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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du chapitre du livre M. Jacques Parizeau, “Les problèmes de l’aide extérieure”. Un chapitre publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 331-348. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sau-vy. Paris: Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection: Travaux et documents. Cahier no 39. [Autorisation formelle accordée par l'auteur de diffuser toutes ses publications accordée aux Classiques des sciences sociales le 18 septembre 2006.]

Jacques PARIZEAU (1930 - )

Économiste, retraité de l’enseignement à l’Université de Montréal
Ancien premier ministre du Québec

Les problèmes de l’aide extérieure”.

Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 331-348. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris: Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection: Travaux et documents. Cahier no 39.

Introduction
L'aménagement des espaces économiques et le financement extérieur
L'exemple de la Turquie.
L'investissement international, les sources de matières premières et la croissance.
L’assistance technique

Introduction

L'aide extérieure aux pays attardés est devenue, depuis la fin de la guerre, l'idée dirigeante de nombre de techniciens, de groupes d'intérêts, de théoriciens, d'hommes politiques qui se retrouvent en un lieu géométrique, d'aspirations parfois opposées, où l'humanitarisme, la stratégie mondiale et l'intérêt financier se rejoignent sans pour cela se fondre.

Des organismes nationaux et internationaux, publics ou privés, se sont chargés de pallier la carence des investissements traditionnels et de faire prévaloir un type de croissance harmonisée, qui n'a évidemment que peu en commun avec l'orientation que les capitaux privés avaient donnée à bon nombre de pays. Par le fait même, ces pays avaient été divisés en deux parties, dont l'une, tournée vers l'extérieur, non intégrée à un hinterland à peu près non monétaire, ne transmettait pas toujours à l'autre partie les impulsions qui lui venaient des pays plus avancés. Cette scission forçait les gouvernements locaux à chercher à souder les deux secteurs, à faire ainsi le premier pas vers la stabilisation et une croissance moins déséquilibrée.

Mais cette intervention poussait à une impasse. S'il est nécessaire de faire appel aux capitaux étrangers, en raison d'une épargne trop faible ou d'une trop grande irrégularité des rentrées de devises, ce n'est pas la nationalisation qui les fera entrer, ni les contrôles de change, ni les taux de change multiples. D'autre part, le genre de développement désiré demande des capitaux dont la rémunération directe et immédiate est très souvent nulle. Les territoires coloniaux avaient fait l'expérience d'investissements publics massifs bien avant la guerre dans la mesure où, précisément, les puissances coloniales sortaient de l'idée longtemps prépondérante, sinon toujours exprimée, de la colonie d'exploitation et du Pacte colonial.

Malgré le renouveau certain, qui s'est opéré depuis une dizaine d'années, la question de l'aide extérieure est loin de se présenter sous un jour très clair et des thèses parfois tout à fait contradictoires ont été débattues, soit aux Nations Unies, soit dans les pays pourvoyeurs de capitaux. Les pays sous-développés restent très soupçonneux devant les investissements privés et réclament une action internationale de plus en plus large.

À supposer que l'on s'entende sur l'extension à donner à l'aide financière, on doit encore se mettre d'accord sur sa forme : aura-t-on recours aux dons ou aux prêts ? Tournés vers le prêt jusque vers 1948, les États-Unis passent ensuite aux dons, pour revenir maintenant aux prêts. De leur côté, les organismes internationaux pratiquent le prêt, mais à des taux d'intérêt suffisamment bas pour réduire les objections que certains pays peuvent avoir à l'extension de leurs emprunts : un service trop lourd de la dette. Est-ce à dire que les pays emprunteurs préféreraient des dons ? Même cela ne peut être considéré comme acquis. Pour des raisons d'ordre politique, certains de ces pays semblent préférer un service de la dette, un engagement bilatéral, et éviter ainsi que leur indépendance d'action ne soit par trop restreinte.

Mais les conflits ne se limitent pas là. L'aide technique ou l'aide sanitaire n'ont pas la même portée, et la même résonance, selon que les partis en présence partent d'une position malthusienne ou. non malthusienne, raciste ou non raciste.

