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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre M. Jacques Parizeau, POUR UN QUÉBEC SOUVERAIN. Montréal: VLB Éditeur, 1997, 355 pp. Collection: Partis pris actuels. [Autorisation formelle accordée par l'auteur de diffuser toutes ses publications accordée aux Classiques des sciences sociales le 18 septembre 2006.]

Jacques PARIZEAU (1930 - )

Économiste, retraité de l’enseignement à l’Université de Montréal
Ancien premier ministre du Québec

Le problème du financement intérieur”.

Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 305-329. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris: Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection: Travaux et documents. Cahier no 39.

Introduction
LES DONNÉES DU FINANCEMENT
Sources de l’épargne
Modes de drainage
Organismes de prêt, de développement et trésor public
L'objectif à atteindre
INFLATION ET DÉVELOPPEMENT
FINANCEMENT INTÉRIEUR ET COMMERCE EXTÉRIEUR
La capacité à importer
Perspectives actuelles
Tableau 1. Multiplicateur à propension constante.
Tableau 2. Évolution de la propension marginale à consommer.
Tableau 3. L'épargne est totalement investie dans des travaux productifs
Tableau 4. Une partie de l'épargne est thésaurisée
Tableau 5. Variations de la capacité à importer de divers pays (1948 à 1953)

Introduction

On a l'habitude de présenter le financement intérieur des pays sous-développés sous un jour particulièrement sombre. Très faible épargne intérieure, dit-on, assiette limitée de l'impôt ne permettant tout au plus que de couvrir les dépenses ordinaires de l'État, faible possibilité d'emprunt intérieur à cause du bas niveau des liquidités disponibles et de l'incapacité de les mobiliser facilement, sur un marché des capitaux mal organisé ou inexistant. Si, dans un bon nombre de cas, ces constatations sont justes, elles n'en correspondent pas moins à l'optique d'un pays développé, aux critères traditionnels qu'un pays, dont le développement est déjà avancé, retient pour évaluer un plan d'investissement. Il est, cependant, possible d'élargir le cadre des critères et d'englober, dans l'arsenal des moyens dont dispose une économie en voie de développement, des procédés qui ne sont pas toujours orthodoxes, mais dont l'utilisation pour l'équipement du pays est déjà ancienne, et s'est montrée souvent efficace. C'est ainsi que longtemps on a « forcé » l'épargne par l'inflation. Ce que l'épargne spontanée ne pouvait détourner du circuit de la consommation a été, en fait, utilisé à des fins d'investissements, au moyen d'une surenchère entre les individus et l'État qui disposait à cet effet de l'arme efficace du déficit budgétaire.

Mais ce revirement n'est pas le seul qui soit intervenu. Sans doute, depuis longtemps avait-on saisi l'importance du commerce extérieur dans l'équipement des pays attardés, mais cette question jusqu'à présent restait orientée dans le sens des relations entre les pays européens. C'était l'époque des querelles qui cherchaient à élucider la question de savoir si les capitaux suivaient les marchandises, ou les marchandises les capitaux. La question des transferts était aussi orientée en fonction des mouvements internationaux de capitaux. Si ces optiques n'ont pas perdu, à l'heure actuelle, toute leur importance, on a aperçu de plus en plus clairement le rôle de ce que Raoul Prebisch a appelé, depuis, « la capacité à importer », c'est-à-dire le produit du volume des exportations et des termes d'échanges [1]. Coïncidant avec une très grande irrégularité des mouvements de capitaux, et avec une réticence accrue des capitaux privés, l'apparition de cette notion ne pouvait manquer d'attirer l'attention, et, de fait, plusieurs études récentes l'ont envisagée comme un des indices du financement de l'équipement des pays attardés [2].

Le financement intérieur englobe l'ensemble de ces questions. Il est regrettable que trop souvent l'on dissocie les moyens classiques du financement intérieur, qu'on les isole et que l'on rende ainsi beaucoup plus difficile l'appréciation d'une politique économique engagée par un pays sous-développé. Ce n'est qu'en regroupant ces phénomènes d'aménagement du marché des capitaux, de la redistribution des revenus, de la canalisation de l'épargne, du réaménagement des importations et du déficit budgétaire, qu'il est possible de dégager les voies alternatives de développement entre des plans de croissance qui, si on en juge par les essais contemporains, peuvent être profondément divergents. Il est, évidemment, impossible de déterminer les conditions du maintien d'un rythme d'accroissement maximum du revenu réel par tête à partir de combinaisons diverses de ces mesures ; d'autant plus que l'intervention de l'investissement étranger fait apparaître une variable qui ne sera pas étudiée ici. Il ne s'agit donc que de décrire les données de l'investissement interne, d'indiquer l'action de ces données sur le progrès des investissements et du revenu réel, afin d'esquisser les choix qui se présentent, les alternatives qui peuvent être envisagées dans l'établissement d'une politique concertée. Mais cette étude implique d'abord de saisir la base de toute politique quelle qu'elle soit, c'est-à-dire les fonds disponibles au départ, leur mode de centralisation et finalement la mise en place d'organismes de répartition des fonds ; après seulement pourrons-nous aborder le mécanisme proprement dit du financement.

LES DONNÉES DU FINANCEMENT

Sources de l'épargne.

On peut, sans entrer dans des complications inutiles, à ce stade de l'étude, distinguer deux genres d'activités dans l'économie des pays sous-développés, l'agriculture et les industries d'extraction. L'agriculture peut être vivrière ou d'exportation. L'industrie d'extraction est à peu près toujours orientée vers l'exportation. Ces trois secteurs caractérisent, à leur tour, les trois groupes sociaux dont les possibilités et les habitudes d'épargne vont influencer la politique de financement de l'État, c'est-à-dire les paysans, la classe dirigeante et les grandes compagnies étrangères. Sans doute, la distinction entre ces groupes et leur activité propre est-elle schématique : on pourrait citer bien des exemples où les trois groupes sociaux ne sont pas individuellement liés à chacun des trois secteurs de production. C'est ainsi, qu'avant la dernière guerre, un bon nombre des plantations de caoutchouc dans les Indes Néerlandaises appartenaient à des petits planteurs indigènes. De même, une partie de la classe dirigeante des pays du Moyen-Orient vit encore des redevances de fermiers dont l'activité est fondamentalement vivrière. Mais la distinction établie, aussi simplifiée soit-elle, aura au moins le mérite de faire ressortir des liens qui, très souvent, se sont trouvés réalisés.

L'attitude de l'État dans ses relations avec les trois groupes est, bien entendu, différente d'un pays à un autre. Selon que des facteurs d'ordre social ou politique militent en faveur de la disparition autoritaire d'une ou de deux de ces classes, ou que l'État se contente d'orienter l'activité économique des trois groupes, le financement des travaux de diversification de l'économie relèvera plus ou moins de la trésorerie publique. On ne peut cependant, de prime abord, éliminer la possibilité contributive d'un ou de plusieurs des groupes, sous prétexte que politiquement ils se révéleront indésirables. On cherchera plutôt à dégager les caractères de cette possibilité contributive, ses assises et son importance relative dans le total de l'épargne nationale.

Il est d'usage fréquent de chercher, dans un accroissement de la production agricole, la formation d'un surplus qui, par l'ouverture des marchés urbains, se monétiserait et pourrait ainsi être drainé vers d'autres emplois. Cette idée se heurte à deux objections fondamentales. En premier lieu, il est prévu qu'à. un bas niveau de revenu, tout accroissement du revenu réel par tête est marqué par une très forte propension à consommer, si bien qu'une amélioration des méthodes de culture peut fort bien ne pas favoriser les déplacements de population dans le secteur secondaire, les paysans refusant d'apporter leur récolte sur le marché, ou n'apportant que ce qui est nécessaire au paiement de leurs dettes hypothécaires. En second lieu, même si l'on admet qu'une certaine épargne puisse être accumulée, on doit tenir compte des habitudes de thésaurisation ou, au mieux, des immobilisations de caractère familial, qui caractérisent dans un très grand nombre de pays les réactions de la classe agricole. Laissées à elles seules, ces deux propensions risquent, dans le premier cas, d'empêcher l'apparition d'une épargne, dans le deuxième, de la stériliser.

Lorsque l'on pense à canaliser l'épargne dans les pays attardés, c'est d'abord aux ressources de la classe dirigeante que l'on fait ordinairement allusion. Ces ressources sont utilisées à des dépenses ou à des déplacements qui sont directement influencés par la structure pré-capitaliste de l'économie nationale, et se répartissent entre des dépenses de luxe, de biens importés en particulier, et des investissements immobiliers à l'intérieur ou des investissements dans les secteurs secondaire ou tertiaire à l'étranger. Enfin, une partie de ces revenus est thésaurisée. On ne doit pas minimiser l'importance de cette thésaurisation, particulièrement dans les régions du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud et du Sud-Est [3].

Une organisation bancaire plus développée et un marché intérieur des capitaux apporteraient vraisemblablement des modifications sensibles à l'orientation de ces revenus, mais n'auraient qu'une influence indirecte sur le régime des importations.

