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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Existe-t-il de faux plaisirs ? La régulation morale des plaisirs dans la vie sociale.” Texte d’une conférence, le 17 octobre 2000, relue et revue en novembre 2014. Université de Poitiers, CERSES, novembre 2014. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 11 décembre 2018 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Existe-t-il de faux plaisirs ?
La régulation morale des plaisirs
dans la vie sociale
.”

Texte d’une conférence, le 17 octobre 2000, relue et revue en novembre 2014. Université de Poitiers, CERSES, novembre 2014.

Introduction [1]

1. Le paradoxe socratique des faux plaisirs [2]
2. Le problème sociologique des bons plaisirs [10]
3. Les difficultés de l’hédonisme moderne [17]

Introduction

Mon exposé d'aujourd'hui sera consacré au problème de la régulation morale des plaisirs dans la vie sociale. Mais je ne traiterai pas ce problème dans une optique empirique qui impliquerait de rassembler et de comparer des données spécifiques, mais à partir d'une réflexion conceptuelle sur le problème de la hiérarchie des goûts en m'appuyant en particulier sur le paradoxe socratique des faux plaisirs.

Le détour par la théorie platonicienne du plaisir me semble en effet un moyen intéressant de formaliser le problème sociologique de la régulation morale du plaisir ou du goût, car il pose clairement une question essentielle qui est de savoir comment le mal pourrait s'insinuer dans les plaisirs. Pour une large partie de la pensée moderne, la disposition au mal ou à la méchanceté est un caractère essentiel de la nature humaine, pour des raisons ontologiques ou biologiques. Or, cela n'est manifestement pas l'avis de Platon qui, comme on le verra, donne sa préférence à une explication cognitive de l'apparition du mal. La lecture de Platon met ainsi en valeur une alternative qu'on pourrait formuler de la façon suivante : y a-t-il un vice essentiel ou originaire dans la recherche sinon de tous les plaisirs, du moins de certains d'entre eux, ce qui est sans doute l'avis des grandes religions monothéistes et des traditions thomiste ou kantienne, mais pas le mien ? ou bien y a-t-il une innocence originelle dans la recherche de n'importe quel plaisir, qui serait [2] seulement un aspect de notre nature d'êtres souffrants et désirants, mais qui peut prendre des formes accidentellement distordues et le cas échéant mauvaises, ce qui était sans doute l'avis de Platon et ce qui serait plutôt aussi mon propre avis ?

On pourrait peut-être dire que cette façon de poser le problème relève davantage de la philosophie, voire de la métaphysique, que de la sociologie. Mais la sociologie morale, telle que je l'envisage, doit à mon avis intégrer ce genre d'approche philosophique, car, sur des questions comme celles des sentiments ou de l'action, on ne peut pas faire de diagnostic sociologique sérieux sans prendre en compte les contenus cognitifs, éthiques, métaphysiques qui peuvent préoccuper les sujets sociaux dans leur pratique quotidienne. Or, cette prise en compte des contenus requiert un approfondissement conceptuel et une réflexion sur la structure normative des problèmes pratiques. Cela rapproche évidemment le travail sociologique de celui des philosophes, mais peut-être encore davantage de celui des moralistes classiques comme Chamfort ou La Rochefoucauld. Simplement, la sociologie philosophique telle qu'on peut la pratiquer aujourd'hui permet de donner une tournure un peu plus technique à ce travail de moraliste.

Mon exposé sera organisé en trois parties. Dans la première, je présenterai le paradoxe socratique et ses solutions. Dans la seconde, je poserai le problème sociologique général de la régulation des plaisirs, autrement dit le problème à la fois social et moral des bons plaisirs. Enfin, dans la troisième partie, je discuterai certaines difficultés de la morale hédoniste confrontée à l'exigence du respect d'autrui.

1. le paradoxe socratique des faux plaisirs

[3]

Le paradoxe socratique des faux plaisirs est exposé dans un dialogue tardif intitulé le Philèbe. La question des vrais et faux plaisirs est présentée d'emblée comme une difficulté qui tient à ce qu'on pourrait appeler le caractère apodictique de l'expérience affective (36c) : il est impossible de s'imaginer souffrir quand on ne souffre pas ou de s'imaginer jouir quand on ne jouit pas. Autrement dit, du point de vue affectif, le plaisir est toujours vrai et le sujet ne peut pas se tromper à son sujet. La position adoptée ici par Socrate est une forme de la thèse dite de l'autorité de la première personne, considérée comme le juge suprême de son expérience et de ses affections.

Cependant cette thèse n'est pas aussi simple qu'il le paraît, car on peut se demander comment il est possible que le plaisir soit toujours vrai alors que l'opinion à propos de n'importe quoi d'autre peut être vraie ou fausse. La solution envisagée par Socrate est que si le plaisir est toujours vrai, celui qui jouit peut en revanche se tromper sur l'objet à propos duquel il jouit (37e). Autrement dit, le sujet fait erreur sur l'objet de la jouissance, bien qu'il ne se trompe pas sur le fait de sa jouissance. Son plaisir est en fait imprégné d'une opinion fausse qui consiste à traiter comme plaisant quelque chose qui ne l'est pas vraiment ou pas intrinsèquement. L'analyse platonicienne du plaisir est donc bien paradoxale car elle pose, de façon apparemment contradictoire, que le plaisir peut être vrai et faux à la fois : vrai du point de vue affectif, car on ressent vraiment du plaisir, mais faux du point de vue cognitif, car l'objet qui fait jouir ne devrait pas faire jouir s'il était perçu correctement.

