que ce qui se donne pour l'agriculteur comme un choix de vie librement établi peut s'inscrire, pour l'analyste, dans un champ de forces sociales aussi puissantes qu'inconscientes qui fait par exemple que [132] l'intéressé croit avoir choisi de ne pas se scolariser longuement alors qu'« en réalité » ce seraient les structures sociales qu'il s'est incorporées qui, à l'intérieur d'une structure sociale plus large, auraient à sa place procédé à un tel « choix ». De même, l'opinion de l'agriculteur suivant laquelle il préfère son mode de vie à tout autre peut voir son sens référentiel modifié par une interprétation rendant compte de tous les processus sociaux susceptibles de pousser les agents à faire de nécessité vertu. Bref, si l'on considère que la vérité des énoncés dépend de la réalité de ce à quoi ils réfèrent, le but de l'analyste est d'abord de rétablir cette réalité dans son objectivité de façon à s'en servir comme étalon de mesure pour juger de la vérité des énoncés, alors même que ce sont ces derniers qui lui servent — au moins partiellement — à établir cette réalité. On est ici en présence du cercle longuement analysé par les ethno-méthodologues qui consiste à prendre pour ressource des énoncés qui servent à établir une réalité (un topic) qui se trouve déjà inscrite dans les actes référentiels de renonciation. L'analyste se trouve dans la position du juge, recueillant des témoignages qui servent à établir des faits servant eux-mêmes à juger de la vérité des témoignages.

Posé ainsi, le problème de l'analyse devient nécessairement celui de la hiérarchisation des contenus recueillis, et ce problème ne peut être résolu que par ce que j'aurais tendance à appeler une fable sociale issue de l'imagination scientifique de l'analyste (ou de celle de ses maîtres) qui remettra à leur juste place l'ensemble des contenus recueillis, apportant ici et là toutes les corrections nécessaires à une cohérence de son tableau. Et, de ce point de vue, les ethnométhodologues n'ont probablement pas tort d'arguer que le sociologue professionnel ne procède guère différemment de ce qu'ils appellent les « profanes » (laymen) : il relie et rationalise les choses qu'il considère pour leur donner un sens qui, le cas échéant, n'aura plus qu'un lointain rapport avec l'exposé recueilli. Et finalement il devient le principal dépositaire et énonciateur d'une réalité des faits vis-à-vis de laquelle l'exposé d'origine ne pourra être qu'une copie plus ou moins fidèle, mais inadéquate par une sorte de nécessité d'essence.

Mais si l'on admet, avec Schütz et les ethnométhodologues, non pas que la réalité sociale est fonction de l'imagination libre des sujets — ce qui, comme le note très bien Pollner dans sa critique de la théorie interactionniste du « labelling » (Pollner, 1974), conduit à des résultats absurdes —, mais que la réalité sociale se donne comme la rencontre toujours située de sujets et d'objets sociaux, bref, que la réalité sociale n'est pas d'abord une réalité de faits (au sens de Durkheim), mais une réalité de corrélation, alors il devient difficile de procéder à l'extraction des contenus référentiels selon les méthodes que je viens de décrire. L'analyse du sens référentiel que je proposerai ne prétend nullement faire l'économie d'une analyse des contenus qui est, pour le moins, indispensable à la simple compréhension des énoncés. Elle ne nie pas non plus qu'il existe ou qu'il peut exister un très large accord intersubjectif sur la réalité des faits sociaux susceptible, dans toutes sortes de cas, de permettre une évaluation convaincante de la vérité de certains énoncés. Il arrive que quelqu'un mente ou se trompe au sujet de la réalité de certains faits et cela [133] peut être établi (par exemple, dans l'un de mes entretiens, un agriculteur m'a cité quatre dates différentes de la mort de son père et je crois pouvoir dire laquelle de ces quatre dates est la bonne). De même, la possibilité d'accéder par d'autres voies à ce qui est référé dans un entretien (ou n'importe quel autre corpus) — par exemple à l'aide de données statistiques, historiques, etc. — peut constituer un éclairage important, et parfois nécessaire, du sens référentiel. Néanmoins, le point qui me paraît fondamental et le plus digne d'intérêt pour la sociologie est constitué par l'acte référentiel lui-même et non pas par ce qui est référé par tel ou tel de ses énoncés. En d'autres mots, la valeur de vérité d'un énoncé (entendue comme l'adéquation de celui-ci à la chose référée) a moins d'importance que le fait de sa production. Dans l'optique de la sociologie compréhensive de Max Weber, l'analyse d'un langage privilégiera le fait de ce langage en tant qu'il est la manifestation d'une corrélation située entre un sujet d'énonciation et un monde social, et non pas le contenu référentiel de ce qui est dit, celui-ci n'étant que la ressource nécessaire à l'accès au sens endogène de l'activité qui se mène pendant le temps de l'exposé. Ainsi, le fait que l'agriculteur me parle en détail de ses démêlés avec son père au sujet de la modernisation de l'exploitation est en soi un phénomène plus digne d'intérêt que le « conflit de générations » que je pourrais extraire de ce récit et théoriser selon les mille et une façons d'ores et déjà disponibles : il m'informe en effet doublement, d'une part sur les méthodes utilisées par cet agriculteur pour faire face au contexte de l'interview, mais aussi et surtout sur les conditions cognitives et morales qui assurent à cet individu une conduite sensée, ce que j'appelle une sapience.

Dans ces conditions, le sens de ce qui est référé ne peut plus être traité indépendamment des autres conditions, locales et sapientiales, de fabrication d'un sens d'exposé. L'intrication des jugements de faits et des opinions, la possibilité de mettre en doute la vérité de certains énoncés (y compris ceux qui sont relatifs aux raisons que l'intéressé a eu d'agir), l'organisation et la hiérarchisation des énoncés à l'intérieur des exposés ne peuvent plus être considérées à partir d'un tableau objectif de la réalité dont l'analyste, à la fois juge et partie, serait seul à disposer, mais sont à prendre en compte dans le cadre du phénomène que constitue, à l'intérieur d'un univers pratique donné, l'activité langagière que l'on considère. Au lieu de rapporter les faits à interpréter à une réalité qui les subsumerait, l'interprétation porte désormais sur une réalité unique, celle de la corrélation entre les choses énoncées et la pratique du sujet qui les énonce.

b) Le sens contextuel

La situation de l'entretien sociologique constitue sans doute l'un des cadres contextuels les plus simples de ceux qui peuvent être soumis à l'analyse. Outre le fait qu'il est entendu que les actes référentiels doivent porter sur des états de choses extérieurs à la situation immédiate de l'entretien (comparer par exemple avec une conversation amoureuse qu'on pourrait dire auto-référentielle en raison de l'exposition constante des faits de relation immédiatement observés), les rôles se trouvent en général négociés dès le début de l'interaction [134] et les chances de remise en cause en cours d'entretien et « à toutes fins pratiques » sont la plupart du temps assez faibles. La fixité de ces rôles, qui n'a certes nul besoin d'être rappelée comme c'est parfois le cas dans une enquête policière (« c'est moi qui pose les questions, pas vous »), diminue sensiblement la marge de variation des trois dimensions qui me paraissent constitutives du sens contextuel : celle du fil conversationnel (c'est-à-dire en gros l'organisation des tours de parole tels qu'ils ont été mis à jour par les travaux des ethnométhodologues sur la conversation), celle des actes de parole (que les travaux d'Austin ont largement contribué à mettre en évidence), celle enfin du contexte pratique [je regroupe sous cette expression les activités non langagières qui, selon Wittgenstein, sont essentielles pour la description des jeux de langage) (Wittgenstein, 1961 : § 10)]. En ce sens, l'exemple de l'entretien que j'ai pris pour illustrer mon propos n'est probablement pas le meilleur. Néanmoins, si l'on tient compte des particularités liées à ce type de performances langagières, il me paraît possible de dégager un cadre d'analyse valable pour toutes sortes d'autres situations conversationnelles (« conversations simples », échanges verbaux en cours d'activités non langagières, réunions, etc.).

