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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Expression de la vérité et fins légitimes : la condition civile essentielle.” Un article publié dans la revue CITÉS, 2006/2 (n° 26), pp. 45-54. Paris: Les Presses Universitaires de France. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 1er mai 2017 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[45]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Expression de la vérité
et fins légitimes
:
la condition civile essentielle.”

Un article publié dans la revue CITÉS, 2006/2 (n° 26), pp. 45-54. Paris : Les Presses Universitaires de France.

Introduction [45]
TROIS EXEMPLES DE NON-VÉRITÉS VIRTUELLEMENT LÉGITIMES [46]
LA TRITHÉRAPIE EN MORALE [49]
Bibliographie [54]


INTRODUCTION

Apparemment, le mensonge, l'hypocrisie et l'injustice constituent l'expérience de base de la vie sociale. En même temps, si chez les hommes comme chez les autres animaux, il semble « habituel » d'être injuste, rien ne dit que cela relève d'une norme fondatrice. En revanche, on a de bonnes raisons de considérer la justice comme une norme fondamentale car personne ne peut accepter librement d'être injustement traité et personne ne peut s'attendre au consentement authentique de celui qu'il traite injustement. Le sens du juste et de l'injuste permet d'ailleurs de prendre une distance réflexive et morale par rapport au cours habituel des choses en le comparant à ce qui devrait ou aurait dû se produire. Quant au mensonge, on ne voit pas comment on pourrait le concevoir ou le pratiquer si on ne disposait pas déjà d'une norme de vérité qui fait du mensonge une stratégie utile : il faut en effet que les gens s'attendent à ce qu'on dise la vérité pour qu'un mensonge soit efficace. Il y a certes quelques tromperies plus sophistiquées qui jouent sur le fait que les gens s'attendent à être trompés et qui conduisent par exemple à dire le vrai pour faire croire le faux [1]. Mais pour les pratiquer, il faut toujours compter sur une certaine naïveté du destinataire, qui, par exemple, va croire à tort qu'il est vrai que le vrai soit faux pour croire le faux et être trompé.

[46]

Mais la norme de vérité n'est pas seulement une « norme de communication », c'est aussi et surtout une norme morale qui, à ce titre, est incluse dans la deuxième partie de la condition civile, à savoir la norme de justice. Il est en effet à la fois manifeste et largement admis qu'il n'est pas juste de mentir, de contrefaire ou de déformer la vérité, entre autres parce que le mensonge nuit généralement au destinataire, parce qu'il est rarement associé à des vertus et parce qu'il porte atteinte à la faculté réflexive d'autrui qui se trouve entravée par le fait même du mensonge. Les choses peuvent paraître un peu plus compliquées avec l'omission de la vérité, qui ne tombe sous le coup de la même critique que si elle est clairement un mensonge par omission. Mais, précisément, la question est de savoir si toutes les omissions peuvent être considérées comme des mensonges par omission.

TROIS EXEMPLES DE NON-VÉRITÉS
VIRTUELLEMENT LÉGITIMES


Le problème qui se pose est de savoir si, malgré l'obligation de dire la vérité qui vient d'être rappelée, toutes les vérités pourraient ne pas être bonnes à dire et s'il pourrait même être légitime, dans certains cas, de taire certaines vérités pour des raisons morales ou de justice. Autrement dit, peut-on parler d'omissions légitimes de la vérité ?

Qu'on puisse ne pas exprimer ou même qu'on ne puisse pas exprimer toutes les pensées vraies qu'on a, cela paraît à première vue évident. La transformation de toutes les pensées qui viennent au sujet en propositions publiques serait même une sorte de pathologie obsessionnelle dont il est heureux que nous soyons pratiquement incapables. Mais le problème serait de connaître les principes qui permettent de faire le tri parmi les pensées qu'un sujet peut à bon droit s'abstenir de transformer en propositions publiques. Car si on peut s'abstenir sans problème de dire à un ami qu'il a une verrue sur le nez, lorsqu'on pense qu'il a des chances de le savoir déjà et que cela est inutile à la poursuite de la conversation, il existe des cas beaucoup plus délicats. Je vais donc proposer trois exemples stylisés, que j'essaierai ensuite de traiter sur la base de principes moraux plus généraux. Autrement dit, considérant que la vérité est non seulement une norme de communication, mais aussi, en principe, une norme de justice ou de morale, j'essaierai de savoir si une autre norme morale peut, dans certains cas, prendre le pas sur la norme de vérité.