Les grandes compagnies d'exploitation étrangères sont très souvent les épargnants les plus importants. Cette épargne se divise en trois parts d'inégales grandeurs : l'une sera transférée dans le pays d'origine, l'autre servira à l'autofinancement, la troisième servira à des investissements qui sortent du champ d'exploitation, mais sont cependant entrepris dans le pays d'établissement. Les investissements de ce genre sont, soit des prises de participation, soit des travaux d'aménagement ou des entreprises d'ordre social. Pour ce qui est des travaux d'aménagement et des investissements sociaux, on a pu sans doute dire que ceux-ci n'étaient pas suffisants, mais il reste qu'ils existent. La construction de voies de chemin de fer, pour une exploitation déterminée, s'est parfois révélée inutile, une fois l'exploitation terminée. C'est le cas de quelques lignes du bassin de l'Amazone. Au contraire, c'est grâce à elles que parfois de nouvelles régions ont été ouvertes, au Congo beige, par exemple. De même, les grandes compagnies ont parfois procédé à des constructions d'hôpitaux et d'écoles, déchargeant ainsi l'État des dépenses correspondantes.

La répartition de l'épargne des sociétés entre ces types de placement est, bien entendu, variable et, à supposer que l'État n'opte pas pour la disparition des sociétés étrangères, c'est cette répartition qu'il visera à réaménager.

Étant donnée la distribution initiale de l'épargne entre la classe paysanne, la classe dirigeante et les sociétés étrangères, quelle peut être l'attitude de l'État ? Nous continuons, pour le moment, de supposer que l'existence des trois groupes n'est pas contestée. Il s'agira, alors, de drainer l'épargne existante, d'accroître son volume aux dépens de la consommation, d'orienter enfin l'utilisation qui en est faite.

Modes de drainage

Le drainage par les moyens classiques du dépôt bancaire a une portée limitée, et, au début du développement tout au moins, est en butte à de sérieux obstacles. Sans doute, préconise-t-on l'organisation d'un réseau de banques d'épargne, mais l'on commence à douter que les taux d'intérêt soient suffisants pour stimuler l'épargne ou même pour la détourner d'emplois non prioritaires [4]. Cela ne veut pas dire que les banques sont perpétuellement à cours de dépôts. Il se peut que, paradoxalement, dans les pays où l'économie est stagnante, les taux d'intérêt s'abaissent à un niveau très faible si le montant des dépôts bancaires n'est pas synchronisé avec l'industrialisation et l'accroissement des possibilités d'investissement du pays. Ainsi s'explique la contradiction apparente de pays économiquement attardés et caractérisés par des taux usuraires très élevés, mais aussi par des taux bancaires très faibles ou même nuis [5]. Cette disparité des taux sera plus ou moins grande selon que les banques privées sont habilitées à investir à court terme seulement, ou à prendre des participations dans les entreprises. Mais dès qu'elles sont exclues des investissements immobiliers, ce qui est le cas la plupart du temps, la carence des possibilités de placement les force à se tourner vers les titres de la dette publique, ou à exporter les capitaux vers l'étranger [6]. Ce transfert des fonds représente un danger additionnel pour l'équilibre de la balance des paiements. Seule, une coordination de l'épargne et du développement économique peut permettre aux banques privées une activité suffisante. Alors, l'accroissement du volume des dépôts bancaires deviendra un élément moteur de l'industrialisation plutôt qu'un de ses effets.

Les mesures d'ordre fiscal sont, en même temps, plus directes et plus rémunératrices immédiatement. L'État peut, soit diminuer la consommation de toutes les classes avec ou sans discrimination, soit laisser la consommation de la classe agricole se développer sans entrave au fur et à mesure de l'accroissement du revenu réel, mais faire pression sur la consommation des classes riches, et orienter leurs investissements. L'option entre ces deux politiques sera très souvent déterminée par le niveau réel par tête au point de départ. Enfin, les compagnies d'exploitation étant peu touchées par la faiblesse du revenu réel, dans la mesure où elles travaillent pour l'exportation, d'autres critères seront adoptés par la fiscalité : soit les bénéfices, donnant lieu à un impôt plus ou moins différentiel, soit la production, et il s'agit alors de « royalties », soit enfin le chiffre d'affaires.

Dans quel sens ces trois aspects de la fiscalité seront-ils utilisés ? Vers quels buts une politique fiscale concertée peut-elle tendre ? Des impôts fortement progressifs chercheront à détourner, vers l'État, des surplus dont le placement n'assure pas une rentabilité optimale. L'imposition de droits de douanes réduira les importations de biens de luxe des classes riches et les devises ainsi dégagées pourront servir à l'achat de biens d'équipement [7]. Des impôts de consommation s'ajouteront àces droits de douane et compléteront le système. L'assiette fiscale, frappée trois fois, pourra être alors aussi réduite que l'État le jugera nécessaire.

Les sociétés étrangères et les grandes compagnies seront soumises à un régime évidemment différent, en raison des particularités de leurs relations avec l'économie nationale. D'abord, les investissements entrepris par ces firmes, sont en général considérés comme nécessaires ; en second lieu, en raison d'accords internationaux, les pouvoirs de taxation ne sont pas toujours à la disposition du gouvernement. De toutes façons, la politique fiscale peut être déterminée à partir de trois critères : la part du chiffre d'affaires qui est versée à l'État, l'importance des transferts d'intérêts et de dividendes à l'étranger, la proportion des bénéfices qui servent à l'autofinancement. Les finances publiques, la balance des paiements et l'investissement net seront donc les trois assises d'une politique. Plusieurs combinaisons sont possibles et les exemples peuvent être multipliés. Un premier type de combinaison asseoit la contribution essentielle des compagnies sur les « royalties », un ensemble de lois se bornant à réglementer les mouvements de trésorerie des firmes. Dans ce cas, c'est à la législation plutôt qu'au fisc que l'on fait appel pour régulariser l'influence de ces mouvements sur la balance des paiements, et plus rarement sur le rythme de l'autofinancement. Bon nombre de pays du Moyen-Orient appliquent encore cette formule. Ainsi, avant les nationalisations, l'ensemble des recettes publiques dérivées du pétrole iranien venait des « royalties » payées par l'Anglo-Iranian Oil Company, mais les échanges extérieurs de l'A.I.O.C. n'étaient soumis à aucun tarif de sortie ou d'entrée [8]. Dans d'autres pays du Moyen-Orient, les compagnies pétrolières ont, en outre, le droit de garder les devises obtenues par les ventes à l'étranger, ce qui enlève beaucoup d'efficacité aux manipulations des changes par le gouvernement du pays d'exploitation [9]. Il s'agit là d'un régime de financement de l'État tout à fait particulier et qui semble lié au régime de la mono-production : on constatera, en effet, que des pays comme l'Égypte et la Turquie n'ont pas adopté ce système de redevances [10].

Un deuxième type de réglementation a été parfois adopté par les pays dont l'économie dépend, autant que celle du Moyen-Orient, d'un seul produit ou d'un petit nombre de produits. À côté d'impôts sur les bénéfices commerciaux et industriels, on oblige les compagnies exploitantes à vendre les devises acquises à un prix très inférieur au prix de revente, la différence restant aux mains de l'État. Lorsque l'on se rend compte que 60% des devises disponibles, grâce aux exportations du Chili en 1951, viennent des exportations de cuivre et de nitrates, on voit toute l'importance qu'une telle mesure peut avoir, même si elle ne porte que sur un petit nombre de produits [11].

Les pays, qui ne sont pas caractérisés à un tel point par la mono-production, se rallieront souvent à un troisième type dont certaines caractéristiques peuvent être sans doute utilisées par des pays du premier ou du deuxième type, mais qui, tel qu'il est, représente une politique cohérente. Elle est basée essentiellement sur l'utilisation d'impôts différentiels et sur une manipulation des droits de douanes qui orientent les transferts et l'investissement, et compriment, dans des limites jugées raisonnables, les bénéfices industriels et commerciaux, quel que soit le critère adopté. Une politique de ce genre a l'avantage de concilier l'accumulation, dans les caisses de l'État d'une partie des revenus des sociétés, tout en orientant leur expansion. Juge-t-on qu'il est nécessaire d'accroître la production et l'importation de biens d'équipement ? On taxe alors plus lourdement les distributions de dividendes que les profits versés aux réserves, et si le plan d'importation prévoit un accroissement du déficit de la balance commerciale, on taxe plus lourdement encore la distribution de dividendes à l'étranger. La combinaison de droits de douane à l'importation et à l'exportation, de tarifs différentiels, d'impôts, est apparue souvent comme une politique appropriée d'orientation, lorsque l'économie nationale est complexe ou en voie de diversification, et lorsque financement intérieur et financement extérieur sont intimement liés.

