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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Sociologie morale des dépendances.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Ph. Fossati et P. Thomas, Cognitions morales et construction sociale. Les Forums Lundbeck, pp. 6-33. Paris: Quatorze Bis, 2014. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 28 janvier 2017 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Sociologie morale
des dépendances
.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Ph. Fossati et P. Thomas, Cognitions morales et construction sociale. Les Forums Lundbeck, pp. 6-33. Paris : Quatorze Bis, 2014.

Introduction [1]

1. Éthique et sociologie morale [1]
* définir l'éthique ? [1]
* éthique empirique et sociologie morale [2]
* généalogie de la morale [4]
* un sens moral naturel ? [5]

2. Recherches sur les dépendances et addictions [6]
* un sens naturel du plaisir [6]
* consommations psychoactives et addictions [9]
* éthiques de la belle vie [11]
* extension sociale du modèle des dépendances [13]

Bibliographie [15]


Introduction

On pourrait lire le titre de notre journée comme une interrogation sur l'influence des constructions sociales sur la cognition morale. C'est en tout cas à cette question que j'essaierai de répondre dans la première partie de mon exposé, en soutenant que le sens moral est une rationalisation sociale et culturelle, et non pas une fonction ou un organe psychologique.

Dans ma deuxième partie, en revanche, je soutiendrai qu'il existe sans doute une sorte de sens psychologique naturel du plaisir ou de la récompense, révélé en particulier par les recherches cliniques et neurologiques sur les consommations psychoactives et les addictions. Mais ce sens du plaisir inhérent à de nombreuses dépendances de la vie sociale, est compatible avec des évaluations morales très diverses. [1]

1. Éthique et sociologie morale

• définir l'éthique ?

Au cours de la préparation de notre journée, on s'est demandé s'il était possible de définir l'éthique. C'est probablement là « mission impossible », car l'éthique relève historiquement d'un ensemble de constructions culturelles issues des religions et de la philosophie, dont il existe de nombreuses versions, avec sans doute un domaine central universel (les interdits de base : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas tricher..., ou la règle d'or : ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse...), mais beaucoup de variations sur la périphérie et sur certaines questions sensibles : la peine de mort, l'avortement, la prostitution, l'assistance à la procréation ou à la mort...

Même en se limitant aux doctrines philosophiques, on est confronté à une multitude de traditions différentes et parfois opposées, à commencer par les[2] grandes traditions antiques du perfectionnisme de Platon : se hausser jusqu'à l'idéal, ou de l'éthique des vertus d'Aristote : se conduire selon la « médiété » entre l'excès et le défaut, jusqu'aux grandes traditions modernes de la déontologie kantienne fondée sur le respect de la loi morale en toutes circonstances ou de l'utilitarisme de Bentham et J.S Mill fondé sur la recherche de la plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre. Ces traditions sont largement reprises, enrichies et complexifiées par la philosophie morale contemporaine.

Un des problèmes des doctrines morales est que ce qui est jugé obligatoire par l'une : par exemple ne mentir en aucune circonstance pour se conformer à la loi morale, peut être jugé immoral par une autre - s'il s'agit par exemple de mentir pour sauver des innocents. Inversement, les doctrines d'inspiration kantienne, comme par exemple celle de J. Rawls, pourront juger immoral l'abandon à leur sort de certains sujets pour favoriser une plus grande quantité de bonheur dans l'ensemble de la société.

Sur le plan doctrinal, la définition de l'éthique dépendra donc du contenu de toute doctrine philosophique ou religieuse qui se réclame de l'éthique, ce qui est une source de contradiction. D'où l'intérêt d'avoir des définitions larges comme par exemple : « les systèmes moraux sont des ensembles imbriqués de valeurs, de vertus, de pratiques, d'identités, d'institutions, de technologies et de mécanismes psychologiques évolués qui agissent ensemble pour supprimer ou réguler l'égoïsme et rendre la vie sociale possible. » (Haidt, Kesebir, 2010)

Le problème avec ce genre de définition, qui n'exclut de l'éthique que l'égoïsme et l'anarchie - qui ne sont d'ailleurs pas forcément des attitudes immorales -, c'est qu'il confond les normes morales avec les normes sociales et qu'il pourrait s'appliquer à des pratiques totalement immorales, comme par exemple une supposée morale nazi ou totalitaire qui satisfait entièrement les critères proposés.

Ma propre position serait plutôt de suspendre le jugement sur la moralité d'un comportement, en se passant de définition, ou alors, si on veut à tout prix en avoir une, en préférant des définitions suspensives ou putatives, comme par exemple : mode de comportement ou de conduite de la vie susceptible de faire l'objet d'une évaluation en termes de bien ou de mal, de justice ou d'injustice, de normes ou de vertus..., qui inclut des critères habituels de l'éthique mais laisse ouverte la question de la moralité ou de l'immoralité d'un comportement particulier. Cette approche permet aussi une étude de l'éthique qui peut être empirique sans être relativiste.