[47]

— Le premier cas relève d'une situation d'infidélité conjugale, dont on trouve par exemple une bonne théorisation dans le livre de Russell sur le mariage et la morale [2]. Le philosophe de la logique veut en effet libérer les êtres humains de la « prison morale » dans laquelle le mariage les enferme et, pour cela, il leur conseille de maîtriser leur jalousie plutôt que leurs penchants érotiques, ce qui entraîne finalement une justification de l'adultère comme moyen d'éviter aux enfants la souffrance de la séparation sans obliger pour autant à renoncer aux « violentes tentations d'adultère ». Mais l'infidèle a alors deux solutions, soit dire la vérité à son conjoint au sujet de ses escapades, ce qui soulage peut-être sa conscience, mais entraîne des souffrances indues, soit ne rien dire, ce qui contredit la norme de vérité.

— Le second cas relève des devoirs de l'amitié. Imaginez par exemple la scène suivante : un homme hospitalisé depuis un certain temps dépérit lentement car il ne peut plus s'alimenter. Il a un goutte-à-goutte, mais pas de traitement visible. Toute sa famille est rassemblée autour de lui et un vieil ami lui rend visite. Le malade demande alors à son ami : « Dis-moi, qu'est-ce que je fais là ? pourquoi je suis ici ? » Or, l'ami ne répond pas : « Tu es là parce que tu as un cancer incurable et qu'on attend que tu meures », ce que tout le monde sait, mais qu'on n'a cependant jamais dit au malade. Il se contente de répéter les deux questions : « Oui, qu'est-ce que tu fais là ? pourquoi tu es ici ? », car il n'ose pas trahir publiquement un secret dont le malade lui-même n'est sans doute pas ignorant.

— Enfin, le troisième cas relève d'impératifs stratégiques. Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, l'équipe de décryptage du chiffre allemand dirigée par le logicien Alan Turing, réussit à avoir accès à toutes les informations militaires de l'ennemi, et Churchill en était informé quotidiennement, ce qui permit de réduire considérablement les pertes de navires qui traversaient l'Atlantique [3]. Mais évidemment Churchill ne voulait pas que l'ennemi sût qu'il lisait à livre ouvert dans ses commandements secrets, ce qui entraîna de la part des Alliés toutes sortes de manœuvres de désinformation et d'intoxication [4]. Or ce type de manœuvres aurait pu conduire par exemple à limiter les alertes publiques sur des objectifs [48] secondaires pour ne pas risquer de dévoiler à l'ennemi la connaissance qu'on avait de ses plans. Je ne sais pas si Churchill a lui-même recouru à ce procédé, mais il me semble qu'une telle éventualité est inhérente à la guerre psychologique.

Si on essaie maintenant de styliser ces trois exemples, on considérera :

- la discrétion de l'infidèle qui consiste à omettre de révéler un manquement à une obligation réciproque ;

- la discrétion de l'ami qui consiste à omettre de révéler la cause d'un malheur prochain inévitable ;

- la discrétion du stratège qui consiste à omettre de révéler une information vitale pour certains alliés afin ne pas compromettre un objectif vital pour un plus grand nombre.

