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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Patrick Pharo, LE CIVISME ORDINAIRE. (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Patrick Pharo, LE CIVISME ORDINAIRE. Paris: Librairie des Méridiens, 1985, 237 pp. Collection: “réponses sociologiques.” [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 2 mai 2017 de diffuser le texte de ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Le civisme ordinaire.

Introduction

Il est d'usage, lorsqu'on aborde les questions de théorie politique, de tenir pour acquis certains principes initiaux de classification que nous héritons d'une partie de la tradition philosophique — par exemple celle qui, depuis Hegel, distingue la société civile de sa réalisation politique dans l'État — et de la tradition sociologique elle-même qui, depuis Durkheim au moins, considère la politique comme une espèce particulière à l'intérieur du genre plus large que constitue la société. On a ainsi tendance à considérer que le rapport social, pourvu d'un caractère générique, englobe le rapport politique qui apparaît comme nettement plus spécifique — même si, en vertu de certaines théories, c'est le rapport politique lui-même, par exemple la forme de l'État, qui détermine certaines formes du rapport social. Ce mode de classification a évidemment ses mérites et ses avantages dans les circonstances particulières de son usage, et je n'ai en aucune manière l'intention d'en faire une réfutation de principe. Néanmoins, et au même titre que certains paradigmes de la théorie politique dont il sera question plus loin, une telle pré-organisation de la question politique ne facilite guère la prise en compte de certains caractères fondamentaux de l'intercompréhension et des interactions humaines qui, en tant que tels, ne relèvent sans doute ni du « genre » social, ni de l'« espèce » politique, mais qui apparaissent pourtant comme des conditions de réalisation pratique de l'un et l'autre tout à la fois, c'est-à-dire du [8] rapport social aussi bien que du rapport politique. C'est pourquoi je suggère de suspendre — provisoirement au moins — ces modes « naturels » de classification et de porter attention à ce qui peut paraître commun aussi bien au rapport social qu'au rapport politique et auquel je donnerai le nom de lien civil. Cette suggestion, comme on le verra tout au long de cet ouvrage, n'est pas une pure affaire de vocabulaire. Car si elle a bien pour effet de déployer la dimension inévitablement sociale de la politique (point qu'on accorde d'ailleurs sans difficulté) et surtout la dimension inévitablement politique du social (point qui, lui, est beaucoup moins facilement admis), elle ne vise pas seulement à donner un nom général à des phénomènes qui concernent le social aussi bien que la politique. Elle est plutôt orientée vers la mise en évidence d'une continuité fondamentale, tout au moins dans nos sociétés, entre les formes les plus massives de la vie sociale et politique (l'État, les institutions, les partis politiques...) et les formes les plus élémentaires de celle-ci, telles qu'on peut les rencontrer dans les interactions en face-à-face de la vie de tous les jours. Elle vise donc à identifier le lien civil non pas comme un « secteur » nettement circonscrit du rapport social ou du rapport politique, mais comme un centre de perspectives, pour l'analyse, renvoyant, dans la réalité, à certaines conditions pratiques sans lesquelles le rapport social aussi bien que le rapport politique seraient tout simplement impraticables.