• éthique empirique et sociologie morale

L'étude empirique de la morale est quelque chose d'assez nouveau par rapport à toute la tradition des doctrines morales. Elle est liée à un ensemble de recherches en psychologie du développement (Piaget, Kohlberg, Turiel, [3] Gilligan...) et en psychologie expérimentale, comme par exemple celles de Milgram sur l'obéissance à l'autorité ou les expériences du bon samaritain (Piliavin, 1969, Darley et Batson, 1973) qui montraient que la capacité de porter secours à un blessé dépendait de facteurs situationnels, comme le fait de ne pas être pressé ou d'être dans un état psychologique favorable.

L'éthique empirique est liée aussi à des expériences de pensée initialement imaginées par des philosophes, mais qui ont fait ensuite l'objet d'expérimentations - dont il sera question dans la suite de cette journée. C'est le cas de ce qu'on appelle parfois la « trolleylogie », issue d'une expérience de pensée imaginée par la philosophe P. Foot, en 1967, pour illustrer un vieux débat scholastique sur la différence d'intention entre tuer et laisser mourir (la doctrine dite du « double effet »), remis au goût du jour par les discussions sur l'avortement. Un trolley privé de freins est lancé à pleine vitesse sur une voie sur laquelle travaillent plusieurs ouvriers. On peut le détourner sur une autre voie où se trouve un seul ouvrier ou le laisser tuer les cinq ouvriers. Que doit-on faire ?

Il existe cependant une autre grande tradition d'étude empirique de l'éthique, dans laquelle je me situe moi-même, qui est celle de la sociologie qui, depuis Comte, Durkheim, Weber ou Parsons, s'est toujours intéressée à la dimension morale des faits sociaux. Ce qui a donné lieu jusqu'à aujourd'hui à de nombreuses recherches quantitatives ou qualitatives sur les normes et les valeurs morales de la société.

La sociologie morale que je pratique est une variante de ces sociologies de l'éthique, qui prolonge directement la sociologie compréhensive de Max Weber pour étudier le sens des actions humaines dans leur dimension existentielle et morale. Elle partage avec les approches expérimentales l'idée d'opérationnaliser les débats de philosophie morale, mais son domaine se limite aux façons qu'ont les gens ordinaires de se situer par rapport aux choses bonnes ou mauvaises, aux libertés ou aux contraintes offertes par la vie sociale. Elle s'appuie sur des témoignages, des entretiens, des autobiographies, des fictions littéraires ou cinématographiques..., pour en extraire une ethnophilosophie des sentiments, des motivations pratiques et du sens de la vie ou, plus spécifiquement, une expertise morale prise de préférence au sens passif (expérience du problème moral) plus que normatif (que faire).

L'idée clef est que les gens concernés par un domaine : témoins ou même auteurs de fiction, sont des experts - le contexte narratif ayant valeur de mise en lumière et de validation de leurs analyses, sous certaines conditions dont il est impossible de faire la liste à l'avance. La différence de point de vue par rapport à l'éthique expérimentale tient précisément à ce concernement direct et personnel des sujets en situation, et à l'inscription de leurs problèmes moraux dans la globalité de leur existence.

Sur le plan de la méthode, la sociologie morale emprunte à la philosophie ses outils analytiques pour déchiffrer les conceptions ordinaires de l'existence, [4] mais elle emprunte aussi à l'anthropologie une idée d'universalisme logique et d'ancrage des motivations humaines dans des dispositions issues de l'évolution naturelle : recherche d'abri, de nourriture, de relations sexuelles et familiales, d'alliances sociales... Ce détour anthropologique paraît indispensable quand on étudie les dépendances humaines de base, comme la consommation, la sexualité, l'attachement...

• généalogie de la morale

À partir de là, on peut essayer de spéculer sur les précurseurs de l'éthique ou du sens moral qu'on peut trouver dans des comportements animaux ou ancestraux : comme par exemple le bon singe de F. de Waal capable d'empathie et de générosité, l'altruisme de parentèle dans les groupes génétiquement appariés (Hamilton), l'altruisme de réciprocité dans les pratiques de coopération (Trivers, Axelrod), ou encore en se basant sur les meilleures de nos réactions émotionnelles spontanées telles que la compassion ou la sympathie. On peut aussi supposer que la solidarité ou la mutualité a présenté un avantage adaptatif pour les groupes qui en étaient pourvus (sélection de groupe). Et rien n'empêche non plus de rechercher les localisations cérébrales des jugements moraux en les associant à des systèmes neuronaux plus ou moins automatiques ou réfléchis.

Il me paraît tout à fait légitime de rechercher ce type de précurseurs psycho-évolutionnaires de la cognition morale, de la même façon qu'on peut rechercher des précurseurs de l'amour romantique dans l'attraction sexuelle et l'attachement parental (c'est ce que j'ai fait dans un livre sur la dépendance amoureuse à paraître prochainement)..., à condition cependant d'en apercevoir les limites.