Classe agricole, classe dirigeante, grandes sociétés en général étrangères sont donc les trois pôles de drainage de l'épargne, et représentent en quelque sorte les disponibilités de base du plan de développement. Intermédiaire entre les disponibilités spontanées et leur placement autonome, d'une part, et les disponibilités intensifiées et orientées par l'action de l'État, d'autre part, l'emprunt ne sera pas traité ici en lui-même. Ses limites, liées au développement du système bancaire, au montant de l'épargne spontanée et aux habitudes des épargnants, sont les mêmes que celles qui ont été déjà indiquées ci-dessus.

Organismes de prêt, de développement et trésor public

Une fois ce drainage opéré, l'État se trouve placé devant une tâche qui déborde de beaucoup celle des autres pays capitalistes plus développés, en raison d'abord des charges d'aménagement du territoire (voierie, travaux publics), en raison aussi d'une orientation politique qui, de moins en moins, exclut l'État des fonctions industrielles et commerciales. D'une manière générale, à l'heure actuelle, les gouvernements ont tendance à établir des plans de développement, au lieu de laisser l'initiative des priorités aux intérêts privés. Du point de vue de l'investissement interne, l'organisation des priorités dans le cadre d'un plan national est la principale innovation des années d'après-guerre. L'orientation de ces plans, dans le sens soit d'une autarcie partielle ou de l'accroissement de la capacité d'exportation ne sera pas traitée ici, mais il convient cependant de Voir au moyen de quels organismes l'État, ayant établi les priorités qui régiront le développement, va organiser la distribution des capitaux drainés.

Ces organismes prennent des formes très différentes selon les pays, et l'on ne peut chercher à les décrire tous. On se contentera donc d'indiquer un certain nombre de types relativement courants à l'époque actuelle. Logiquement, on peut distinguer trois catégories : les organismes de prêt, les organismes de développement et le trésor public qui distribue des fonds aux industries, mais finance en outre les travaux publics entrepris dans le cadre du budget de l'État, et sans intermédiaire. La combinaison des trois formules se prête évidemment à un très grand nombre de politiques.

Les organismes de prêts ont d'abord pris une certaine extension dans le domaine du crédit agricole, pour pallier des taux d'intérêt élevés qui grevaient souvent les emprunts hypothécaires et restreignaient l'achat de matériel, d'engrais ou simplement l'agrandissement des installations existantes. Ces organismes de prêt, en fournissant un crédit à faible intérêt, mais à un intérêt différent suivant les usages, a permis de canaliser l'effort, de l'orienter et donc de préserver les priorités établies dans le plan général. C'est ainsi qu'au Mexique, les banques officielles de prêt à l'agriculture se sont livrées, avec un succès semble-t-il relatif, au financement des cultures vivrières, s'opposant ainsi aux banques privées qui finançaient surtout les cultures d'exportation. Ces banques semi-officielles prêtent à 6% contre 12% pour les banques privées et 120% à 240% pour les prêts usuraires [12]. Dans les conditions de disparité des taux aussi fortes, il ne fait pas de doute que le crédit gouvernemental peut avoir une influence très sensible, soit pour réorienter les cultures, soit pour accélérer le rythme de la mécanisation. L'existence de coopératives agricoles accentue encore l'efficacité de la politique de crédit, en facilitant l'obtention et la garantie des prêts et en accroissant la flexibilité du volume des emprunts par une plus grande différenciation des périodes de prêt. Il est bien évident que le même principe peut être appliqué aux autres secteurs de l'économie.

L'organisme de développement est tout autre. Il s'agit d'une société publique qui prend en charge l'ouverture d'un nouveau secteur de l'activité économique. Ce peut être un secteur limité, par exemple l'électrification, ou, au contraire, le développement industriel dans son ensemble. Dans cette dernière hypothèse, la société devient en quelque sorte l'avant-garde du processus d'industrialisation. Enfin, l'activité de ces sociétés peut porter sur l'ouverture de nouvelles régions géographiques à l'exploitation économique : cette formule est d'ailleurs surtout utilisée dans le cadre d'une politique coloniale. De toute façon, on ne peut considérer comme organisme public de développement les sociétés nationales chargées d'assurer la gérance d'entreprises nationalisées ou expropriées. L'île de Porto-Rico offre un excellent exemple de l'utilisation, et de la souplesse, des organismes publics de développement. La Puerto Rico Industrial Development Company pratique, entre 1942 et 1945, une politique intensive d'investissements directs, alors que peu de capitaux privés étaient attirés vers les secteurs productifs. Depuis la fin de la guerre, la relative abondance de capitaux privés a amené la compagnie à réorienter sa politique et, sans renoncer aux investissements directs, à intensifier les prêts à la production [13].

Quant aux sociétés publiques chargées d'assurer l'organisation d'un secteur définitif, elles sont extrêmement nombreuses, soit dans l'électricité, soit dans les transports, pour ne citer que les cas les plus courants, et sont habilitées, dans la plupart des cas, à procéder à des emprunts domestiques privés ou à des emprunts à l'étranger. Elles puisent aux deux sources de la trésorerie et du marché des capitaux, dans la mesure où il existe.

L'organisation par l'État d'établissements de prêts, de développement, ou de gestion, n'implique pas nécessairement qu'une politique économique définie ait été adoptée. Plusieurs politiques profondément différentes peuvent être envisagées, qui sont d'ailleurs beaucoup plus liées aux options de structure qu'à l'orientation politique générale. De quelles mesures l'État peut-il se servir ? Sans doute, d'une politique de subventions, de prêts, mais aussi de la politique douanière ou cambiste et de la politique fiscale. Or, ces éléments seront plus ou moins nécessaires selon que l'on cherche la création d'industries pour se libérer des importations, la création d'autres industries pour accroître la capacité à importer par l'intermédiaire d'une exportation accrue, le développement d'une agriculture vivrière. Il semble, à première vue, qu'une extension des cultures vivrières ou d'une diversification des cultures, pourra, dans la plupart des cas, être opérée grâce à une aide directe, sans modification du régime douanier, fiscal ou cambiste. À l'autre extrême, une diversification de l'industrie doit faire appel, la plupart du temps, à une combinaison de ces mesures : hausse des droits protecteurs, accroissement des autorisations de change pour l'importation de biens d'équipement, dégrèvements fiscaux temporaires, crédit à bon marché, garantie des émissions de valeurs mobilières.

L'objectif à atteindre

Nous avons vu quelles sources venaient approvisionner le fond d'investissement national, comment le drainage pouvait être opéré, et enfin quels organismes étaient mis en place pour opérer la mise en route du plan de développement en fonction des priorités dégagées par l'option choisie. On peut cependant juger que ces méthodes, cette mise en place de moyens traditionnels et capitalistes, ne sont pas suffisamment efficaces ou qu'elles ne donnent des résultats que trop lentement. Indépendamment de considérations idéologiques, l'État peut donc envisager des contrôles plus directs, la mise en action d'une contrainte d'autant plus accentuée que les formes pré-capitalistes ou capitalistes sont, elles-mêmes, associées à une contrainte d'ordre personnel ou social.

En faisant intervenir l'existence de cette contrainte, on doit laisser de côté les hypothèses conservées jusqu'à maintenant. La disparition de certaines classes, la limitation autoritaire de la consommation et la planification rigide des investissements doivent être envisagées. Sans doute, y a-t-il toute espèce de degrés et d'intermédiaires entre les pratiques décrites plus haut et la planification autoritaire du développement : mais il ne s'agit, en définitive, que de voies alternatives, susceptibles de dégager avec plus ou moins de certitude, et dans une période donnée, un taux d'investissement considéré comme suffisant.

Sans préjuger ici des forces politiques qui peuvent éventuellement contrecarrer le mouvement, on peut supposer que la tendance à recourir à la contrainte sera d'autant plus forte que l'épargne spontanée sera plus faible. Si cette épargne est, en effet, insuffisante pour couvrir les besoins d'équipement liés au simple accroissement de la population, si donc le revenu réel par tête décroît, l'incitation à recourir à la méthode forte et à l'intervention directe sera grande. Si, au contraire, le revenu réel croît sur la longue période, il se peut que des méthodes plus traditionnelles suffisent.

On suggère, parfois, que l'écart des revenus par tête des pays industriels et des pays sous-développés va en s'accroissant, et que, dans ces conditions, vouloir rattraper le temps perdu par des moyens habituels et soi-disant capitalistes serait insuffisant. Sans se prononcer sur la valeur de cette constatation, le problème peut être posé dans les mêmes termes. Il faut, donc, pour réduire l'écart des revenus, un taux de croissance légèrement supérieur à celui des pays industrialisés. On admet généralement qu'un taux annuel de 2% est suffisant [14].

On peut alors calculer quel niveau de l'épargne sera nécessaire, une fois déterminé le rythme d'accroissement de la population. Il suffit, en effet, de déterminer un rapport entre l'investissement et le revenu. Le problème devient alors le suivant : si l'on veut accroître de 1% le revenu par tête, ou encore si la population s'accroît de 1% ce qui revient au même, quelle proportion du revenu national doit être investie ? De nombreuses études tendent à conclure empiriquement à environ 4% du revenu national [15].

