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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Politique et savoir-vivre. Enquête sur les fondements du savoir-vivre. (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Patrick Pharo, Politique et savoir-vivre. Enquête sur les fondements du savoir-vivre. Paris: L'Harmattan, Éditeur, 1991, 160 pp. Collection “Logiques socialeS”. [Autorisation de l'auteur accordée le 28 janvier 2017 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sciences sociales.]

[9]

Politique et savoir-vivre.
Enquête sur les fondements du savoir-vivre.

Introduction

Une organisation politique - c'est-à-dire l'organisation du gouvernement de la Cité - aura toutes chances d'être considérée comme injuste par une grande partie de ses membres si elle ne remplit pas au moins les deux conditions suivantes : rechercher de façon permanente la concorde entre les citoyens, et réguler de façon équitable les antagonismes relatifs au droit. Ces deux conditions sont loin d'être réalisées dans les démocraties modernes dont l'organisation est surtout conditionnée par les conventions légales et les relations marchandes. Les conventions légales n'organisent pas la recherche permanente de la concorde, elles y font même quelquefois obstacle. Et les relations marchandes sont loin de réguler équitablement les conflits de droit. De plus, les unes et les autres sont compatibles avec des faits auxquels il est difficile de s'habituer : l'inégalité et la misère en Occident, la faim, la guerre et la privation de liberté sur une bonne partie de la planète. Il est donc utile de remonter au-delà des principes conventionnels et marchands pour rechercher les conditions d'une Cité universelle dont les membres pourraient vivre en paix les uns avec les autres. Cette recherche n'est pas à mener dans une perspective révolutionnaire - les révolutions, qui viennent toujours assez tôt, ne garantissant malheureusement pas des lendemains meilleurs - mais plutôt dans une perspective humaine et critique, c'est-à-dire susceptible de défendre un parti d'humanité par tous les moyens conciliables avec l'idéal du droit qu'il implique.

Je suggère que les conditions recherchées existent sous leur forme la plus originaire dans l'idéal d'intelligence mutuelle et d'accueil réciproque qui inspire la morale des relations de la vie courante des êtres humains, lorsqu'ils sont Occidentaux mais probablement aussi lorsqu'ils sont Chinois ou Aborigènes [10] d'Australie. Cet idéal est celui du savoir-vivre, vertu civique par excellence car elle n'est reconnue qu'à ceux qui, dans la vie sociale, forcent la concorde en se conduisant d'une façon qu'on juge non seulement normale, mais aussi plaisante, élégante, bienveillante, juste... Cet idéal équivaut à ce qu'Aristote appelait l'équité, c'est-à-dire la capacité à adapter les règles en vigueur au cas particulier lorsque, mû par une sorte d'intuition souveraine, on se rend compte que prendre son dû selon les règles ne serait pas aussi juste qu'il le paraît. Cet idéal n'est pas fondé sur des principes que l'on pourrait énoncer - comme les maximes de Kant ou de Rawls - et dont on pourrait éventuellement démontrer le caractère logiquement contraignant, car l'action pratique ne se déduit que rarement des principes - peut-être uniquement dans les grandes occasions. Il n'est pas non plus fondé sur l'amour, car il n'y a que les saints qui aiment tout le monde et la Cité n'est pas l'organisation de la vie sainte. Il est simplement fondé sur les propriétés morales de la raison commune. La raison commune n'est pas le prodigieux organe qui permettrait de voir, sans le moindre doute, ce qui est juste et vrai dans tous les mondes possibles et d'accéder ainsi à l'immuable. Mais c'est une capacité à découvrir dans les conditions confuses et contradictoires de la vie courante l'étalon apparemment instable, mais pouvant être absolument contraignant dans le moment où on l'aperçoit, de ce qui est juste, et à savoir le réévaluer en fonction de la réflexion et du cours des événements. C'est une raison pratique qui, dans son fonctionnement le plus courant, n'a encore fait sien ni le rigorisme kantien, ni l'utilitarisme de Mill, mais qui, se heurtant aux contradictions du mal, s'efforce de l'éviter. C'est ce que Descartes appelait le bon sens et qui précisément commande de ne pas s'en tenir aux règles du droit positif ou à celles du marché chaque fois que quelqu'un peut avoir à bon droit le sentiment d'être privé de son dû par d'autres membres de la communauté.