En ce qui concerne l'éthique, une première limite tient au fait que les comportements animaux ou ancestraux sont indépendants du sens moral ou immoral que nous pouvons leur attribuer dans les différentes cultures humaines : de sorte que, par exemple, l'altruisme de parentèle chez les humains n'est souvent qu'une forme de népotisme, et la sélection de groupe une forme de copinage, ce qui leur ôte leur caractère moral.

Quant à l'activité cérébrale associée aux jugements moraux, elle ne suffit pas à fonder l'existence de mécanismes « moraux » dans le cerveau, tout simplement parce que la cognition morale et les jugements moraux sont inséparables de leur caractère rationnel et discursif : ce sont des jeux de langage, au sens de Wittgenstein, ce qui les rend socialement ouverts et révisables.

Lorsqu'on suppose qu'il existe des modules neuropsychiques de la moralité associés à des automatismes tels que le soin, la liberté, la justice, la loyauté, l'autorité ou le sacré (ce sont les hypothèses, par exemple, de J. Haidt), on risque donc toujours de rencontrer des situations où les automatismes en question seront jugés moralement inadéquats ou immoraux purement et simplement - comme par exemple s'emporter violemment, au nom d'une [5] émotion dite « morale », contre les membres d'une ethnie ou d'une religion différente de la sienne. On aurait donc des modules moraux qui produisent de l'immoralité, ce qui n'est pas très satisfaisant pour l'esprit.

La généalogie de la morale peut cependant très bien se passer de l'hypothèse assez lourde de modules neuropsychiques dédiés à la moralité puisqu'il suffit d'observer, dans les sociétés historiques ou actuelles, les règles d'alliance et de vie commune comme l'attachement et le soin aux petits ou aux faibles, la civilité : réduire les offenses à autrui, ou le civisme : privilégier le bien commun, pour voir l'éthique à l'état naissant, pour ainsi dire. La thèse classique de la sociologie durkheimienne et des philosophies pragmatiques est en effet que le fonctionnement même de la société produit de la morale.

Sachant malgré tout que l'éthique proprement dite, au sens doctrinal que j'ai rappelé, dépendra de la façon dont on va conceptualiser ces règles en termes de principes : vérité, justice, soin..., de vertus, de valeurs, de normes ou de lois... Le fait bien établi qu'il existe des dispositions naturelles à la vie familiale et sociale, ne suffit donc pas à faire une éthique, car celle-ci associe toujours les deux aspects pratiques et conceptuels des règles de vie commune, d'où l'impossibilité de la réduire à des processus mentaux automatiques.

Et plutôt que s'engouffrer dans la voie d'un darwinisme moral qui prendrait le relai de l'ancien darwinisme social dont on connaît la mauvaise réputation, on peut se contenter d'un darwinisme méthodologique qui explore les effets sociaux de mécanismes neuropsychiques issus de fonctions reproductives ancestrales, mais dont le sens moral ou immoral actuel dépend de leur évaluation dans une société donnée.

La fréquentation habituelle des sciences naturelles et de l'éthologie, qui témoigne d'une immense variété de règles de comportements dans le monde vivant, devrait du reste nous prémunir contre toute conception innée ou prénatale en matière d'éthique et de normativité. Nous ne naissons pas avec l'éthique dans la tête, même si nous avons tout ce qu'il faut pour l'apprendre.

• un sens moral naturel ?

Le problème des limites des théories naturalistes de l'éthique s'était déjà posé aux philosophes britanniques du 17ème siècle (autour notamment de Shafestebury) lorsqu'ils s'interrogeaient sur le statut du sens moral : relève-t-il d'un raisonnement, d'une perception, voire d'un organe spécifiquement dédié à la morale ? L'idée d'un sens moral fonctionnant comme une sorte d'organe naturel, du même ordre que les cinq sens, paraît attractive car elle rend compte du caractère immédiat et spontané de nos intuitions morales. Mais le problème est que s'il existe certainement des intuitions morales qui s'imposent face à certaines situations, il semble très difficile de séparer leur contenu des raisonnements et contextes sociaux dans lesquels ces intuitions apparaissent, par exemple sur les questions de fin de vie ou d'addiction.

[6]

En fait, même pour Shafestebury, le sens moral ne provient pas directement de la perception, mais de ce qu'il appelait des « émotions réflexives », c'est-à-dire des émotions sur lesquelles on a déjà raisonné. Seul son disciple Hutcheson avait vraiment identifié le sens moral aux cinq sens, tout en considérant néanmoins que le sens moral avait besoin d'être corrigé par la raison. Ma propre position serait de considérer le sens moral non pas comme un sens perceptif naturel, mais plutôt comme un sens « sémantique », c'est-à-dire une signification, qu'on peut donner culturellement à notre sensibilité naturelle au plaisir et au mal - sensibilité naturelle au plaisir dont je vais parler dans la seconde partie de mon exposé.