Si on examine de plus près ces trois cas, on voit que le problème de ne pas dire la vérité ne se réduit pas à celui de ne pas dire tout ce qui peut passer par la tête d'un sujet. La différence ne vient pas du fait que le destinataire de l'omission est concerné par le contenu omis (il l'est aussi dans le cas de la verrue sur le nez). Elle ne vient pas non plus du fait qu'il est concerné par le fait de l'annonce (il l'est encore dans le cas de la verrue sur le nez). Elle ne vient toujours pas du fait que le destinataire serait ignorant du contenu omis (ce qui est bien le cas dans le cas du stratège, mais pas forcément dans les deux autres situations). Et la différence ne vient même pas des conséquences de l'annonce ou de l'omission, car les conséquences d'une annonce intempestive et dépourvue de pertinence peuvent également être graves pour une relation.

En fait, le problème spécifique de l'omission semble lié à la difficulté de trouver une norme de justice qui annule ou amoindrit l'obligation morale de dire la vérité - ce qui n'est pas le cas dans l'omission de la remarque sur la verrue que son impertinence suffit à rendre injuste. Ce qui peut paraître mal dans tous ces cas, ce sont bien sûr le fait, le contenu ou les conséquences de l'omission, mais c'est surtout la posture morale de l'agent qui manque, malgré tout, à son obligation de vérité - un peu comme dans les poursuites contre Clinton, à qui on ne reprochait pas d'avoir eu des maîtresses, mais d'avoir menti à la justice. C'est donc ce problème moral que je voudrais maintenant examiner pour tenter d'éclaircir ces trois situations.

[49]

LA TRITHÉRAPIE EN MORALE

On sait que Kant a considéré qu'on ne pouvait jamais être assuré par des moyens sensibles qu'un agent a agi par respect de la loi morale et non pas pour atteindre des fins hétéronomes [5]. Cette analyse a eu pour effet de vider les principes kantiens de moralité, et en particulier les différentes maximes de l'impératif catégorique, de toute-puissance d'attestation positive. Les maximes suffisent certainement à repérer le mal : le meurtre, le viol, mais aussi, selon Kant, le suicide, le mensonge ou l'insurrection, mais pas à repérer le bien - car au fond un citoyen respectueux des lois, fidèle à son conjoint et toujours véridique dans ses rapports à autrui, pourrait être un fieffé gredin qui ne pense qu'à se ménager une place au soleil ou au paradis.

On sait aussi que, malgré Kant, il est difficile pour les hommes de renoncer à des moyens empiriques de repérage du bien, d'où le succès des thèses utilitaristes en termes de maximisation de la somme de bonheur pour le plus grand nombre [6]. Mais un des problèmes des approches utilitaristes et, plus généralement, conséquentialistes est celui de la tolérance au mal qui peut s'ensuivre, par exemple lorsqu'on trouve juste de laisser mourir trois innocents pour en sauver 300. Evidemment, les 300 sont très contents d'être sauvés, mais les trois qui restent peuvent juger, s'ils ne sont pas utilitaristes, qu'on leur inflige un mal abominable. Il est d'ailleurs frappant de voir que les paradoxes en morale conséquentialiste comme en théorie du choix rationnel ne valent que dans la mesure où ils mettent en jeu des agents qui sont eux-mêmes convaincus par les thèses conséquentialistes. Or voilà justement ce qui ne va pas de soi.

Je pense pour ma part que les critères formels et en fait purement négatifs ne sont pas satisfaisants, et que la question des critères du bien ne doit pas être évacuée. Mais je rejette aussi les morales conséquentialistes, car je ne crois pas qu'on puisse vraiment justifier un mal indu ou le sacrifice d'innocents, même s'il est accepté par les intéressés. Or, si l'on veut essayer de dépasser le dilemme entre les deux types de philosophie morale [50] et s'acheminer vers une conception du bien, il semble de plus en plus impossible de trouver un remède absolu sous forme d'un critère unique [7]. C'est pourquoi une bonne stratégie serait plutôt de tenter, comme avec les maladies récalcitrantes, une sorte de thérapie multiple, et même plus précisément, une sorte de trithérapie morale, qui ne permet sans doute pas de dire définitivement ce qu'est le bien, mais au moins de ne pas perdre de vue la considération réflexive de ce qu'il pourrait être.