— Le fil conversationnel

Dans le cadre d'un entretien sociologique, l'enquêteur a prémédité les thèmes sur lesquels portera la conversation. Cette préméditation peut être très contraignante (dans le cas pas exemple du passage d'un questionnaire) ou encore très peu stipulée (dans le cas des entretiens dits « non directifs » ou des recueils de témoignages, récits, autobiographies, etc.) Dans tous les cas cependant (y compris d'ailleurs dans celui des réponses à un questionnaire où malheureusement le seul produit exhibé, c'est-à-dire le questionnaire, n'en laisse rien voir), les interlocuteurs mettent eux-mêmes un ordre dans la conversation et cet ordre n'a qu'un rapport indirect avec celui qui se trouvait prémédité (par exemple, les enquêteurs du C.E.R.E.Q. qui réalisaient des enquêtes pour le Répertoire français des emplois prenaient beaucoup de liberté avec le questionnaire initial qu'en réalité ils cessaient d'utiliser au bout de quelques enquêtes, laissant l'ordre de chaque conversation distribuer dans le temps de celle-ci les données qu'il leur fallait recueillir et qu'ils se réservaient de retranscrire après coup dans l'espace structuré du questionnaire). Ainsi, cet auto-ordonnancement de l'entretien qui fait que ce dont on parle dépend de ce qui s'est déjà dit, rapproche les situations d'interview (ou en tout cas celles qui ne sont pas pré-structurées par un ordre strict des questions lié par exemple à des procédures d'expérience préétablies) des simples conversations analysées notamment par Sacks et Shegloff (1974), à ceci près que les problèmes d'ouverture et de clôture font l'objet d'un traitement particulier lié en principe au projet d'étude du questionneur. En soulignant ce rapprochement, je cherche surtout à indiquer l'importance du fil conversationnel dans tout ce qui peut se dire à l'occasion de n'importe quelle interaction langagière. Indépendamment du problème général des structures formelles de la conversation à propos duquel les études empiriques ont encore beaucoup de points à éclaircir (cf. [135] à ce sujet Conein, 1982), on peut considérer d'ores et déjà comme acquis le fait que ce qui se dit dans une conversation relève en très grande partie de ce qui s'est déjà dit. Par exemple, c'est une incidente de l'épouse de l'agriculteur creusois, présente pendant une partie de l'entretien, à propos de ses relations avec le beau-père, qui visiblement entraîne une série de considérations sur les conceptions différentes des deux générations, les problèmes de mode de vie liés au métier d'agriculteur, mais aussi la mise à jour de la négociation entre le mari (agriculteur de souche) et la femme (issue d'une famille de mineurs) sur des problèmes de cadre de vie (rénovation de l'habitation), de loisirs, d'organisation du travail et d'investissements et qui révèle que des décisions aussi importantes que celle consistant à engager un plan de développement en liaison avec la Chambre d'agriculture sont cachées au beau-père.

Le fil conversationnel constitue une première dimension du dicible qui se trouve inscrite dans la durée de l'interaction langagière. Les enquêteurs professionnels sont naturellement familiarisés avec ce problème lorsqu'ils s'efforcent de ne pas « induire » les réponses par la formulation de leurs questions, étant entendu que non seulement toute réponse est au moins, le plus souvent, réponse à une question, mais qu'en outre certaines questions forcent certaines réponses. Cependant, à rencontre des utopies de « non-directivité » dans l'interview, on peut faire valoir que non seulement toute prestation interrogative a toujours un aspect « inducteur », mais que de surcroît cette propriété de l'interrogation ne doit pas être nécessairement considérée comme une nuisance. Nuisance, elle l'est si l'on se propose de procéder à l'extraction d'informations sur les faits ou les opinions car, soufflées par l'enquêteur, celles-ci perdent une bonne partie de leur « signification ». Il est en revanche tout à fait pertinent de procéder dans les entretiens sociologiques à toutes sortes d' « inductions », ainsi qu'on le fait dans les conversations ordinaires, si l'on n'a pas le culte de l'information à recueillir mais que l'on s'attache à l'analyse des conditions de possibilité de l'acte référentiel. Finalement, si quelqu'un me dit ici qu'il n'a pas aimé l'école (parce que je lui ai posé la question d'une certaine manière) et ailleurs qu'il s'y est beaucoup plu (parce que la question était différente), la contradiction qui fait problème pour les procédures d'extraction habituelles devient un phénomène intéressant si je restitue chacun des énoncés dans les segments séquentiels qui les ont produits. On oublie trop dans les études de la vie sociale que l'établissement des faits et des opinions par les membres est un phénomène instable et en partie contingent et que c'est précisément cette instabilité qui confère aux événements sociaux une bonne partie de leur variabilité. Ainsi, si l'on veut bien reconnaître que l'opinion politique d'un sujet peut varier d'une année sur l'autre, on a plus de mal à admettre qu'elle peut aussi varier d'une minute à l'autre en fonction entre autres du contexte conversationnel. Bref, la prise en compte du fil conversationnel permet de repérer une structuration de renonciation qui, sans invalider nécessairement le contenu référentiel de ce qui est dit, le réinsère dans ses conditions contingentes d'apparition. Mais, du même coup, c'est aussi un moyen de s'assurer, par la régularité de ses occurrences dans des contextes conversationnels différents, du rôle que peut jouer tel ou tel énoncé dans le [136] sens endogène de l'activité. Par exemple, c'est après m'être aperçu, en analysant mes entretiens sur l'apprentissage du métier d'agriculteur, que la qualification de « théorique » apparaissait le plus souvent lorsqu'il était question de prescriptions émanant d'agents extérieurs à l'univers immédiat de travail (techniciens ou enseignants) que j'ai pu comprendre, non pas la signification du mot théorie dans la bouche des agriculteurs (car ce mot peut avoir toutes sortes de significations suivant son usage), mais le sens pratique d'un usage lié à la perception régulière de certaines propriétés de l'univers de travail (cf. Pharo, 1984), sens pratique sur lequel toutes sortes de mécompré-hensions sont possibles lorsque, cédant à la hâte de l'extraction, on cherche des explications — culturelles, sociales, etc. — au « fait » que les paysans seraient hostiles à la théorie. Il faut ajouter enfin que la prise en compte du fil conversationnel est surtout une façon de s'assurer que, dans beaucoup de cas, une chose a été dite parce que ça s'est trouvé comme ça, sans que les ressources actuelles de la sociologie compréhensive (sinon de la psychologie) permettent d'en dire beaucoup plus.