Je résumerai cette première partie en disant que ma position de base est de ne pas monter trop haut dans l'hypothèse d'un câblage psychologique naturel de nos facultés et compétences morales. La théorie de l'évolution et la neuropsychologie peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur certains fonctionnements humains qui ont un sens éthique comme la motivation aux récompenses, l'attachement, l'attirance sexuelle, les alliances sociales.., autrement dit sur le sens naturel du plaisir et du réconfort, mais beaucoup moins sur l'éthique proprement dite, dont le contenu dépend des théories morales, et doit être discuté sur ce plan-là, et pas sur celui du savoir psychologique à un moment donné.

Ce point est important aussi pour la discussion sociale et politique à propos de ce qui est admissible en matière de recherche de plaisir ou de récompense, pour éviter par exemple d'associer les addiétions et les motivations extrêmes à des maladies « morales ».

2. Recherches
sur les dépendances et addictions


La sociologie morale étant une sociologie de l'action et de l'existence, elle s'intéresse prioritairement aux motivations au plaisir et au bonheur des sujets sociaux et aux issues plus ou moins heureuses ou malheureuses de leurs efforts dans cette direction. C'est ce qui m'a conduit à entreprendre des recherches sur la philosophie pratique de la drogue et plus largement sur les dépendances motivées. J'ai travaillé dans un premier temps sur des témoignages de sujets ayant tenté d'interrompre une dépendance sévère à l'héroïne, le crack ou l'alcool, et j'ai ensuite étendu mes recherches à d'autres dépendances : marchandises, sexualité, mobilité...

• un sens naturel du plaisir

Contrairement à beaucoup de travaux en sciences sociales qui considèrent qu'on n'a pas grand chose à attendre des sciences naturelles pour comprendre [7] les conduites addictives, j'ai pris au sérieux le point de vue des neurosciences. Ce que disent ces disciplines, c'est que l'addiction est une « maladie du cerveau » (suivant les termes de Nora Volkow, directrice du NIDA à Washington). Cette thèse est certainement réductrice si on imagine que c'est une maladie purement organique qu'on pourrait soigner avec des médicaments ciblés, mais elle correspond à une expérience réelle et à un tableau clinique qui transcende les frontières sociales - même si les circonstances sociales ont beaucoup d'influence sur les carrières de consommation, en particulier sur les « guérisons ».

Une des raisons de mon intérêt pour les neurosciences de l'addiction est qu'elles offrent une sorte de description « objective » d'un sens naturel du plaisir et de la récompense qui est, lui aussi, plus ou moins contaminé par des considérations culturelles, mais dont la finalité intrinsèque est beaucoup plus facile à identifier que celle du sens moral.

Il existe en effet un critère analytique du plaisir, qui est tout simplement le fait de dire ou de se dire : « encore ! », lorsqu'un a envie de recommencer une activité qui procure du plaisir. Ce critère est à la base de la clinique comme de la neurologie des addictions, et semble une condition nécessaire du plaisir. Cependant, ce n'est pas une condition suffisante puisqu'il ne permet pas de distinguer la recherche d'un plaisir du soulagement d'une compulsion - ce qui est un des problèmes de la théorie des addictions : comment un plaisir devient une compulsion. Ce critère est néanmoins suffisamment puissant pour rendre compte des motivations humaines à rechercher sans cesse des récompenses.

La recherche de plaisir est d'autre part une réaction beaucoup plus primaire que le jugement moral. On peut documenter sa présence non seulement chez les êtres humains, mais aussi chez les autres mammifères, les oiseaux ou les poissons. C'est du reste à partir de recherches expérimentales portant initialement sur les aires de la vigilance chez des rats, que les neurosciences ont commencé à découvrir, à partir des années 50, les mécanismes neuronaux des processus addictifs qui, dans certaines conditions d'exposition et de vulnérabilité individuelle, poussent certains sujets à rechercher les substances psychoactives au point de délaisser toute autre activité, y compris la sexualité ou le maternage, et même se priver de nourriture.

Dans l'approche des neurosciences, la motivation à consommer est liée dans un premier temps à un fonctionnement normal des circuits de la récompense qui sont stimulés par la recherche des plaisirs, y compris les substances psychoactives. Et c'est seulement le dérèglement de ce fonctionnement normal, lié à des vulnérabilités individuelles et aux circonstances de consommation (le stress notamment), qui va faire apparaître le tableau classique des addictions : transformation du wanting en craving, pertes de contrôle, concentration des activités autour de la consommation, maintien du comportement malgré les conséquences nuisibles, tolérance, symptômes de sevrage...

