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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le Devoir, Montréal, édition du samedi le 10 février 2007, page C6 – le devoir de philo.

Texte de l'article

“Le devoir de philo.
Nietzsche contre l'utilitarisme de l'école Villepin

La culture n'est pas générale mais toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier: c'est pourquoi elle est un vecteur de liberté.”

par Charles Pépin, Agrégé de philosophie.
[Autorisation accordée par l'auteur le 13 février 2007 de diffuser cet article]
Courriel:
charlespepin@wanadoo.fr

La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel : tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur a lancé le défi à eux, mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand philosophe. Toutes les deux semaines, nous publions leur « Devoir de philo ». Cette fois, un invité français, Charles Pépin, a répondu à notre invitation de traiter d'une question d'actualité dans l'Hexagone. 

 

Il y a encore quelques mois, l'école, en France, était obligatoire jusqu'à 16 ans. Mais cet âge a été abaissé à 14 ans par la loi du 31 mars 2006, présentée par le premier ministre Dominique de Villepin. Baptisée sans ironie Loi sur l'égalité des chances, elle fut adoptée en réaction à la « crise des banlieues ». Comment Nietzsche peut-il nous aider à mieux comprendre cette affaire? 

Pouvoir quitter l'école plus jeune est présenté comme une mesure favorisant «l'égalité des chances». À croire qu'obliger les élèves à recevoir jusqu'à 16 ans un tronc commun d'enseignements, la même formation du sens critique et du jugement et donc la même capacité d'exercer correctement sa citoyenneté, participe de l'inégalité des chances ! 

Charles Pépin : « L’école se veut de plus en plus une antichambre de l’entreprise. »

S'appliquant depuis la rentrée de septembre 2006, cette réforme est symptomatique de la transformation actuelle de l'école en France. Ces dernières années, un stage en entreprise a déjà été rendu obligatoire en cours de troisième [l'équivalent du troisième secondaire au Québec]. 

Aussi, les programmes ont été allégés dans toutes les matières et le vocabulaire managérial a fait une entrée remarquée jusque dans les instructions officielles des programmes de Lettres : on y explique la nécessité de savoir «gérer» un texte littéraire. 

L'école se veut de plus en plus une antichambre de l'entreprise. Parmi ses trois objectifs historiques -- former des individus libres, des citoyens éclairés, des travailleurs qualifiés --, elle se replie sur ce dernier. Aujourd'hui, en France, la proportion de filières techniques ou professionnelles est quasiment égale à celle des généralistes. Sous couvert de lutte contre le chômage, la guerre est déclarée au savoir théorique qui n'est pas directement utile ou «professionnalisant», comme on dit joliment. Plus personne ne pose la question centrale: quel est le rapport entre le savoir théorique et la vie pratique -- notamment professionnelle?

 

Le savoir théorique utile

 

C'est ici que les lumières de Nietzsche peuvent s'avérer décisives, justement parce qu'il est le penseur du savoir théorique « utile » ! À l'heure où l'on oppose systématiquement compétences techniques directement «rentables» et savoirs théoriques, il est salutaire de se replonger dans une philosophie, celle de Nietzsche, qui hait l'érudition autant que l'idée même de culture générale et ne défend le savoir théorique que dans son rapport à son utilité concrète, existentielle et, pourquoi pas, professionnelle. 

Nietzsche méprisait ses contemporains qui se prenaient de passion pour les connaissances historiques mais n'en faisaient rien « concrètement ». « La culture historique et le vêtement bourgeois règnent en même temps », s'emportait-il dans la Seconde considération intempestive. Selon lui, l'intérêt de ses contemporains allemands pour le passé, notamment pour la Grèce antique, les enfonçait dans la vénération vaine et passive au lieu de leur donner des raisons d'agir et de changer le présent. 

Il y a donc différentes façons de se tourner vers le savoir théorique et différentes façons de le recevoir. « Que fais-tu de ton savoir ? » Voilà la question nietzschéenne. Le même savoir théorique (un cours d'histoire, de philosophie...) peut être reçu comme un luxe superflu, une ouverture d'esprit intéressante mais non vitale, ou, en revanche, comme un besoin absolument impérieux qui va changer la vie, modifier nos affects, notre rapport à notre corps, au monde et aux autres. 