Plus concrètement, cette idée de trithérapie morale vient surtout du fait que j'ai été incapable de choisir entre trois principes auxquels je pense depuis un certain temps et dont chacun me paraît assez convaincant sans pour autant être concluant à lui seul [8].

Le premier principe est celui de la souffrance indue qui suffit, je crois, à ruiner les thèses conséquentialistes. En effet, quels que soient les biens qu'un procédé quelconque permet de garantir au plus grand nombre, ils ne pourront jamais justifier qu'on impose une souffrance indue à un seul sujet, même si celui-ci accepte de souffrir pour la jouissance du plus grand nombre. Le test ici est en particulier que celui qui est sauvé par le sacrifice d'autrui ne peut jamais s'en consoler. Cet argument s'ajoute à des arguments plus classiques sur le respect de la personne [9], et je le trouve assez concluant car il intègre l'indignation que chacun ressent devant le mal infligé aux innocents. Le principe sous-jacent est que si la souffrance n'existait pas, tout serait permis, mais, puisqu'elle existe, seul est permis ce qui n'entraîne pas de souffrance indue [10].

L'inconvénient du principe est cependant qu'il paraît circulaire, car apparemment on ne peut pas définir le juste (qui est l'évitement de l'indu) par l'évitement de la souffrance indue. On peut dire néanmoins que la souffrance indue n'est pas identique à l'indu en général, car elle lui apporte une spécification, qui est précisément celle de la souffrance de l'innocent : le principe est donc plus récursif que circulaire. Il a simplement le défaut de manquer d'un test d'arrêt, du genre de celui qu'on a en arithmétique avec l'addition du zéro, car on peut toujours se demander pourquoi une souffrance est indue.

[51]

Néanmoins, cela n'empêche pas d'appliquer le principe aux trois situations que j'ai citées afin d'évaluer la posture de l'agent par rapport à l'obligation de vérité. On peut en effet justifier la discrétion de l'infidèle par le fait qu'il évite une souffrance indue à son conjoint, de même que celle du témoin qui évite à tout le monde, y compris le malade, un face-à-face cruel avec la révélation publique de la cause d'une mort prochaine. Inversement, le principe de la souffrance indue permet de rejeter immédiatement la discrétion du stratège qui néglige de porter secours à des victimes innocentes, au nom d'une fin supérieure.

Contrairement à un principe militariste de hiérarchie des conséquences, le principe de rejet de la souffrance indue suffit donc à immoraliser toute action ayant des conséquences injustes, même si ses fins supérieures sont bonnes. Mais il nous ramène d'une certaine façon aux limites de la posture kantienne, puisqu'il est purement négatif. Et si on voulait améliorer le principe en remplaçant le rejet sans condition de la souffrance indue par un simple principe de minimisation, on risquerait de n'avoir qu'une sorte d'utilitarisme inversé du genre : « Entre deux maux, il faut choisir le moindre », ce qui est une assez bonne leçon de morale, mais pas vraiment concluante [11]. C'est pour cette raison, entre autres, qu'on a besoin d'autres remèdes.

Le second traitement proposé consiste simplement à recourir à un principe sémantique, dans le sens précis qui consiste à faire varier autant qu'on le peut les descriptions morales qui sont vraies pour l'action considérée. Par description morale, j'entends quelque chose du genre :

x réalise le bien q par le fait d'accomplir l'action p.

Les principes de maximisation des satisfactions ou de rejet de la souffrance indue sont typiquement des principes générateurs de descriptions morales, puisqu'ils disent ce qu'il y a de bon dans une action. Et il est facile de voir que ce qu'on appelle des « justifications » sont aussi des descriptions morales, de même que certaines excuses qui, tout en reconnaissant le mal, insistent sur ce qui a été fait pour le minimiser [12].