Avant d'en dire un peu plus sur les différents aspects de ce paradoxe, je voudrais préciser que les raisons de mon intérêt ne sont pas spécialement liées à une défense de l'ensemble de la doctrine platonicienne du plaisir, et en particulier de tout ce qui tourne autour du dualisme de l'âme et du corps comme par exemple le fameux amour platonique exposé dans Le banquet. La conception socratique du [4] plaisir pose en effet pas mal de problèmes, notamment celui d'exclure la plupart des plaisirs ordinaires du domaine des biens. Et même si Socrate n'est sans doute pas l'affreux contempteur du corps dénoncé par les nietzschéens et la critique moderne, car il admet en fait certains plaisirs corporels liés aux sens de la vue, de l'ouïe ou de l'odorat, il prêche sans aucun doute la supériorité des plaisirs de l'âme et de la vie contemplative, ce qui n'est peut-être pas le meilleur modèle de la vie bonne du point de vue de l'homme contemporain. D'autre part, l'antihédonisme platonicien n'est pas forcément très moral, car, comme on va le voir, il repose principalement sur le souci de préserver le sujet désirant des souffrances des fausses espérances et de son propre désir, autrement dit sur des raisons plutôt égoïstes qui ne prennent pas du tout en compte les affections d'autrui.

Ces réserves étant faites, ce qui me paraît pourtant intéressant dans l'approche platonicienne du plaisir, c'est qu'elle cherche à donner un fondement objectif, et non pas seulement normatif, au rejet de certains plaisirs. On pourrait dire en effet que toute la démonstration de Platon dans le Philèbe consiste à fonder le rejet normatif des mauvais plaisirs sur une analyse des rapports distordus du plaisir à ses objets. Autrement dit, les mauvais plaisirs ne seraient rien d'autre que des visées ou des intentions qui se trompent d'objet et qui, pour cette raison, peuvent s'accompagner de souffrances. Contrairement aux différentes thèses du mal originaire, ce ne sont donc pas les dispositions de l'homme qui sont mauvaises ou qui peuvent le rendre mauvais, ce sont les conditions sous lesquelles il perçoit et prend connaissance de l'objet de son désir. Socrate soutient même à un endroit que la question des mauvais plaisirs pourrait être épuisée par celle des faux plaisirs (40e). Evidemment, il ne nie pas l'existence de la méchanceté ou du mal, mais il en fait des accidents de la perception et de l'opinion, plutôt qu'une disposition naturelle, ce qui est une thèse plutôt optimiste.

[5]

Pour mieux comprendre cette approche, il est utile de donner quelques détails sur les trois espèces de faux plaisirs que Socrate distingue dans le Philèbe. Leur base commune est l'erreur de perception, dont le modèle est celui de l'opinion fausse qu'on peut avoir d'un homme debout sous un arbre derrière un rocher que l'on confondra, par erreur, avec une statue (38d). Etendu aux opinions qu'on peut avoir sur le passé et le futur, ce modèle des erreurs de perception permet à Socrate d'affirmer que ce sont de fausses espérances qui sont à la base des faux plaisirs. Dans le premier cas de faux plaisir, le sujet entretient en effet des espoirs de jouissance sur des objets qui ne pourront pas remplir complètement cet office. Autrement dit, le plaisir est faux parce qu'il est fondé sur une opinion fausse relative à son objet, prenant celui-ci pour un X alors que c'est un Y. On dirait, en langage moderne, qu'il est victime d'un biais cognitif.

Pour illustrer ce cas de façon concrète, on pourrait penser à une phrase du langage courant : « il m'a fait une fausse joie », prononcée par exemple par un mendiant ayant vu un passant mettre la main à sa poche, mais pour en sortir un mouchoir au lieu d'un billet, d'où la déception et le faux plaisir. Il me semble que dans ce cas personne ne niera que le plaisir est réel, ou au moins l'attente du plaisir, bien que son objet soit faux. Du point de vue de la chaîne causale, on a une conséquence qui ne suit pas de la cause qui devrait en principe la déclencher, à savoir le billet offert, mais elle suit de l'apparition d'un constituant possible ou habituel de cette cause, en l'occurrence la main à la poche. L'être récepteur reçoit ce constituant comme une cause suffisante, alors qu'il ne l'est pas, comme lorsqu'on déchiffre un mot ou une phrase à partir d'un seul indice qui se révèle erroné, (premier cas de faux plaisir : l'objet est irréel sous la description associée au plaisir, c'est donc un plaisir illusoire).

[6]

Dans le deuxième cas de faux plaisir, ce n'est pas l'irréalité de l'objet espéré qui est à l'origine des faux plaisirs, c'est le côtoiement des douleurs et des plaisirs dans l'âme du désirant qui crée des intensités imaginaires, de la même façon que la distance peut déformer la vision (42a sq). Le modèle est donc toujours ici celui de l'erreur de perception, mais alors que dans le premier cas la fausseté portait sur la nature de l'objet désiré, la fausseté porte ici plutôt sur le caractère plaisant ou douloureux qui change suivant qu'il est vu de près ou de loin (42b), en association ou en isolation. Dans la représentation du désirant, la grandeur des plaisirs anticipés est en fait déformée par un voisinage avec d'autres affections.

Si on cherche à illustrer concrètement ce cas, on pourrait peut-être penser aux substitutions et déplacements d'objets étudiés par la psychanalyse. Par exemple, pour le fétichiste, certains objets sont considérés comme très jouissifs, non pas parce qu'ils le sont intrinsèquement, mais parce qu'ils ont côtoyé, de façon réelle ou fantasmatique, des objets qui sont eux nettement plus désirables ou parce que leur présence a permis d'endiguer certaines douleurs. L'objet n'est donc pas du tout irréel, comme dans le cas précédent, et il est suffisant pour causer le plaisir d'anticipation, et même l'assouvissement. Mais cette liaison de l'objet au plaisir est contingente et non pas intrinsèque. Si on prend ce cas comme un modèle d'analyse de certains goûts sexuels un peu excentriques, on dira que les conditions qui déterminent ces goûts ne seraient pas essentielles, mais plutôt accidentelles. Elles pourraient très bien par exemple être liées à l'habitude qui a entraîné les rapprochements initiaux et suscité les déplacements de la valeur plaisante intrinsèque de l'objet originel en direction de l'objet associé, (deuxième cas de faux plaisir : un objet intrinsèquement non-plaisant est rendu plaisant par association avec un autre objet. C'est donc un plaisir dérivé).

