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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Petijean Roget, Histoire de l’isle de Grenade en Amérique: 1649-1659 (1659)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Petijean Roget, Histoire de l’isle de Grenade en Amérique: 1649-1659. Manuscrit anonyme de 1659, vraisemblablement attribué à Benigne Bresson, présenté et annoté par Jacques Petitjean Roget. Texte établi par Élisabeth Crosnier. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1975, 230 pp. Collection: Caraïbes, dirigée par M. Jean Benoist.

Introduction

Par Jacques Petitjean Roget, 1972

Fort-de-France juillet 1972 

Par un heureux concours de circonstances, le professeur Jean Benoist de l'Université de Montréal a pu acquérir chez un libraire parisien un petit recueil factice cartonné groupant, avec des lettres des pères jésuites résidant aux Antilles françaises à la fin du XVIIe siècle, un manuscrit d'une écriture plus ancienne concernant la Grenade. 

En parfait état de conservation, celui-ci comprend 61 feuillets de papier in 40 de 237 sur 170 mm. L'écriture, qui peut être datée du milieu du XVIIe siècle, couvre recto et verso en ne laissant que très peu de marge ou même point du tout. Au début elle est assez claire malgré l'exiguïté des blancs. Peu à peu, au fil du récit, les mots se bousculent, les lignes se resserrent jusqu'à en compter cinquante par page. En tête du premier feuillet qui porte le numéro 40, un court espace est réservé au titre l'Histoire de l'Isle de Grenade en Amérique suivi de la mention “ Préface ”. Certaines pages sont coupées par des blancs étroitement mesurés où se lisent des dates se référant à l'ère chrétienne, de 1649 à 1659 en suivant, accompagnées de durées en années et mois comptées les premières depuis l’avènement de Louis XIV, les secondes depuis la fondation de la colonie française à la Grenade et enfin les dernières depuis la prise de possession de l'île par Jacques Dyel du Parquet d'abord, puis par le comte de Sérillac. Cette disposition souligne l'intention de l'auteur de se placer dans le cadre d'une chronique. On apprend incidemment qu'il avait écrit deux autres livres aujourd'hui disparus consacrés à la faune, à la flore de la Grenade et aux mœurs des Caraïbes qui l'habitaient. On ne relève nulle part sa signature ni une mention quelconque de son identité. 

Un rapprochement avec le manuscrit que Jacques de Dampierre dans son Essai sur les sources de l'histoire des Antilles françaises [1] analyse sous la dénomination l'Anonyme de la Grenade, s'imposait. Il s'agit bien en fait du même document. Cela est prouvé sans aucun doute possible par la référence donnée par Dampierre à une copie due à l'archiviste Margry conservée à la Bibliothèque nationale à Paris sous la cote “ Nouvelle acquisition française 9323 [2] ” dont il déclare qu'elle est “ plus illisible encore que l'original ”, ce qui est bien exact. Margry termine son travail méritoire par un énorme “ Ouff ! ! ” qui barre sa dernière page. Une attestation jointe certifie que l'original prêté par le R.P. Tailhau a été restitué le 4 novembre 1872. 

Ce manuscrit appartenait en effet à la bibliothèque des Jésuites à l'école Sainte-Geneviève où il se trouvait encore en 1901 lorsque Dampierre présenta sa thèse à l'École des chartes. Lors de sa publication en 1904 une note de la page 146 précisait : “ L'école Sainte-Geneviève... possédait dans sa riche bibliothèque de nombreux documents ” et à la page suivante pour s'excuser de ne donner qu'un résumé il écrivait : “ Il serait... oiseux de renvoyer à un texte qu'on ne peut consulter. ” Dans l'intervalle, la loi de 1901 sur les associations, appliquée dans toute sa rigueur par le ministère Combes en 1903, avait conduit à la fermeture de nombreuses écoles congréganistes. Il serait sans doute difficile de suivre les cheminements parcourus pendant trois quarts de siècle par ce manuscrit. L'important est qu'il puisse être mis à la disposition du public après cette longue éclipse car Dampierre n'hésitait pas à le qualifier de “ document de premier ordre ”, et il ajoutait “ malgré toute la phraséologie qui l'encombre ”. 

Les historiens des Antilles n'y ont eu que rarement recours. Le vicomte du Motey dans son Guillaume d'Orange et les origines des Antilles françaises [3], se réfère explicitement à la copie de la Bibliothèque nationale. Malheureusement, il y recherche surtout des détails pittoresques pour planter un décor autour de son héros. L'abbé Rennard en accumulant avec patience et minutie tous les éléments d'une “ histoire religieuse des Antilles françaises ” ne l'a pas négligé. Dans un petit Essai bibliographique consacré en 1931 à ce sujet il analyse la copie 9323 [4]. 

L'anonymat d'une œuvre de quelque valeur revêt toujours un aspect irritant et Dampierre comme Rennard ont tenté de lever le voile. Ce problème n'est cependant pas majeur. Nous commencerons donc par situer à grands traits les événements relatés et chercher l'originalité des apports de l'auteur avant d'essayer de l'identifier. 

Les petites Antilles, qu'on nommait alors “ îles du Pérou ” ne constituaient pour les Espagnols que le porche d'entrée, bien négligé, des riches empires d'Amérique. Les nations qui n'avaient pas admis le partage de la terre effectué au traité de Tordésillas s'étaient embusquées dans ces petites îles afin d'y prélever au passage leur part de butin. Ainsi les Hollandais, les Anglais, les Français furent amenés au début du XVIIe siècle à y installer des bases pour leurs flibustiers exerçant par commissions dûment enregistrées des représailles contre les Espagnols et les Portugais. Le risque était gros, le profit considérable. Des compagnies groupant seigneurs et marchands pour “ la grosse aventure ” se constituèrent. 

Richelieu, devenu “ Grand Maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France ” affirmait à la réunion des notables en 1626 : “ La première chose qu'il faut faire est de se rendre puissant sur la mer qui donne entrée à tous les États du monde. ” Il estima qu'il allait de l'honneur de son Roi et de la puissance du commerce de la France de planter les lys dans le monde nouveau et d'y encourager les “ peuplades ”. Il passa contrat le 2 octobre 1626 avec deux capitaines flibustiers des Antilles, Urbain de Roissey et Pierre Belain d'Esnambuc pour fonder la “ Compagnie de Saint Christophe ”. Elle devait son nom à une petite île, aujourd'hui Saint Kitts, où Français et Anglais partageaient un même refuge. 

La Compagnie connut des débuts difficiles. En l'année 1629 l'amiral Fabrique de Toledo chassa Français et Anglais de leur île, anéantissant leurs réalisations. Ils revinrent avec persévérance. En 1635 la Compagnie élargie, renforcée, prit le nom de “ Compagnie des Îles d’Amérique ”. Pendant qu'une expédition conduite par l'Olive et Duplessis occupait la Guadeloupe, Pierre Belain d'Esnambuc prenait solennellement possession de la Martinique au nom du Roi le 15 septembre 1635 et y installait une centaine de colons venus de Saint-Christophe, sous la direction de Jean du Pont. Celui-ci au cours d'une liaison vers Saint-Christophe vit son bateau dérouté par la tempête et fut fait prisonnier par les Espagnols. D'Esnambuc, devenu capitaine général des îles françaises d'Amérique, désigna peu de temps avant sa mort survenue en juillet ou août 1637, son neveu Jacques Dyel du Parquet comme son lieutenant général à la Martinique, qui par son action personnelle devait donner une grande impulsion à la colonisation de cette île. 

Successeur désigné de d'Esnambuc, le chevalier de Malte Philippe de Longvilliers de Poincy, ne gagna Saint-Christophe qu'en 1639. Il s'y révéla un chef exigeant et soucieux de ses intérêts. Remplacé en 1645 par Patrocle de Thoisy il refusa de lui céder la place. Il en résulta aux îles françaises d'Amérique, c'est-à-dire Saint-Christophe, la Guadeloupe et la Martinique, une situation confuse où “ les Patrocles ” s'opposaient aux “ Poincy ”. Du Parquet prenant fait et cause pour celui qu'un commission royale venait de désigner organisa en janvier 1646 une expédition pour mettre Saint-Christophe à la raison. C'est lui qui fut fait prisonnier et libéré seulement en février 47 par échange avec Thoisy dont les habitants de la Martinique s'étaient emparés et que Poincy renvoya en France. Pour mettre fin au conflit et au long procès qui s'ensuivit, la Compagnie qui avait perdu en 1642, avec la mort de Richelieu, son principal soutien et qui connaissait de graves difficultés financières, envisagea dès août 1647 de vendre Saint-Christophe à la famille du commandeur pour 90 000 livres tournois. 