— Les actes de parole

Les travaux d'Austin (1962) et de ses successeurs (Searle, 1969, 1979) ont ouvert, grâce à la théorie des actes de parole (speech acts), des voies de recherche qui renouvellement non seulement certains domaines de la linguistique (Ducrot, 1980), mais qui, comme la démonstration en a déjà été faite à propos de l'efficacité symbolique (Isambert, 1979), offrent de nouveaux moyens d'investigation à la compréhension sociologique de l'activité sociale et de ses fondements sensés. L'intuition fondamentale d'Austin est, comme on le sait, d'avoir pris en considération, non plus seulement la fonction référentielle du langage (Searle, 1979-1982 : 35), mais le fait que le langage est une activité qui accomplit quelque chose. Cet accomplissement ne se marque pas seulement au niveau, déjà connu, de ce qu'Austin a appelé les effets « perlocutionnaires » du langage — « l'acte perlocutionnaire étant, selon Austin, l'obtention de certains effets par la parole » (Austin, 1962-1970 : 129), comme par exemple lorsque quelqu'un ferme la fenêtre à ma demande ou lorsque quelqu'un pénètre dans la pièce à mon invitation — mais surtout sur le plan de ce qu'Austin a appelé la « force illocutionnaire » (illocutionary force) du langage, c'est-à-dire, toujours selon Austin, le fait que « quelque chose, au moment même de renonciation, est effectué par la personne qui énonce » (ibid., 84). Découverte au travers de ce qu'Austin a appelé les « performatifs explicites » (c'est-à-dire tous les verbes qui, utilisés à la première personne et dans des conditions « heureuses » [5], font ce qu'ils disent en le disant, par exemple baptiser lorsque le prêtre dit « je te baptise », ouvrir la séance lorsque le président dit « j'ouvre la séance », promettre lorsqu'on dit « je te promets », etc.), la notion de force illocutionnaire a été étendue à tous les énoncés du [137] langage ordinaire, pour cette raison qu'on peut considérer que toute énonciation constitue toujours un acte consistant à faire ce qui est dit en le disant, y compris lorsqu'il ne s'agit que d'une simple assertion (par exemple, si je dis « la pluie tombe », mon acte illocutionnaire consiste à asserter même si, dans mon énonciation, je n'ai pas prononcé un performatif du genre « je dis que... » ou « j'affirme que... »).

Le principal mérite de la théorie des actes de parole est de proposer un cadre d'analyses démontrables pour toute une série de phénomènes de mise en sens (demander, asserter, déclarer, poser une question, remercier, conseiller, avertir, saluer, féliciter...) laissés jusqu'ici aux impressions herméneutiques du chercheur. En particulier, les continuateurs d'Austin qui, comme Searle, ont travaillé à approfondir la taxinomie des actes illocutionnaires (1969-1972 : chap. 3 et 1962-1970 : chap. 1), offrent un cadre théorique irremplaçable pour l'identification sociologique des actes sensés et pour la compréhension des ressources qu'utilisent les membres pour entrer en communication les uns avec les autres. Cette taxinomie, qui cherche à classer les actes de parole tout en énumérant les conditions nécessaires et suffisantes pour que ces actes soient « accomplis effectivement et sans défaut » (1969-1872 : 95), revient en fait à dégager de façon systématique une série de ressources dont tous les usagers d'une langue sont en mesure de disposer par leur appartenance à cette communauté de langage. Même si cette théorie a le double inconvénient de ne s'appuyer que sur des exemples hors contexte et de ne pas prendre en considération le fait que, dans une conversation, la réalisation du sens des actes ne s'accomplit que pas à pas — par exemple une offre ou une menace, qui sont d'ailleurs des actes de parole complexes ou « composés », ne peuvent être reconnus comme tels qu'en fonction d'un arrière-plan et d'un cours conversationnel donnés (cf. : Conein, Quéré, Marandin, Pharo, recherche en cours sur la communication ordinaire) —, elle permet de dégager l'hypothèse selon laquelle il existerait certaines structures formelles des actes de parole qui, parce qu'elles font partie de la compétence sociale des membres, sont Y une des ressources des membres pour agir en commun et se comprendre.

Sans entrer dans une discussion plus approfondie de cette théorie, je voudrais souligner un point qui complétera ce qui a été dit ci-dessus à propos du fil conversationnel. On peut en effet considérer que, dans une conversation, l'analyse logique de ce qui vient d'être dit par chacun des interlocuteurs constitue une condition nécessaire de la continuité du fil. Sans le recours constant, par chacun des interlocuteurs, à cette analyse logique, il ne pourrait y avoir qu'une simple juxtaposition d'énoncés sans rapport les uns avec les autres et les participants seraient dans la position de ces joueurs qui s'amusent à former des conversations absurdes (mais dans lesquelles on cherchera après coup à découvrir un sens) en écrivant les uns après les autres des phrases sur des bouts de papier sans connaître les phrases écrites par les joueurs précédents. Or, l'analyse logique à laquelle doivent recourir les interlocuteurs ne porte pas uniquement sur ce qui est référé par la séquence précédente, mais aussi sur les actes de paroles que celle-ci a pu accomplir, ces actes de parole pouvant être marqués de toutes sortes de façons. Du point de vue de l'auditeur, [138] les actes de parole du (ou des) partenaire(s) se donnent comme des faits qui le convoquent à réagir (et cela vaut aussi bien pour les effets perlocutionnaires produits par certains actes — exemple : « Pouvez-vous me parler de votre expérience scolaire ? » — que pour les actes illocutionnaires qui portent de façon intrinsèque leur propre efficacité — exemple : « Vous vous mettiez à côté du chauffage central ? » — dans lequel on voit que l'acte ne réside pas seulement dans la demande d'information, mais dans la suggestion d'une connaissance commune de la position archétypale du cancre). Ceci dit, la compréhension, par chacun des interlocuteurs, des actes de parole de son partenaire n'est jamais parfaitement garantie (ou aussi garantie qu'elle peut l'être dans certaines situations où les conditions pragmatiques et d'attention sont suffisamment assurées pour que l'effet ne manque pas de se produire, ainsi qu'on le voit lorsqu'un témoin prononce un serment dans un tribunal ou qu'un prêtre baptise un converti). C'est d'ailleurs pourquoi les actes de parole ne doivent pas être considérés seulement du point de vue du sens endogène que leur usage peut avoir pour les « actants » (comme par exemple lorsqu'un interlocuteur assure qu'il dit la vérité), mais aussi du point de vue du sens endogène qu'ils peuvent avoir pour ceux à qui ils s'adressent, les interprétations justes ou les incompréhensions de ces derniers constituant alors l'un des ressorts majeurs de la poursuite de la confrontation intersubjective. On trouvera parfois plus facilement des marqueurs des effets des actes de parole sur ceux qui les reçoivent (en voyant par exemple si ce qui était dit a été ou non « relevé ») que chez ceux qui les produisent (étant entendu que, dans certains cas, il est impossible de savoir si une séquence était menaçante, flatteuse, ironique, etc.).