Dans un monde dont on attribue quelquefois les paix locales au respect des conventions légales et des contrats privés, mais où conventions légales et contrats économiques ne sont fondés que sur l'idée d'équivalence et de concurrence naturelle des individus, le modèle du savoir-vivre et de l'équité qui consiste à rééxaminer, à l'avantage du plus faible ou du moins bien loti, la règle en fonction du cas, peut sembler singulièrement utopique. Il l'est certainement, mais moins que l'idée suivant laquelle on éviterait les désastres par les seules [11] vertus des conventions impersonnelles et de l'échange marchand. L'idéal du savoir-vivre prend racine en effet dans les pratiques civiles de tous les jours, dans la plus ou moins grande capacité à trouver des accommodements avec les autres, à s'adapter à leurs attentes justifiées, à éviter les actes inacceptables pour eux comme pour soi-même, bref, dans la faculté de porter instantanément des jugements pratiques raisonnables. On retrouve cet idéal dans l'activité processuelle des institutions juridiques qui tiennent leur légitimité non pas tant du fait qu'elles appliquent la loi que du fait qu'elles sont requises de rechercher en fonction des particularités du cas la loi dont il relève et la façon dont la loi en question doit être appliquée. Il est à l'œuvre encore dans toutes les instances où la concorde est une condition du succès et où ceux qui savent trouver le terrain d'entente sont reconnus comme des guides.

L'idéal du savoir-vivre et de l'équité n'est pas une invention théorique mais la présupposition logico-éthique des relations compréhensives et paisibles avec ceux que l'on côtoie tous les jours et dont on attend qu'ils respectent son droit. Dans la vie courante, le savoir-vivre ne prend pas la place du respect des conventions ou des relations marchandes, mais il en constitue l'idéal sans lequel aucune règle conventionnelle ni aucun échange marchand ne seraient praticables. Il serait en effet impossible de régler ses relations civiles les plus familières sur des bases purement conventionnelles ou purement marchandes, en établissant par exemple une loi de ses amitiés ou en les organisant de façon systématique sur la recherche d'utilités individuelles. Même les relations les plus impersonnelles, les plus conventionnelles ou les plus marchandes, ne se plient pas à un schéma de ce genre, car elles supposent toujours, pour se réaliser humainement (et non pas par l'intermédiaire de machines), autre chose qu'elles-mêmes, c'est-à-dire au moins l'accord normatif des partenaires pour respecter ces conventions et ces règles. Cet accord peut avoir toutes sortes de motifs, moraux, utilitaires ou autres, mais le fait qu'on le recherche ne relève pas lui-même d'un pur calcul d'intérêt, ni de l'application d'une convention préalable, car si c'était le cas, il faudrait encore un autre calcul d'intérêt ou une autre convention pour l'expliquer. Il repose plutôt sur une contrainte logico-éthique du rapport sensé au monde. Car même si on peut changer d'avis et de règles, trahir les autres et soi-même, mentir et simuler, il reste que chaque fois que l'on donne son accord, y compris lorsqu'il s'agit d'un accord abusif [12] ou contraint par les circonstances, on manifeste par le fait l'existence de contraintes normatives inhérentes à l'intelligence mutuelle. Etre d'accord sur quelque chose, même si c'est provisoire, suppose en effet d'apercevoir une règle commune. Pour habiter un monde commun, encore faut-il pouvoir le saisir sous des concepts et des significations communes, et tomber d'accord sur l'adéquation de ces concepts communs aux faits du monde. Evidemment ce niveau sémantique de l'accord sur le monde commun n'implique pas nécessairement une éthique commune, mais c'est pourtant bien parce qu'il existe une contrainte logique, celle de la règle commune, qui pèse sur l'intelligence mutuelle, qu'il peut aussi y avoir une éthique et un idéal d'équité. Cette attente de règle commune, inhérente au lien civil et sans laquelle il n'y a pas d'intelligence mutuelle, a en effet toute chance de se dissoudre dès que ne sont plus réunies les conditions d'un échange équitable, car il est absurde de suivre durablement une règle ou de demander à quelqu'un de suivre librement une règle qui, sans raison supérieure, le fait souffrir. Les conventions légales et les principes marchands ne tiennent donc pas essentiellement leur autorité d'une nature humaine qui, par peur de la répression ou par intérêt, serait portée à s'y plier, mais du fait qu'on ne peut pas se comprendre indépendamment d'une norme de vérité et de justice qui, quoiqu'indéterminée dans son principe, demeure en dernière instance souveraine dans les échanges humains. Cette norme qui ne relève pas elle-même de telle ou telle convention légale ou marchande, mais du fait que toute règle appliquée au monde fait surgir des contraintes sémantiques, débouche inévitablement sur l'exigence que soit reconnu à chacun son dû, pour la bonne raison qu'il serait absurde de suivre une règle dont on serait toujours la victime. Cette exigence peut être évaluée par rapport à l'étalon d'une convention préalable, mais elle l'est surtout par rapport à l'étalon de justice qui surgit des règles communes acceptées dans une situation et que l'on a possibilité de soumettre ultérieurement à la critique illimitée des êtres sensés.