Pendant la détention de du Parquet, un certain Le Cercueil dit Lefort avait dirigé le coup de force sur la personne de Thoisy qui avait partagé l'île en deux camps. Il avait également maté brutalement une tentative de sédition en assassinant les conjurés dans un guet-apens. À son retour le gouverneur s'attacha à établir la bonne harmonie, n'hésitant pas à se séparer du trop impétueux Lefort qui partit pour la Guadeloupe, il s'appliqua à restaurer l'économie de l'île non sans faire appel aux bateaux hollandais en dépit des prescriptions de la Compagnie qui interdisaient tout trafic aux bâtiments non pourvus de son autorisation. 

La Compagnie, société par actions qui initialement comprenait 45 participants, assumait collectivement la seigneurie des îles françaises des Antilles. Chaque prise de possession, solennité qui précédait l'occupation, se faisait au nom du Roi et pour le compte de la Compagnie. Le Roi était représenté dans chaque île par les capitaine et lieutenants généraux qu'il nommait et la Compagnie par un commis général qu'elle désignait. La Compagnie exploitait ses territoires grâce à des “ engagés ” venus d’Europe qui trente-six mois durant travaillaient pour son compte, plantant des vivres pour subsister, du coton, et surtout du “ pétun ”, du tabac, pour exporter. Une fois libérés les engagés recevaient un pécule et pouvaient soit regagner la France soit exploiter pour leur compte une concession, attribuée gratuitement, en toute propriété, sous réserve d'avoir à la défricher, à en faire une “ habitation ”. Ces “ habitants ” devaient chaque année à la Compagnie une rétribution fixée par tête et un pourcentage faible sur certaines exportations. En contrepartie celle-ci devait par ses bateaux propres ou par ceux qu'elle affrétait pourvoir aux besoins des colons. Les échanges s'opéraient sur la base des produits exportables. Les engagements, les avances, se libellaient non en argent mais en “ livre de coton ” et plus couramment en “ livre de pétun ”. Plus tard ce sera en “ livre de sucre ”. 

La Compagnie par malchance avait débuté à un moment où les cours du pétun sur les marchés de Dieppe, de Nantes et de la Rochelle s'effondraient. Très vite elle avait dû, manquant de numéraire, emprunter. Elle avait bien tenté de lancer la production du sucre, marchandise qui commençait à être très appréciée en Europe. Seul Poincy y avait réussi à Saint-Christophe, pour son plus grand profit personnel. Les tentatives opérées soit par l'intermédiaire d'un entrepreneur sous contrat à la Martinique, soit directement par la Compagnie sous le contrôle du gouverneur Houel à la Guadeloupe, s'étaient avérées catastrophiques. À l'assemblée générale des actionnaires du 6 janvier 1646 on dût constater que “ les grandes dépenses faites à la Guadeloupe (pour la sucrerie) avaient consommé au-delà du fonds ”. Il manquait 300 000 livres tournois [5]. Le disponible en deniers ou pétun représentait tout juste 40 000 livres tournois [6]. 

La conjoncture dans la France de cette époque n'était guère favorable. Disettes et révoltes se succédaient. À la mort de Louis XIII, le 14 mai 1643, son fils n'avait pas atteint sa cinquième année. La régente, Anne d’Autriche s'était arrogé tous les pouvoirs en dépit des cabales des “ Importants ”. Les édits qui de 1644 à 1647 avaient tenté de combler le déficit du Trésor avaient peu contribué à la popularité de Mazarin. Le conflit entre la Cour et le Parlement devint aigu, en 1648 Paris se couvrit de barricades. 

L'année 1649 où débute notre récit voit en janvier le Roi et la Régente obligés de fuir Paris. Condé, auréolé de la victoire qu'il vient de remporter à Lens sur les Espagnols, rétablit pour un temps la situation. La Normandie, tête de pont des îles d'Amérique, dont le gouverneur est alors le vieil époux de la jeune duchesse de Longueville, âme de la Fronde, n'échappe pas aux troubles. Rouen avait connu une grave journée d'émeutes dès le 22 décembre 1648. Le Havre aux mains de la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu et l'une des actionnaires de la Compagnie, tient pour Mazarin, Rouen et Dieppe pour les Frondeurs. 

La Compagnie ne peut pas résister à toutes ces difficultés, elle se désagrège. Saint-Christophe échappe déjà à son autorité et sa vente, non pas aux Longvilliers mais à l'ordre de Malte, sera ratifiée après procès et discussions le 24 mai 1651. Dès novembre 1648 Houel avait donné procuration à son beau-frère Boisseret pour acheter l'île dont il est gouverneur. L'acte est passé le 4 septembre 1649, peu de jours après le retour triomphal du Roi à Paris. La vente de la Martinique et îles adjacentes doit fatalement suivre. 

Les gouverneurs qui avaient dû faire face à la carence de la Compagnie avaient constaté qu'ils y parvenaient aisément grâce à l'activité de la flotte hollandaise. En achetant leur île ils en deviennent seigneurs et propriétaires relevant seulement pour la Foi et hommage du Roi de France qui pour marquer sa souveraineté les confirme comme ses lieutenants généraux dans leur propre seigneurie. Une ère nouvelle commence pour les Antilles françaises qui durera jusqu'en 1664 date à laquelle Colbert pour ramener le commerce d'Amérique à la France et évincer les Hollandais décidera de les racheter. 

Au moment où s'achève le rôle de la Compagnie l'occupation des îles françaises est bien assise et l'on y discerne une certaine tendance à l'extension vers les îles voisines. Il y avait eu des tentatives sur Sainte-Croix, Saint-Barthélemy et Saint-Martin. La Compagnie en 1645 avait distribué des concessions pour occuper Marie-Galante et Tobago, non suivies d'effet il est vrai. Houel en 1648 avait utilisé Lefort réfugié chez lui polir tenter d'aller occuper Marie-Galante, il avait envoyé Dumé aux Saintes. 

L'île de la Grenade, la dernière au sud des Antilles, Trinidad n'étant qu'un pan effondré du continent, avait depuis longtemps, attiré les Français. Elle disposait sur sa côte est d'une anse bien abritée, d'un promontoire rocheux idéal pour y édifier une défense et pouvait constituer une base pour les nombreux bateaux qui allaient trafiquer sur la Côte Ferme d’Amérique. Les Grenadines offraient un lieu de pêche idéal. Déjà en 1638 Poincy sur les bons rapports de Bonnefoy avait envisagé de s'y installer. Un peu plus tard Houel y avait envoyé un nommé Potel, après son échec à Saba. 

Philibert de Nouailly, écuyer, sieur de la Tour de Néron, gentilhomme bourguignon, n'avait pas, malgré ses aventures, conservé un souvenir trop pénible de son séjour outre-mer puisqu'il résolut à son tour de se tailler un domaine à la Grenade. Lors de sa précédente équipée il avait quitté Rouen le 8 août 1643 à la tête d'une des compagnies de l'expédition de Brétigny vers la Guyane. Après les drames où avait sombré la colonie il avait lui-même fondé avec une soixantaine d'hommes un éphémère établissement français au Surinam. Sans doute avait-il connu la Grenade à son retour [7] ? Le 10 juillet 1645 il traita avec la Compagnie pour “ habiter et peupler ” la Grenade et les Grenadines dont il obtenait le gouvernement jusqu'en 1650 à charge d'y amener la première année 200 personnes de tous sexes et trois ecclésiastiques pour “ l'instruction des Sauvages et administration des sacrements aux habitants ”, et d’y construire un fort. Les colons seraient exempts de tous droits pendant 4 ans puis ils paieraient 50 livres de pétun par tête et au bout de 8 ans 200 livres de pétun. Lui, serait exempt pour trente de ses serviteurs [8]. En juin 1646 Nouailly et ses hommes n'étaient toujours pas partis. Il avait cependant fait nommer Beaumanoir lieutenant général à la Grenade pour le représenter [9]. Le 8 mai 1648 il déclarait qu'il n'était pas satisfait du contrat qu'il avait pourtant fait modifier à sa convenance en avril 1647 et qu'il n'avait pas pu mettre ses projets à exécution à cause des troubles qui agitaient la France [10]. La Compagnie dans un de ses tous derniers actes lui accorda prorogation du “ partement de son navire ”. 