Cette relation de 4 à 1 a été surtout établie à partir des statistiques des pays industrialisés et représente une moyenne assez grossière : il n'y a aucune raison de croire a priori que la relation des investissements au revenu soit analogue dans l'agriculture, les mines, l'industrie, ou dans chacune des industries manufacturières. En fait, des travaux récents montrent clairement que la relation fluctue considérablement d'un secteur économique à un autre.

On peut d'ailleurs douter que le coefficient de 4 à 1, établi pour des pays industriels, soit valable, même approximativement, pour les pays sous-développés. Certains économistes affirment que c'est à 6 ou 7 à 1 qu'il faut porter le coefficient, étant donnée l'ampleur des investissements non immédiatement productifs qui doivent être entrepris dans les pays arriérés, avant même que le développement proprement industriel puisse se poursuivre normalement.

Au contraire, d'autres économistes soutiennent que le coefficient sera nettement plus favorable que 4 à 1, étant donné que les rendements des investissements réels seront extrêmement élevés au début du processus de développement. En effet, un accroissement du niveau de l'investissement provoquerait, au début tout au moins, le déplacement de facteurs de production engagés dans l'agriculture en particulier, et dont le rendement est peut-être négatif, nul, ou en tout cas faible, et transférerait ces facteurs de production dans des industries où le rendement serait beaucoup plus élevé et où les coûts unitaires sont encore fortement décroissants.

Des facteurs divers, agissant parfois en sens inverse, modifient la valeur du coefficient d'investissement ; il est impossible de savoir laquelle des deux tendances sera la plus forte et le cas de chaque pays doit être traité séparément. A titre d'exemple, cependant, on notera que les économistes qui ont établi le premier plan quinquennal indien, ont officiellement admis un coefficient moyen de 3 à 1, ce qui est remarquablement favorable et peut-être trop optimiste [16]. Le « rapport des cinq experts » des Nations Unies proposait implicitement un coefficient de 6 à 1, pour l'ensemble des pays sous-développés, mais cette conclusion semble, maintenant, tout à fait exagérée [17].

Quoiqu'il en soit, tout en admettant la possibilité d'une forte dispersion des relations de l'investissement aux accroissements de revenu, on peut se demander quels investissements devraient être entrepris par les pays sous-développés si la relation était de 4 à 1. On sait déjà que l'on veut accroître le revenu par tête de 2% par an. Donc, à ces accroissements de population de 1, 1,5, 2, 2,5 et 3% par an, vont correspondre des taux d'investissements nécessaires d'environ 12, 14, 16, 18 et 20% du revenu national. D'autre part, un pays, qui devrait investir 12% de son revenu national actuellement, devra peut-être investir 16 ou 18% à courte échéance. En effet, la baisse rapide de la mortalité, et la stabilité, à court terme, des taux de natalité, est susceptible d'accroître sensiblement le rythme d'accroissement de la population.

On constate qu'avant la mise en route des programmes d'investissements internationaux (point IV, Plan de Colombo) et avant l'organisation des plans de développement en Extrême-Orient et dans l’Asie du Sud-Est, peu de pays, en 1949, étaient en mesure de maintenir un taux de croissance du revenu par tête de 2%. La Rhodésie du Sud sans doute investissait 15% de son revenu national. Mais des pays comme l'Égypte, la Turquie, l'Argentine, le Chili, la Bolivie et le Vénézuela n'investissaient que de 5 à 10% de leur revenu, ce qui était suffisant pour maintenir le niveau du revenu par tête d'une population croissante, mais insuffisant pour assurer aux revenus par tête un rythme de croissance convenable. Enfin, la Syrie, le Liban, l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan, la Birmanie, l'Inde et la Chine, n'investissaient, dans la mesure où des statistiques très approximatives permettent d'en juger, que moins de 5% de leurs revenus [18]. Dans ces conditions, même les investissements de type démographique ne pouvaient être totalement entrepris et l'on assistait dans certains de ces pays à une chute du revenu par habitant.

Depuis 1949, certains efforts ont été entrepris pour remonter la pente. Il est trop tôt encore pour pouvoir apprécier les résultats de ces efforts. On peut cependant se rendre aisément compte de l'écart considérable qui existe, au point de départ, entre les ressources investies dans les pays sous-développés et les objectifs qu'ils doivent se fixer s'ils veulent rattraper leurs retards et maintenir leur croissance [19].

À ces constatations pessimistes, on peut objecter qu'il n'est pas nécessaire de réaliser immédiatement un niveau d'épargne, ou un appel de capitaux étrangers, correspondant à un accroissement de 2% dans le revenu par tête. Il suffirait de relever petit à petit le niveau des investissements, jusqu'à ce qu'ils soient suffisants pour provoquer le rythme désiré d'accroissement des revenus, en maintenant constant le niveau de la consommation.

Une telle politique peut sembler raisonnable. Elle n'est cependant pas plus libérale que l'autre, car il est pour le moins douteux qu'à de faibles accroissements de revenus corresponde une propension croissante à épargner. À de faibles niveaux de vie, tout accroissement de production sera consommé sur place, si aucune contrainte n'intervient. C'est le danger inhérent à toute réforme agraire. Alors que le système des grands domaines agricoles permet de vendre une partie de la production dans les villes, la répartition des terres accroîtra sans doute le revenu du paysan, mais il n'y aura pas d'épargne supplémentaire, et les villes risquent d'être affamées par la disparition de l'épargne antérieure, le paysan ne cherchant au début qu'à accroître sa consommation. Il semble que ce phénomène ne soit pas totalement étranger aux difficultés de ravitaillement des villes, dans les quelques années qui suivirent la révolution russe.

Si, donc, il est probable que les moyens traditionnels ne soient pas suffisants pour provoquer la formation d'une épargne induite, et si les besoins d'investissement sont trop importants, eu égard au niveau des épargnes spontanées et des investissements extérieurs, l'État se trouve placé devant une situation difficile, d'où il ne peut sortir sans une profonde modification de la structure économique. Cette modification sera entreprise en fonction d'un plan plus ou moins autoritaire, et l'action de l'État va s'exercer, du point de vue qui nous intéresse ici d'abord, au niveau de l'épargne induite. Il faudra S'assurer que l'accroissement du revenu venant d'une réforme agraire éventuelle soit confisqué, en tout ou en partie, et que la consommation agricole soit sinon réduite, du moins comprimée à un niveau compatible avec le développement de l'industrie.

Mais, à supposer que cette compression soit possible, elle devra suivre un réaménagement de la structure de production, pour deux raisons. Il est d'abord probable que des mesures d'amélioration de la technique agricole ne seront pas suffisantes pour accroître la production dans les limites voulues, et l'on peut supposer que, dans le cas de certains pays, le système des grandes exploitations sera considéré comme conduisant à une mauvaise utilisation de la main-d'œuvre. Il n'appartient pas au cadre de cette étude d'inclure une appréciation des réformes agraires. On peut seulement, à ce stade, soulever l'hypothèse d'une transformation de la structure de production. La disparition de la classe des propriétaires fonciers et, d'une façon générale, des classes riches, aura, en outre, l'avantage technique de faire disparaître un ensemble d'activités non-prioritaires et qui ne subsistent qu'en fonction de la classe riche. La main-d'œuvre, ainsi dégagée, peut alors être versée dans le secteur des biens de production.

Il en sera de même dans le cas des compagnies d'exploitation. Si l'État veut s'approprier le profit des entreprises, il n'y a pas d'autre moyen que de nationaliser. S'il y a une épargne pour des travaux pétroliers dans un pays où l'exploitation est déjà commencée, il n'y en aura pas toujours pour les chemins de fer ou l'irrigation.

On voit, cependant, disparaître avec la mise en vigueur d'un plan de cet ordre, la notion de financement proprement dit. Dans un cadre plus strictement capitaliste, le financement était un levier, plus ou moins puissant. L'apparition d'une nouvelle structure reporte la question du financement dans le domaine de la comptabilité-matière. Sans doute, l'épargne des particuliers ne disparaît-elle pas, mais la dépendance partielle des investissements à l'épargne des particuliers peut disparaître, ou du moins, devenir beaucoup plus faible. L'épargne directement investie, pour en retirer un revenu, peut être en contradiction dans sa nature même avec le plan de développement, en provoquant une surproduction de biens de consommation, si les revenus distribués sont adaptés au niveau de la consommation [20]. En admettant cet antagonisme, on peut donc conclure que si la politique des taux d'intérêt est nécessaire dans le cadre des méthodes décrites comme capitalistes, dans un cadre de planification plus poussée, la structure des taux d'intérêts appliqués à l'épargne privée sera souvent susceptible de contrecarrer la bonne marche du plan.