[7]

Enfin, le troisième cas de faux plaisir, qui est sans doute pour Socrate le cas le plus important mais qui est aussi le plus discutable, réside dans l'entremêlement des douleurs et des plaisirs à l'intérieur du désir. La théorie du désir de Socrate est en effet fondée sur l'idée d'une vacuité corporelle qui est cause de souffrance mais que l'âme espère pouvoir combler par les plaisirs futurs qu'elle envisage, ce qui lui occasionne un certain plaisir d'anticipation, mais aussi la souffrance de l'impatience. Les douleurs et les plaisirs forment alors un mélange unique qu'on pourrait nommer, si on se permettait un néologisme, une jouffrance. Et l'harmonie du corps et de l'âme ne pourra être rétablie que lorsque l'objet viendra remplir le vide de l'attente. Mais le plaisir sera acquis au prix de la souffrance occasionnée par le désir antérieur et des souffrances ultérieures, lorsqu'on ressentira à nouveau la vacuité du corps, dans la mémoire ou l'attente d'un nouveau plaisir.

Le seul exemple concret que Socrate envisage pour illustrer ce cas est celui de la gale qui fait souffrir mais entraîne aussi un extraordinaire soulagement lorsqu'on se gratte. On imagine cependant qu'il a surtout en tête ici le modèle du désir sexuel, qui serait pour lui une souffrance constante dont les assouvissements ponctuels ne peuvent être que des pauses momentanées. Ce qui serait faux dans ce cas de plaisir est le fait d'être causé par un objet qui cause également de la souffrance, sans que le sujet modifie son opinion sur le caractère unilatéralement plaisant de l'objet. On pourrait dire que le sujet importe, dans le vécu de son plaisir, la fausseté de l'opinion qui ne traite l'objet que sous l'angle du plaisir qu'il peut causer, alors qu'elle devrait le traiter aussi sous celui de la souffrance qu'il peut aussi causer. C'est donc en quelque sorte une fausseté par omission, qui éclipse les caractères également douloureux de l'objet de plaisir, (troisième cas de faux plaisir : l'objet désiré cause du plaisir et de la douleur ; c'est donc un plaisir mélangé).

[8]

On voit, sur ces différents cas de faux plaisirs, illusoires, dérivés ou mélangés, que la solution générale du paradoxe des plaisirs vrais du point de vue affectif mais faux du point de vue cognitif repose principalement sur la distinction qu'on peut établir entre l'opinion sur le fait du plaisir, dont le sujet est le seul juge, par le fait de sa jouissance, et l'opinion sur l'objet du plaisir, qui est la condition du plaisir du sujet, mais qui peut être fausse du point de vue de critères plus objectifs. Cette solution permet à Socrate d'expliquer la faute morale non pas comme un vice, mais comme une faute objective du goût, le goût suprême étant pour lui les plaisirs purs, c'est-à-dire ceux qui ne suscitent pas la souffrance du désir. Ce qu'il appelle aussi des réplétions sans vacuité. Socrate se méfie en effet beaucoup du désir et rêve au contraire de plaisirs qui se produiraient subitement sans que le sujet ait eu à souffrir de la vacuité préalable du désir.

On peut évidemment juger cette conception du plaisir un peu trop restrictive. Mais il n'est pas impossible, tout en restant dans le cadre de l'argument socratique, d'élargir le domaine des plaisirs dignes d'être goûtés à certains plaisirs illusoires ou dérivés qui ne font de mal à personne, mais aussi à certains plaisirs mélangés. Car même si l'objet désiré peut faire souffrir, cela ne l'empêche pas d'être plaisant sous l'angle par lequel il fait jouir. Le plaisir qui suit le désir n'est donc pas si faux que cela s'il est lié à une valeur plaisante de l'objet sous une certaine description, fût-elle fausse. Comme le montrera Aristote dans sa critique du Philèbe, ce serait simplement les plaisirs suscitant des désirs déraisonnables qui seraient erronés. Rien n'empêche d'ailleurs d'avoir, sur ce registre, une discussion rationnelle, c'est-à-dire contradictoire et argumentée, sur les objets dignes d'être désirés et goûtés. L'idée serait alors de faire une sorte de critériologie critique du goût, comme on le fait lorsqu'on hiérarchise les œuvres d'art, en supposant simplement un idéal objectif du bon goût dont le statut serait à la fois esthétique et moral.

[9]

Il me semble que c'est une solution de ce genre qu'adopte Aristote dans les chapitres de l'Éthique à Nicomaque où il discute directement les théories du Philèbe. Aristote admet en effet une hiérarchie objective des goûts, et, de ce point de vue, sa conception des plaisirs dignes d'être goûtés n'est pas très différente de celle de Platon, bien qu'elle fasse une place nettement plus large aux plaisirs mélangés, en particulier à ceux qui suscitent un désir raisonnable et non pas excessif. Mais le problème est qu'Aristote insiste aussi sur le fait que cette hiérarchie objective des goûts n'est pas accessible à tous les sujets. Pour lui, les possibilités d'accès aux vrais plaisirs dépendent de certaines dispositions individuelles. Il peut donc y avoir des différences, non pas seulement accidentelles, mais essentielles entre les goûts des êtres humains, comme il y a une différence essentielle entre les goûts des hommes et ceux de certains animaux, par exemple entre le goût des hommes pour la viande fraîche et celui des dragons de Komodo pour les charognes.