L'Anonyme de la Grenade nous apprend que du Parquet au début de 1649 est en train de lui couper l'herbe sous le pied. Il envoie en effet le capitaine La Rivière en reconnaissance, puis le 14 mars rassemble 45 habitants à la Martinique, part avec eux, débarque le 17 au Fonds du Grand Pauvre, le 20 prend solennellement possession de la Grenade. Il nomme son cousin Jean Le Comte son lieutenant dans l'île, désigne un notaire et regagne la Martinique le 5 avril. 

L'Anonyme le reconnaît explicitement, du Parquet s'était acquis la Grenade “ par le droit des armes... ç'avait été sans la permission de Messieurs de la Compagnie d'Amérique ”. La Grenade se trouvait toujours alors, en principe, concédée à Nouailly. Le père du Tertre en situant la prise de possession de la Grenade en juin 1650 [11] semble bien vouloir escamoter cette entorse à la légitimité commise par son ami du Parquet. En juin 1650 celui-ci a déjà depuis un mois donné procuration à son beau-frère Charles de la Forge pour signer à Paris en son nom l'acte d'achat de la Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade et les Grenadines, négocié par ses cousins Dyel de Miromesnil et Dyel du Hamel, qui sera effectif le 27 octobre 1650. On peut donc considérer en juin 1650 l'achat comme pratiquement réalisé. Or du Parquet selon l'Anonyme est bien, c'est exact, venu à la Grenade le 26 mai 1650, il en est rentré le 7 juin mais à son troisième voyage puisqu'il s'y était également rendu en septembre 1649, avec 14 ou 15 habitants, dont la première femme, et un religieux le R.P. Mesland, jésuite. Il avait amené avec lui à cette occasion Lefort qui venait d'abandonner sa tentative de colonisation à Marie-Galante. 

Du Parquet retourne à la Grenade, pour en prendre solennellement possession cette fois comme seigneur propriétaire, le 15 octobre 1652. L'intervalle de deux années qui sépare cette cérémonie de l'achat de la Martinique et des îles voisines peut surprendre. Il s'explique cependant si l'on se réfère aux documents originaux et non aux historiens qui la plupart ont commis une erreur sur ce point. Du Parquet s'est fait reconnaître comme seigneur propriétaire à la Martinique le 13 mars 1651 [12]. Il a dû aussitôt partir pour la France en raison de son état de santé déplorable, après avoir confié le 20 mars 1651 la lieutenance générale à son jeune fils d’Esnambuc et le commandement effectif de l'île à son cousin Maupas de Saint-Aubin [13]. Il a dû regagner les Antilles vers septembre 1652. 

Le père du Tertre, l'“ Hérodote des Antilles ”, est considéré comme un chroniqueur scrupuleux. Sur “ L'établissement des Français dans l'île de la Grenade ” il n'est pas très prolixe [14]. Les précisions que fournit l'Anonyme sont à cet égard bien précieuses et l'on peut vérifier qu'elles restent toujours cohérentes avec ce que nous savons de façon sûre par ailleurs. Mais il existe un sujet sur lequel notre auteur et le père du Tertre diffèrent profondément : la nature des rapports entre les Français et les autochtones. 

Selon du Tertre, ce sont les “ Sauvages ” de la Grenade qui “ d’eux-mêmes prièrent du Parquet de venir prendre place avec eux. Les voyant donc si bien disposés à le recevoir il se prépara à cette expédition... Le fameux Kaierouane, capitaine de tous les Sauvages de l'île l'y reçut et lui témoigna beaucoup de joie, soit vraie soit feinte, de son arrivée. ” Il sollicita simplement quelques menus objets de traite qu'on lui donna et “ les Sauvages cédèrent de bon cœur tout le droit qu'ils avaient dans cette île s'y réservant toujours leurs carbets et leurs habitations ”. Du Tertre insiste sur ce processus amiable et accuse son rival littéraire, le protestant Rochefort de dénaturer les faits quand il écrit : “ Les Français eurent à leur arrivée beaucoup de démêlés avec les Karaïbes qui leur contestèrent quelques mois par la force des armes la paisible possession. ”  

Ces aimables couleurs du début de la colonisation ne se retrouvent guère chez l'Anonyme de Grenade qui donne raison à Rochefort. Lorsque du Parquet envoya le capitaine La Rivière en détachement précurseur à la Grenade il lui prescrivit de dresser quelques abris, quelques “ ajoupas seulement, proches le plus beau mouillage !... pour mettre les armes et munitions à couvert ” et pour le cas où les Sauvages feraient mine de s'y opposer de leur raconter qu'il ne s'agissait que d'un abri provisoire pour lui permettre de pêcher. La Rivière s'acquitta point par point de sa mission auprès “ des Sauvages... qui lui demandèrent pourquoi il avait ainsi pris pied sur leur terre ” et il noya le tout sous de “ bons coups d'eau de vie ”. Ils s'en vinrent à parler de leur ennemi commun, l'Anglais. Le Français les assura aussitôt que du Parquet les défendrait efficacement contre eux s'ils lui permettaient d'habiter dans l'île. 

Lorsque du Parquet, sur cette invitation fortement sollicitée, vint prendre possession de la Grenade “ on jeta bien de la poudre au vent pour en donner avis aux Sauvages qui étaient tout tremblottants de frayeur dans leurs carbets ”. Mais leur capitaine Kaierouane, revenu de ses craintes, s'en vint demander avec beaucoup de bons sens : “ Nous ne voulons point de votre terre et pourquoi prenez-vous la nôtre ? ” Il s'agissait répondit-on de prévenir une descente offensive des Anglais. Les Sauvages consentirent à cette incursion à condition que l'on ne dépassât point le carré de terre occupé. Alors on les fit “ boire autant qu'ils voulurent en leur donnant quelques menus cadeaux ”. 

L'engagement du processus colonial est exposé en toute candeur. Il se poursuivit par l'escalade des représailles réciproques avec des alternances d'accords et d'agressions, de complicité et de duplicité, d'amitiés et de haine, dans un climat permanent d'insécurité où le sort de chacune des îles des Antilles restait lié aux événements qui secouaient les autres. Le récit de l'Anonyme, qui ne recule pas devant l'horreur mais reste sans outrances toujours très vivant, à hauteur d'hommes rudes, précise le déroulement de certains faits que bien des chroniqueurs ont benoîtement passés sous silence. Les choses deviennent ainsi beaucoup plus claires. 

Au début nous voyons les indigènes échanger les produits de leurs jardins, de leur pêche, de leur chasse bien que les Caraïbes des îles voisines aient fait de vives remontrances à leur capitaine car ils craignaient d'être frustrés de leur principale escale lors de leurs expéditions vers la Terre Ferme. Et voilà qu'en mai 1649 du Parquet qui accuse les Caraïbes de Saint-Vincent d'avoir participé à des incidents sanglants survenus à la Martinique déclenche une opération sur leur île où les carbets sont brûlés les jardins saccagés. Cinq mois plus tard les équipages de trois barques de pêche de la Martinique pillent aux Grenadines une grande pirogue. Les Caraïbes revenus à Saint-Vincent décident alors d'exercer leurs représailles contre les Français de la Grenade. Le capitaine du Quesne, ami des Français, vient les en avertir. Le fort Marquis attaqué peut résister mais il n'y reste plus que 8 survivants. Là-dessus, à nouveau des pêcheurs venus de la Martinique s'emparent d'une pirogue, tuent ou blessent des Caraïbes puis détruisent des carbets à la Grenade dont ceux du capitaine du Quesne. Alors commence une guerre qui durera un an. Les Français de la Grenade devront rester confinés dans le Grand Fort pendant que les Caraïbes arrachent leurs plantations de vivres et ne font pas de quartier aux isolés. Ces événements, que nous venons de relater selon le récit de l'Anonyme, sont ainsi résumés par le père du Tertre : “ Les Sauvages poussés d'un mauvais génie, 8 mois après la prise de possession s'avisèrent de leur faire la guerre [15]. ” 

L'intervention des Français dans le code complexe des alliances matrimoniales des Caraïbes va porter la guerre à son paroxysme. En 1650, Thomas, Caraïbe de la Dominique, s'étant vu refuser la fille du capitaine du Quesne tue par vengeance le frère de celle-ci, puis se réfugie à la Martinique où il explique à du Parquet qu'il est en mesure de lui procurer le moyen de chasser définitivement les Caraïbes de la Grenade. 