Quoi qu'il en soit, la prise en compte de cette dimension de l'échange conversationnel constitue un argument important à rencontre des pratiques usuelles d'extraction de I'« information » contenue dans les propos, lorsque celles-ci ne prennent pas en compte le fait que l'acte d'informer n'est jamais pragmatiquement neutre ni hégémonique dans les usages multiples qu'il est possible de faire d'un langage. L'intérêt de l'analyse des performances langagières effectivement réalisées réside encore ici dans la possibilité de soumettre l'interprétation des motifs de l'activité, non pas à la construction « théorique » de l'analyste (c'est-à-dire le plus souvent à sa compréhension ordinaire du monde social), mais à la prise en compte de matériaux publics qui ne livrent un sens que parce qu'ils en comportent déjà un, que l'analyste précisément doit s'efforcer de décrire.

— Le contexte pratique

Tandis que les aspects précédents du sens contextuel renvoient exclusivement à des données circonstantielles — en l'occurrence intra-langagières —, la notion de contexte pratique fait intervenir à la fois une dimension circonstantielle de l'échange et une dimension que j'appellerai conjoncturelle en ce sens qu'elle renvoie à des données sensiblement plus durables que les premières. J'illustrerai ces deux points en élargissant le cadre de mes exemples et en tirant [139] d'autres entretiens réalisés au cours de la même enquête quelques enseignements qui me paraissent significatifs.

Il me semble que sur le premier point, il convient surtout d'illustrer les analyses garfinkeliennes de l'« accountability » qui mettent en évidence le lien qui unit de façon endogène le fait de voir et de faire quelque chose et celui d'en assurer, autant que cela est nécessaire (« in so many words »), la visibilité dans un langage, de façon à accomplir les fins pratiques que l'on poursuit au cours de l'interaction (« for all practical purposes »). Alors que j'effectuais mes enquêtes dans la Creuse au sujet de l'apprentissage du métier d'agriculteur, je demandais aux personnes que je rencontrais, et dont les noms m'avaient été indiqués par les techniciens de la Chambre d'agriculture, de m'indiquer eux-mêmes d'autres agriculteurs de leur connaissance de façon à ce que je puisse élargir mon échantillon à des personnes qui ne figuraient pas dans les fichiers de la Chambre d'agriculture. J'arrivai ainsi un jour chez un agriculteur sur lequel on m'avait donné très peu de renseignements et dont on m'avait simplement dit : « Si vous voulez voir un paysan traditionnel, allez chez X dans le village de Z ». Dans une maison propre et bien tenue, mais qui n'avait bénéficié d'aucune des améliorations liées au mouvement de rénovation de l'habitat rural, je fus reçu par un homme de 35 ans (c'était celui que je voulais voir car j'avais décidé de réaliser mes interviews dans une tranche d'âge homogène) accompagné d'un homme et d'une femme plus âgés dont je sus très vite qu'ils étaient son père et sa mère. En fait, c'est le père qui prit tout de suite la direction des opérations, non sans manifester quelque surprise à voir qu'un enquêteur extérieur voulût rencontrer son fils. Celui-ci, cheveux longs, regard fuyant, vêtements de travail usés et débraillés, demeura quasiment muet pendant toute la durée de l'entretien, qui fut assez bref, ne manifestant à son endroit qu'une sorte d'effarement inquiet. Ce que je voudrais souligner ici, c'est l'accord immédiat, bien que non formulé, des parents et de moi-même pour considérer le fils comme une personne « anormale ». De mon côté, je vis immédiatement qu'il me serait impossible de m'entretenir avec lui dans les circonstances présentes et j'acceptai que le père répondît à sa place aux questions que je voulais lui poser. Quant à celui-ci, il eut à peine à préciser qu'étant donné les circonstances présentes, il était hors de question d'interroger directement son fils. Le cadre d'exposabilité s'imposait suffisamment aux partenaires pour que 1) il n'y eût aucun besoin d'en dire plus que ce qui était nécessaire à une prise en compte appropriée de ce cadre par chacun des inter-actants, 2) la conversation se mît en place en tenant compte de ce qui était visible dans ce cadre d'exposabilité (ainsi, dès que j'eus présenté le thème de mon enquête, le père se mit à m'exposer les difficultés de santé de son fils qui, dans son enfance, n'avait pu être scolarisé qu'une année ou deux). Cet exemple met en évidence de façon « spectaculaire » (spectaculaire parce que, dans la série de mes entretiens, il est clair que celui-ci ne ressemble à aucun autre — par sa brièveté, la personne de mon interlocuteur qui n'est pas celle que j'avais prévue, le contenu des propos recueillis — alors même que mon projet d'enquête impliquait une préméditation et une standardisation des cadres organisés de chaque entretien) le rôle du contexte pratique — ses propriétés réflexives, dirait Garfinkel — dans le déroulement de l'interaction [140] conversationnelle, c'est-à-dire le rôle de ce qui est vu et fait en commun par chacun des participants et sur lequel s'établit un accord provisoire de coopération. Au demeurant, l'accord en question est probablement très superficiel, car si nous avions eu à formuler le sens de ce cadre organisé pour chacun d'entre nous, il n'est pas douteux que nous fussions arrivés à des interprétations fort différentes et il est d'autre part possible de déceler, à l'analyse, ces différences d'interprétation dans les propos du père et de l'enquêteur. Et cependant ce contexte pratique, visible et praticable, constitue la donnée réflexive qui permet d'établir le terrain de l'entente ou de la mésentente, étant entendu que celles-ci ne portent pas seulement sur ce à quoi on fait référence mais sur la commune évidence de ce qui se donne comme garanti dans l'immédiateté de l'interaction. Ce genre de circonstances pratiques, évidentes dans l'exemple présenté, mais toujours impliquées par n'importe quelle interaction, s'imbrique avec les événements du discours pour contribuer à la fabrication du sens endogène de chacun des exposés.