Par exemple, la discrétion de l'infidèle peut donner lieu aux descriptions suivantes qui peuvent toutes être vraies :

[52]

  • par son omission, l'infidèle évite de se donner bonne conscience à bon compte ;
  • par son omission, l'infidèle affirme son droit à un « jardin secret » ;
  • par son omission, l'infidèle évite une crise familiale, etc.

Quant à la discrétion de l'ami, on peut la lire de la façon suivante :

  • par son omission, l'ami respecte le caractère évasif de la question ;
  • par son omission, l'ami évite de déclarer publiquement ce que tout le monde sait déjà ;
  • par son omission, l'ami évite de s'arroger un droit que des parents plus proches n'ont pas cru devoir exercer, etc.

Enfin, la discrétion du stratège peut donner lieu aux descriptions suivantes :

  • par son omission, le stratège défend les intérêts supérieurs de l'État ;
  • par son omission, le stratège accepte aussi le sacrifice de ses proches.

Ce que je veux souligner ici, c'est la grande probabilité de trouver des descriptions morales vraies pour un grand nombre d'actions qui, par ailleurs, tombent indiscutablement sous des descriptions « immorales », c'est-à-dire en fait des condamnations morales. J'insiste sur ce point parce que je crois que c'est sur cette grande variabilité des descriptions morales que se fonde habituellement le relativisme moral, notamment dans son inspiration socioculturelle. Ce qui est bien sous une description semble devenir mal sous une autre. Et on en conclut parfois que les normes et les valeurs morales sont essentiellement des « constructions sociales ».

Mais une analyse bien meilleure consiste simplement à voir les descriptions morales comme une façon de participer à une cour de justice publique dans laquelle chacun peut faire valoir des défenses, des justifications, des excuses, en sachant malgré tout qu'une décision de justice pourrait être prise in fine : ce n'est pas parce que l'infidèle fait preuve de compassion ou le stratège de prudence tactique qu'ils ont raison. Et dans la grande cour de justice publique, ces descriptions morales doivent pouvoir se mesurer à des descriptions immorales du genre :

  • l'infidèle gagne sur tous les tableaux puisqu'il satisfait son « violent désir d'adultère » tout en ménageant la souffrance de son conjoint ;
  • l'ami fait défection au moment où on a le plus besoin de lui ;
  • le stratège sacrifie des innocents, etc.

[53]

Bref, le principe sémantique de moralité n'énonce pas un critère de résolution des dilemmes, mais il recommande une procédure de recherche de la meilleure hiérarchie possible des descriptions morales, et non pas directement des biens et des maux, ce qui suffit à le différencier des thèses utilitaristes, dont la caractéristique est de lier la hiérarchie morale à la quantité de biens et de maux. D'autre part, ce que fait la cour publique de justice, chacun peut le faire pour lui-même lorsqu'il a à agir ou à évaluer les actions d'autrui. Et donc, même s'il n'est pas plus conclusif que le précédent, ce principe permet, je crois, d'élargir la réflexion initiale et rend ainsi certains services.

— Je mentionnerai pour finir un troisième principe qui est peut-être le plus important, bien qu'il ne soit pas non plus conclusif par lui-même, mais seulement en interaction avec les deux précédents. C'est ce que j'ai appelé ailleurs la « politique de la justice d'autrui » [13], c'est-à-dire le fait de mettre autrui en situation de dire le juste indépendamment de toute pression, toute crainte, toute menace, comme s'il était lui-même suffisamment dégagé de sa propre contingence pour exprimer l'impersonnalité de la justice. La démarche ici consiste non pas à créer un voile d'ignorance, mais plutôt à défaire le voile de méfiance. Dans le cadre de ce principe, toute atteinte à la faculté réflexive d'autrui par des mensonges ou des omissions de faits peut être hautement dommageable.