Du Parquet saisit l'occasion, il la considère même comme envoyée par Dieu, selon l'auteur. Amenant avec lui le R.P. Mesland, jésuite, il prend la tête d'une expédition qui touche la Grenade le 26 mai. Le 30, soixante hommes commandés par Jaham de Vertpré, conduits par le traître, se rendent à la pointe nord de l'île. À la faveur de la nuit ils surprennent les Caraïbes occupés à un grand “ vin ” rituel, et les massacrent. Certains plutôt que de tomber aux mains des Français préfèrent se jeter dans la mer du haut d'une falaise abrupte qui depuis s'appelle le Morne des Sauteurs. Du Parquet et ses hommes regagnent la Martinique le 7 juin. 

On n'avait que fort peu de précisions sur cet événement qui prenait ainsi figure de légende. Le père du Tertre l'évoque mais il ne mentionne ni l'intervention de du Parquet ni le rôle de Thomas. 

Le Comte, qui joue alors le rôle de gouverneur par délégation de du Parquet, lequel n'a encore aucun droit sur la Grenade, tente d'exploiter sa position de force pour rétablir la paix avec les Caraïbes demeurés dans l'île. Il prend alors contact avec le capitaine Antoine et rejette sur “ ceux de la Martinique ” la responsabilité de tout ce qui s'est passé à Sauteurs. Malgré cela la guerre continue mais les escarmouches se font plus rares. En mars 1653 deux pères jésuites peuvent même s'installer à Saint-Vincent [16]. Il est vrai que le 23 janvier 1654 ils y sont assassinés et “ les Sauvages font des sifflets de leurs os ”. Le début de 1654 connaît un nouveau paroxysme des luttes entre les Caraïbes et les Français. Les colons qui résident à Marie-Galante sont exterminés, les Hollandais que du Parquet avait installés au Fort Royal sont décimés, La Rivière et ses compagnons installés depuis peu à Sainte-Lucie sont tous massacrés. L'Anonyme ne donne pas de raisons très précises de cette recrudescence des combats dont la cause se situe en dehors de son île. Le père du Tertre qui évoque différents prétextes conclut : “ Le véritable sujet de cette guerre ne fut autre que l'établissement des Français dans Marie-Galante, Sainte-Lucie et la Grenade et si les Sauvages ne s'y opposèrent pas dans le commencement c'est qu'ils espéraient que les Français n'y demeureraient pas longtemps [17]. ” 

Au début de 1654, le père Pelleprat qui se trouvait aux Grenadines au retour d'un voyage à la Côte Ferme vit sa barque assaillie par 300 guerriers qui dans 6 pirogues se rendaient à la Grenade : son salut fut dans ses voiles [18]. Le 14 avril, un habitant, Imbaut bien qu'alerté par ses “ compères ” caraïbes de la Grenade est assommé par ceux de Saint-Vincent. Le 15 avril cinq cents Caraïbes attaquent le quartier du Marquis, puis le Beauséjour, tuent 12 hommes, brûlent les cases, ravagent tout. Sur ces entrefaites la Grenade bénéficie du renfort inattendu de 300 hommes, débris de l'expédition de Royville partie pour Cayenne en 1653, à qui les habitants, par un pieux mensonge cachent soigneusement l'étendue du désastre qu'ils viennent de subir. Presque en même temps arrive un bateau qui transporte une soixantaine de Wallons, “ soldats de fortune ” naguère au service des Hollandais que les Portugais viennent de chasser du Brésil : on les engage aussitôt pour un an, à prix d'argent. 

Dès qu'il en est informé du Parquet donne l'ordre d'utiliser ces troupes pour chasser de l'île tous les Caraïbes de Saint-Vincent mais en prenant bien soin de préserver les Caraïbes de la Grenade. Les habitants, encore traumatisés rétorquent qu'il est bien difficile lorsqu'on échange des coups de réclamer un certificat d'origine, que rien ne différencie les Caraïbes et que d'ailleurs ils sont tous complices. Ils décident dès juillet 1654 de monter une expédition à la Capesterre, la partie est de l'île, où l'on ne fera pas le détail. Ils surprennent les Caraïbes et Le Comte “ fait passer par le fil de l’épée indifféremment tous ceux qu'il rencontre ”. Lui-même périt noyé en mer lors de son retour. Le 24 août les Caraïbes ripostent en force et détruisent tout au sud-est de l'île. 

Du Parquet envoie comme gouverneur, le 23 septembre 1654 un gentilhomme normand de 30 ans, Jacques de Cacqueray de Valmenières. Le fameux Yves Le Cercueil ou Le Cerqueux dit Lefort, ancien engagé, homme de main de toutes les actions brutales, accepte mal cette nomination qu'il estimait devoir lui revenir, et ébauche une rébellion. Le nouveau gouverneur doit dans le même temps en octobre, subir les assauts de 1100 Caraïbes que les mercenaires wallons parviennent à repousser. Il s'occupe alors de Lefort et au premier incident il le fait arrêter. L'oraison funèbre que l'auteur consacre à celui-ci, après son suicide en prison n'a rien de très édifiante mais elle éclaire bien des faits. Du Parquet alerté se rend à la Grenade où, “ laissant le mort en terre et en repos il fait faire le procès du survivant ” son complice Le Marquis. 

Les quelques repères précis fournis par l'Anonyme permettent de situer dans le temps des événements que du Tertre laisse assez confus. L'expédition destructrice de du Parquet contre Saint-Vincent, comprenant 150 hommes dirigés par Sara de la Pierrière [19] se situe après l'assassinat des pères jésuites en janvier 1654, vers la même époque que l'attaque de Le Comte donc vers juin 1654. La riposte qui groupa plus de 2 000 Caraïbes venus de toutes les îles, qui attaqua du Parquet jusque sous les murs de sa résidence à Saint-Pierre où il ne dut son salut qu'à l'arrivée inopinée de 4 vaisseaux de guerre hollandais [20] eut lieu sans doute un peu avant l'assaut des 1 100 Caraïbes sur la Grenade, avant le voyage qu’y fit du Parquet donc vers septembre 1654. 

Le début de l'année 1655 est plus calme. Le père Pelleprat écrit : “ Je partis pour revenir en France le 16 février 1655, il y avait grandes dispositions à la paix et il ne s'y commettait plus aucun acte d'hostilité de part et d'autre [21]. Toutefois l'œuvre du père Pelleprat semble bien avoir été à l'origine de la Compagnie constituée en 1655 pour aller coloniser la Terre Ferme et ce jésuite a tendance à embellir les choses. En fait les coups de main meurtriers sur la Grenade et les représailles ne cessent pas. L'Anonyme en signale en mars et août 1655, à nouveau en mars 1656. Les mercenaires wallons étaient alors déjà partis depuis octobre 1655 et du Parquet avait dû envoyer des renforts, selon ses moyens par petits paquets. 

“ Cette colonie, écrit le père du Tertre [22] a épuisé la meilleure partie de son [du Parquet] bien car ayant été obligé d'entretenir beaucoup de gens, une barque et quelquefois deux pleines de matelots et de soldats qui ne faisaient qu'aller et venir de la Martinique à la Grenade pour y porter toutes les choses nécessaires aux habitants et à la garnison et pour apporter les marchandises qui s'y faisaient. Car comme cette île est fort éloignée de la route des vaisseaux et qu'on y fait fort peu de marchandises elle ne tirait aucun secours que de lui... la Grenade et Sainte-Lucie ont été les deux sangsues qui ont épuisé le plus clair de son bien. ” La santé défaillante de du Parquet lui apporte encore bien d'autres soucis. 

En France, où le Roi, la Fronde enfin terminée, avait pu être sacré à Reims en 1654, on recommence à envisager de grandes expéditions outre-mer. Le premier convoi de la Compagnie pour l'exploitation de la Terre Ferme, ramenant le père Pelleprat qui l'avait bien mérité pour son active publicité, part en 1656. Vers la même année, Jean de Faudoas, devenu depuis 1653, comte de Sérillac par érection en comté de sa châtellenie de Courteilles, près Beaumont-sur-Sarthe, songe lui aussi malgré ses 55 ans et sa nombreuse famille à se tailler quelque seigneurie en Amérique. Il s'en ouvre au père du Tertre qui aussitôt lui suggère l'achat dune île déjà défrichée, lui propose la Grenade, s'offre à négocier l'affaire sur place [23]. Après un faux départ qui le conduit en Angleterre le père fait voile cette fois sur un Hollandais avec, pour mandataire de Sérillac un ancien secrétaire d'État en Écosse, Jacques de Maubray chevalier et baron de Barabouguil, ainsi que son nom est francisé. Ils arrivent à la Martinique le 28 septembre 1656. Le 12 octobre ils débarquent à la Grenade, en reviennent le 14. Le 30 octobre Maubray signe devant maître Vigeon notaire à la Martinique l'achat pour 90 000 livres tournois de la Grenade et des Grenadines. Les clauses du règlement financier ouvrant la voie à toutes sortes de discussions : 45 000 livres tournois seront payées au moment du départ de Paris de l'expédition qui viendra prendre possession, le solde en deux versements, d'un an en un an. Cette île naguère considérée par du Tertre comme une sangsue était pour le dominicain devenu commis voyageur, si précieuse “ que de toute l'Amérique il n'y avait présentement rien de plus assuré, de plus utile et dont l'on pût espérer davantage [24] ”. 