[8]

Du point de vue de la sociologie morale, on peut retenir au moins trois apports fondamentaux des neurosciences :

L'explication de l'addiction en termes de dérèglement des circuits neuronaux de la récompense et de dysfonctionnement durable de différents systèmes de neurotransmission offre une base objective au sentiment d'impuissance du sujet confronté au craving : « c'est plus fort que moi » et à la difficulté, voire l'impossibilité de revenir à une existence sans produits.

L'existence de parentés neurologiques entre les effets des substances psychoactives et ceux d'autres activités qui procurent du plaisir : alimentation, sexualité, achats, attachement, jeux, sport, travail..., permet de comprendre les similitudes subjectives et comportementales entre différentes dépendances, ainsi que les transferts de motivation d'une dépendance à une autre, par simple changement d'objet.

Et enfin la localisation cérébrale des mécanismes du plaisir permet d'y inclure des récompenses qui ne passent pas par les organes des sens : substances ou stimulations endogènes. C'est ce dernier point qui plaide le plus fortement en faveur de l'existence d'un sens naturel du plaisir, distinct des cinq sens, par l'action directe des substances psychoactives dans le cerveau qui court-circuite les données des sens. Ce mécanisme tranche avec une longue tradition philosophique qui associait le plaisir aux seules données des sens. Il permet au contraire de concevoir un plaisir « spirituel », « moral » ou « cérébral » par stimulation endogène des circuits de la récompense, du genre joie du désintéressement ou de la loi morale, si on est kantien, ou de la meilleure distribution des plaisirs, si on est utilitariste.

On suppose aujourd'hui que l'apparition et le maintien de ce type de mécanismes au cours de l'évolution sont liés à des fonctions de survie car le fait d'être motivé à la sexualité, la nourriture, la recherche d'abri ou d'attachement constitue sans doute un avantage reproductif. Mais le mécanisme actuel est devenu indépendant des fonctions qui l'ont fait apparaître dans l'histoire ancestrale. De nombreux travaux actuels considèrent d'ailleurs que les substances psychoactives « piratent » des systèmes neurologiques qui ont été sélectionnés à des fins de reproduction, comme substrats de fonctions sexuelles et d'attachement, et non pas à des fins de consommation de drogue.

L'hypothèse d'un mécanisme neuronal de la recherche des plaisirs et des récompenses en général est assez bien documentée aujourd'hui, mais ça n'est qu'une hypothèse susceptible d'être remise en cause ou reformulée - ce qui d'ailleurs a déjà été le cas : les circuits de la récompense sont considérés aujourd'hui comme dédiés d'avantage au « wanting » qu'au « liking », tandis que les mécanismes du plaisir seraient beaucoup plus diffus à l'intérieur du cerveau. Cependant, quoiqu'il en soit des développements et révisions scientifiques futures, l'idée d'une téléologie individuelle issue de la causalité naturelle et dirigée vers le plaisir paraît assez robuste en tant que telle pour fonder une anthropologie. La motivation au plaisir et à la récompense est en [9] effet le résultat et le substrat (ou le vecteur) de comportements sur lesquels s'exerce la sélection naturelle, tout un donnant un sens téléologique à l'expérience de n'importe qui.

Cette anthropologie naturelle du plaisir indique le lieu motivationnel du sens moral, mais ne dit rien encore sur son contenu ou ses applications qui dépendent pour leur part des théories ou des politiques morales. Elle en dit en revanche davantage sur l'esthétique qui se situe à un niveau moins élevé dans l'échelle de la conceptualisation axiologique.

• consommations psychoactives et addictions

Le modèle de l'addiction comme dérèglement neurochimique accidentel trouve une expression directe dans le témoignage des sujets dépendants qui mettent l'accent sur le caractère non-voulu de leur addiction par rapport à leurs choix initiaux d'intensité existentielle. Pour parler philosophiquement, on peut dire que l'addiction est une chaîne causale déviante : le sujet vise une cible : la fête ou l'intensité de vie, mais il en atteint une autre.

Pour illustrer ce point de façon schématique, je rappellerai quelques moments forts soulignés par mon enquête [2] :

- une entrée dans la consommation,
souvent décrite comme volontaire 
:

« J'y suis allé de mon plein gré. Jamais on ne m'a poussé, jamais on ne m'a dit : tu dois prendre ça avant de quitter la table. »

« Je ne crache pas dans la soupe. Il faut des mois et des mois pour être accro, on ne m'a pas forcé. Cracher dans la soupe, ce n'est pas bien. Si on l'a fait, c'est qu'on l'a voulu. »

« J'avais choisi de consommer, c'était un choix. Je voulais le faire, je le faisais. Et quand je n'ai plus voulu le faire, comme maintenant, j'ai cessé de le faire. »

- la découverte des intensités associées aux produits :

« L'opium, j'ai apprécié beaucoup... C'est bon, ça vous éclaire, ça vous donne un autre mouvement, c'est plus fort que tout. Mais l'héroïne en shoot !... ça devient un flash qui vous passe partout dans les oreilles, dans la tête, c'était géant, et c'est l'accro à coup sûr... C'est pour ça que la drogue est bonne, mais elle est mortelle. »