Les sciences sociales, en particulier dans leur versant culturaliste, ont en fait repris à leur compte cette idée d'une différenciation profonde des goûts humains. Simplement, elles l'ont minimisée en la traitant comme une différenciation culturelle, c'est-à-dire un effet de l'habitude et non pas de la nature. Mais elles ont aussi renvoyé dos à dos les différentes sortes de goût en abandonnant l'idée antique d'une hiérarchie objective des goûts pour tous les humains, quelle que soit leur origine. Or, il faut bien voir que si on introduit dans notre conception de l'humain des dispositions au plaisir trop différentes suivant les cultures ou les individus, on n'aura plus aucun moyen de défendre l'idée de la commune humanité de tous les humains : on pourra par exemple soutenir que les femmes de certaines cultures ont un goût légitime à se faire dominer, ou que les hommes de certaine cultures ont un goût légitime à faire mourir leurs ennemis à petits feux, etc. Or, voilà justement ce que permet d'éviter l'approche socratique.

[10]

Ma conclusion de cette première partie est donc que le paradoxe socratique des faux plaisirs a pour principal mérite d'obliger à envisager une hiérarchie objective des goûts théoriquement accessible à tous les humains, même si certaines conditions cognitives accidentelles, et non pas essentielles, empêchent certains individus d'accéder aux meilleurs plaisirs, ceux qui ne sont ni trop illusoires, ni trop dérivés, ni trop mélangés. Je vais maintenant essayer de voir comment on pourrait prendre en compte cette suggestion dans le cadre d'une analyse sociologique.

2. Le problème sociologique
des bons plaisirs


Lorsqu'on n'est pas platonicien, on pourrait avoir tendance à penser qu'en matière de plaisir, et en particulier de plaisir sexuel, la meilleure règle de sagesse serait de considérer que tous les goûts sont dans la nature et que chacun prend son plaisir là où il le trouve. Autrement dit, la tendance spontanée serait d'adopter la solution naturaliste ou culturaliste du problème des faux plaisirs, en considérant qu'il ne peut pas y avoir de faux plaisirs : si le fait du plaisir est avéré, alors il est vrai, quelle que soit l'opinion sur laquelle il se fonde.

Cependant, même si on rejette la thèse des faux plaisirs telle que je l'ai présentée, il semble difficile de défendre purement et simplement la thèse que tous les plaisirs sont bons, sans arriver très vite à des absurdités comme par exemple la défense des plaisirs interdits tels que la pédophilie, la torture ou le cannibalisme, dégoûtants tels que la coprophagie, ridicules tels que le voyeurisme, destructeurs comme les différentes formes de toxicomanie et d'addiction, y compris dans le domaine amoureux, etc. Il paraît donc assez évident que tous les goûts et tous les [11] plaisirs ne se valent pas et qu'il existe une certaine hiérarchie normative des plaisirs.

Or, si cette hiérarchie existe, il faut bien trouver un moyen de l'objectiver, ce qui pose le problème des critères à retenir. S'agit-il de critères purement normatifs qui, tout en reconnaissant le caractère intrinsèquement plaisant de tous les objet qui plaisent, en excluraient certains comme étant pragmatiquement ou moralement mauvais ? Par exemple, on considérerait que la pédophilie ou la torture ou le lancer de nains sont des pratiques vraiment plaisantes, mais qu'il faut les exclure parce qu'elles sont immorales. Ou s'agit-il de critère normatifs mais aussi cognitifs qui rejettent le caractère intrinsèquement plaisant de certains objets pour des êtres humains du genre commun - ce qui nous ramène évidemment au problème précédent des faux plaisirs ?

On peut remarquer en premier lieu que la hiérarchie normative des plaisirs est reconnue par toutes les sociétés, même s'il y a des différences de société à société. C'est d'abord la loi qui, dans n'importe quelle société, se charge de réguler et de hiérarchiser les plaisirs. Dans les sociétés libérales contemporaines, les lois sont en fait devenues très permissives puisqu'elles autorisent en fait presque tous les plaisirs et n'en interdisent que quelques-uns : sur le plan sexuel par exemple, tout est permis sauf la pédophilie, les violences et maintenant le harcèlement et, en-dehors des plaisirs sexuels, rien n'est interdit en-dehors de l'usage de certaines drogues. Le jeu lui-même, qui a toujours posé un problème moral, est organisé ou surveillé par l'Etat.

Evidemment, la loi interdit aussi tous les plaisirs qui peuvent être associés à des activités délictueuses par ailleurs, comme par exemple ceux qui sont associés au vol, à l'escroquerie, au racket, au piratage informatique, à la diffamation, à la profanation, à la pyromanie, au meurtre ou au cannibalisme. Mais en fait, ce qui est [12] interdit dans ces activités, ce n'est pas d'abord le plaisir qu'elles suscitent, mais le dommage qu'elles causent à autrui ou à l'environnement. On peut d'ailleurs remarquer que c'est une raison analogue qui justifie la prohibition des plaisirs sexuels que j'ai cités, à savoir la protection de l'enfance ou de la personne humaine en général. Autrement dit, c'est d'abord une raison de protection mutuelle qui pousse les sociétés libérales à prohiber ou à réguler certains plaisirs.