L'année 1657 connaît une recrudescence des attaques des Caraïbes qui conjuguent leurs efforts avec les nègres marrons [25]. Le 22 mars pendant la messe des Rameaux ils attaquent la Grenade, ils réitèrent à la mi-avril, les Français ripostent en rasant une fois de plus les carbets du Fonds du Quesne. Nouvelle attaque caraïbe le 30 mai, le 3 juillet. En août 1657 ils dirigent une action sur les environs de Saint-Pierre à la Martinique. Mais le 18 octobre le capitaine Nicolas demande la paix à du Parquet, qui y consent volontiers. Il est alors si malade qu'il doit se faire transporter en hamac auprès de Nicolas. Le 12 novembre 1657 le capitaine du Buisson à la Grenade sollicite à son tour la paix qui est enfin conclue, et ratifiée le 10 décembre par un acte solennel auquel participent une quarantaine de Caraïbes de Saint-Vincent. 

Le comte de Sérillac qui avait pris ses dispositions pour partir avec 300 personnes réparties dans 3 navires avait connu toutes sortes d'aventures et de difficultés au cours desquelles ses amis le chevalier de Maubray et le père du Tertre, qui l'accompagnaient, l'avaient abandonné. Lui-même avait dû renoncer à assumer personnellement le commandement. C'est finalement une expédition réduite à 80 hommes, sous la conduite d'un gentilhomme manceau, François du Bu, chevalier seigneur de Coussé qui arrive le 25 juin 1658 à la Martinique où du Paquet était mort regretté de tous le 7 janvier. Sa veuve aussitôt reconnue comme gouvernante, avec Rools de Goursolas comme lieutenant général, exerçait un pouvoir de plus en plus discuté. Cependant lorsque du Bu émet la prétention de s'établir à la Grenade avec ses compagnons sans en prendre possession, c’est-à-dire sans déclencher le processus de règlement financier, la générale s’y oppose. Elle obtient rapidement raison et la cérémonie de prise de possession pour le compte du nouveau seigneur a lieu le 8 juillet 1658 [26]. 

Quelques jours après une sédition éclate à la Martinique, la générale est emprisonnée, puis relâchée en acceptant quelques concessions. Le chevalier de Maubray qui s'est fixé à la Martinique, où il a une sœur mariée à un habitant, joue dans cette affaire un rôle équivoque. À la Grenade aussi l'atmosphère est tendue, du Bu met en place des hommes à lui et parle de complot pour pouvoir bannir ceux qui ne lui plaisent pas. 

À la faveur de la révolte de la Martinique un groupe d’extrémistes cherche à en finir avec les Caraïbes qui occupent la Capesterre. Ils attirent le capitaine Nicolas à Saint-Pierre et le tuent froidement, pour venger l'assassinat d'un habitant, disent-ils. L'Assemblée des notables de la Martinique décide le 21 octobre 1658 d'occuper la Capesterre, d'y construire un fort, d'y établir des habitants ce qui est réalisé dans les jours qui suivent [27]. L'Anonyme de Grenade qui mentionne l'assassinat du capitaine Nicolas, qualifié de pure perfidie, ne parle pas de cette expédition dont on sait qu'elle a été réalisée avant le départ de madame du Parquet en août 1659. L'incursion du capitaine Warnard de la Dominique, avec 100 hommes, à la Grenade, en juin 1659, en est pourtant vraisemblablement la conséquence directe. Il pille le quartier du Beauséjour, attaque le Grand Masle, est repoussé au Morne Boucard. À la suite de quoi les Caraïbes de la Grenade font des ouvertures de paix, rejetant tout sur le compte de ceux de Saint-Vincent et de la Martinique. Mais d'autres préoccupations retiennent alors les colons de la Grenade. Le 28 octobre 1659 pendant la messe un groupe d'habitants s'empare du fort, d'autres se saisissent du gouverneur du Bu, lui mettent les fers aux pieds... Le manuscrit s'interrompt brusquement à cet endroit du récit. 

Il faut en chercher l'épilogue dans du Tertre qui lui consacre quelques lignes : “ Je ne sais pas de quelle manière (du Bu) s'est comporté dans les îles ni les crimes dont il fut accusé, mais les habitants lui firent son procès et il fut tiré par les armes [28]. ” Une pièce des archives de la famille de Faudoas [29] apporte quelques précisions. Elle est datée du 6 décembre 1660 et intitulée “ Sentence de la chambre criminelle de la Grenade, au lieu du Fort de l’Annonciation, à la requête de Jean de Faudoas... en crime de félonie, séditions, révoltes et rébellions au service du Roi et à son autorité, d'attentat à sa personne et perturbation du repos publie contre Jean Blanchard, Dominique de la Bedade notaire et greffier de cette île... ” Ils furent tous deux condamnés à mort. 

Sérillac vint, sans doute à cette occasion, en 1660 à la Grenade, et non en 1658 comme l'écrit du Tertre, accompagné de deux de ses fils et de son gentilhomme nommé d'Esturais. Le 29 juillet 1662 il dicte son testament à Pierre de l'Isle, nouveau notaire et greffier de la Grenade. Il rentre en France peu après laissant son fils Jean comme gouverneur avec d'Esturais comme second. Quant aux engagements financiers conclus en 1657, quatre ans plus tard ils n'étaient toujours pas réglés, pas plus que les frais d'entretien de du Bu et de sa troupe couverts par du Parquet. À la suite d'un procès au Grand Conseil qui n'avait pas mobilisé moins de cinq avocats une solution amiable était en vue en juillet 1661 [30]. 

Colbert en mettant sur pied la Compagnie des Indes occidentales mit définitivement fin au temps des seigneurs des îles. Prouville de Tracy, représentant de la Compagnie, se rendit en novembre 1664 pour y introniser Vincent le nouveau gouverneur, à la Grenade, d'où les habitants, dans une situation misérable, lui avaient envoyé un long réquisitoire contre Sérillac et son fils. Par contrat du 27 août 1665 la Grenade et les Grenadines furent achetées 100 000 livres tournois payables en un an. C'est seulement le 21 janvier 1672 que Sérillac pût donner quittance de cette somme. 

Pour porter un jugement sur ce copieux manuscrit, copieux quoique inachevé, nous nous référons à ceux qui les premiers l'ont analysé. Dampierre, dans le passage qu'il lui consacre dans son Essai sur les sources de l'histoire des Antilles françaises [31] écrit : “ Ces Annales particulières de la Grenade... fort détaillées, pourraient présenter un très grand intérêt en nous faisant plus que toute autre source, entrer dans la vie quotidienne d'une colonie à cette époque. Malheureusement leur auteur était un raisonneur insipide et se lance à chaque page dans des digressions interminables ou, à propos d'un fait minuscule, il fait intervenir la bible, les Pères de l'Église, l'histoire universelle, que sais-je encore ? De telle sorte que pour utiliser son ouvrage il faudrait en retrancher plus d'un tiers. Mais le reste n'est pas pour cela négligeable. L'auteur a certainement été le témoin de tout ce qu'il raconte, un témoin passionné, agressif, sujet à caution, mais intéressant par là même et plus personnel que les chroniqueurs circonspects et universellement laudatifs, que nous avons rencontré jusqu'ici... Avec l'Anonyme de la Grenade, nous pénétrons dans cette vie de labeur ingrat, d'insécurité constante et de brutalité cynique qui n'est que trop souvent l'envers de la colonisation. ” 

Le jugement de l'abbé Rennard dans son Essai bibliographique sur l'histoire religieuse des Antilles françaises ne diffère guère : “ Dépouillé d'une foule de digressions oiseuses, de considérations assommantes, de détails trop crus, voire même répugnants, de réminiscences bibliques où Gédéon, Caïn, David, Moïse, etc. interviennent tour à tour, où l'Ancien et le Nouveau Testament trouvent d'inutiles reflets, ce manuscrit serait l'image la plus vraie la plus ressemblante de la colonisation d'une île. Histoire douloureuse où s'étalent la jalousie des grands, la tyrannie des chefs, la dureté des maîtres, les agissements de “ gens déterminés qui jouent à dépêche compagnons sans crainte de Dieu ni des hommes ”, les guerres avec les Caraïbes, les massacres, les pillages, les incendies et les dévastations ; enfin histoire filmée dans ses menus détails et dans sa triste réalité, allant de 1649 à 1659 : tel est ce curieux manuscrit. ” 

Nous avons cru devoir déférer aux souhaits du chartiste et aux conseils de l'abbé. Nous avons supprimé les digressions bibliques étrangères au sujet laissant seulement subsister celles de la préface à titre d'échantillon. L'indication des pages du manuscrit permet de se rendre compte de l'importance des coupures qui à aucun moment n'affectent le récit lui-même. 