La simple mise en avant de la notion de « lien civil » évoque naturellement certaines références illustres de la théorie politique. On pense en particulier à Hobbes pour qui « toute loi humaine est civile » [1], pour cette raison que les seules véritables lois sont celles que se donne la société organisée dans l'État. Je reprendrais volontiers cette conception à mon compte, si elle ne reposait pas sur une opposition du droit (marqué du sceau de la liberté) et de la loi (relevant de la seule obligation) [2] qui revient à faire du contrat civil une mise en ordre plus ou moins utilitaire du droit naturel (qui, lui-même, [9] n'a à son origine rien de civil). On verra au contraire que la thèse du présent ouvrage serait plutôt que non seulement toute loi humaine, mais aussi tout droit humain est civil — si toutefois le texte en question avait la prétention d'atteindre à un tel degré de généralité. D'un autre côté, la notion de lien civil évoquera sans doute cette cité antique dont l'idéalité constituait pour Platon le moyen « réaliste » d'affirmer sa conception de la justice sociale et politique [3]. S'il n'est pas question d'engager ici une discussion de cette conception, ni de celle d'Aristote (que J. Moreau résume en disant que « le but de l'association politique, c'est... un idéal de vie humaine, inaccessible à l'homme isolé, mais réalisable dans cette communauté indépendante, capable de se suffire à soi-même, qu'est la cité » [4]), il est néanmoins important de remarquer que la notion de cité qui nous est léguée par la tradition antique est probablement la plus propre à désigner les ordres de réalité auxquels la présente étude se propose de s'intéresser. Il se trouve en effet que cette notion, tout en s'ajustant au cadre géographiquement limité de la chose publique qui était celui de la cité antique, présente deux caractéristiques intéressantes : la première qui est d'englober dans une même unité idéale les réalités du social et de la politique que nous sommes trop accoutumés à distinguer, et la seconde qui consiste à traiter ces réalités comme indissociables des idéalités normatives qui, pour les citoyens et dans le moment de leur action, en sont constitutives.

Car lorsque je parle du lien civil, je ne me propose nullement de préciser la signification « intrinsèque » de choses telles que l'État, les institutions, les événements ou les fonctionnements sociaux et politiques, mais bien plutôt de m'intéresser à la façon dont les membres [5] comprennent ces significations [10] et aux conséquences pratiques qu'ils en tirent. Autrement dit, l'« objet » sur lequel portera l'investigation n'est pas à proprement parler une chose, mais c'est plutôt une réalité de corrélation [6] entre la compréhension pratique qu'ont des sujets parlants et agissants des significations de leur univers collectif et les choses qui constituent cet univers telles que l'État ou les institutions. Dans cette optique, la géométrie des objets sociaux et politiques a tendance naturellement à varier en fonction des idéalités et des contextes pratiques qui les font appréhender. Par exemple, la réalité du Droit Pénal français en tant qu'objet écrit (le texte déposé dans des livres, mais aussi le contenu de ce texte), n'est pas directement en cause dans l'acte délictueux d'un hors-la-loi (même si celui-ci tient compte des risques pénaux que son délit lui fait encourir), ni même dans l'acte de jugement d'un magistrat (même si celui-ci se sent tenu d'inscrire son verdict dans les limites fixées par les textes de loi). Ce à quoi la présente étude va s'intéresser, c'est précisément la façon dont les citoyens tiennent compte, dans la réflexivité [7] de leurs pratiques, de toute une série de réalités institutionnelles ou non-institutionnelles dont l'intellibilité pratique à un moment donné conditionne la suite de l'interaction. Ces réalités de corrélation ne sont donc jamais constituées par des sujets solitaires établissant leur rapport idéal aux choses, mais tiennent au contraire toute leur existence des interactions humaines dans lesquelles elles apparaissent.

Cet accent sur le lien civil permet d'expliquer la décision [11] d'utiliser le terme de cité pour désigner non seulement la chose publique — qu'on la caractérise comme société, comme État ou comme ensemble politique... —, mais aussi la façon dont cette chose publique est méthodiquement comprise et pratiquée par les membres. La définition que je donnerai du concept de cité consistera précisément à réunir, sous un même vocable, la chose publique dans tous ses aspects, tous ses états et toutes ses objectivités potentielles, avec la compréhension que peuvent en avoir les membres dans les différentes situations, ordinaires et quelquefois extraordinaires, de leur existence. La cité n'étant pas une chose, mais le nom d'une réalité de corrélation (entre une compréhension et des choses comprises), on ne s'étonnera pas qu'elle mette toujours en jeu l'idéalité normative qui la constitue (et c'est pourquoi on parlera quelquefois de cité de prédilection) ni que ses contours ne recoupent pas toujours ceux des entités plus nettement calibrées (dont l'État est aujourd'hui, dans nos sociétés, le prototype). Au contraire, on verra que, dans cette acception, la cité est en quelque sorte toujours construite et reconstruite en fonction de la taille [8] des communautés d'assentiment dont les membres recherchent l'accord, et des situations au cours desquelles cet accord est recherché. À l'inverse cependant, on parlera aussi de Cité — mais avec une majuscule pour marquer la distinction — chaque fois que l'entité référée par les membres paraît suffisamment proche des termes les plus communs utilisés par les membres pour désigner leur « république » d'appartenance (par exemple, dans une perspective hexagonale, ce sera la France, les Français, l'État français, la nation française, etc.) — pour autant qu'ils en aient une.