INFLATION ET DÉVELOPPEMENT

Quelles que soient les méthodes utilisées pour amorcer le financement des projets de développement, il est assuré que, lorsque le rythma des investissements s'accélère, le rapport de la masse des revenus à la masse des biens de consommation disponibles a tendance à croître, et il n'est pas certain que l'État puisse pratiquer toute la diligence nécessaire pour résorber, par voie de fiscalité, la surabondance des revenus monétaires qui ont été diffusés dans l'économie.

D'autre part, dans bien des cas, l'épargne disponible va devoir être « forcée » par l'État. Non seulement l'épargne spontanée sera faible et l'assiette fiscale relativement limitée, mais l'administration gouvernementale ne sera souvent pas assez développée, et entraînée, pour utiliser au maximum les ressources financières disponibles. Le déficit budgétaire est donc devenu, dans bon nombre de cas, la méthode la plus facile de financer les investissements des plans de développement.

En somme, une croissance rapide est associée à des pressions inflationnistes de deux types différents. Les unes sont provoquées par l'ampleur des investissements non immédiatement productifs, dans un milieu économique où les revenus sont bas et où la propension à consommer est donc très forte. Les autres proviennent de l'incapacité, de plusieurs des pays sous-développés, à obtenir les ressources nécessaires au financement des investissements en dehors du déficit budgétaire.

L'inflation vient alors assurer la relève de l'épargne. Sans doute, une action gouvernementale ouvertement inflationniste reste-t-elle suspecte auprès de l'opinion publique, et les ministres des Finances ne manquent pas de signaler qu'un recours à une politique déficitaire n'est devenu nécessaire qu'en raison de l'impossibilité de trouver des ressources ailleurs. En un sens, on pourrait même dire qu'une politique inflationniste a d'autant plus de chances d'atteindre son but qu'elle reste inavouée [21].

D'aucuns verront dans ce principe une politique de facilité. A une époque, maintenant révolue, les mouvements internationaux de capitaux étaient suffisants pour suppléer à la carence de l'épargne nationale et contribuer ainsi au développement rapide de certaines régions. Sans doute, des transferts étaient-ils la source de pressions inflationnistes importantes, mais ces dernières étaient limitées en intensité et dans le temps.

Les fluctuations violentes des mouvements internationaux de capitaux ont fini par amener les bénéficiaires à modifier leur position : si l'on cherche toujours à obtenir des capitaux étrangers, ces capitaux viennent s'intégrer dans un plan général de développement, où ils feront figure d'appoint, important parfois, mais de toute façon ils ne détermineront pas totalement le rythme du développement. Le « deficit spending » devient alors, beaucoup plus que la réponse à des difficultés de trésorerie, la seule façon de sortir d'une impasse. Cette tendance intensifie le caractère déjà inflationniste d'un développement orthodoxe [22]. Malgré l'espèce de pudeur qui entoure toute discussion des possibilités du « deficit spending », il devient de plus en plus important de chercher à voir dans quelle mesure l'inflation peut influencer le financement intérieur, dans quelles conditions l'État peut espérer obtenir des résultats, en déplaçant le centre de gravité du sous-développement des marchés internationaux des capitaux vers le budget, soit pour stabiliser le rythme de croissance, soit pour se soustraire à des pressions extérieures.

Les objectifs spécifiques seront alors de déplacer les facteurs de production en fonction des priorités établies, grâce à une surenchère constante opérée par le déficit budgétaire. À supposer que ce premier objectif soit atteint, la hausse du revenu réel qui serait alors réalisée permettrait à une épargne induite de se substituer, petit à petit, au déficit jusqu'à ce qu'un point d'équilibre étant acquis l'épargne assure un rythme, sinon constant du moins stable, de croissance. Ces objectifs, pour être atteints, impliquent certaines conditions qu'il faudra préciser, mais on peut immédiatement poser les jalons indiquant l'évolution des flux monétaires. La question de savoir quelle action ces flux monétaires auront, sur les flux réels, est un autre problème.

On a beaucoup discuté le rôle d'un éventuel multiplicateur du revenu dans une économie sous-développée [23]. Sans doute, le circuit des flux monétaires implique, dans les pays les moins économiquement avancés, des particularités qui doivent entrer en ligne de compte. C'est ainsi, par exemple, que dans la mesure où une partie importante de la population a peu de contact avec le marché, la distribution des revenus peut se trouver limitée à une couche relativement mince de la population active. Ce morcellement des flux monétaires aura alors deux conséquences. D'une part, les prix ne s'accroîtront, pas au même rythme dans les régions d'économie monétaire et dans les régions où l'économie monétaire reste limitée. D'autre part, la population va se partager en divers groupes dont les propensions à consommer, à épargner ou à importer, sont tout à fait différentes, au point que l'on peut se demander si ces concepts gardent un sens. Dans les développements qui vont suivre, il faudra comprendre que les quantités globales sont envisagées comme des résultats, des indications valables pour l'économie dans son ensemble, niais pour aucune des régions en particulier.

Puisqu'il a été admis que le déficit budgétaire doit combler la carence de l'épargne, on peut supposer, dans le cadre d'un modèle théorique, que l'accroissement de l'épargne, consécutive à l'accroissement des revenus, réduira le déficit budgétaire et restreindra son importance comme levier des investissements. Cette relève du déficit par l'épargne va être étudiée dans les pages qui suivent  *.

Pour simplifier la présentation on a remplacé certaines valeurs par des symboles. Y représente le revenu national, C, la consommation, D, le déficit budgétaire, S, l'épargne, et 1, l'investissement. Le tableau 1 précise l'évolution du déficit budgétaire lorsque la propension à consommer reste constante, et dans l'hypothèse où tout accroissement de l'épargne vient en diminution du déficit budgétaire. Ce déficit est utilisé totalement à l'investissement, si bien que l'hypothèse envisagée n'est pas irréelle.

Dans ces conditions, et si, par exemple, la propension à consommer est de 0,8, l'accroissement final du revenu sera cinq fois plus élevé que le montant des nouveaux investissements entrepris, l'épargne, spontanée ou forcée par l'impôt, croîtra jusqu'au niveau du montant du déficit budgétaire initial qui disparaîtra.

Tout ceci est conforme aux études classiques sur le multiplicateur et peut être exprimé dans le tableau ci-dessous.

TABLEAU 1.
MULTIPLICATEUR À PROPENSION CONSTANTE.

Période

Y passé
(Revenu de la période précédente)

C
(Consommation)

D
(Déficit budgétaire)

E
(Épargne)

I
(Investissements)

Y
courant
(Revenu de la période en cours)

1

0

100

0

100

100

2

100

80

100

20

100

180

3

180

144

80

36

100

244

4

244

195

64

49

100

295

5

295

236

51

59

100

336

6

336

269

41

67

100

369

7

369

295

33

74

100

395

...

...

...

...

...

...

500

400

0

100

100

500

NOTE. - Il s'agit ici, comme dans les tableaux 3 et 4, d'accroissement et non pas de montants globaux. Y, C, D, etc., ont été substituées à ∆Y, ∆C, ∆D pour fin de simplification seulement.

Ce tableau exige plusieurs remarques.

Puisqu'il n'est tenu compte ici que du circuit de l'argent, l'investissement implique un accroissement intégral du revenu. La somme de C et de I est donc toujours égale à Y. Ceci ne veut pas dire que, dans les termes de l'exposé de Léon Tabah, le coefficient d'intensité marginal du capital est de 1. Encore une fois, on ne traite pour le moment que des phénomènes monétaires, et sous cet angle, il est évident que si 100 millions de francs sont investis, un groupe d'individus reçoit cette somme à titre de revenus.

Le déficit budgétaire ne décroît, dans la construction du tableau, d'un montant égal à la formation de l'épargne, qu'avec un décalage d'une période. Ceci se comprend aisément étant donné le temps nécessaires à la mobilisation de l'épargne et à son utilisation. Il faut noter d'ailleurs que la coordination entre la chute du déficit budgétaire et l'accroissement de l'épargne sera plus ou moins réalisée selon que la politique fiscale sera plus ou moins adaptée au drainage de cette épargne.

Une carence accusée de la pression fiscale serait sans doute, au début, accompagnée d'une très forte consommation, reflétant un très haut niveau de la propension marginale à consommer.

Sous les effets conjugués d'une fiscalité sérieuse et, plus tard, d'une amélioration du niveau de vie, il est probable qu'une part croissante de l'accroissement des revenus sera soustraite à la consommation. On a supposé dans le tableau suivant que les accroissements de revenus étaient intégralement consommés au début du processus de croissance, mais que, au fur et à mesure de l'organisation des services fiscaux et du relèvement du revenu, la propension à consommer tombait progressivement.

TABLEAU 2.

ÉVOLUTION DE LA PROPENSION MARGINALE A CONSOMMER.