La politique constitue évidemment un monde particulier, très différent de la vie courante du fait des institutions et des puissances qui l'habitent. Mais on risque de tourner en rond aussi longtemps qu'on s'obstine à penser la politique avec la seule sémantique de la politique. S'il y a eu quelques nouveautés ces dernières années dans la théorie et la pratique politiques, on les doit aux emprunts faits à d'autres domaine, et [13] surtout celui de l'éthique. En axant la réflexion politique sur les propriétés logico-éthiques du lien civil, on peut esquisser une solution analytique et morale au problème clef de la politique qui est celui des raisons de consentir ou de ne pas consentir à un ordre établi. Sur le plan analytique, les propriétés de l'intelligence commune permettent de saisir la nature de l'attachement des citoyens à leur Cité : cet attachement n'est pas d'abord le consentement à un ordre politique conçu comme un tout, mais l'adhésion, par l'intermédiaire des formes de civilité et des contraintes sémantiques qu'elles exercent sur les engagements interpersonnels, à des rapports de vie courante avec des personnes particulières dont l'activité conditionne à la fois les attentes vis-à-vis de la Cité et leurs limites. Sur le plan moral, la réflexion politique peut s'inspirer de l'idéal de savoir-vivre et d'équité qui permet la réalisation des relations pacifiques avec les partenaires de la vie courante : il ouvre en effet un horizon pour sortir de l'impasse à laquelle aboutit l'idée que les conventions impersonnelles seraient l'alpha et l'oméga de la justice. Le schéma conventionnaliste (ou formel-légal comme disait Max Weber lorsqu'il caractérisait l'ordre politique moderne) qui est à la base du fonctionnement courant des démocraties modernes est trop souvent incapable de résoudre de façon équitable les conflits de droit. Cette incapacité n'est pas seulement circonstancielle, transitoire, contingente, elle a des causes plus profondes : l'ordre de la Cité en effet n'est pas un ordre synchronique (comme par exemple les institutions et les lois) mais repose au contraire sur l'entrecroisement de relations civiles ou interlocutoires qui se forment et se déforment en fonction d'un état des accords normatifs toujours ouvert, par définition, à une critique ultérieure. Ce rapport direct des personnes les unes avec les autres est la limite suprême de toute tentative de régulation impersonnelle des relations civiles. C'est pourquoi la mise en lois et règlements de l'ordre social, qui est en effet un puissant moyen de protection contre l'arbitraire et la déraison, n'aurait sans doute aucun effet sans l'existence de mécanismes plus élémentaires du lien civil faisant valoir leurs propriétés régulatives dans l'ensemble de la vie sociale, ordinaire ou extraordinaire.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mars 2017 18:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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