« Je me disais : il faut que je me calme là-dessus, ce n'est pas croyable, il faut que j'abandonne. Mais je ne pouvais pas, parce que le bien-être me ramenait toujours au cycle d'héroïne. Voilà, mon bien-être. »

- l'habituation et l'intégration des drogues
dans la vie quotidienne
 :

« J'allais au bureau le matin et j'allais déjeuner. Là, je prends mettons deux bières, je fume une cigarette, je bois un café. Je pouvais à 2 h 30 [10] passer chez le dealer, aller prendre de l'héroïne, retourner au bureau pour travailler. À distance, je me rends compte qu'il y avait un continuum entre tout ça, entre l'alcool et même d'une certaine façon : le tabac, le café. » « Au fur et à mesure qu'on se rapprochait, je savais que j'allais en avoir, et c'était une sensation extrême de dire : ça y est, dans une heure, une demi-heure je vais en prendre. J'arrive chez le dealer, ça sentait presque l'odeur. Il y a une progression dans le plaisir qui est importante. »

- les efforts de contrôle
pour ne pas devenir dépendant 
:

« Entre 20 et 30 ans je n'en achetais que le week-end... Je contrôlais de cette façon-là, mais ce n'était pas très compliqué. Je me disais : j'en prends ce week-end, sauf que petit à petit... Au début c'était le samedi soir, ensuite c'était le vendredi soir et le samedi soir, ensuite... j'en prenais tout le dimanche. »

« Au début, j'avais l'impression de contrôler. Je pensais prendre de la drogue jusqu'à la fin de mes jours... C'est surtout à partir d'un certain moment [que] j'ai passé le seuil d'une dépendance, d'une accoutumance très forte, où le manque était tellement fort qu'il fallait que j'en prenne tous les jours. »

- et enfin la confrontation à une pathologie addictive, qui se révèle radicalement contraire au bien-être que l'on recherchait initialement :

« Pendant 6 mois, un an, ce n'est pas une dépendance, c'est une impression de liberté. Maintenant, je me dis que j'étais prisonnier dès la première seconde, mais sur le moment je ne me disais pas ça. » « Ca devenait un produit comme pour quelqu'un qui serait cardiaque et qui serait obligé de prendre sa petite gélule le matin. Ca ne lui procure rien, mais il sait qu'il faut qu'il la prenne parce que sinon, il risque des complications. »

Dans le processus addictif, la volonté consommatrice n'est pas une faiblesse du moi, et encore moins une faiblesse du sens moral, dont rien n'indique qu'il serait « spécial » chez les personnes dépendantes. C'est au contraire, au moins dans l'expérience initiale, une puissance de la liberté en direction de certaines intensités de vie, qui va être ensuite confrontée à des limitations douloureuses, précisément parce que les effets du mécanisme neuronal sont devenus incontrôlables.

Le modèle adéquat n'est donc pas celui de l’akrasia (intempérance), dans lequel le sujet juge que x est meilleur que y (tout bien considéré), voudrait donc faire x plutôt que y, s'il est rationnel, mais fait quand même y qu'il juge moins bon - transgressant ainsi un optimum rationnel. Ce modèle s'applique, mais plutôt dans une phase ultérieure, lorsqu'on essaie de contrôler ou d'arrêter mais qu'on n'y arrive pas.

Tandis que dans la phase initiale, le modèle adéquat serait plutôt, pour rester dans les termes d'Aristote, celui de l’akolasia (auto-indulgence) : le sujet [11] juge (ou non) que x est meilleur que y (tout bien considéré), mais il veut d'abord faire y et fait y par choix et pour aucun autre résultat [3] - ce qui lui permet de satisfaire un optimum motivationnel.

Dans ce schéma de liberté (et de dépendance) motivée, le moi n'est pas extérieur au mécanisme de sa motivation, mais s'identifie à lui en même temps qu'il s'auto-réfléchit :

je peux le faire (même si c'est interdit) ;

j'en ai envie ici et maintenant (même si ce n'est pas le meilleur choix rationnel) ;

je peux neutraliser les objections (on s'en occupera plus tard) ;

je m'en remets à la fortune pratique et morale (c'est l'avenir qui décidera).

• éthiques de la belle vie

Les personnes sévèrement dépendantes que j'ai rencontrées avaient suffisamment de « sens moral » pour ressentir fortement le conflit entre le stigmate moral qui pèse sur les toxicomanes, en termes notamment d'incapacité pratique ou de nuisances aux autres et à soi-même, et la nécessité malgré tout de défendre leur intégrité ou leur innocence morale, y compris pendant leurs période de consommation intense.