Reste une question que ces deux analystes n'ont pas manqué de se poser : quel est l'auteur de ce manuscrit ? 

Tous deux pensent que les innombrables allusions bibliques désignent un religieux. Cet argument n'est pas absolument convaincant. La relation, par exemple, du Voyage que Monsieur de Brétigny fit à l'Amérique occidentale publié en 1654 par le laïc Paul Boyer sieur du Petit Puy est, elle aussi, truffée de citations bibliques. Des digressions de ce genre ne sont pas non plus absentes de l'Histoire et voyage des Indes occidentales due en 1645 à un autre laïc, Guillaume Coppier. Un tel procédé à cette époque révèle seulement le bon élève d'un collège religieux. Toutefois, un protestant étant exclu à cause des évocations de la sainte messe, le nombre d'habitants de la Grenade capables d'étaler une telle érudition biblique n'était sûrement pas très élevé. On peut penser au notaire greffier Dominique de la Bédade. Mais un auteur qui par profession aurait été rompu à ces exercices de virtuosité paraît faute d'autres indices plus probable. 

Examinons donc la possibilité d'attribuer le manuscrit à un religieux. Trois seulement ont résidé dans l'île entre 1649 et 1659. L'abbé Desmières, ou des Mers, est arrivé en juin 1651, reparti en juillet 1656 à la suite de démêlés avec Valmenières. L'abbé Alleaume, rescapé de l'expédition de Guyane, débarqué en mai 1653 n'est resté que cinq à six mois. Ni l'un ni l'autre n'ont connu les événements qui remplissent une bonne partie du manuscrit. Reste le dominicain, le père Bénigne Bresson. Dampierre pense pouvoir lui attribuer la paternité du manuscrit ; l'abbé Rennard n'hésite pas à le faire. Tous deux signalent une objection : son silence total au sujet de l'intervention au moment de l'achat de la Grenade du père du Tertre, autre dominicain, et de sa venue dans l'île en octobre 1656 attestée par la lettre à Sérillac publiée dans l'Histoire des Antilles [32]. L'explication de cette pudique omission par l'abbé Rennard paraît acceptable : il y voit le souci de ne pas compromettre un frère en Saint-Dominique avec les accusations portées contre les émissaires du comte d'avoir manqué de sérieux, d'avoir fait preuve de précipitation et d'avoir accepté un pot-de-vin pour une mauvaise action. 

L'abbé Rennard assoit sa conviction, quant à l'identité de l'auteur, sur la profusion des précisions qui accompagnent le récit de l'arrivée du “ religieux de Dijon ”. Rien n'y manque : la date de sa commission, le 22 mars 1656, celle de son acceptation sur permission écrite du R.P. Procureur le même jour, la durée de son attente à Dieppe, sept semaines, le jour de son départ, le 19 mai, et même l'heure “ 4 heures de l'après-midi ”, le nom de son vaisseau, La Princesse de Dieppe, de son commandant, Doublet, le lieu de l'atterrage à la Martinique, en face du Carbet, le 27 juin “ sur les sept heures du soir ”, le détail de ses discussions avec du Parquet, l'arrivée à la Grenade “ le 17e de juillet sur les six heures du soir ” ! Seul l'acteur lui-même pouvait être aussi bien renseigné. Toutefois il a pu communiquer ses informations à un historien soucieux de précisions. Le père Raymond Breton confirme la date de départ de Dieppe et d'arrivée à la Grenade du père Bresson, nous savons en outre par lui qu'il était religieux profès du couvent de Fontenay-le-Comte et docteur en théologie [33]. Le père du Tertre par un juste retour des choses conserve une prudente discrétion à son égard, il écrit [34] qu'il sortit de la Grenade “ pour n'avoir pu approuver la conduite de ce comte [Sérillac] ” et ailleurs [35] qu'il “ y a servi le peuple jusqu'à son arrivée [de Sérillac] mais n'ayant pu s'accommoder avec lui il s'en retourna à la Guadeloupe ”. On retrouve sa trace en Guadeloupe [36]. 

L'arrivée du dominicain à la Grenade permet à notre auteur d'entonner un véritable péan [37]. “ Le voilà donc au lieu où il était [sic] toujours désiré dans le temps même qu'il reçut l'habit de son ordre... Le voilà comme dans un ciel pour y briller comme un astre et éclairer le monde qui s'y trouve ; comme sur un chandelier pour y répandre des lumières comme un flambeau et dissiper les ténèbres de l'ignorance... ” il est ainsi tour à tour comparé à Hercule, à Phinée, à Mattathias, à saint Jean-Baptiste et pour finir à saint Dominique ! Comme on n'est jamais si bien servi que par soi-même on peut sans grand risque d'erreur identifier le panégyriste et son objet. 

Relevons au passage la comparaison avec Mattathias qui est instructive. Celui-ci était un prêtre juif qui vers 160 avant Jésus-Christ, fidèle à la foi des ancêtres, donna le signal de la révolte contre le souverain séleucide Antiochus IV Épiphane, coupable d'avoir converti le temple de Jérusalem en sanctuaire consacré à Zeus. Il avait poussé le cri d'appel à la résistance : “ Quiconque a le zèle de la loi et maintient l'alliance, qu'il me suive. ” L'auteur sous-entend donc que le religieux dominicain a joué un rôle de premier plan dans le déclenchement de la révolte contre du Bu chargé de tous les péchés d'Israël. Si les deux personnages n'en font qu'un, l'œuvre prend le caractère d'un plaidoyer pro domo. 

Le manuscrit est rédigé à la troisième personne. Toutefois, en quelques occasions une formule personnelle échappe à l'auteur. Par exemple vers juin 1659 [38] “ Il [du Bu] vint me trouver ” pour se renseigner sur l'enlèvement de deux esclaves appartenant aux Caraïbes en faveur de Valmenières. “ Je lui racontai fidèlement comme témoin oculaire, ainsi que je l'ai couché au lieu susdit. ” L'incident, en avril 1658 avait eu de nombreux témoins mais l'auteur y a donné un rôle important au religieux : “ Le R.P. missionnaire ... pressentant que ce serait une occasion de guerre lui [Valmenières] dit nettement qu'il ne faisait pas bien... ” Il est naturel que du Bu s'adresse au père Bresson en raison de son attitude d'alors. 

À propos des démonstrations d'amitié du chef métis Warnard l'auteur écrit [39] : “ Je m'en défiais toujours et en dis mon sentiment au sieur du Bu. ” La suite prouvera qu'il avait raison. 

Lorsque l'auteur accuse du Bu d'avoir, un peu avant juillet 1659, consulté un “ magicien ” pour se donner au démon corps et âme il précise [40] : “ il n'osa faire ouverture du dessein se contentant... à ce qu'il m'a dit... de voir la cérémonie... il me répondit qu'il y avait un trop grand monde ” et qu'il retournerait une autre fois chez le magicien. Il est bien dans le caractère de du Bu, tel que nous le connaissons d'avoir fait cette confidence au religieux par bravade, mais il est bien possible aussi que ce dernier cherche par cette révélation à donner plus de poids à une accusation controversée mais particulièrement grave aux yeux de l'orthodoxie catholique. 