Et de fait, il n'y a dans nos sociétés que la toxicomanie et la prostitution qui semblent échapper à ce schéma car, somme toute, le toxicomane et le prostitué(e) ne font de mal à personne et on pourrait très bien les laisser en paix. Dans un cas, néanmoins, le monopole médical de la pharmacopée et la prévention des éventuelles conséquences délictueuses de l'usage des produits psychoactifs confirment qu'en régime libéral on ne prohibe les plaisirs que dans la mesure où ils peuvent être dangereux pour autrui. Quant à la protection des personnes contre elles-mêmes, qui sert encore de justification à la prohibition de la prostitution, elle devrait apparaître de plus en plus comme une anomalie, la loi pouvant très bien se contenter de protéger les individus contre les violences qu'ils peuvent subir, sans pour autant encourager les goûts et les pratiques qui pourraient avoir un caractère dangereux pour les individus eux-mêmes.

Dans tout cela, il n'est apparemment pas encore question de vrais ou de faux plaisirs, mais seulement d'un souci fonctionnel de protection de la société. Cependant, le jugement normatif qui sous-tend la loi est rarement exempt d'un certain souci d'objectivité. La loi en effet ne dit pas seulement que certaines pratiques sont interdites, mais elle peut aussi laisser entendre que ces pratiques sont répugnantes ou aberrantes, autrement dit qu'elles ne devraient pas faire jouir un homme normal. Il est vrai que si on fait des comparaisons géographiques ou historiques, on voit que ce qui est jugé répugnant n'est pas du tout identique suivant les sociétés. Par exemple, beaucoup de sociétés ont une conception de l'enfance qui [13] favorise la pédophilie. À l'inverse, des pratiques autorisées ou tolérées dans nos sociétés telles que l'homosexualité, l'adultère, voire l'inceste qui n'est pas directement poursuivi par le droit français, sont interdites dans d'autres parce qu'elles sont considérées comme aberrantes. Mais ces écarts dans la conception d'une échelle objective du goût montrent certes la difficulté qu'il y a à l'établir, mais ne contredisent pas forcément son existence.

Si on quitte maintenant le tableau purement juridique et qu'on passe au plan moral, on risque de trouver là encore des écarts importants dans les raisons et la liste des prohibitions, notamment dans le domaine alimentaire, mais aussi parfois quelques convergences. Par exemple les grandes religions monothéistes s'accordent pour prohiber certains plaisirs, par exemple dans le domaine sexuel, au nom d'une conception essentialiste de la personne humaine. Mais qu'il y ait ou non convergence sur l'évaluation normative des plaisirs, le jugement moral ne consiste pas simplement à interdire certaines jouissances mais il vise aussi l'opinion de celui qui s'adonne aux plaisirs prohibés. On ne reproche pas simplement au pécheur de faire ce qu'il ne faut pas faire, mais aussi de le faire avec une opinion fausse sur la valeur de ce qu'il fait. Simplement, les religions privilégient habituellement la critique morale par rapport à la critique cognitive. On ne reproche pas tant au pécheur de jouir de plaisirs illusoires, dérivés ou mélangés, que de jouir de plaisirs mauvais. Mais il est fréquent d'ajouter que ces plaisirs sont aussi de faux plaisirs.

Ce sont en fait les morales laïques plus diffuses qui se montrent généralement le plus sensibles au problème des faux plaisirs. Ainsi, il est probable qu'une bonne part des sujets adultes de nos sociétés, quelle que soit leur religion, réfléchissent à deux fois avant de s'adonner à certains plaisirs, précisément pour éviter les désirs trop douloureux ou les désillusions qui suivent des fausses espérances. Le souci de soi, cher à Michel Foucault et à Platon, est évidemment un [14] important facteur de réserve, notamment dans le cas des pratiques sexuelles ou alimentaires qui risquent de provoquer des maladies somatiques ou des souffrances psychiques. Mais le souci d'autrui peut aussi quelquefois émerger comme élément du diagnostic sur ce qui est vraiment plaisant. Il me semble en tout cas qu'il y a, dans le sens commun des plaisirs, une certaine alerte par rapport à leur valeur intrinsèquement plaisante, et souvent indépendamment de leur valeur morale, par exemple lorsqu'on se demande d'un point de vue pragmatique : « est-ce que ça vaut vraiment le coût ? ». Cette circonspection se manifeste en particulier dans les conseils amoureux entre amis et familiers ou dans les phénomènes de réputation. Et lorsqu'on cède malgré tout à de faux plaisirs, ce qui est l'éternelle histoire des chansonnettes et des romans de gare, on sait bien quels risques on prend par rapport à la valeur intrinsèquement plaisante des choses.

Cependant, si on avait encore quelque doute sur l'incidence de la catégorie des faux plaisirs dans nos jugements sociaux ordinaires, on pourrait considérer par exemple la liste suivante de goûts et de plaisirs que l'on peut effectivement rencontrer dans la vie sociale :

avoir une transe sectaire ;
se laisser exalter par des rumeurs ;
céder à une addiction comme le jeu ou la drogue ;
aimer obéir à son tortionnaire ;
rechercher les faiblesses d'autrui ;
s'acharner sur un ennemi sans défense.

[15]

On pourrait dire que ces exemples correspondent à trois types de relations douteuses à autrui : aliénée pour les deux premières, masochiste pour les deux suivantes ou sadique pour les deux dernières. Personne ne doute cependant que ces relations puissent susciter des plaisirs vrais au sens qu'ils sont réels ou effectifs. Mais on a également tendance à penser que ces plaisirs sont erronés ou défaillants au sens que la valeur plaisante intrinsèque de ces objets ne devrait pas susciter de tels plaisirs. Il semble en effet difficile de nier qu'il vaut mieux avoir un plaisir artistique plutôt qu'une transe sectaire, s'intéresser à de vraies nouvelles plutôt qu'à des rumeurs, consommer de l'alcool avec modération et éviter de jouer toutes ses économies au loto plutôt que l'inverse, échapper aux tortionnaires si on en a la possibilité et éviter autant que possible de nuire ou de faire souffrir autrui.