« Un toxicomane, ce n'est pas un voleur qui vole quelqu'un... Nous, on ne pouvait faire du mal entre guillemets qu'à soi-même. En plus, on n'était pas persuadé qu'on se faisait du mal. »

« Je n'ai jamais emmerdé personne, je n'ai jamais volé personne, je n'ai jamais volé le sac d'une petite vieille, j'ai toujours été inséré, j'ai toujours payé mes impôts, je n'ai pas spécialement envie de faire mal à quelqu'un. »

Les usagers reconnaissent pourtant les dégâts sur les autres ou sur eux-mêmes liés à leur consommation, dans le cadre notamment des thérapies de type « douze étapes » qui insistent sur ces points, tout en faisant aussi valoir les finalités initialement honorables et inoffensives, comme par exemple l'accomplissement de soi-même, qui ont entraîné des conséquences non-voulues.

Leurs justifications accordent en particulier une place importante à l'esthétisation de leur existence quotidienne. Ce type de posture permet de sublimer les consommations psychoactives, en leur donnant par exemple le sens d'un défi social :

- distinction :

[12]

« Nous appartenions à un clan, il y avait le rituel de la préparation, la coterie. On était entre happyfews et on plaignait bien ceux qui ne connaissaient pas ça, sans pour autant faire du prosélytisme. »

- revanche :

« Quand j'ai été confrontée à certaines personnes qui me mettaient en colère soit par leur conduite, soit par leur façon de s'exprimer, j'allais me faire une ligne en disant : quels cons ! »

- gratification sociale :

« J'ai toujours voulu savoir comment être un homme, parce que mon père ne me l'avait jamais dit. J'ai découvert les types des bars qui appréciaient tout ce que je disais parce que c'était avec la cocaïne. »


... et surtout en faisant de la recherche des intensités de vie une valeur cardinale de l'existence :

- gloire du quotidien :

« Au départ, c'est se faire une fête. Je me souviens, même quand on était en manque avec des amis punks, on se regardait et on se disait : on se fait une fête aujourd'hui ? Tous les jours, on se faisait une fête. Après, ce n'est plus tellement la fête. »

- notion du plaisir non-entravé :

« La drogue, pour moi, c'était une sorte de challenge. Il fallait que je voie comment c'était, mais j'arrêterais quand je voulais. Il était hors de question que quoi que ce soit me domine ou me possède. »

- notion du plaisir interdit :

« Si c'était à disponibilité, qu'il suffisait de payer, si ce n'était pas dangereux, ou plutôt pas difficile, je ne pense pas que ce serait la même chose. »

- notion du plaisir héroïque :

« Le toxicomane est celui qui ose défier la mort alors que partout dans notre société on nous dit : vous allez vivre cent ans, ne mangez pas de sucre, ne mangez pas de ceci, ne grossissez pas, prolongez votre vie, prenez des gélules d'extrait de foie, tout ça pour essayer de devenir grabataire. »

Pour rendre compte de cette posture d'esthétisation de l'existence, j'ai avancé une notion d'éthique de la belle vie comme expression morale intermédiaire qui ne rejette pas forcément les morales établies, mais cherche d'abord à sublimer l'existence individuelle.

L'éthique de la belle vie est, si l'on peut dire, une morale maximale au regard de sa propre voie. Elle accorde une place centrale à soi-même sous une forme non pas d'égoïsme, mais d'auto-éblouissement, même si le résultat final peut être exactement l'inverse.

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Les éthiques de la belle vie ont du reste elles aussi des précurseurs évolutionnaires, par exemple dans les parades esthétiques des oiseaux de Darwin qui, malgré les risques de prédation, déploient des ornements éclatants pour être élus dans la sélection sexuelle, ou chez les oiseaux jardiniers d'Australie qui décorent leur habitat dans le même but.

Or, l'un des points les plus intéressants de l'enquête est que c'est souvent dans le même esprit d'éthique de la belle vie que des personnes qui cherchent à interrompre une consommation sévère - lorsqu'elles ne peuvent plus continuer à vivre de cette façon -, se mettent à cultiver une autre façon de sublimer le sens de leur existence, mais cette fois au sens d'un perfectionnisme moral de la vie sobre et du rétablissement :

- retour au sens ordinaire de la belle vie :

« Les petits cadeaux, ça peut être n'importe quoi, quand je vais au bois de Boulogne tôt le matin. Il y a le lever du soleil, des fois il y a un peu de brume, j'ai l'impression d'être plus ou moins seul au monde... C'est agréable de se sentir bien aujourd'hui. »

- investissement parental :

« Aujourd'hui, quand je vais la chercher dans son lit le matin, c'est un vrai plaisir, c'est une vraie joie, à la fois parce que c'est une relation avec un autre être humain, parce qu'on a été capables de le faire malgré tout, vous imaginez entre ma compagne et moi, on a ce truc de drogue ! »

- engagements sociaux, politiques et moraux :