Pour éclairer l'autre dimension, que j'ai nommée conjoncturelle, je prendrai pour exemple (là encore révélateur parce que tiré d'un cas limite) un agriculteur breton qui m'annonça, dès la prise de rendez-vous, qu'il était sur le point de cesser l'exploitation de sa ferme et qui par conséquent situa d'emblée le récit qu'il me fit de l'apprentissage de son métier d'agriculteur par rapport au caractère particulier de la conjoncture présente (le fait qu'il recherchait un emploi de technicien ou de conseiller dans un organisme para-agricole). Ainsi, tout ce qu'il pouvait me dire de son métier s'inscrivait dans un contexte pratique caractérisé par la volonté d'abandonner ce métier. Les références à toutes sortes d'aspects de son apprentissage (par exemple, le fait qu'il avait été, disait-il, passionné dès son plus jeune âge par les questions de chiffres, de comptes et de gestion) prenaient sens en liaison avec le fait qu'il était sur le point de redevenir le conseiller de gestion qu'il avait été pendant peu de temps à la suite immédiate de ses études (c'est-à-dire aussi quelqu'un qui dispose d'un mode de vie et d'un réseau social assez différents de ceux des agriculteurs). En fait, la conjoncture (ici un changement de condition sociale, ailleurs l'engagement d'un plan de développement ou n'importe quel événement du même genre qui a pour effet de concentrer l'attention et les préoccupations du sujet) refocalise le monde de faits et d'événements à propos desquels on parle et on raisonne. J'ai essayé de montrer ailleurs (Pharo, 1982) en quoi la perception de la « petite histoire » pouvait influer sur la reconstruction de la « grande », mon souci étant en l'occurrence de marquer l'importance de la temporalité immédiate (celle-ci ne pouvant naturellement pas être délimitée a priori mais pouvant en revanche être définie par rapport à ce qui, dans l'actualité du sujet, constitue les motifs principaux de ce qui Y absorbe) dans la mise en récit et en raison de son propre passé ou de celui de ses groupes d'appartenance. Et là encore, l'extraction des données de faits et d'opinions (en vue d'établir des régularités de toutes sortes) risque de reposer, à proprement parler, sur des malentendus, si elle manque à saisir la conditionnante du propos établie par cette temporalité immédiate. En définitive, le sens référentiel n'est tel (c'est-à-dire sens de propos donnant à entendre [141] à autrui un monde de faits et d'opinions sur lequel peut se bâtir une conduite sensée) que par son intrication à ce sens contextuel, dont je n'ai pas l'illusion de croire qu'il constitue une « découverte » que n'auraient pas déjà faite la plupart des sociologues profanes ou professionnels, mais dont la prise en compte méthodique et empiriquement démontrable me paraît être une nécessité impérieuse que la hâte des interprétations globalisantes (liées le plus souvent aux conceptions « naturelles » de l'interprétant) tend malheureusement à faire négliger.

c) Le sens sapiential

Je reviendrai ici à Weber en essayant de reprendre, à la lumière de ce qui vient d'être esquissé, la théorie de l'interprétation de l'activité par ses motifs. En proposant de centrer l'interprétation du « sens subjectivement visé en réalité », auquel j'ai donné le nom de sens endogène, sur des performances langagières qui ont comme propriétés remarquables de formuler et de donner à voir tout à la fois le sens d'une activité, on se trouve confronté à une difficulté qui tient au fait que, comme on l'a vu, la performance langagière est dépendante du cadre d'activité dans lequel elle se produit. Autrement dit, lorsqu'on procède à l'analyse d'un langage, on est nécessairement ramené à la situation particulière dans laquelle ce langage est produit. D'autre part, lorsqu'un sujet énonce des faits et des opinions sur les faits, lorsqu'il rend compte de sa propre activité dans d'autres situations (sur lesquelles il n'existe souvent d'autre témoignage que ce récit de l'intéressé), bref, lorsqu'il assigne des raisons ou des motifs non seulement aux événements du monde qui l'entoure, mais aussi à sa propre activité à l'intérieur de ce monde, on n'a aucune raison de penser que les motifs invoqués par ce sujet sont nécessairement plus vrais ou plus réels que ceux qu'on aurait pu reconstituer par n'importe quel autre moyen. Il semble ainsi qu'à la difficulté qui découlait de la démarche weberienne (comment saisir les motifs réels de l'activité ?), l'analyse du langage ne peut qu'apporter une réponse qui, dans le meilleur des cas, serait circonscrite à l'activité qui sous-tend, ici et maintenant, ce langage particulier. Notons tout de suite que ce ne serait pas un piètre bénéfice que de pouvoir accéder aux motifs endogènes de l'activité, même s'il ne s'agissait que de situations tout à fait localisées — étant entendu que les situations où l'on fait quelque chose tout en le disant sont, dans la vie sociale, extrêmement nombreuses, en particulier dans l'exercice du pouvoir politique, économique, etc. Néanmoins, le sens endogène que l'on saisirait dans de tels cas (par exemple, en analysant dans la perspective indiquée précédemment les performances langagières qui, dans le cours d'une réunion de conseil municipal, aboutissent à la prise de décisions d'intérêt local) ne serait pas purement et simplement assimilable aux motifs de l'action dont parle Weber pour cette raison qu'une performance langagière, quelle qu'elle soit, si elle formule bien un sens d'activité, ne restitue pas pour autant nécessairement les motifs réels de cette activité. Et, en définitive, la voie dans laquelle nous nous sommes engagés paraît aboutir à une disjonction des notions de sens d'activité et de motifs d'activité qui étaient étroitement associées dans la perspective weberienne, [142] en sorte que l'expérience mentale dont parlait Weber demeurerait le seul moyen (douteux et) de dernière instance (Weber, 1922a : 9) pour saisir les motifs des activités sociales, ce qui pourrait justifier un abandon — tout au moins dans le cadre de la discipline sociologique — du projet de saisir ces motifs de l'activité sociale (c'est d'ailleurs dans cette voie que Garfinkel et les ethnométhodologues semblent s'engager).

Mon opinion est que, tout en marquant la nécessité de disjoindre les notions de sens et de motif (la mise en motif n'étant qu'un aspect particulier du sens endogène), il demeure possible d'accéder, par l'analyse du sens endogène de performances langagières localisées, non pas à la compréhension des motifs de toutes les actions des sujets de cette activité langagière, ce qui serait absurde, mais à la mise en évidence d'un cadre de motifs, dont certains peuvent être durables, susceptible de rendre raison, pour l'analyste, non seulement de l'activité locale prise en considération, mais aussi d'une série d'autres activités qui se trouvent corrélées à celle-ci par le fait que c'est le même sujet d'énonciation et d'action qui, dans des situations différentes, procède à des accomplissements particuliers.

Ce cadre de motifs, je lui donne le nom de sapience en cherchant à désigner par là l'ensemble interdépendant de savoirs, d'évidences et de maximes qui est susceptible d'assurer à chaque sujet, au travers d'une multiplicité de fluctuations circonstantielles et conjoncturelles, la stabilité du monde réel auquel il se propose d'appliquer une conduite sensée. Par rapport au concept husserlien de monde de la vie (Lebenswelt) qui situe le sujet dans l'évidence naturelle d'un monde « donné d'avance » puisque ce monde n'est un monde que pour autant qu'il a déjà fait l'objet d'une saisie par la conscience, le concept de sapience a surtout pour fonction de circonscrire les matériaux publics susceptibles de donner lieu à des études empiriques — et non pas introspectives ou empathiques — du Lebenswelt. Comme on le sait, l'une des difficultés fondamentales de la phénoménologie transcendantale fut de marquer sa spécificité par rapport à la psychologie, à laquelle Husserl reprochait de se mouvoir sur les évidences naturelles du monde donné d'avance, alors même que la saisie phénoménologique du Lebenswelt impliquait, selon lui, une mise en suspens de ces évidences. En réalité, il est parfois difficile d'apercevoir ce qui sépare les études phénoménologiques de la perception de simples études psychologiques. L'une des raisons en est que les recherches sur l'origine égologique du monde peuvent aisément se confondre avec des recherches sur la généalogie de la conscience individuelle. D'une façon plus générale, il n'est pas douteux que le souci, non plus des philosophes, mais cette fois-ci des sociologues, de restituer la pratique sociale (ou le sens pratique) dans des généalogies psychiques empruntées suivant les cas à la psychanalyse, la psychologie expérimentale ou la phénoménologie aboutit le plus souvent à la mise en œuvre de schémas interprétatifs que la sociologie a peu de chance de pouvoir attester par ses seules ressources. C'est pourquoi, dans l'optique « économique » qui doit être celle des interprétations sociologiques, il paraît nécessaire : 1) d'éviter de se donner a priori ce que Goffman appelle un « modèle minimal du sujet » (1974 : 8) ; 2) de s'en tenir à l'analyse [143] du sujet de l'énonciation et de l'action (et non pas du sujet psychologique) ; 3) d'étudier des performances publiques en s'interdisant toute extrapolation sur la « conscience intime » qui ne serait pas directement impliquée par le matériau soumis à l'analyse.