On voit sur de tels exemples qu'il est assez difficile déjuger des plaisirs sans supposer une échelle objective du goût et par conséquent une valeur plaisante intrinsèque des objets qui procurent du plaisir. Autrement dit, on suppose qu'un jugement sur le plaisir imprègne le sentiment, sous la forme par exemple d'un énoncé implicite du type : « x est intrinsèquement plaisant », et que ce jugement peut être vrai ou faux suivant la nature de l'objet qui cause du plaisir. On retrouve ainsi le paradoxe des faux plaisirs qui réside justement dans la conjonction de la vérité du plaisir, du point de vue de sa présence effective chez le sujet qui jouit, et de sa fausseté éventuelle, du point de vue du jugement implicite sur lequel ce plaisir semble reposer.

Ce sont toujours en un certain sens des critères normatifs qui font penser que l'opinion interne à un plaisir est vraie ou fausse, justifiée ou injustifiée. Mais ces critères normatifs sont supposés avoir une base objective dans la valeur plaisante des choses, laquelle a certainement une dimension morale, mais pas seulement morale. On ne pourrait pas dire en effet que tous les plaisirs de la liste précédente sont moralement mauvais, qu'ils impliquent le Mal. C'est certainement le cas par [16] exemple du plaisir sadique - du moins lorsqu'il excède les limites d'un jeu ou d'un contrat sexuel -, mais, en revanche, le plaisir aliéné ou masochiste peut être plus facilement qualifié de malheureux que de mauvais. L'idée essentielle ici est qu'on peut avoir tort de jouir de certains plaisirs, parce que leur objet manque de valeur plaisante intrinsèque, et pas encore parce qu'ils seraient moralement mauvais. C'est cette idée à mon avis qui explique le mieux les réserves de la morale civile ordinaire par rapport à certains plaisirs, même si ces réserves peuvent avoir des expressions culturelles ou doctrinales différentes ou opposées.

Pour résumer cette partie, je dirai que j'ai essayé, dans ce qui précède, de montrer trois choses : 1) qu'une échelle objective du goût est généralement présupposée dans les régulations sociales des plaisirs, 2) que cette échelle objective du goût suppose assez souvent une valeur intrinsèquement plaisante des objets et qu'elle est donc susceptible de vérité et de fausseté ou, tout au moins, si on trouve le langage de la vérité un peu trop abrupt, de justification rationnelle et 3) qu'il est difficile de renvoyer ces présuppositions sur la vérité des plaisirs à de simples particularités culturelles.

Si tout cela est correct, on peut maintenant s'interroger sur les critères éventuels de cette échelle objective du goût présupposée par les régulations sociales du plaisir. Autrement dit, on peut se demander quels sont les critères du plaisir vrai. Pour Socrate, on l'a vu, c'est le plaisir pur, c'est-à-dire exempt de souffrance, ce qui l'amène à récuser tous les plaisirs qui peuvent susciter un désir douloureux. Mais cette vision des choses paraît tellement contraire à la tendance naturelle des êtres désirants que nous sommes qu'il semble difficile de s'y arrêter. Je vais donc maintenant me tourner du côté des hédonistes modernes pour voir s'ils sont en mesure de nous fournir quelques éléments de réponse sur cette échelle objective du goût.

[17]

3. Les difficultés de l'hédonisme moderne

L'idée des faux plaisirs, ou encore l'idée selon laquelle on pourrait avoir tort de jouir de certaines choses, même si on en jouit vraiment, se heurte aujourd'hui à une sorte de revendication sociale récurrente à la jouissance sans entraves et une critique radicale de l'ascétisme ou de l’antihédonisme. Cette critique émane de certains philosophes, suivant une tradition qui remonte aux Cyrénaïques grecs, mais qui a connu dans l'âge moderne quelques figures remarquables comme celles du marquis de Sade, Nietzsche, Reich ou Marcuse. Mais elle a aussi été relayée par certains mouvements sociaux, comme celui de 68, et d'autres qui ont suivi comme le mouvement techno, ainsi que par les médias, les messages publicitaires et les politiques qui multiplient l'organisation de fêtes et de réjouissances.

On pourrait dire que d'une certaine façon elle imprègne la culture libérale de notre temps, ce qui est facile à comprendre, si on pense à la masse de jouissances nouvelles que les conditions matérielles de la vie moderne offrent, sinon à tous les êtres humains, du moins à certains d'entre eux sélectionnés sur une base régionale et sociale. On peut même noter le parallèle saisissant qu'il y a entre la vision hédoniste du monde qui prévaut aujourd'hui dans certains secteurs des sociétés libérales et la barbarie qui se maintient ou s'étend dans différentes contrées du monde. Comme si l'usage des plaisirs pouvait être une façon d'échapper à l'angoisse morale que suscite le spectacle du monde. Au demeurant, le fait que les plaisirs promis par l'hédonisme ne sont pas exactement les mêmes pour tout le monde, n'est pas une raison d'en limiter la portée pour ceux qui ont la chance d'en bénéficier. La misère du monde peut difficilement être une objection au plaisir, elle serait tout au plus une ombre au tableau.

[18]

La question qu'il faut se poser serait plutôt de savoir ce qui, en-dehors des inégalités sociales et régionales, pourrait éventuellement empêcher les humains de vivre aussi intensément ou de jouir avec aussi peu d'entraves qu'ils le peuvent. Une réponse facile, qui découle directement du point précédent, est que ce sont d'abord les lois du pays dans lequel on vit. De ce point de vue d'ailleurs, il est probable que le marquis de Sade aurait aujourd'hui pas mal de problèmes avec la justice, sans même parler de certains invités du banquet de Platon. Mais cette réponse est facile et même trop facile, car les hédonistes peuvent être aussi respectueux que n'importe qui des lois de leur pays, tout en conservant leur attachement au principe de plaisir.