Dans les dernières pages du manuscrit, l'auteur, emporté par sa passion emploie plusieurs fois la première personne. Ayant assisté à des repas offerts par du Bu [41] au cours desquels il “ accablait de caresses ” ses invités et dès qu'ils avaient le dos tourné “ fulminait contre eux avec des paroles insolentes de l'avoir pris au mot. Ce que ne pouvant souffrir un jour je lui dis avec ma franchise ordinaire qu'il s'en devait prendre à lui même... ” 

Chaque fois qu'un cri personnel échappe à l'auteur il se trouve dans un rôle de sage avisé, de Cassandre, de défenseur de la morale et de la religion qui convient particulièrement bien à un prêtre que du Bu n'ose pas attaquer de front à cause de son caractère sacré et parce qu'il le sent soutenu par la population. 

Un faisceau de présomptions nous incite à penser que l'auteur n'est autre que le père Bénigne Bresson. Entrons plus avant dans cette hypothèse et cherchons dans quelle mesure elle nous permet d'expliquer la genèse de l'œuvre. 

À peine arrivé, en juillet 1656, le père Bresson connaît “ la maladie de fièvres, de douleur et de souffrance qu'il porta presque sans relâche deux ans durant. ” Il n'a donc pu commencer à rédiger sérieusement qu'en juillet 1658. C'est l'époque où du Bu arrive à la Grenade. Il est accompagné d'un aumônier [42] “ un prêtre à son honneur [43] ”. Le père Bresson loin de lui céder la place retrouve ses forces et n'hésite pas à le qualifier de “ prêtre sans mission, sans autorisation, sans juridiction [44] ”. Il garde cependant une certaine discrétion à l'égard de ce confrère en ne l'évoquant que trois fois au cours du récit et en taisant son nom : solidarité ecclésiastique sans doute. 

L'analyse du texte nous révèle que la rédaction est postérieure aux événements de 1659. En effet dès la page 54 du manuscrit, l'auteur relatant un fait qui s'est passé en 1650 nomme “ le morne de la Monnaie, ainsi appelé parce que le sieur du Bu y en faisait de la fausse en sa case, ainsi que je le dirai en l'an 1659 ”. On peut même préciser que cette rédaction est postérieure à la mort de du Bu car en racontant la prise de possession de l'île le 8 juillet 1658, au nom de Sérillac, il sait déjà que l'attitude de du Bu “ lui coûtera la vie pour la trop risquer [45] ”. Bien que le récit s'arrête brusquement au moment où du Bu abreuvé d'injures est mis aux fers il lui échappe. “ Il ne demandait rien à Dieu... que pouvoir se venger... jusqu'à la mort, tout attaché qu'il était à l'infâme poteau de son supplice sans que la considération d'un Dieu ni de sa conscience ait retenu sa langue de jeter le plus pernicieux venin... [46] ” 

Du Bu a été en 1659 victime d'une révolte dont le père Bresson a peut-être été l'incitateur mais pas le meneur effectif. Il s'est en effet ménagé un alibi. Lorsque le gouverneur sort de la chapelle “ talonné de près du chef de l'entreprise ” lui est en train de célébrer la messe. 

La condamnation à mort de Blanchard et de la Bedade laisse penser que l'un d'eux a été ce “ chef de l'entreprise ”. 

De Blanchard l'auteur ne fait guère mention. Il vit en 1659 sur son habitation du Beauséjour [47]. Il n'est pas question de lui dans les premiers temps de la colonie. C'est seulement en mai 1657 qu'il fait allusion à son habitation fortifiée du Beauséjour où il résiste aux attaques des Caraïbes [48]. Il n'était pas des amis du gouverneur de Valmenières et le père Bresson s'estimant persécuté se réfugie chez lui en 1658. Il figure parmi les notables qui en août 1658 signent l'acte de prise de possession. Il épouse une fille de du Mouchet, chevalier de Saint-Marc gentilhomme arrivé avec du Bu. À cette occasion le gouverneur, qui n'en avait aucun droit l'anoblit [49] ce qui ne l'empêche pas peu de temps après de faire un procès à Saint-Marc et de l'exiler, il voudra même étendre la mesure à ses deux gendres de la Jussaye et Blanchard, finalement y renoncera mais s'attirera une solide inimitié de la part de Blanchard [50]. La personnalité de Blanchard apparaît à travers le récit bien effacée pour qu'il ait pu être le chef de la révolte. 

Dominique de la Bedade, natif de Saint-Martin-des-Courses, baronnie de La Bohaire au duché d'Albret, fit partie de la première expédition partie de Martinique en mars 1649. Du Parquet lui confia les charges de notaire et greffier de la Grenade, et lui fit “ prêter serment de s'en bien acquitter [51] ”. En 1652 il signa en cette qualité l'acte reconnaissant les droits personnels de du Parquet sur l'île et de même en 1658 la prise de possession au nom de Sérillac, par du Bu. Celui-ci, raconte l'auteur, voulut le forcer à “ contrefaire une défense de la part du Roi ”pour instituer le contrôle des correspondances privées “ mais cet homme craignant Dieu et sachant trop bien les devoirs de sa conscience aussi bien que de sa charge n’y voulut jamais entendre quelques belles promesses et quelques menaces étonnantes qu'il lui fit ce qui lui procura son aversion pour ne vouloir commettre aucune fausseté [52] ”. Voilà campé un personnage qui pourrait fort bien être celui qui s'érigera en justicier. La lecture du manuscrit ne permet pas d'en découvrir un autre, opposé à du Bu, qui ait pu bénéficier à la fois du prestige de ses charges et de la solidarité acquise par dix années vécues en commun pour cristalliser autour de lui le mécontentement des habitants. Ce notaire greffier, par profession habile à manier la plume, serait-il aussi l'auteur du manuscrit ? Si tel était le cas, il est probable qu'il aurait, fût-ce indirectement, plus souvent parlé de lui et beaucoup moins du missionnaire. On peut cependant penser qu'il a été l'informateur du R.P. Bresson pour la période des sept premières années vécues par lui avant l'arrivée du religieux. 

Au moment où se déroule le drame, le R.P. Bresson n'a encore écrit que ces livres I et II, dont il fait mention [53] sur la flore, la faune, les Caraïbes. Il prend la plume après l’exécution du lieutenant général, encore sous le coup de l'émotion. Son œuvre est avant tout un plaidoyer chaleureux dont l'autre face est un réquisitoire implacable. Il est bien évident qu'il a été au courant de toute la conjuration, qu'il en a été le complice et que son dessein tend à la couvrir de la robe blanche de saint Dominique. 

Cependant il est manifestement gêné par l'issue dramatique de la révolte. Son image ultime est celle du bouc émissaire que l'on bannit, mais que l'on n'immole pas. Il arrête ainsi brutalement sa rédaction et recule devant le récit de l'exécution qui l'aurait obligé à préciser les rôles de chacun. Il s'abstient toujours de nommer le “ chef de l'entreprise ” dont il fait pourtant un long éloge. Lorsqu'il expose, après le coup, les intentions des conjurés à l'égard de du Bu, “ se saisir de sa personne et le bannir de la Grenade [54] ”, il n'est nullement question de l'exécuter. Au moment où il écrit la justice du Roi n'a pas encore passé. Il tente de montrer la révolte comme un acte collectif de justice qui a dégénéré. 

Notre docteur en théologie, apparemment aussi habile à manier la plume qu'à bâtir un sermon sent bien qu'il est trop engagé dans cette affaire pour s'en constituer l'avocat avec quelque espoir d'entraîner la conviction. Il se réfugie donc dans un prudent anonymat qui lui permet en passant de se rendre à lui-même les hommages qu'il estime mériter, et il décide d'étendre son œuvre jusqu'aux dimensions d'une histoire de la Grenade ce qui sous le couvert de l'objectivité lui confère infiniment plus de poids. Pour toute la période qu'il n'a pas vécue, n'ayant pas le loisir de se livrer à une enquête il doit avoir recours à un tiers qui se révèle une source d'information d'excellente qualité. 

On pourrait se demander si cette première partie très précise dans ses détails n'est pas due à un autre rédacteur. Il ne semble pas car au début comme à la fin on trouve le même style. Style noble, emphatique, très cadencé, sur un rythme d'alexandrins

 

Semblable au soleil / qui ne laisse de luire
Et ne perd nul espace / de ses courses mesurées
Quoique la terre expire / de puantes exhalaisons
Contre lui, et les vaux / de fâcheuses vapeurs ... [55]

 

Style qui utilise toutes les ressources de la rhétorique et particulièrement le balancement des oppositions avec une affection particulière pour le rythme ternaire :

 

... ne voilà pas un bon chrestien ou un vrai cannibal ? un homme comme il fallait pour planter la foi en ces terres infidèles... ou un Calligula, un Héliogabale, un Domitien... [56]
 
Est-ce là un père du peuple ou un bourreau ? un protecteur de l'isle ou un destructeur ? un bon commandant ou un tyran [57] ?