« L'enrichissement que la connexion avec ces gens me donne personnellement, m'apporte un sens qui va bien au-delà de tout ce que j'ai pu expérimenter dans ma vie. Je le fais avec pureté et sans but. Je n'ai pas d'agenda pour l'argent, pour la scène, rien du tout. »

• extension sociale du modèle des dépendances

Dans les classifications psychiatriques officielles, le modèle de l'addiction est appliqué directement à des dépendances sans drogues telles que le gambling (jeu pathologique), mais il est aussi évoqué à propos d'autres dépendances telles que les jeux vidéo ou l'hypersexualité, ou encore de pratiques compulsives comme les usages d'Internet, les achats incontrôlables et les troubles alimentaires... qui présentent des analogies sur le plan clinique et neurologique. Cet élargissement s'accorde avec l'idée d'une structure neuropsychique de la motivation au plaisir issue de l'évolution naturelle, activée et éventuellement déréglée par des relations, des substances, des habitudes ou des environnements toxiques.

Cette analyse peut être étendue aux dépendances ordinaires qui ne sont pas forcément des compulsions ni des addictions, mais qui reposent sur des motivations intenses susceptibles d'être plus ou moins stimulées ou déçues.

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C'est ce que j'ai fait dans différentes recherches sur les dépendances liées aux surconsommations marchandes, ou sur les dépendances des vieillards et personnes handicapées, considérées sous l'angle du craving inhérent à la privation de mobilité pratique ou de capacité d'entretien de soi-même, ou encore sur des dépendances croisées (ou codépendances), comme celles de l'argent et du sexe dans le cas de la prostitution.

Je prolonge actuellement ces travaux par une recherche sur la dépendance amoureuse qui prend appui sur l'idée que l'amour romantique a une double origine dans l'attraction sexuelle et le soin parental et que les addictions aux drogues ne sont qu'un effet dérivé et indésirable d'un dispositif motivationnel beaucoup plus basique dont la fonction initiale était d'être choisi dans la sélection sexuelle et sociale, ce dont témoigne entre autres la proximité clinique et neurologique entre les addictions aux drogues et les passions amoureuses destructrices.

Plus généralement, ce sont toujours les promesses de bonheur associées à de fortes motivations qui alimentent les dépendances motivées, sachant que certaines d'entre elles peuvent rester heureuses (par exemple les dépendances amoureuses...), tandis que d'autres vont devenir carrément désespérantes. Les éthiques de la belle vie sont en effet beaucoup plus fragiles que les doctrines morales habituelles face aux situations critiques comme la maladie ou la proximité de la mort.

La principale leçon pour l'éthique que je tire de ces recherches est de se méfier des principes ou intuitions morales supposés « naturelles ». La diversité des rapports au plaisir observés dans la nature, chez les animaux comme chez les humains dépendants ou non-dépendants, serait surtout une incitation à suspendre le jugement normatif le plus souvent et le plus longtemps possible, sachant que le mal radical que l'on peut faire à autrui ou à soi-même est rarement empêché par les leçons de morale - ce qui est tout le problème que se posent les personnes sévèrement dépendantes.

Sur un plan plus sociologique, le fait d'accorder de l'importance aux équipements neuro-évolutionnaires des sujets sociaux permet néanmoins d'apercevoir le caractère platement mécanique d'évolutions normatives, qu'on met parfois sur le compte de mutations morales et culturelles profondes.

En ce qui concerne par exemple l'accroissement sensible des phénomènes addictifs, il suffit de rappeler que l'une des particularités des sociétés libérales est la stimulation incessante et l'extension générale des marchés qui a facilité ipso facto l'accès à de nouvelles sources de plaisir et de dépendance, notamment les substances psychoactives, parallèlement à la libération sexuelle et aux progrès de l'égalité homme/femme qui affaiblissaient de nombreux tabous religieux ou sociaux. Dans un contexte de profusion de l'offre de plaisirs de toutes sortes, les vulnérabilités individuelles à des dépendances malheureuses ou à des relations toxiques sont devenues mécaniquement un phénomène de masse.

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Morale et sociologie, le sens et les valeurs entre nature et culture, Gallimard, folio, 2004.

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Philosophie pratique de la drogue, Cerf, 2011.

Plaisirs et dépendances dans les sociétés marchandes, Éd. de l'université de Bruxelles, 2012.

Ethica erotica mariage et prostitution, Presses de SciencesPo, 2013.

La dépendance amoureuse, Attachement Passion Addiction, à paraître aux PUF en 2015.


[1] Pour éviter d'alourdir le présent texte, je me permets de renvoyer aux bibliographies détaillées qu'on trouvera dans les ouvrages cités à la fin de ce texte.

[2] Toutes les citations d'entretien qui suivent proviennent d'enquêtes sur l'anthropologie du plaisir et la sortie de processus addictifs, que j'ai réalisées avec le soutien de la MELDT, l'INCA et L'Inserm.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 décembre 2018 16:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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