Le concept de sapience s'applique exclusivement au fait de renonciation en tant que celle-ci se trouve corrélée à des activités pratiques. Je veux dire par là que lorsqu'un sujet parle de certaines choses, qu'il exprime des opinions et qu'il recourt — immanquablement — à des opérations de raisonnement relatives à ces états de chose dont il parle (qu'il s'agisse d'événements proches ou lointains, de l'activité d'autrui ou de sa propre activité, de choses et de faits matériels ou purement idéaux), il manifeste avant tout un certain mode de corrélation entre sa propre individualité et le reste des états de chose qui l'environnent, le concernent, l'intéressent, le préoccupent, etc. Par exemple, lorsqu'un agriculteur expose et explique son cursus scolaire, son histoire familiale et professionnelle, la nature de son travail, de ses moyens de travail et de son environnement professionnel, le cours de ses réflexions, de ses intentions et de ses projets au sujet de tout ce qui précède, ce qu'il formule et donne à voir, c'est tout à la fois une factualité du monde et une logique de cette factualité, des états de chose et une saisie rationnelle de ces états de chose, une réalité extérieure (ou intérieure) et une appréhension de cette réalité. C'est bien pourquoi l'extraction des seuls contenus référentiels qui, comme on l'a vu, tend à minimiser le rôle du sens contextuel de ces énoncés, néglige aussi ce qui est pourtant le phénomène principal, c'est-à-dire le fait même de l'énonciation, dans un contexte donné, mais aussi par rapport à une saisie déjà constituée du monde au travers notamment de la disposition d'un langage, d'une histoire ou d'un habitus corporel (Bourdieu, 1980) sans laquelle les réponses aux stimuli de la situation n'auraient à proprement parler aucun sens. Car si le contexte est une condition de la réponse et de la performance langagière ou pratique, il n'en est pas la seule : en excluant les réponses non pertinentes, il ne suffit pas à sélectionner parmi les multiples réponses pertinentes celle qui est effectivement donnée. Cette sélection est le fait d'une « instance » qui, tout en se réalisant dans cette situation, n'existe que par rapport à des situations antérieures dont elle conserve la mémoire, le savoir et la croyance. Chaque individu qui parle et qui agit ne peut assurer sa présence immédiate dans l'interaction que par rapport à un univers extérieur à cette interaction duquel il tire sa compétence de membre ou ce que Garfinkel appelle aussi la « texture de relevance » de ses exposés et de ses actions.

La sapience ne s'énonce pas en tant que telle. Il n'est nul besoin de dire qu'on sait pour manifester que l'on sait, ni de dire que l'on croit pour le manifester. Et l'énoncé d'un savoir ou d'une croyance peut manifester autre chose que ce qu'on dit savoir (comme par exemple lorsqu'on dit : « je sais bien que ce n'est pas la bonne solution, mais... »). La découverte des évidences, des savoirs et des maximes qui fondent une performance singulière ou qui servent de présupposés à cette performance relève d'un travail d'analyse appliqué aux opérations de catégorisation et de mise en raison du langage et de l'activité ordinaires. Je propose que ce travail d'analyse ne présuppose qu'une chose, [144] à savoir que l'accomplissement des activités ordinaires de la vie de tous les jours n'est pas exempt de ce que j'appellerais une certaine consistance doctrinale. Cette expression peut paraître forte, mais l'hypothèse s'impose logiquement dès lors qu'on admet que les acteurs en situation ne sont pas les purs jouets des événements. J'ai essayé, dans plusieurs de mes études empiriques, de montrer qu'il est possible de lire le texte des conversations ordinaires avec la même attention que l'on accorde à la littérature philosophique et sociologique et en faisant à son sujet la même hypothèse que l'on fait à propos des textes savants, c'est-à-dire non seulement qu'ils ne parlent pas pour ne rien dire mais aussi qu'ils portent une tension vers la cohérence qui n'est pas foncièrement différente de celle que l'on peut découvrir dans les textes savants. De même qu'un auteur scientifique est tenu par ce qu'il a déjà dit, ici, mais aussi ailleurs, lorsqu'il dit quelque chose (il y est tenu à chaque phrase, à chaque mot), l'auteur ordinaire du texte social est également tenu par ce qu'il a déjà dit, non pas forcément de la même façon (car il existe toutes sortes de jeux de langage dont la plus grande part n'a aucun souci de soutenir une thèse), ni nécessairement du point de vue de certains principes logiques (et il y a toutes sortes de situations où la contradiction des énoncés est une condition de consistance pour la performance), mais tenu, dirais-je, en termes de continuité de vie (en donnant à ce mot une coloration proche de celle de forme de vie qu'utilise Wittgenstein, en particulier lorsqu'il dit que « (l'expérience) nous enseigne un ensemble de propositions interdépendantes ») (1958 : §274).

De façon encore plus précise, je dirai que toute performance pratique, et langagière en particulier, est rigoureusement inconcevable indépendamment de certaines prémisses de raisonnement qui lui assurent sa consistance. Ces prémisses sont parfois formulées en tant que telles (par exemple lorsqu'on porte un jugement sur des états de chose ou que l'on énonce une maxime éthique), mais elles se manifestent d'abord dans la performance pratique elle-même qui est alors à considérer — un peu selon le modèle du raisonnement pratique tel que le concevait Aristote — comme la conclusion qui découle de ces prémisses. Le travail d'analyse auquel je pense ne consiste pas à affecter un sens à ces performances à l'aide d'intuitions que l'on ne pourra jamais vérifier en tant que telles, mais à repérer de façon aussi systématique que possible les prémisses sapientiales qui servent de préalables à ces performances. Par exemple, pour revenir à l'enquête dont je me suis servi pour illustrer mon propos, les différentes façons de parler du métier d'agriculteur que j'ai pu observer dans mon corpus d'entretiens dépendent d'une mise en relation à la fois logique (en termes de rapports d'implication) et éthique (en termes de hiérarchisation d'intentions relatives à ce qui doit être) d'un certain nombre d'états de choses (le travail et son organisation, sa qualité ou son efficacité, les partenaires économiques et les conditions de la richesse, la famille avec son mode de vie, ses projets et ses loisirs, etc.). Ce sont les spécificités de chacune de ces mises en relation qui permettent de comprendre pourquoi ici l'exercice du métier constitue une sorte de fin sui generis sur lesquels se greffent, de différentes façons, tous les objectifs « valables » de [145] l'existence, tandis qu'ailleurs le métier apparaît comme un simple moyen asservi à d'autres fins qui justifient les dispositions diverses que l'on prend pour les atteindre (Pharo, 1984). On parle souvent d'une « logique » de l'action d'une façon quasiment métaphorique sans voir qu'en réalité l'action n'est pas séparable d'un certain nombre de raisonnements qui, pour peu qu'on les étudie de façon attentive, révèlent probablement des régularités et des logiques, cette fois au sens fort du terme, beaucoup plus nettes que ce que laisse croire la confusion apparente des actions et de leurs motifs. C'est pourquoi, avant même de chercher à expliquer ces logiques de l'action — ce qu'à mon avis on est toujours trop pressé de faire —, il conviendrait d'abord d'élaborer de façon détaillée les outils méthodologiques permettant d'en faire des descriptions démontrables — sans lesquelles il me semble en effet qu'il n'y a pas de science possible.