En raison du manque d'homogénéité du milieu dans lequel se transmet l'aide extérieure, étant donnés aussi les conflits que va soulever la distribution de cette aide, on voit ce qu'il pourrait y avoir d'artificiel à dresser une simple liste des organismes qui distribuent les fonds, les buts de ces organismes et l'importance relative de leurs apports. Il faut avant tout dégager les liens qui unissent l'orientation de l'aide extérieure et la formation des espaces économiques actuels. On pourra alors chercher à dégager de quelle façon, dans cette géométrie internationale des liens financiers et de l'aide technique, une croissance harmonisée peut se concevoir. L'efficacité, les incompatibilités et les conflits qui caractérisent les très nombreux plans d'aide devraient alors apparaître. Le rythme des taux de croissance, et les types de croissance, devraient pouvoir être caractérisés d'une façon un peu plus précise qu'ils ne le sont généralement.

L'aménagement des espaces économiques
et le financement extérieur
 [1].

Grâce à l'action des Nations Unies, on a assisté depuis la fin de la guerre à une certaine interpénétration des zones d'influence et des blocs économiques des nations. Mai ? cette influence n'a pas été suffisamment puissante pour faire totalement disparaître la valeur de ces espaces économiques. En un sens, on peut toujours se demander dans quelle mesure les Nations Unies n'ont pas eu à faire des compromis avec la dynamique propre de ces groupes ou de ces zones.

Définir la zone ou l'espace économique n'est pas facile. De nombreux critères peuvent intervenir, qui ne sont pas tous nécessaires et sont eux-mêmes liés parfois à une structure politique qui les conditionne. Il vaut donc mieux, semble-t-il, présenter quelques types théoriques schématisant les caractères les plus courants des zones contemporaines.

N'envisageons pour le moment que deux pays. L'un, A, fournisseur de quelques-unes des matières dont l'autre, B, a besoin pour son industrie. A envoie à B, par exemple, 70% de ses exportations et en reçoit 60% de ses importations. Sans poser pour l'instant des liens politiques définis entre A et B, on peut en conclure que, vraisemblablement, les transactions commerciales sont faites dans la monnaie de B, et que les organismes de crédit de B sont plus ou moins largement ouverts à A. La complémentarité des deux économies, et les facilités d'ordre financier qui régissent leurs relations, vont amener un courant d'investissement, de B vers A, qui renversera la balance Commerciale en faveur de B. Ces investissements vont nécessiter des techniciens qui viendront vraisemblablement de B. Ces techniciens sont restés en contact avec les entreprises de leur pays, si bien que les commandes, qu'ils auront à passer pour satisfaire les besoins d'équipement de A, ne seront pas portées chez C ou D, mais chez B. Et qu'il s'agisse de techniciens de la santé, d'instituteurs ou d'ingénieurs, l'effet de leur présence se manifestera, dans le cadre de la balance commerciale, par une intensification des liens économiques de A et de B. Le mouvement ne s'arrête d'ailleurs pas là. A supposer que B veuille faire un effort supplémentaire et aider A à atteindre un degré de développement suffisamment harmonisé, B cherchera à former des techniciens au sein de la population de A. Ces techniciens, formés chez B, seront au courant des marques de fabrique, des procédés de fabrication, des industries de B.

Tout ceci est assez élémentaire mais permet d'en arriver à l'idée que l'aide technique, pas plus que l'investissement, n'est économiquement neutre, même lorsqu'il s'agit d'une technique qui n'est pas, en elle-même, commerciale.