Une objection plus radicale à la revendication hédoniste résiderait dans le sens anthropologique du goût ou du plaisir dont le caractère impérieux ne serait en fait que la marque de dispositions socioculturelles ou psycho-biologiques sur lesquelles les sujets n'ont en fait aucune prise.

C'est sans doute Pierre Bourdieu qui a le mieux formulé l'objection socioculturelle à l'hédonisme moderne. Elle consiste en gros à faire valoir la genèse empirique, psychologique et sociale du goût (D p. 571), aussi bien contre les ascètes ou les défenseurs du plaisir pur que contre les adorateurs modernes du plaisir, renvoyant ainsi dos à dos le devoir ascétique comme le "devoir du plaisir" (p. 422), au nom d'une critique sociale du goût. Les thèses de Bourdieu sont bien connues, en particulier l'explication du goût populaire par le choix du nécessaire, du goût des classes dominantes par le souci de distinction et l'ensemble des goûts par une retraduction transfigurée des conditions d'existence.

Je voudrais simplement faire remarquer que ces thèses ont surtout pour effet de vider la morale du plaisir de sa condition fondamentale de réalisation qui est le choix libre du sujet. Si les goûts sont contraints par des habitus sociaux, la tendance [19] hédoniste, comme la tendance contraire, ne peuvent être qu'une inscription aveugle de soi-même dans des conditionnements sociaux. Suivant cette approche, la culture n'est pas tant un ensemble de préjugés qui pourraient faire obstacle au plaisir, qu'un ensemble de déterminations qui façonnent le goût. C'est pourquoi la seule morale du plaisir envisageable serait celle qui consiste, pour le sujet, non pas à suivre aveuglément ses penchants, au nom du principe que tous les goûts et tous les plaisirs sont bons, mais plutôt à rechercher les moyens de s'émanciper de ses propres dispositions socioculturelles. Ce serait donc une morale réflexive, et non pas une morale hédoniste.

Quant à l'objection psycho-biologique, elle pourrait s'appuyer sur les considérations évolutionnistes qui dominent aujourd'hui toutes les sciences du vivant et qui conduisent à traiter les comportements animaux, et en particulier les comportements humains, comme le résultat de la sélection naturelle. Le modèle évolutionniste est assez peu présent dans la sociologie française, mais, dans les pays anglo-saxons, il s'est imposé beaucoup plus largement dans toutes les sciences humaines.

En ce qui concerne par exemple les questions de goût sexuel qui sont centrales dans tous ces modèles, la tendance dominante est d'essayer de montrer que les attraits érotiques sont liés à des conditions évolutionnaires qui auraient décerné un avantage adaptatif à telle ou telle apparence physique ou à tel ou tel comportement amoureux. Par exemple, pour prendre un cas un peu croustillant, on a essayé de montrer par des études comportementales que ce qu'on appelle le ratio taille hanche (WHR, waist to hip ratio) serait un critère déterminant de l'attrait que les femmes exercent sur les hommes et que ce ratio aurait lui-même été sélectionné au cours de l'évolution naturelle en raison des avantages procréatifs offerts par cette morphologie. On a aussi développé, avec force arguments empiriques, des [20] théories analogues à propos de l'incidence de la symétrie du corps et du visage ou du cycle ovarien sur les comportements amoureux des êtres humains.

Dans les modèles psycho-biologiques, contrairement aux modèles socioculturels, ce ne sont pas les différences entre les humains qui sont pertinentes, mais plutôt des conditions biologiques générales qui ont pu déterminer le désir et le sens humain de ce qui est bon ou mauvais. Or toute la question est de savoir quel sens moral on donne à cette inscription biologique. On peut par exemple, comme l'ont fait Sade et d'autres auteurs, considérer cette inscription naturelle du désir humain comme une simple loi de profit maximum, en particulier sur le plan sexuel, la sanction légale ou la résistance d'autrui étant la seule limite à l'expression du goût individuel. Mais le moins qu'on puisse dire est que cette vision des choses est un peu barbare et qu'il est difficile de l'adopter telle qu'elle. On peut aussi considérer, comme beaucoup de penseurs évolutionnistes contemporains, que c'est l'inscription naturelle du désir humain qui a fait émerger les comportements et les sentiments moraux, comme par exemple l'altruisme. Mais, cette fois, le moins qu'on puisse dire est que la dimension altruiste n'est pas vraiment évidente dans la recherche du meilleur partenaire sexuel ou du meilleur géniteur.

Dans tous les cas, on voit mal comment l'inscription naturelle du désir humain dans des mécanismes culturels ou biologiques aveugles pourrait rester compatible avec le critère éthique qui semble aujourd'hui le plus communément admis par la conscience universelle et qui est celui du « respect de la personne humaine » ou du « respect mutuel », critère que l'on peut très facilement appliquer à la question du plaisir. Or, de la même façon, la difficulté fondamentale qui se présente aux partisans d'une morale radicale du plaisir, c'est justement qu'ils ne peuvent pas proclamer la validité absolue du principe de plaisir, sans contredire les [21] exigences de respect mutuel portées par la conscience morale contemporaine et risquer alors d'apparaître eux-mêmes comme des barbares.