On comprend alors pourquoi la sapience peut être déduite de la mise en motifs qui s'opère dans l'action, car ce que manifeste le fait de renonciation dans un contexte pratique, ce sont aussi les prémisses intentionnelles qui confèrent sa cohérence à l'action. Ces prémisses sont à découvrir cas par cas, ce qui n'est qu'une façon de s'inscrire dans la ligne des recherches weberiennes sur les rationalités en finalité et les rationalités en valeur. Mais fondamentalement, on aboutit, par le biais d'une investigation du sens endogène de l'activité sociale, à la question des fondements sensés, c'est-à-dire à la fois logiques, cognitifs et éthiques, de toute activité sociale, sur laquelle l'analyse des performances langagières offre des possibilités nouvelles d'étude empirique.

III. — Sociologie compréhensive
et généralisations


Les analyses précédentes tendent à montrer que le sens endogène des activités qui se parlent peut être descriptible du point de vue de ce qui en est formulé et mis en vue à l'intention d'autrui. Comme on le voit, cette proposition ne contrevient pas aux limites que Weber et Schûtz avaient posées à l'accès au « sens subjectivement visé » puisqu'il ne s'agit ni de saisir tous les motifs internes d'une action particulière, ni de faire coïncider parfaitement son propre contexte significatif avec celui de l'auteur de l'action, mais simplement de procéder à l'analyse empirique du sens qui se déploie dans l'intersubjectivité du langage, lequel a cette propriété remarquable de dépendre, pour chacune de ses performances singulières, d'une production endogène et individuelle alors même qu'il ne peut accomplir son office que parce qu'il est partagé par une collectivité humaine.

C'est d'ailleurs en s'arrêtant sur cette dernière propriété du langage que l'on peut reprendre et éclairer le débat qui a été esquissé ci-dessus lorsqu'il fut question, à propos de l’ethnométhodologie, d'une sociologie se situant en-deçà de toute typification. On avait fait remarquer, en effet, que si l'interprétation se situe toujours du point de vue d'une supposition de sens, ceci n'entraîne pas nécessairement que cette supposition prenne la forme d'un idéal-type, [146] c'est-à-dire « une série d'événements construits par la pensée », dont « les éléments sont pris à l'expérience et seulement accentués jusqu'au rationnel » et servant « aussi bien de moyens heuristiques à l'analyse que de moyens constructifs à l'exposé de la diversité empirique » (Weber, 1922b : 102-103). Il est assez clair qu'une analyse pragmatique du langage, si elle ne peut pas se passer de concepts généraux, peut en revanche faire l'économie de la construction de types-idéaux, au sens weberien. Et l'on peut très bien, comme dit Garfinkel, faire des « conjectures » sur l'auto-organisation endogène des membres ou sur le sens endogène de leurs performances, sans recourir à ces constructions de pensée dont parle Weber qui impliquent la constitution d'un certain tableau idéal de la réalité sociale. À ce titre, l'ethnométhodologie représente sans doute l'une des premières tentatives de développement d'une sociologie sans types-idéaux.

Mais cette réserve sur les idéalisations objectives, si elle est perçue comme abstention sur le « général », — alors même que, pour Weber, la sociologie était par définition une science du général, élaborant des concepts de type « vides de contenu » que l'histoire devait se charger de remplir — peut susciter des critiques à rencontre de l'ethnométhodologie et de l'ensemble des courants interactionnistes. Habermas lui-même reproche aux théories du Lebenswelt de ne pas prendre en considération l'autre dimension de la vie sociale qui coexiste à l'action communicationnelle, à savoir le fait qu'il existe des « systèmes » sociaux exigeant des modes d'analyse spécifiques (Habermas, 1981). Bref, en supposant qu'une sociologie « sans types-idéaux » soit possible, son inaptitude à rendre raison des structures et des processus généraux de la vie sociale la condamnerait très vite à n'être qu'une sous-discipline, voire une simple méthodologie (c'est d'ailleurs ainsi que l'on a souvent tendance à considérer l'ethnométhodologie), de démarches plus globalisantes.

En fait, le débat précédent risque de tourner court si l'on s'efforce de serrer de plus près la pensée de Weber à propos des types-idéaux. La remarque essentielle est que, contrairement à une interprétation courante, les concepts de type ne s'identifient pas chez Weber à des concepts de structures objectives. Les types-idéaux, explique-t-il, ne portent pas sur des structures chosifiées, mais sur des rapports de signification. Ainsi par exemple, à propos de l'Etat, Weber s'efforce-t-il de montrer qu'il ne s'agit pas, dans le langage sociologique, d'un « individu singulier ». Les « structures », dit-il, « ne sont que des développements et des ensembles d'une activité spécifique de personnes singulières, puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d'une activité orientée significativement » (1922a : 12). « Obligée d'opérer avec des concepts collectifs » qu'elle trouve « dans le langage courant » ou dans les langages spécialisés (en l'occurrence celui des juristes), la sociologie ne s'attache pourtant nullement à des « personnalités collectives » exerçant une activité et « vise au contraire purement et simplement un développement de nature déterminée d'une activité sociale effective ou construite comme possible » (ibid.). Bref, les « structures collectives » ne sont, d'après Weber, que « des représentations de quelque chose qui est, pour une part, de l'étant (Seiendes), pour une autre part, du devant-être (Geltensollendes), qui flotte dans [147] la tête des hommes réels... d'après quoi ils orientent leur activité » et c'est en tant que telles qu'elles « ont une importance causale fort considérable » (ibid., 13). On voit donc que les types-idéaux ne généralisent pas des structures ou des systèmes objectifs mais des activités sensées (et seule d'ailleurs la prise en compte de ce point permet de comprendre la systématique conceptuelle qui se trouve développée dans Économie et société). D'une certaine façon, c'est la tendance « naturelle » à vouloir attacher à des mots une signification définie — et cela indépendamment de leurs usages — qui conduit par exemple à confondre l'Etat dont parle le sociologue (lorsqu'il cherche à saisir des activités singulières) et les objets de référence qui se trouvent appelés par la multiplicité des usages vulgaires ou spécialisés de ce mot.