Si l'on tire les conséquences de l'explication qui précède, on voit immédiatement que la cité est antérieure (dans l'ordre logique évidemment, et non pas dans l'ordre historique) aux entités ou aux choses dans lesquelles elle peut éventuellement se réaliser, telles que les institutions sociales ou politiques ou telles que l'État. C'est pourquoi, dans une optique qui n'est [12] pas éloignée de celle de P. Clastres [9], j'aurais tendance à poser une sorte d'antériorité (logique) du lien civil et de sa pratique sur toutes les formations institutionnelles qui peuvent en ordonner l'exercice. Ceci nous permet de mettre en suspens l'idée que l'État, en tant qu'objet déterminant, serait le grand principe généalogique de la plupart des formes de vie collectives. S'il ne me vient évidemment pas à l'esprit de nier, pour ce qui concerne nos sociétés, l'influence de l'État dans les compréhensions ordinaires et pratiques du lien civil et, par conséquent, dans le modelage des formes de vie, je tire pourtant de ce qui précède la décision méthodologique de ne pas préjuger de l'influence de tel ou tel objet institutionnel lorsqu'on cherche à analyser la pratique du lien civil. On va voir tout de suite l'importance de ce parti méthodologique.

Qu'y a-t-il en effet de remarquable dans le lien civil tel qu'il vient d'être défini, et qui justifie qu'on entreprenne son étude ? La réponse la plus ramassée à cette question pourrait être que le lien civil est source de droit et l'on pourrait même dire, si l'on voulait donner une forme plus catégorique à cette hypothèse, que la pratique du lien civil est le seul principe génétique du droit. On voit immédiatement le genre d'objections que peut soulever une telle assertion, dans la mesure où chacun sait que le droit préexiste toujours à n'importe quelle interaction humaine, que celle-ci se déroule en face-à-face ou qu'elle soit médiée d'une façon quelconque. Cependant, la thèse que cherche à défendre la présente étude est que la préexistence d'un droit inscrit dans les lois d'un État, les statuts d'une association ou un code de savoir-vivre, ne dispensent jamais les membres en situation de procéder à une opération d'accommodation relative précisément à cette situation dans laquelle ils se trouvent, de façon à s'assurer de ce que, ici et maintenant, il en est du droit. Les droits préexistants que les membres tiennent pour garantis et qui leur permettent de procéder aux expectations de la vie ordinaire (par exemple de savoir s'ils sont en sécurité quelque part) seront considérés ici comme des ressources cognitives et pratiques, généralement non-aperçues en tant que telles, mais qui deviennent [13] pourtant interrogeables et partiellement problématiques dès qu'il s'agit de conduire une interaction avec autrui. De la sorte, la préexistence du droit — par exemple celui qui est inscrit dans les lois d'un État —, si elle permet sans doute de rendre compte de certaines régularités de comportement (et en effet l'existence d'un droit étatique assorti d'un pouvoir coercitif peut permettre d'« expliquer » un nombre assez important de pratiques « civilisées »), ne suffit pas à rendre raison de la façon dont le droit de cet État — ou de n'importe quelle instance collective susceptible de codifier un droit, par exemple une entreprise industrielle — est effectivement pris en compte dans les pratiques interactives qui s'y réfèrent mais qui, en même temps, élaborent pour leur propre compte leur propre état du droit. C'est précisément en ce sens qu'on peut dire que le lien civil, en tant que lieu des activités concertées, est source de droit.