Période

Propension

1

1

2

1

3

1

4

0,9

5

0,85

ô

018

7

0,75

8

0,7

9

0,7

10

0,7

L'épargne ainsi formée peut éventuellement devenir supérieure à l'investissement financé, à l'origine, par le déficit budgétaire. Dans ce cas, ou bien le surplus d'épargne trouvera à s'investir, ou bien encore ce surplus sera thésaurisé, ce mot étant compris ici dans le sens large, c'est-à-dire qu'une partie de l'épargne ne sera pas affectée à des investissements productifs mais servira à l'accumulation de métaux précieux, de biens somptuaires, de biens immobiliers non productifs, etc. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de raison de croire, a priori, que l'épargne au point d'équilibre sera égale au déficit budgétaire initial. On peut construire les deux tableaux suivants [24].

TABLEAU 3.

L'ÉPARGNE EST TOTALEMENT INVESTIE
DANS DES TRAVAUX PRODUCTIFS

Période

Y passé

C

D

S

I

Y courant

1

0

100

0

100

100

2

100

100

100

0

100

200

3

200

200

100

0

100

300

4

300

270

100

30

100

370

5

370

314

70

56

100

414

6

414

331

44

83

100

431

7

431

323

17

108

100

433

8

423

296

0

127

108

404

9

404

283

0

121

127

410

10

410

287

0

123

121

408

11

408

286

0

122

122

409

12

409

286

0

123

122

409


TABLEAU 4.

UNE PARTIE DE L'ÉPARGNE EST THÉSAURISÉE

Période

Y passé

C

D

S

I

Y courant

8

423

296

0

127

100

396

9

396

277

0

119

100

377

10

377

264

0

113

100

364

11

364

255

0

109

100

355

12

355

249

0

106

100

349

13

349

244

0

105

100

344

14

344

241

0

103

100

341

15

341

229

0

102

100

338

On constate que, dans les deux cas, l'accroissement du revenu est extrêmement rapide jusqu'à la 6e période, mais que le revenu commence à décroître dès que l'épargne dépasse le niveau de l'investissement. Ceci se comprend puisque, dès la 7e période, la consommation tombe.

Dans le tableau 3, cependant, la hausse de l'investissement fait remonter le revenu au niveau de celui de la Se période. Le revenu se stabilise alors, avec de légères oscillations, le point d'équilibre étant situé entre 408 et 409.

Au contraire, dans le cas du tableau 4, l'équilibre ne sera atteint que lorsque l'épargne et le revenu auront décru à un niveau qui, compte tenu de la propension à consommer, sera compatible avec le niveau resté constant de l'investissement.

Quelles conclusions peut-on tirer de ce jeu arithmétique ? On voit une fois de plus qu'un investissement constant provoque, de période en période, des accroissements de plus en plus faibles des revenus monétaires (tableau 1). Les conséquences de cet état de choses, sur les pressions inflationnistes éventuelles de l'économie, sont discutées ci-dessous. Lorsque la propension à consommer décroît, la chute du rythme d'accroissement des revenus s'en trouve évidemment accélérée.

Mais les trois tableaux indiquent bien autre chose. Il est clair que plus le système fiscal et le système bancaire seront convenablement organisés, plus sera aisée et rapide la transition du déficit budgétaire à l'épargne. L'organisation de ces réseaux de canalisation de l'épargne, spontanée ou forcée, facilitera l'investissement immédiat de l'épargne et en évitera la stérilisation. Encore faut-il se rendre compte que cette stérilisation peut être utile si, en provoquant une chute des revenus à un moment donné, elle aide à résorber une inflation active.

L'augmentation des revenus monétaires ne correspond pas nécessairement à un accroissement proportionnel du revenu réel. Le rapport des accroissements de ces deux revenus sera largement déterminé par l'élasticité de l'offre des facteurs de production. En effet, si l'offre de facteurs était parfaitement inélastique, l'utilisation du déficit budgétaire pour amorcer le transfert des facteurs, des industries de consommation aux industries de production, serait parfaitement injustifiée.

On pense souvent que l'offre de main-d'œuvre, dans les pays sous-développés, sera caractérisée par une élasticité considérable. Le chômage agricole, plus ou moins caché par l'utilisation irrationnelle de la main-d'œuvre, représenterait une réserve importante disponible pour les travaux industriels et pour les projets de développement régional. En fait, le déplacement de la main-d'oeuvre ne sera pas toujours simple et facile. Les difficultés de communication entre les diverses régions d'un même pays, des facteurs institutionnels et le manque d'organisation des villes, ou des agglomérations industrielles,* sont autant d'obstacles à la mobilité du travail.

L'élasticité à peu près infinie de l'offre de main-d'œuvre est donc une hypothèse à exclure. On peut supposer que l'élasticité, relativement grande au point de départ, se réduira au fur et à mesure que seront épuisées les disponibilités des régions en voie de développement ; mais l'extension des voies de communication, la création de mouvements de population, des campagnes vers les villes, provoqueront vraisemblablement, par la suite, une hausse de l'élasticité de l'offre de travail et une amélioration de l'approvisionnement en main-d'oeuvre. Les salaires pourraient alors décroître en valeur, nominale, et dans l'ensemble du secteur privé autant que dans le secteur public.

L'approvisionnement en équipement et en outillage pose des problèmes différents. En effet, dans un bon nombre de cas, ces biens de production doivent être importés. On peut donc s'attendre, aux premiers stades du développement, à une hausse très sensible des prix des biens de production locale, et à un accroissement de la propension marginale à importer, qui sera d'autant plus important que les revenus distribués seront concentrés dans un petit nombre de mains, et que, les investissements entrepris seront confiés à des intérêts privés. L'effet dit de Kindleberger, n'est que l'expression dans le temps de cette nouvelle incitation à importer qui n'est pas intégrée dans un plan général de développement.

Souvent, l'industrie proprement nationale de biens de production ne peut accroître sa capacité rapidement. Elle dépend sans doute, pour une bonne part, de l'équipement étranger et, d'ailleurs, elle n'a souvent pas la dimension suffisante pour disposer de facilités nécessaires à un niveau de production conciliable avec le rythme de croissance prévu du revenu réel. L'État ici doit intervenir pour réorienter avec vigueur des produits, des techniciens et des fonds qui autrement iraient se joindre aux secteurs non-prioritaires. Cette réorientation va se faire souvent grâce à un pouvoir d'achat dégagé par le déficit budgétaire, lorsqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Sans doute l'État est-il placé en face d'un dilemme. On cherche à retirer le plus possible de biens, et de services, du circuit de la consommation pour les investir. D'un autre côté, la surenchère, qui résulte de cette action, accroit des revenus qui sont caractérises par une forte propension marginale à consommer. C'est ainsi, par exemple, qu'un salaire relativement élevé sera payé à un paysan pour le faire travailler à une route. La consommation agricole sera réduite, dans la plupart des cas, mais le revenu du salarié sera intégralement consommé, ce qui, en favorisant la hausse des prix agricoles, rendra le retrait d'un autre paysan plus difficile ou du moins plus coûteux.

Ce genre de surenchère peut éventuellement donner des résultats décevants, si on les compare aux sommes représentées par le déficit budgétaire. La politique fiscale, facilitée par une extension du système de paiement des impôts à la source, sera souvent le moyen le plus directement efficace de limiter la pression inflationniste et d'empêcher que le déficit budgétaire ne serve à perturber le mécanisme de croissance, plutôt qu'à arracher l'économie à sa stagnation. Il est certain qu'une politique inflationniste qui n'aboutirait pas à la création, à brève échéance, d'une masse imposable et d'une épargne spontanée susceptibles de maintenir un rythme accéléré de croissance de l'économie, provoquerait non pas une situation de caractère neutre, mais une dislocation véritable de la structure que l'on aurait commencé à créer. Elle risquerait aussi de disloquer le commerce extérieur. Cette question est discutée plus loin.

FINANCEMENT INTÉRIEUR
ET COMMERCE EXTÉRIEUR

La faible capacité de production, en biens d'équipement, tend à lier le rythme de l'accroissement du revenu réel par tête à la possibilité d'importer ces biens. Puisqu'on ne traite ici que du financement intérieur, c'est-à-dire du financement opéré avec les moyens du bord, ce n'est pas par le biais de la balance commerciale que la question sera abordée, mais par la capacité à importer ou à se constituer des réserves de devises.

La capacité à importer

Cette capacité se définit comme étant le produit du volume des exportations et du rapport des prix à l'exportation sur les prix à l'importation, c'est-à-dire des termes d'échange. On obtient ainsi le volume d'importations susceptibles d'être financées par les exportations. Si toute la capacité à importer est utilisée, la balance commerciale est nulle. Si, au contraire, une partie seulement est utilisée, la différence vient augmenter les réserves de devises et peut servir à accroître la capacité à importer d'une année subséquente.

Ceci dit, il faut, avant de pouvoir suivre l'évolution de la capacité à importer, déterminer la structure des importations des pays sous-développés. Sous réserve des cas d'espèce, d'ailleurs fort nombreux, deux groupes de produits se partagent la plus grande partie des importations : les produits durables de consommation et les biens d'équipement d'une part, et les produits d'alimentation d'autre part. Pour certains pays attardés, l'importation des denrées alimentaires est d'autant plus importante que le revenu est faible et que le produit alimentaire est de consommation courante. Une baisse de la capacité à importer provoquera donc une réduction plus faible de cette catégorie d'importations que des produits manufacturés. La part relative de ces deux catégories de produits, et la politique économique de l'État, détermineront alors l'évolution de la masse des importations de biens de production.