Si l'on adhère à cette façon de voir, il devient difficile d'opposer l'analyse du Lebenswelt à laquelle procède la sociologie compréhensive à celle des structures ou des systèmes sociaux à laquelle devrait conduire une sociologie plus globalisante. En fait, une sociologie globalisante entendue de cette manière ne serait peut-être que la victime des évidences naturelles du monde donné d'avance auquel participe le sociologue, sans voir que la réalité même des structures sociales les plus établies, les plus incontournables dans leur factualité (l'Etat, les entreprises, les familles...), n'est telle que parce qu'elle relève de processus intersubjectifs de constitution qui, en tant que tels, échappent à la visée des acteurs, mais qui précisément apparaissent comme le phénomène le plus digne d'intérêt pour la sociologie. Dès lors, et si on garde à l'esprit le lien qui peut être établi par l'analyse du sens endogène des activités, entre des performances singulières liées à des cadres situationnels et culturels particuliers et certaines propriétés plus constantes des activités sensées se déployant dans les différentes formes de vie sociale, il n'est nullement impossible d'envisager une généralisation de certaines trouvailles de la sociologie compréhensive, même si les idéalisations qui en découlent portent davantage sur des formes que sur des contenus. Je mène actuellement des recherches sur le civisme ordinaire qui, dans un premier temps, s'efforcent de décrire le sens endogène de certaines activités civiles et civiques (par exemple lorsqu'il s'agit, dans une réunion de conseil municipal, de prendre des décisions d'intérêt local), mais qui, à partir de là, ont l'espoir de parvenir à une meilleure compréhension, non pas du fonctionnement des structures politiques, mais de la mise en sens du lien civil en référence à l'intérêt général d'une cité politique qui, pour les acteurs, constitue la réalité incontournable avec laquelle et sur laquelle ils sont contraints de faire et d'opérer. La politique comme accomplissement continu, contingent et toujours en train de se faire peut ainsi devenir un thème très global d'étude sans qu'il soit besoin de faire au départ à son sujet d'autres hypothèses que celle concernant le phénomène de sa réalisation intersubjective.

En définitive, le choix de l'inscrire de nouveau dans la tradition de la sociologie compréhensive de Max Weber n'a nullement pour effet de replier la recherche sociologue sur des phénomènes micro-sociaux qui la laisseraient à l'écart de toutes les grandes discussions sociales. Tout au contraire, ce choix paraît ouvrir à la recherche des possibilités de généralisations qui, comme [148] H. Sacks en avait déjà posé l'exigence (1963), auront au moins pour elles de s'appuyer sur des descriptions minutieuses des phénomènes singuliers sur lesquels elles se construisent. Le point clef qui a toujours embarrassé les sociologues, et en vertu duquel ceux-ci n'ont d'autres ressources pour comprendre et analyser les phénomènes sociaux que celles utilisées par les agents pour produire et reconnaître leurs activités, n'est pas nécessairement une nuisance dès lors qu'on se propose de reconnaître de façon aussi systématique que possible la nature de ces ressources qui tiennent en fait à la nature même de l'activité sociale qui, comme Weber l'avait vu, est nécessairement orientée vers autrui. Car cette orientation vers autrui qui doit à la contingence de ses usages la multiplicité de ses traits particuliers présente cependant, du point de vue des ressources interactives qui la rendent possible, un certain nombre de caractères stables. C'est à la généralisation de ces caractères que peut viser la démarche de la sociologie compréhensive, laquelle peut être finalement moins soucieuse de dégager les régularités objectives qui relient par exemple les croyances, les comportements et les positions sociales des agents, que de mettre en évidence les propriétés stables de l'activité et de l'interaction sociales qui rendent possible, parce qu'elles font partie d'une compétence générale de tous les membres d'une société, le développement d'une action sensée dirigée vers autrui. Mais de telles généralisations ne sont possibles et ne présentent un intérêt de connaissance que pour autant qu'elles prennent appui sur la description rigoureuse d'usages sociaux qui, en tant que tels, ne relèvent d'aucune règle simple, mais qui sont néanmoins compréhensibles en raison des propriétés régulièrement observables de la compétence de membre qu'ils mettent en œuvre.

Patrick PHARO

Équipe de sociologie de l'éthique et des pratiques symboliques,
82, rue Cardinet, 75017 Paris


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* Cet article, qui n'engage évidemment que la responsabilité de son auteur, n'aurait cependant pas été possible sans ma participation régulière à une réflexion collective menée dans le cadre de l'atelier « Sens et rationalité » de l'Equipe de sociologie de l'éthique et des pratiques symboliques que dirige Francois-A. Isambert et dans celui du séminaire d'épistémologie du Centre d'études des mouvements sociaux. En particulier, la connaissance des auteurs qui sont évoqués ici et la conscience de l'importance de certaines questions sont à mettre entièrement au crédit de cette réflexion collective, sans parler des multiples emprunts à la pensée d'autrui que l'habitude de la discussion régulière ne permet même plus de noter. Je remercie notamment F.-A. Isambert et P. Ladrière pour leurs remarques critiques sur les premières versions de ce papier, ainsi que W. Ackerman, B. Conein, A. Cottereau, R. Dulong, P. Gruson, H.-P. Jeudy, Y. Lescot, J.M. Marendin, J. Merchiers. L. Quéré et J.-P. Terrenoire pour toutes les discussions que j'ai eues et que je continue d'avoir avec eux.

[1] Les références bibliographiques se trouvent en fin d'article.

[2] Les œuvres d'A. Schutz ne sont pas encore, à l'exception d'un ou deux articles, disponibles dans l'édition française. Une traduction de certains des « Collected papers » est cependant en cours par Denys de Caprona et Kaj Noschis et devrait paraître prochainement à la Librairie des Méridiens.

[3] À l'exception du livre de A.V. Cicourel, La sociologie cognitive (P.U.F., 1979) et de deux articles de F. Bluni et al. (« La rebuffade », Communications, 20, 1973) et H. Sacks (« Tout le monde doit mentir », ibid.), les œuvres des ethnométhodologues, et surtout celles de H. Garfinkel, ne sont pas disponibles en édition française. Pour un accès partiel à ces textes et une présentation critique de la « posture » ethnométhodologique, cf. Arguments ethnométhodologiques. Problèmes d'épistémologie en sciences sociales, n° III, CE.M.S., Paris, 1984, Cette même plaquette donne une bibliographie assez étendue des publications ethnométhodologiques.

[4] Ce point ne semble pas devoir être remis en cause lorsque, considérant certains systèmes de communication, comme le langage des signes utilisé par les sourds, on admet, avec B. Mottez (1981), qu'ils constituent des langues à part entière.

[5] Austin parle d'« infelicities » pour désigner les cas d'échecs de l’énonciation, c’est-à-dire lorsque ce n'est pas la valeur de vérité de l'énoncé qui est en cause, mais le non-respect de certaines conditions pragmatiques de pertinence pour l’énonciation, comme par exemple si, en plein milieu d'une assemblée-débat, je déclare que la séance est ouverte, alors que chacun sait qu'elle l'est depuis longtemps.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 novembre 2013 9:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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