Mais ce n'est pas tellement sur le plan d'une thèse générale que l'assertion précédente mérite d'être prise en compte, mais plutôt comme une hypothèse de la recherche empirique permettant de rendre visibles, descriptibles et intelligibles toute une série d'aspects — assez souvent négligés — de la vie sociale et politique. Je tenterai en particulier, dans la suite de ce texte, de faire deux démonstrations qui me paraissent capitales pour la compréhension de la vie publique. La première, relative aux pratiques de civilité (je prends ce terme dans le sens large des formes polies et bienséantes de la sociabilité), visera à faire apparaître certains caractères de la genèse ordinaire du droit qui s'opère dans la forme des interactions en face-à-face, en montrant que le choix des conduites civiles (et des « codes » qui s'y rattachent) relève fondamentalement de la relation de droit qui s'établit entre les parties (ou les « extrêmes », pour parler comme Goffman [10]) d'une interaction, cette relation de droit n'étant nullement prédonnée mais devant à chaque moment être construite, reconstruite, façonnée, refaçonnée, en fonction de ce que les parties comprennent des événements de l'interaction (ou d'interactions [14] connexes). A partir de là, et du cadre d'analyse qui aura été dégagé, on passera à la seconde démonstration consistant à faire apparaître les méthodes de mise en vue de la catégorie de l'intérêt général concourant à donner une portée civique aux interventions des membres dans la vie publique. On parviendra alors à ce qui constitue l'essentiel de ce travail, à savoir la description des propriétés les plus stables de ce que j'appelle le civisme ordinaire, c'est-à-dire la pratique qui consiste à produire des effets d'ordre dans le champ social (ou politique) en cherchant à rendre congruentes les cités d'appartenance par l'appel à l'intérêt général [11] des membres.

L'argumentation centrale relative au lien civil et au droit (que l'on trouvera développée en particulier dans le chapitre VIII) mérite d'être dès maintenant brièvement résumée. Elle repose sur l'idée, extrêmement banale, que le commerce humain nécessite l'intercompréhension. Seulement les conséquences de cette idée banale apparaissent importantes lorsqu'on remarque (avec Garfinkel [12], Habermas [13] et Appel [14] en particulier), que l'intercompréhension suppose elle-même une compétence des membres à se comprendre. Karl Otto Apel soutient l'hypothèse intéressante que la compétence linguistique des membres (au sens de Chomsky), n'épuise pas la compétence des membres à se comprendre et que celle-ci relève d'une compétence plus large à laquelle il donne le nom de compétence communicative. L'argument que je vais à présent donner est en grande partie emprunté à l'hypothèse d'Apel. [15] Supposons que quelqu'un me donne un ordre (par exemple l'ordre de sortir). Il faut évidemment que je connaisse la langue pour comprendre de quoi il s'agit. Mais cela ne suffit pas, car, comme le notait déjà Husserl [15], comprendre un énoncé grammatical est autre chose que comprendre son sens. Je peux même comprendre que l'autre me dit de sortir, sans encore avoir compris qu'il s'agit d'un ordre. En réalité, je ne comprends que cet énoncé est un ordre (et non pas une assertion à l'impératif) que lorsque j'envisage que celui-ci pourrait être suivi, de ma part, d'une pratique consistant à obéir à cet ordre. Savoir qu'un ordre est un ordre parce qu'il peut être obéi n'est pas une simple affaire de compétence linguistique mais relève d'une expérience pratique au cours de laquelle on a pu concevoir qu'un ordre avait à être obéi. Mais si on sait qu'un ordre a à être obéi, on sait également que cette obéissance n'a rien d'automatique et dépend de l'autorisation de celui qui ordonne (dans des circonstances particulières) à donner des ordres et à être obéi. Je peux donc, dans le cas présent, évaluer la qualité d'autrui à me donner des ordres, l'ordre qu'il me donne et enfin ma propre obligation d'obéir ou mon autorisation à désobéir. Bref, comprendre quelque chose d'aussi simple qu'un ordre ne paraît pas possible sans 1) une compétence à reconnaître la tournure normative des actes d'autrui et 2) une compétence corrélative à leur accorder (ou pas), dans le cas considéré, une autorisation à être posés et suivis des effets attendus. Autrement dit, l'intercompréhension entraîne une évaluation du droit des personnes à faire et dire ce qu'ils font et disent. On pourrait faire la même démonstration à propos de toutes sortes d'autres actes, des menaces, des salutations..., mais aussi des simples assertions (Habermas prétend par exemple [16] que la compréhension d'une assertion suppose une validation, par des raisons, de sa valeur de vérité ; mais ce n'est là sans doute qu'une des nombreuses façons de donner droit aux actions d'autrui).