Les fluctuations violentes des importations de biens d'équipement accroissent l'incidence d'une variation de la capacité à importer sur le développement. En effet, une baisse de 10% dans la capacité à importer provoquera souvent une diminution supérieure à 10% des importations de biens de production. Évidemment, cette variation de 10% aura une répercussion d'autant plus grande que la proportion du revenu national, venant du commerce extérieur, sera plus grande. Si donc, dans le cas de l'Inde, par exemple, ces fluctuations ont une importance relativement peu considérable, pour des pays comme la Malaisie elles peuvent avoir un rôle aussi grand que celui des fluctuations de l'investissement étranger.

Un accroissement de la capacité à importer peut cependant n'avoir que des effets atténués sur les importations d'équipement si l'État n'est pas en mesure de contrôler avec suffisamment de rigueur l'utilisation des devises. C'est ainsi, par exemple, qu'on peut imaginer qu'un accroissement de la capacité à importer de 10% ne serve qu'à des importations additionnelles de biens de luxe ou de biens durables de consommation, si l'augmentation du revenu des exportateurs n'était pas détournée vers les caisses de l'État ou si les importations n'étaient pas soumises à un régime de licences. Il est donc particulièrement important de mettre en place un régime de contrôle qui évite les pertes ou les fuites. Sans doute, l'État est parfois incapable de contrôler toutes les rentrées de devises, lorsque, comme il a été vu précédemment, des accords existant entre les compagnies d'exportation et l'État laissent àces dernières la libre disposition d'une partie des devises. Des accords de ce genre peuvent être assimilés à une carence du contrôle ou de l'orientation de l'épargne nationale. Ils en auront souvent les mêmes effets. Les compagnies bénéficiaires seront, en effet, laissées à elles-mêmes, et pourront éventuellement procéder à des transferts de fonds à l'étranger ou à des dépenses non prioritaires, alors que les projets de développement devront être limités en raison du manque d'équipement et d'outillage disponibles en provenance de l'étranger.

Pour saisir les répercussions des variations du niveau des réserves de devises, sur l'économie nationale, on doit pouvoir analyser chacune des composantes de la capacité à importer, c'est-à-dire les prix à l'importation et à l'exportation, ainsi que la quantité des exportations.

Les comportements des prix et des quantités des produits vendus sur les marchés mondiaux ne peuvent pas être identifiés. Ces produits sont généralement groupés en trois classes principales : les produits alimentaires, les matières premières industrielles et les produits manufacturés.

De nombreux économistes considèrent que l'activité économique internationale affecte différemment ces trois classes. En effet, une dépression provoquerait une chute importante du prix des matières premières et des produits alimentaires, alors que le prix des produits manufacturés serait beaucoup moins sensible à une baisse de la demande. D'un autre côté, alors que les quantités vendues de biens primaires diminueraient relativement peu, les ventes de biens manufacturés seraient très fortement réduites. Au contraire, en période de prospérité, les prix des biens primaires se relèveraient rapidement alors que ceux des produits manufacturés ne subiraient que de faibles hausses, mais les quantités de biens primaires échangés s'accroîtraient peu, alors que les quantités exportées de biens manufacturés monteraient rapidement [25]. Dans ces conditions, les termes d'échange (c'est-à-dire le rapport des prix à l'exportation aux prix à l'importation) des pays producteurs de biens primaires et importateurs de biens manufacturés seraient favorables en temps de prospérité, et défavorables en temps de dépression. Les termes d'échange des pays industriels suivraient le chemin inverse. Les variations des quantités exportées accentueraient donc l'effet d'une variation des termes d'échange des exportateurs de biens primaires sur leur capacité à importer, et compenseraient l'effet d'une variation des termes d'échange des pays industriels.

Dans l'ensemble, ces règles de comportement sont valables pour les années qui séparent les deux guerres mondiales. Pendant, et après la seconde guerre mondiale, les comportements sont beaucoup plus complexes étant donnée la disparition, temporaire peut-être, des cycles de la conjoncture. Il reste cependant que les prix des matières premières, depuis quinze ans, ont fluctué considérablement et que les variations de la capacité à importer des pays sous-développés ont été fortes, ainsi que l'on peut s'en rendre compte dans le tableau qui suit [26] :

TABLEAU 5.

VARIATIONS DE LA CAPACITÉ A IMPORTER DE DIVERS PAYS
(1948 à 1953) [
27]

Pays

1948

1949

1950

1951

1952

1953

Indes

100

116

130

127

100

106

Ceylan

100

111

162

169

128

146

Malaisie

100

95

191

240

165

131

Colombie

100

117

135

150

157

220

Nigéria

100

123

135

143

146

159

Turquie

100

138

162

170

177

217

Dans les exemples, donnés ci-dessus, deux groupes de pays sont clairement distincts. Dans le premier groupe, les disponibilités de devises étrangères ont été gonflées par la guerre de Corée, puis les entrées de devises sont retombées. Dans le second groupe, la capacité à importer a crû régulièrement et, en 1953, était parfois égale au double de ce qu'elle était six ans plus tôt.

La relative instabilité de la capacité à importer, constatée depuis tant d'années, est déterminée par un grand nombre de facteurs mais en particulier par le degré de spécialisation du commerce d'exportation. Lorsqu'un pays exporte un grand nombre de produits, un mouvement brutal du prix de l'un d'entre eux est évidemment moins susceptible de se répercuter sur la capacité à importer. Mais un pays comme la Malaisie, dont le revenu et le commerce extérieur dépendent très étroitement de deux produits, est mai placé pour amortir les effets d'une chute de ses termes d'échange et de la quantité de ses exportations.

Devant une chute brusque de la capacité à importer, deux comportements ont été dégagés empiriquement. Certains pays, dont l'économie n'est pas en voie de transformation, adaptent très rapidement leurs importations à la chute des rentrées de devises, si bien que leurs réserves, gonflées pendant un moment, reviennent à un niveau voisin du niveau initial. D'autres pays, déjà engagés dans une transformation de leur structure de production et qui ont profité de l'abondance relative de devises pour lancer de nouveaux plans de développement et les mettre en route, ne peuvent pas réduire leurs importations aussi rapidement. Les encaisses de devises servent alors d'amortisseur et seront partiellement liquidées. Mais, une fois les investissements terminés, il faudra attendre de regonfler les réserves avant de pouvoir recommencer [28].

Jusqu'ici, cependant, le problème a été traité pour les pays sous-développés pris dans leur ensemble. Si l'on étudie le point de vue d'un seul pays, les conclusions vont devoir être légèrement modifiées. Les termes d'échange d'un seul pays peuvent, en effet, devenir plus favorables dans le sens technique du mot, sans être pour cela avantageux. Si l'accroissement des prix à l'exportation est, dans un pays A, supérieur à celui des concurrents, le volume d'exportation pourra évoluer dans un sens défavorable, même si la conjoncture mondiale est croissante. Il y a là matière à des études précises des élasticités aux prix et aux revenus de la demande mondiale pour les exportations de A. Si les matières premières exportées sont rares, et sont achetées à n'importe quel prix, la question n'a pas d'importance, mais dans tous les autres cas l'élasticité de substitution de la demande peut être très forte, pour les denrées alimentaires en particulier. Les avatars des ventes de blé sur le marché mondial, entre 1929 et 1939, illustrent bien les difficultés qu'il peut y avoir à déterminer le seuil à partir duquel l'élasticité de substitution commence à jouer.

Une politique monétaire inflationniste trop poussée ou pratiquée à contretemps, des droits de douane à l'exportation trop rigides et qui ne peuvent être répercutés sur les acheteurs, risquent donc, tout en améliorant nominalement les termes d'échange, de provoquer une telle diminution du volume des exportations que la capacité à importer va décroître.

Si l'on envisage non pas les fluctuations des termes d'échange, mais leur tendance à long terme, le financement des pays sous-développés par le truchement du commerce extérieur est beaucoup moins assuré qu'il ne le fut à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire au moment de l'industrialisation d'un certain nombre de pays jeunes. Le Canada, l'Afrique du Sud, l'Australie ont commencé leur développement, sans doute avec l'aide d'une abondance de capitaux étrangers, mais aussi à un moment où les termes d'échange leur étaient très favorables. Depuis cette époque, une longue et graduelle détérioration des termes d'échange s'est produite, si bien que, à la veille de la dernière guerre, le pouvoir d'achat des exportations s'était réduit de 40% [29]. On peut voir là une autre raison de pessimisme : à mesure que le marché international des capitaux se disloque, les termes d'échange se détériorent ; à une difficulté de financement vient s'en ajouter une autre.