Ce principe n'est cependant directement applicable qu'en cas d'interaction en face à face, ce qui exclut, dans les exemples que j'ai proposés, la discrétion du stratège car on voit mal celui-ci faire une interrogation publique sur des informations qu'il ne veut pas livrer. Mais on peut remédier à cette limite en faisant du principe une sorte de méthode de recherche du meilleur, à partir d'une question qui est en principe : « Que choisirais-tu si tu étais vraiment libre de choisir de façon juste ? », mais qui peut être aussi une expérience de pensée : « Que choisirait-il s'il était vraiment libre de choisir de façon juste ? »

En fait, si on présente les choses de cette façon, on s'aperçoit que seules certaines questions morales peuvent donner lieu à des réponses générales. C'est le cas en particulier de celles que pose la discrétion du stratège, pour les raisons anticonséquentialistes que j'ai données plus haut et qu'on peut encore préciser : il ne paraît juste ni de sacrifier un seul innocent à des fins légitimes, ni de supposer que l'innocent accepterait ce sacrifice pour des [54] fins qui, étant de l'ordre du futur, sont toujours soumises à une certaine contingence, alors que le sacrifice lui-même est par nature irrémédiable. Autrement dit, les omissions qui interdisent définitivement à autrui d'exercer son droit à dire le juste ne peuvent pas être justes.

En revanche, dans les deux autres exemples, le troisième principe peut donner lieu à des réponses plus particulières. L'infidèle peut en effet demander au conjoint si, étant confronté à cette situation, il voudrait savoir et, à partir des réponses qu'il obtient, parler ou se taire. Quant à l'ami, il ne fait rien d'autre, dans l'exemple, que donner au malade la possibilité d'obliger tout le monde à dire le vrai en changeant la nature de la question et en posant par exemple une question totale du type : « Est-ce que j'ai un cancer ? », « Est-ce que je vais mourir ? » Puisque le malade ne le fait pas, l'ami s'abstient aussi.

Si j'ose conclure, parce qu'il ne suffit sans doute pas de faire de la casuistique morale dans l'abstrait, je dirai qu'il est certainement injuste de taire, comme le fait le stratège, des vérités vitales pour autrui, probablement injuste de ne donner aucun accès à une vérité accablante pour autrui, comme le fait l'infidèle, mais peut-être pas injuste, comme le fait l'ami, de respecter un désir de ne pas savoir, si ce désir est manifeste et si le pire est inéluctable.

BIBLIOGRAPHIE

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Wolf Jean-Claude (2001), « Hédonisme, plaisirs et peines », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (1996), Paris, PUF, 2001, pp. 682-687.



[1] Voir D. Davidson, « Duperie et division » (1985), trad. fr. P. Engel, in Paradoxes de l'irrationalité, Combas, L'Éclat, 1991.

[2] Voir Le mariage et la morale (1929), trad. fr. G. Beauroy, G. Le Clech, Paris, 10-18, 1985.

[3] Voir A. Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence (1983), trad. fr. N. Zimmermann, Paris, Payot, 1988.

[4] Voir Hodges, op. cit., p. 178, 207.

[5] « En fait, dit Kant, il est absolument impossible d'établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir » {Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), trad. fr. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1966, p. 112).

[6] Voir C. Audard, Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, I : Bentham et ses précurseurs, Paris, PUF, 1999 ; J. S. Mill, L'utilitarisme (1861), trad. fr., G. Tanesse, Paris, Flammarion, 1988.

[7] C. Taylor, « La conduite d'une vie et le moment du bien », in La liberté des modernes, Paris, PUF, 1997.

[8] Ces principes étaient d'ailleurs implicites aux remarques faites plus haut à propos du mensonge.

[9] Voir J. Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987.

[10] Pour plus de détails, voir L'injustice et le mal, Paris, L'Harmattan, 1996.

[11] Sur l'hédonisme négatif, voir J.-C. Wolf, « Hédonisme, plaisirs et peines », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (1996), Paris, PUF, 2001, pp. 682-687.

[12] Voir J.-L. Austin, « A plea for excuses » (1956-1957), in Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, rééd. 1961.

[13] Voir Le sens de la justice. Essais de sémantique sociologique, Paris, PUF, 2001.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 avril 2018 19:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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