Mais à ce point de l'argument, on n'a fait en quelque sorte [16] que la moitié du chemin. Il reste encore à déterminer ce qui, dans un cas particulier, va déterminer le membre non seulement à comprendre l'acte que lui destine autrui, mais encore à lui donner droit, par sa réponse, de sa pertinence ou de sa légitimité. Car il est toujours possible de ne pas obéir à un ordre ou de réfuter une assertion. C'est à ce point qu'intervient, en vertu de la définition que j'ai donnée plus haut de la notion de cité, la possibilité pour chaque membre de décider si la situation dans laquelle il se trouve peut être considérée comme une réalisation de la cité idéale dont le rend membre sa faculté de compréhension, ou si au contraire cette situation ne permet plus la réalisation en commun d'une telle cité. Dans le premier cas, le partenaire de l'interaction se verra reconnaître son droit à poser les actes qu'il pose et le consensus de l'intercompréhension pourra être confirmé par un consensus sur le droit. Dans le second cas, le membre ne pourra faire autrement, dans le même temps qu'il trouvera injuste l'acte que lui destine autrui, que de se réclamer d'une autre cité, réelle ou imaginaire, dont seront exclus les actes d'autrui qu'il récuse. En jouant ainsi sur la cité actuelle et la cité idéale (les deux ne se recoupant qu'en cas de consensus civil), et en pouvant le faire pour toutes sortes de raisons, les membres ne font rien d'autre qu'incarner, par leurs façons de pratiquer le lien civil, les valeurs pratiques dont ils peuvent par ailleurs se réclamer. Dans cette optique, ce qu'on appelle l'éthique pourrait avoir une de ses traductions pratiques dans la façon dont on donne ou dont on ne donne pas droit à autrui des actes civils qu'il vous destine.

Pour clore cette introduction, je voudrais dire un mot de l'une des finalités de ce travail. Elle concerne l'élucidation de la notion de citoyenneté qui revient aujourd'hui à l'ordre du jour des conversations éclairées, après avoir subi, semble-t-il, un très long discrédit. L'une des façons de poser le problème de la citoyenneté est de chercher à en déterminer les caractères à partir de la forme démocratique d'État qui prévaut dans nos sociétés et qui, comme cela est fortement souligné par certains auteurs (Claude Lefort [17] en particulier), possède [17] sa propre histoire qu'il convient de remémorer. Une telle direction de recherche serait, à mon sens, insuffisante si on ne se préoccupait pas, de façon complémentaire, de rechercher les formes élémentaires de la citoyenneté dans la façon de conduire les affaires ordinaires, et quelquefois extraordinaires, de la vie de tous les jours. Je vais commencer par donner quelques arguments en faveur de cette vue, en essayant notamment de montrer en quoi elle permet de lever certaines impasses de la sempiternelle discussion sur la « dépolitisation » des citoyens (chap. I). A partir de là, je ferai certains préalables relatifs aux savoirs civils des citoyens (chap. II) qui me permettront de situer l'analyse que je propose vis-à-vis de certains grands paradigmes de la théorie politique (chap. III). J'aurai ainsi fixé un cadre me permettant d'entreprendre une réflexion sur les formes de civilité (chap. IV) qui me conduira directement à certaines propositions sur la genèse ordinaire du droit (chap. V). Ensuite, et en introduisant la catégorie pratique de l'intérêt général (chap. VI), je pourrai engager l'étude empirique du civisme ordinaire (chap. VII) et de ses fondements intercompréhensifs (chap. VIII). Les propriétés que j'en dégagerai seront présentées au chapitre IX et certains aspects remarquables de leur mise en œuvre seront exposés dans les trois derniers chapitres de l'ouvrage (X, XI et XII).