Perspectives actuelles

Est-ce à dire qu'à l'heure actuelle les perspectives soient toujours aussi sombres ? Il ne le semble pas. Un retournement s'est produit, dans les termes d'échange, depuis une dizaine d'années. Il est trop tôt pour savoir s'il s'agit là d'un revirement de tendance. À cela s'ajoute la prévision d'une amélioration des termes d'échange en faveur de l'agriculture, en raison de la hausse des taux d'accroissement démographique [30].

La question de savoir si la tendance est véritablement renversée, et si elle se perpétuera, à une importance particulière. La politique économique des pays sous-développés peut en être fortement influencée. Si, en effet, on croit au renversement, il se peut qu'on opte pour un développement initial des industries exportatrices, aux dépens des industries locales, alors qu'au contraire, si l'on suppose que la détérioration continuera, les capitaux seraient dirigés le moins possible vers des branches d'activité dont la contribution au développement économique national ira s'amenuisant. Cette alternative doit être, bien entendu, révisée pour chaque pays en fonction des matières premières qu'il exporte, du degré de spécialisation et de la proportion des recettes de devises retenues au pays [31].

Au terme de cet exposé, un certain nombre d'observations se dégagent qui, toutes, peuvent être rattachées à cette idée que les pays attardés doivent compter pour leur financement sur des moyens qui sont différents de ceux qu'utilisent les pays industrialisés, et qui ne doivent pas être jugés à partir des mêmes critères. La faiblesse de l'épargne ne peut être que partiellement compensée par un meilleur drainage et par une utilisation plus soucieuse de l'intérêt national. A cause du bas niveau des revenus, la consommation globale ne peut pas être suffisamment réduite, à moins que l'État n'ait recours à des mesures autoritaires de compression. Peut-on, alors, s'étonner que le processus inflationniste soit utilisé pour déplacer et réaménager les facteurs de production ? Les résultats que l'on peut attendre d'une telle politique semblent, sans doute, être aléatoires, mais pas nécessairement nocifs.

Encore faut-il voir qu'un processus inflationniste interne, s'il tend à améliorer les termes d'échange, met en branle un mécanisme de substitution de la demande étrangère des produits nationaux qui peut peser sur la capacité à importer. L'importance de ce dernier facteur, dans le financement interne du développement, est trop grande pour que l'on puisse ne pas saisir la gravité d'une éventuelle incompatibilité entre une politique inflationniste et une politique d'exportation.



[1] On verra l'utilisation que le professeur Prebisch a fait de cette formule dans le Survey of Latin America, 1949, préparé par la C.E.P.A.L. pour les Nations Unies, p. 15 et suiv.

[2] Cf. Quelques notes sur les rapports d'échanges, par H. STAEHLE, Bulletin international des Sciences sociales, Printemps 1951, p. 35.

[3] Voir : Measures for the Economic Development of Under-developed Countries, Nations Unies, 1951, p. 35, 36. Dans certains pays, on estime à 10% du revenu national la thésaurisation totale.

[4] Measures for the Economic Development of Under-developed Countries, op. cit., p. 36.

[5] Domestic Financing of Economic Development, Nations Unies, 1950, p. 23. La Banque Royale du Canada à Haïti, seule banque privée de la république, ne paie aucun intérêt sur les comptes d'épargne, en raison de l'impossibilité de trouver des débouchés internes rémunérateurs.

[6] Domestic Financing of Economic Development, op. cit., p. 65.

[7] L'exemple de l'Argentine est typique. Alors que le montant des importations est sensiblement le même en 1947 et en 1949, les licences accordées à l'importation de biens de consommation passent de 11,9% du total à 5,6%, alors que les licences pour l'importation de matières premières et de produits serni-fabriqués pour l'industrie passent de 39,8% à 52,1%. Voir : « Études sur la situation économique de l'Amérique latine en 1950 ». Exposé des faits et tendances récentes de l'économie de l'Argentine, Nations Unies, avril 1951, p. 82, 83.

[8] Économie mondiale », Études et Conjoncture, nov.-déc. 1951, p. 79 et 83.

[9] « Les conditions économiques au Moyen-Orient », Nations Unies, mars 1951, p. 33.

[10] Ibid., p. 33.

[11] « Étude économique sur l'Amérique latine en 1950 », « Éléments récents et tendances récentes de l'économie du Chili, Nations Unies, juin 1951, p. 169. Sur le système de contrôle des changes chiliens, voir aussi ENCKE et SALERA, International Econonics, Dobson and Co, 1951, p. 358 et suiv.

[12] Étude sur la situation économique de l'Amérique latine en 1950. Éléments récents et tendances récentes de l'économie du Mexique, mai 1951, C.E.P.A.L., p. 55 et suiv., et Domestic Financing of Economic Development, U.N., 1950, p. 152 et 153.

[13] Domestic Financing of Economic Development, op. cit., p. 199.

[14] Ce taux de 2% a été retenu par le rapport des cinq experts : Measures for the Economic Development of under-developed countries, Nations Unies, New-York, 1951, p. 76.

[15] The Economy of under-developed Countries, The Review of Economic Progress, avril-juin 1952, p. 5.

[16] The First Year Plan, Planning Commission, Government of India, 1952, p. 22. D'après l'expérience des vingt dernières années, la chute des revenus per capita aux Indes ne peut s'expliquer que si le coefficient est égal ou légèrement supérieur à 4 à 1. Il est évidemment possible qu'étant donné le caractère des investissements du plan, les économistes indiens aient dû tenir compte d'un coefficient plus favorable.

[17] Measures for the Economic Development of under-developed Countries, op. cit., p. 76.

[18] Quelques aspects fondamentaux de l'Économie mondiale, l'N.S.E.E., 1951, p. 195.

[19] Les résultats particulièrement brillants de certains plans de développement récents ne sont pas tous significatifs. C'est ainsi, par exemple, que les accroissements sensibles de revenus aux Indes, depuis cinq ans, sont dus plus aux moussons qu'au plan quinquennal lui-même.

[20] Cf. BETTELHEIM, Les Problèmes théoriques et pratiques de la Planification, Presses Universitaires de France, 1946, p. 302-3.

[21] Le phénomène n'en est pas moins clair. Le recours au déficit budgétaire peut s'imposer d'une façon abrupte lorsqu'un plan de développement est mis en route. L'exemple des Indes est de ce point de vue significatif, ainsi qu'on peut s'en rendre compte par la citation laconique suivante tirée de l'Economic Survey of Asia and the Far East, 1954, Nations Unies, 1955, p. 127.  « For the Central Government, the percentage of developmental expenditures covered by current surplus has declined from 100 in 1951-1952, to 43.4 in 1952-1953 and to 6.7 in 1953-1954 ; in 1954-1955 there is no current surplus to finance the developmental expenditures. »

[22] International Approach to Problems of Under-developed Countries, Milbank Memorial Fund, New York, 1948, p. 30-31.

[23] On est fréquemment sceptique au sujet de la valeur conceptuelle du multiplicateur dans l'analyse de l'économie des pays sous-développés. Voir, par exemple, Norman S. BUCHANAN et Howard S. ELLIS, Approaches to Economic Development, New York, 1955, p. 53-54.

* Les symboles et les modèles utilisés ci-dessous n'ont qu'une valeur illustrative. Ils aident à saisir certains principes mais ne sont que les images d'une abstraite parabole.

[24] Le tableau 4 commence à la huitième période, les sept périodes précédentes étant identiques dans les deux tableaux. En effet, c'est à la huitième période que l’épargne induite dépasse le déficit budgétaire initial.

[25] Les comportements ont été, souvent expliqués par le caractère inélastique de l'offre de produits primaires et le caractère très élastique de l'offre de produits manufacturés.

[26] On consultera, au sujet de l'ampleur des fluctuations de prix sur le marché mondial depuis le tournant du siècle, la publication des Nations Unies : Instability in Exports Markets of Under-developed Countries, 1953.

[27] Les données nécessaires à la construction de ce tableau sont tirées des annuaires statistiques des Nations Unies. Les séries ne sont pas toujours parfaitement continues mais sont cependant significatives de la tendance générale. Les indices sont basées sur 1948 = 100.

[28] On se reportera, pour une illustration du jeu de ce mécanisme en 1951 et 1952, à l'article de M. CALDO ; la Situation actuelle des Balances de paiements, rapport présenté à la Conférence de Mexico, Fonds monétaire international, mai 1952.

[29] Relatives Prices of Exports and Imports of Under-developped Countries, Nations Unies. 1949, p. 22. On a beaucoup discuté la validité de ce chiffre. On doit au moins faire remarquer qu'une chute importante des termes d'échange s'est produite.

[30] M. Colin CLARK a étendu, jusqu'en 1970 ses prévisions au sujet des termes d'échange dans son article : « The Future of the Terras of Trade », dans l'International Bulletin of the Social Sciences, vol. III, no 1, p. 37-41.

[31] Voir, à ce sujet, le chapitre suivant.


Retour au texte de l'auteure: Colette Parent, criminologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 mars 2009 15:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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