Ainsi, Michel Onfray, lorsqu'il résume le programme sadien, prend bien soin de préciser qu'il est aussi invivable que celui de Kant : « la leçon est simple, dit-il, faire du principe de réalité un ennemi, faire du principe de plaisir un guide. Refuser l'idéal ascétique, vouloir l'idéal jubilatoire. Kant est à l'instance castratrice ce que Sade est à l'instance libératrice » (AJ, p. 254). Mais après avoir noté prudemment qu' « au feu de Sade, il convient de se réchauffer, non de se brûler », Onfray cite Fourier qui propose un principe général de régulation des plaisirs, qui semble conforme à la fois aux lois, pour autant que celles-ci ne soient pas trop répressives, et à la morale civile la plus courante : « Tous les goûts, dit Fourier, à condition qu'ils ne soient pas nuisibles et vexatoires pour autrui, ont un emploi précieux dans l'état sociétaire et y deviennent utiles » (ibid., p. 260). Et c'est à partir de là que Michel Onfray propose une clef de l'éthique hédoniste adaptée aux exigences de la conscience morale contemporaine, en déclarant que « la morale du plaisir vise autrui autant que soi, elle invite à vouloir autant la jouissance de l'autre que sa propre jouissance, l'une étant d'ailleurs la condition de possibilité de l'autre » (ibid., p. 270).

Il est du reste intéressant de constater qu'on retrouve un critère analogue du bon plaisir, qui est en fait un critère de réciprocité, chez des philosophes de tendance diamétralement opposée, par exemple chez un philosophe analytique de la morale tel que Thomas Nagel. Celui-ci, dans un article célèbre sur la perversion (PS, p. 62), propose un critère de « reconnaissance mutuelle réflexive » pour caractériser le désir sexuel le plus parfait, qui serait aussi le moins pervers, quoique pas forcément le plus jouissif. De même, Michel Foucault, à la fin de son livre sur l'usage des plaisirs tire de l'Erotique grecque une leçon en termes de modération, mais aussi de réciprocité des libertés : « il ne s'agit plus simplement pour l'homme [22] d'être maître de son plaisir, dit-il ; il s'agit de savoir comment on peut faire place à la liberté de l'autre dans la maîtrise qu'on exerce sur soi-même et dans l'amour vrai qu'on lui porte » (UP, p. 325).

Or, si l'on essaye de résumer cette quadruple leçon de Fourier, Onfray, Nagel et Foucault, on arrive à une sorte de précepte moral du plaisir qu'on pourrait formuler de la façon suivante : « tous les plaisirs sont permis s'ils ne nuisent à personne et s'ils sont réciproques et librement consentis toutes les fois qu'ils impliquent directement autrui ». Pour dire les choses franchement, j'aurais tendance moi aussi à adhérer à cette morale hédoniste qui semble riche de promesses. Mais si on y regarde de plus près, il est facile de voir que, sur un plan pratique, un tel précepte pose beaucoup plus de problèmes qu'il n'en résout, car il prêche le plaisir sans entraves tout en posant des conditions plutôt drastiques sur sa réalisation. Car ces conditions relèvent en fait, sans le dire, d'une exigence de respect mutuel qui n'est pas forcément compatible avec un principe hédoniste radical.

Par exemple, la condition de ne nuire à personne ne peut marcher que si elle inclut le sujet, le partenaire, mais aussi le tiers, et non seulement dans le présent, mais aussi dans le futur - ce qui, si on doit y réfléchir dans chaque situation particulière, soulève pas mal de problèmes moraux. La réciprocité elle-même n'est pas un critère beaucoup plus simple car il y a des tas de plaisirs non réciproques qu'il n'est pas forcément mal d'accepter ou de donner, et inversement des plaisirs réciproques qui peuvent être hautement discutables - comme par exemple le plaisir de la torture morale mutuelle dans un couple. Quant au critère de libre consentement, il n'a qu'une valeur négative d'exclusion des violences les plus manifestes. Mais si on le prend en tant quel, il pose des problèmes redoutables et peut-être insolubles sur ce que sont la volonté et la liberté. C'est pourquoi, au risque de gâcher un tout petit peu le plaisir des hédonistes militants, dont je partage [23] moi aussi l'espérance, comme du reste la plupart des agnostiques de mon temps, il me semble indispensable de pousser un peu plus loin l'analyse des structures cognitives et réflexives du plaisir, ce que j'ai essayé de faire aujourd'hui.

Il ressort en tout cas de ce qui précède que les seules formulations acceptables d'une maxime hédoniste conduisent en fin de compte à une limitation du principe de plaisir par un principe de respect mutuel. Ce principe de respect mutuel a lui-même, comme on sait, une origine kantienne mais, à mon avis, sa meilleure justification réside dans le souci de minorer la souffrance, et en particulier la souffrance morale, de toutes les personnes concernées par une activité, l'activité étant en l'occurrence le plaisir. L'idée sous-jacente est que si le mal, sous la forme de la souffrance, et non pas du Mal ontologique, n'existait pas, tout serait permis. Mais, puisque le mal existe comme souffrance, et en particulier comme souffrance morale liée à l'injustice, celle-ci peut justement servir de critère pour fixer la limite des plaisirs qui peuvent être légitimement poursuivis. Cela revient en fait à élargir à la souffrance d'autrui l'un des critères socratiques du faux plaisir, celui qui concerne le mélange de plaisir et de souffrance. Par exemple, dans cette conception, le plaisir sadique ou humiliant serait faux parce qu'il a besoin d'éclipser ou d'annuler le sens de la souffrance d'autrui pour ne pas être gâché. Et, à mon avis, c'est précisément cette éclipse cognitive qui pourrait le rendre mauvais, et rien d'autre. Mais le fait que certains faux plaisirs sont indiscutablement mauvais n'implique pas encore que tous les faux plaisirs le soient aussi, y compris lorsqu'ils écornent un peu le principe de respect mutuel.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 décembre 2018 15:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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