[18]



[1] De cive, chap. XIV, V.

[2] Leviathan, chap. XIV.

[3] La République, I, 350 et sq.

[4] Aristote et son école, Paris, P.U.F., 1962, p. 235.

[5] Ce terme de « membre » sera fréquemment utilisé dans le cours de l'ouvrage. Il provient des travaux de H. Garfinkel (cf. notamment H. Gar-finkel et H. Sacks, 1970, « On formai structures of practical actions », in J.C. McKinney, E.A. Tyriakan (éd.) Theoretical Sociology. Perspectives and development, N.Y., Appleton-Century-Crofts) chez qui il désigne le lien organique qui rattache toute compréhension pratique à une communauté de langage. Plus précisément je prends ce terme comme équivalent « phénoménologique » de celui de citoyen pour désigner le rapport que l'auteur de chaque prestation civile instaure entre celle-ci et la communauté d'intercompréhension qui en garantit le sens et la légitimité éventuelle.

[6] Cette notion est empruntée à la phénoménologie ; cf. par exemple E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976 (éd. or. 1954).

[7] Cette notion est empruntée à H. Garfinkel (Studies in Ethomethodology, N.Y., Englewood Cliffs, Prentice Hall Inc., 1967, chap. I) et est utilisée, non pas dans le sens psychologique du terme (qui renvoie à un acte de conscience), mais dans un sens plus pragmatique qui renvoie à l'ensemble des traits de la situation que quelqu'un prend en compte, à un moment donné, dans le cours même de son action.

[8] J'emprunte ce terme de « taille » à L. Boltanski (« La dénonciation », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, mars 1984) et aux travaux qu'il mène en collaboration avec L. Thévenot.

[9] La société contre l'État, Paris, Minuit, 1974.

[10] La mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, Les relations en public, Paris, Minuit, 1973, p. 181.

[11] Je dois à des conversations avec Luc Boltanski d'avoir aperçu le caractère central du rapport à l'intérêt général dans la thématisation de la question du civisme.

[12] Op. cit. Cf. aussi son article écrit en collaboration avec H. Sacks, « On formal structures of practical actions », in J.C. Me Kinney, E.A. Tyryakan (éd.), Theoretical sociology. Perspectives and Development, N.Y., Apple-ton Century Crofts, 1970.

[13] Theorie des kommunikativen Handelns, 2 vol., Frankfurt, Suhrkamp, 1981.

[14] « Intentions, conventions, and référence to things : dimensions of understanding meaning in hermeneutics and in analytic philosophy of langage », in H. Parret et J. Bouveresse (eds), Meaning and understanding, De Gruyter, Berlin-New York, 1981. Cf. aussi Towards a transformation of philosophy, London, 1980 (éd. or., Francfort, 1972).

[15] Logique formelle et logique transcendantale, Paris, P.U.F., 1984 (éd. or., 1929), p. 293.

[16] Op. cit., t. I, trad. ang., Boston, 1983, p. 276.

[17] Cf. par exemple Les formes de l'histoire, Paris, Gallimard, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 avril 2018 18:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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