Nul besoin de suivre des cours de français jusqu'à 18 ans pour être un menuisier compétent; nul besoin d'histoire ou de philosophie pour être un bon informaticien ! Voilà l'implicite des transformations récentes de l'école en France. Pourtant, si l'on suit Nietzsche, rien n'est moins vrai. Contre tous les philosophes dualistes (Platon, Descartes, Kant...) qui pensent que les choses de l'esprit s'adressent à l'esprit et les choses du corps au corps, Nietzsche montre que le savoir théorique ne nous procure pas simplement une ouverture d'esprit mais peut aussi venir vivifier le corps, éveiller notre « instinct vital ». 

Revenons à l'exemple des connaissances historiques. Quel impact concret peut avoir l'histoire de la Grèce antique, et notamment de cette façon dont les Grecs mirent au monde, malgré d'énormes contraintes, des valeurs telles la démocratie ou la philosophie ? 

Pour le bourgeois érudit qui ouvre un livre le soir, bien calé dans son fauteuil, aucun, dira Nietzsche. Il ne changera pas de métier, restera dans son fauteuil. Il n'a pas « besoin » de ce savoir, n'en fera rien. Mais pour l'adolescent défavorisé au quotidien et voyant l'avenir bouché, les choses peuvent être différentes: savoir que d'autres, avant lui, ont réussi à inventer leur vie et à imposer leurs valeurs alors que leur avenir aussi semblait bouché peut le vivifier. 

C'est précisément l'histoire de la civilisation grecque. Si un professeur la lui raconte ainsi, il allumera au fond de son corps un désir de vie et d'action. Il lui soufflera que si ce fut possible pour les Grecs, ce le sera aussi pour lui. C'est ce que Nietzsche nomme l'«exemplarité» du grand événement historique qui donne envie d'être « grand » à son tour, à sa façon. Le savoir, ici, a donc des conséquences concrètes: il rend plus fort, plus vivant et plus joyeux dans la gestion des contraintes de la vie. 

Le rapport avec l'informatique, la menuiserie ? Étonnante question... Il n'y a pas de gestion de contraintes dans un tel travail ? Dans des choix d'informaticien ? Dans une carrière de menuisier ? Il n'y a rien à inventer dans ces existences ? C'est la réponse négative implicite à toutes ces questions qui, seule, explique qu'on interdise à ces élèves l'accès à des savoirs leur permettant d'appréhender les enjeux de leur existence professionnelle et de leur existence tout court. Sous couvert de respecter les formations et les carrières professionnelles, on les méprise en les présentant comme « plus simples », nécessitant moins de savoirs généralistes, moins de « culture générale ». Et nous qui défendons ces savoirs, nous nous retrouvons accusés d'élitisme !

 

Pas de culture générale

 

Il y a différentes façons de se tourner vers le savoir théorique et différentes façons de le recevoir. « Que fais-tu de ton savoir ? » Voilà la question nietzschéenne. Photo : International Portrait Gallery.

Ici encore, l'approche nietzschéenne éclaire le débat d'une lumière neuve. Lorsqu'on a compris le rapport que Nietzsche établit entre des contenus de savoir et certains instincts (vitaux, morbides...), la notion de culture générale n'a tout simplement plus aucun sens. La culture est toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier. C'est pourquoi elle est un vecteur de liberté: on ne peut pas prévoir ses effets sur un individu singulier. Cela explique la méfiance que plusieurs entretiennent à l'égard d'une telle culture qui serait proposée aux apprentis: et si elle créait des êtres plus critiques, moins prévisibles, et non ces techniciens aux compétences vite obsolètes dont le capitalisme raffole ? 

Par définition, dans le monde professionnel actuel en évolution rapide, les compétences techniques sont les plus fragiles et condamnent ceux qui ne disposent que d'elles à la nécessité d'une formation professionnelle ultérieure. L'école, qui devait former des individus autonomes, crée alors des êtres dépendants, formatés et qui auront besoin de l'être de nouveau. Décrocher de l'école à 14 ans, c'est se condamner à suivre des «formations» toute sa vie. Sous couvert de proposer aux plus faibles des solutions adaptées, elle les livre à la violence du marché. Elle abandonne ceux-là mêmes qu'elle devrait le plus soutenir et le fait souvent avec la complicité des parents, qui croient bien faire. 