 

C'est, plus qu'un style écrit un style parlé, ou même déclamé, celui d'un Père de l’Église habitué aux sermons. Les phrases coulent sans se préoccuper des fautes, des impropriétés. Il n'y a pas de retouches, pas de ratures dans ce manuscrit que son auteur a manifestement été très pressé d'achever. 

À partir de la page 56 recto du manuscrit dont nous disposons, on a l'impression qu'un copiste peu scrupuleux a mélangé les feuilles de l'original sans chercher à corriger ses erreurs. En effet, alors que l’écoulement des années est soigneusement marqué par des titres, la phrase “ Arrivé sur ces entrefaites... ” qui se situe le 14 avril 1655, la mention de M. de Valmenières gouverneur depuis 1654, font suite sans transition, à des événements de 1651. Un peu plus loin, page 59 recto on bute sur une phrase étrange : “ Le capitaine la Berlotte est bien de son sentiment et toujours prêt à bien faire passer par les armes, il n'y a point d'apparence... ” Suit le récit de l'assassinat par ses engagés d'un certain Savary, qui se passe en octobre 1651. La rédaction devient incompréhensible. À partir de la page 60 recto les faits couvrent 1652 puis 1653. À la page 69 verso, on est alors en 1655, on retrouve brusquement la phrase : “ Le capitaine la Berlotte est bien de son sentiment et toujours prêt à bien faire. On fait donc dessein... ” On s'aperçoit qu'en mettant juste avant le passage que nous venons de citer la partie qui page 56 recto se passait en 1655 et en rétablissant l'ordre du discours page 60 recto on retrouve la cohérence de l'exposé. C'est bien entendu ce que nous avons fait dans cette édition tout en précisant la référence des pages du manuscrit. 

Ces textes, où certaines phrases doivent être scindées et faire l'objet d'un puzzle pour devenir compréhensibles ne donnent à aucun moment l'impression d'une création littéraire originale. Il y a eu copie et copie particulièrement hâtive. 

Cependant il faut remarquer que de telles négligences ne se produisent que dans les passages signalés. L'erreur de la page 56 recto consiste en définitive en un raccourci brusque qui mène de mars 1651 à avril 1655. Tout se passe comme si l'auteur, ou, le copiste, avait hâte de franchir les années pour arriver très vite à ce qui est l'essentiel de son exposé. Puis page 59 il a un remords, il revient en arrière en octobre 1651, il le fait en se trompant, en mélangeant les phrases relatives à l'assassinat de Savary qu'il considère comme un événement mineur, pourtant utile pour donner l'occasion d'un sermon contre les mauvais maîtres. Le récit reprend son cours et arrivé page 69, à l'endroit où devraient s'intercaler le passage des pages 56 recto à 59 recto relatif à 1655, le copiste continue sans se préoccuper de rien, remettant à des jours meilleurs le soin d'opérer les rectifications nécessaires. 

Dans le cadre de l'hypothèse formulée concernant l'auteur et son informateur des années 1649 à 1656 il est possible d'expliquer les incohérences que nous venons de signaler. On peut penser que le notaire la Bédade a tenu depuis son arrivée un “ livre de raison ”, comme cela se pratiquait couramment à cette époque, relatant les événements vécus, succinctement mais de façon précise, et que c'est à partir de ce document que le père Bresson a écrit très rapidement, d'un seul jet ces phrases pompeuses qui enrobent les faits et ces évocations bibliques qui en rehaussent la banalité. Pressé par le temps il semble, à un moment renoncer à son projet initial dont l’ampleur l'accable, il franchit allègrement les années de 1651 à 1655 [58]. Arrivé au terme de l'année 1655 il revient à son premier projet, sans transition, sans correction il exécute un saut en arrière [59]. Il s'embrouille [60]. Il reprend le fil chronologique à partir de 1651. Arrivé aux événements de 1655 déjà relatés, il ne se préoccupe pas des trois pages qu'il faudrait interpoler. Il poursuit son récit pour arriver enfin au règne de du Bu. Il consacre à cette seule période qui a duré un an et demi 61 pages, pages dactylographiées de contenu sensiblement constant, et 124 pages aux années qui ont précédé. 

L'auteur du manuscrit ouvre son premier feuillet par deux petits signes en forme de croix ; il n'a pas voulu clore sa rédaction par une signature ! L'édition que nous proposons aujourd'hui respecte cette volonté d'anonymat même si, sans beaucoup de risques d'erreur, suivant sur ce point l'opinion de Dampierre et de l'abbé Rennard au début de ce siècle, l'on peut penser que l'œuvre peut être attribuée au père Bénigne Bresson de l'ordre de Saint-Dominique. Celui-ci a rédigé en toute hâte un texte manifestement destiné à justifier ceux qui se trouvaient accusés d'avoir assassiné du Bu, représentant local du nouveau seigneur de la Grenade, qui s'était révélé un véritable tyran. Il ne s'est cependant pas contenté d'un plaidoyer de circonstance. Se servant du témoignage d'anciens habitants, ses amis, il nous a livré une chronique riche et précise concernant les débuts peu connus d'une des petites Antilles françaises : elle mérite bien le nom qu'il a tenu à lui donner l'Histoire de l'isle de Grenade en Amérique. 

 

JACQUES PETITJEAN ROGET 

Fort-de-France juillet 1972



[1] Paris, A. Picard et fils éditeurs, 1904.

[2] Il a écrit par erreur 9324.

[3] Publié en 1908 chez Picard à Paris.

[4] P. 34 à 36.

[5] Pour fixer les idées, très approximativement, 300 000 dollars de nos jours.

[6] Archives nationales Colonies, Paris, F2A13, registres de la Compagnie des Iles d'Amérique.

[7] Boyer du Petit Puy. Véritable relation de tout ce qui S'est fait et passé au voyage que M. de Brétigny fit à l’Amérique occidentale, Paris, 1654.

[8] Archives nationales Colonies, F2 A 13, f˚ 65.

[9] Ibid., f˚ 237.

[10] Ibid., f˚ 73.

[11] Du Tertre, Histoire générale des Antilles, t. 1, p. 425.

[12] Archives nationales Colonies, F3 247, f° 267.

[13] Archives nationales Colonies, F3 247, f° 257.

[14] Ch. IV, t. I, voir annexe 1.

[15] Du Tertre, t. I, p. 247.

[16] Père Pierre Pelleprat, Relation des missions des pères de la Cie de Jésus, Paris, 1655.

[17] Du Tertre, t. I, p. 461.

[18] Pelleprat, Relation...

[19] Du Tertre, t. 1, p. 463.

[20] Du Tertre, t. I, p. 465.

[21] Pelleprat, Relations..., p. 90.

[22] T. 1, p. 431.

[23] Du Tertre, t. 1, p. 500.

[24] Voir lettre de du Tertre : annexe IB.

[25] Esclaves fugitifs.

[26] Voir annexe II : “ État des armes et ustensiles irouvés à la Grenade ”.

[27] Dessales, t. III, p. 67.

[28] Du Tertre, t. 1, p. 514.

[29] A. Ledru et E. Vallée, la Maison de Faudoas, pièce n°1160.

[30] Archives nationales, T. 103-1, Papiers Dyel de Miromesnil.

[31] P. 146.

[32] Annexe IA.

[33] Bibliothèque nationale, “ Nouvelles acquisitions françaises 9323 ”, p. 6.

[34] Du Tertre, t. III, p. 88.

[35] T. II, p. 403.

[36] Archives de Propagenda Fide, Americana, vol. 1, f° 199, 21 juillet 1660.

[37] P. 71, verso.

[38] P. 89, verso.

[39] P. 90, verso.

[40] P. 94, recto.

[41] P. 98, recto.

[42] P. 96, recto.

[43] P. 94, verso.

[44] P. 100, verso.

[45] P. 87, recto.

[46] P. 100, recto.

[47] P. 43, verso.

[48] P. 76, verso.

[49] P. 95, recto.

[50] P. 97, verso.

[51] P. 45, recto.

[52] P. 98, recto.

[53] P. 43, verso.

[54] P. 101, recto.

[55] P. 99, recto.

[56] P. 100, recto.

[57] P. 97, verso.

[58] Page 56 recto.

[59] Page 59 recto.

[60] Page 69 verso.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 juin 2008 19:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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