La voix des parents s'est élevée à l'occasion du débat sur la loi Villepin. Souvent, ils évoquaient les « passions » ou les «choix» de leurs enfants... « Il veut devenir menuisier depuis deux ans et ne suit plus rien à l'école, pourquoi le forcer à y rester ? » « "L'apprentissage junior" lui offre la chance de réaliser sa passion, son choix, et de commencer à gagner sa vie plus vite. » Ici encore, l'oeil nietzschéen est sans pitié car il ne croit pas au «choix». Dans son optique, c'est seulement lorsqu'au fond de nous un affect l'a emporté sur un autre, sans même que nous ne sachions pourquoi, que nous nous empressons d'affirmer cet illusoire « Je le veux, c'est mon choix ». Nietzsche ne croit pas au choix chez l'adulte: imaginez à 14 ans ! 

Quant à l'argument comique de la « passion », il offre une occasion rêvée de revenir à la notion d'égalité des chances. Les enfants de la bourgeoisie n'ont-ils pas eux aussi des passions ? Pourquoi, alors, leur propose-t-on si peu souvent de laisser l'école à 14 ans et de suivre une formation d'apprenti junior ? « Il faut revaloriser les cursus professionnels en France », entend-on depuis des années. Mais il existe une autre revalorisation possible de ces cursus : y recréer de la place pour des savoirs généralistes, pour de la culture, à côté des simples compétences.

 

Le savoir debout

 

Nietzsche pensait que le savoir pouvait être nuisible. Se lever le matin et s'asseoir à sa table de travail en ouvrant un livre, c'était pour lui mauvais pour «l'hygiène du corps». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il se moque même de la figure du savant, du « consciencieux » qui connaît parfaitement tout ce qu'il y a à connaître sur le cerveau de la tarentule. La solution pour que le savoir nous rende plus vivants, ajoute-t-il, c'est de le recevoir debout, en marchant, en dansant; c'est d'être d'abord un corps avant d'être un corps vivifié par le savoir. 

Ironie de l'histoire : les « apprentis » seraient, selon Nietzsche, dans la position idéale pour recevoir le savoir et en faire quelque chose. Ils ont déjà une activité physique, debout qu'ils sont devant leurs machines. Le meilleur cours de philosophie se donne en marchant. 

Pourquoi priver des apprentis, en contact quotidien avec des outils, d'un cours sur la technique et la façon dont elle détermine des valeurs? Il n'y a pourtant pas d'enseignement de la philosophie pour les élèves inscrits dans les filières professionnelles. « Ils savent à peine écrire, on ne va pas les écraser avec de la métaphysique; on leur manquerait de respect», entend-on. 

Ainsi va la France de l'égalité des chances: abandonner les plus faibles, c'est faire preuve de respect! Vouloir les élever par le savoir revient à commettre un péché d'élitisme. De toute façon, avec l'apprentissage à 14 ans, le diplôme professionnel devient un horizon extrêmement hypothétique. Le nouvel horizon, le nouvel eldorado, c'est l'entreprise, la promesse d'une embauche, d'un salaire et d'une reconnaissance sociale. 

Il reste que les patrons sont sceptiques : malgré les réductions d'impôt prévues par la nouvelle Loi sur l'égalité des chances, ils rechignent à faire travailler des ados de 14 ans. 

Rappelons enfin cette évidence : les discriminations visant les jeunes d'origine étrangère sont autrement plus fréquentes à l'embauche des entreprises que sur les copies anonymes du baccalauréat. 

Et il y a cette autre évidence, nietzschéenne : c'est lorsque nous avons vraiment besoin du savoir qu'il a sur nous les effets concrets les plus positifs, qu'il nous grandit au lieu de nous diminuer. 

Les jeunes les plus défavorisés ont besoin de plus de savoir que les autres. C'est en le leur offrant, et non en leur en proposant toujours moins, que nous favoriserons enfin l'égalité des chances. 

*** 

Vos critiques, commentaires et suggestions sont les bienvenus. Écrivez à Antoine Robitaille et Gérald Allard à arobitaille@ledevoir.com. Nous avons encore récemment reçu d'intéressantes propositions. N'hésitez pas à nous en envoyer.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 février 2007 20:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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