Il n'est pas nécessaire, à ce stade, de faire intervenir les relations directement politiques. Leur influence est évidente. Le problème se complique cependant si l'on met en présence non pas un seul fournisseur de matières premières, mais plusieurs, plus ou moins concurrents pour certains de leurs produits, ou soumis à des menaces de substitution dont l'origine est évidemment le pays acheteur, et que, pour ne pas compliquer inutilement les choses, nous appellerons le centre. Il est relativement avantageux pour le centre de consolider la zone d'achat ainsi formée, et de l'aménager en fonction de liens de complémentarité complexes, mais stables. Les empires coloniaux se sont longtemps livrés à cette tâche d'aménagement du territoire. Ceci implique deux questions importantes : la première a trait à la distribution des investissements. Encourager la mise en culture des terres d'une demi-douzaine de fournisseurs, pour un même produit, pourrait éventuellement pousser ces fournisseurs à sortir de la zone. Les aléas des relations entre l'Argentine et la Grande-Bretagne, pour ne citer qu'un exemple, ne sont pas totalement indépendants des conditions exigées par certains des dominions dont les économies sont, dans une plus ou moins grande mesure, supplémentaires de l'économie argentine.

Encore cette harmonisation des investissements n'est-elle pas suffisante. Constamment, le réseau commercial établi est menacé par la surenchère, toujours possible, « d'outsiders », qui refusent de renoncer au grand marché qui se forme à côté d'eux. Pour le centre, deux politiques sont alors possibles : l'une consiste à entourer la zone commerciale, déjà constituée, de barrières douanières ou de restrictions quantitatives, et de consolider l'acquit. L'autre est plus dangereuse dans ses conséquences possibles sur l'équilibre interne de la zone. Il s'agit de faire entrer ces « outsiders » dans un plus grand espace économique, sans pour cela bouleverser trop profondément l'équilibre antérieur. Le choix entre ces deux politiques n'est pas théorique. Les relations du Danemark, de la Hollande ou de la Suède avec la Grande-Bretagne et le Commonwealth ont été marquées, au cours des vingt-cinq dernières années, alternativement par l'une ou l'autre de ces formules.

En soi, évidemment, le mécanisme du tarif préférentiel est un instrument de défense, mais il est impossible a priori de préciser, même historiquement, l'avantage ou le désavantage de tels recours aux mécanismes d'isolement partiel. Quoi qu'il en soit, il est bien entendu que le mécanisme n'est pas hermétique et que, à supposer que l'équilibre interne soit établi ou rétabli, le reste du monde ou les autres zones n'ont pas nécessairement rejoint une situation d'équilibre. Or, l'avantage qu'un pays tire de son appartenance à un bloc n'est jamais que relatif à celui qu'il peut obtenir ailleurs. Si la simple comparaison des deux avantages à obtenir ne détermine pas nécessairement, et immédiatement, l'adhésion d'un pays à un bloc plutôt qu'à un autre, C'est parce que trop de facteurs interviennent : politiques, s'il s'agit d'un empire, sentimentaux, s'il s'agit d'une même race, financiers si un monopole des capitaux disponibles s'est formé. Il n'en reste pas moins vrai que l'écart, entre les avantages présents et les avantages qu'il serait possible d'obtenir dans une autre zone qui est en train d'évoluer favorablement, ne peut s'accroître sans que des tensions apparaissent. Il ne faut évidemment pas pousser cette idée trop loin, mais on doit se rendre compte que l'équilibre et le déséquilibre d'une zone n'a pas de signification si la comparaison n'est pas faite avec les autres zones, et que le fait que des liens politiques existent n'est pas toujours déterminant : un pays sous-développé qui veut sortir d'une zone trouvera toujours l'aide nécessaire, quand bien même cette aide ne prendrait que la forme de transactions commerciales.

Obsédés par la rigidité du contrôle économique allemand dans les Balkans, à partir de 1932, certains observateurs ont fini par ne plus considérer les éléments dynamiques que nous essayons de dégager ici. Sans doute, lorsqu'un pays industrialisé et de dimension commerciale importante s'entoure de fournisseurs et de clients de faible poids commercial, de telle façon que leur commerce avec lui représente une très importante part de leur commerce total, mais une très faible part du sien, il est plus difficile pour eux, que pour lui, de modifier une orientation commerciale définie. Le pays dominant dispose alors d'une menace constante qui, bien utilisée, peut donner les résultats qu'on a observés dans les Balkans [2]. Mais, encore une fois, l'équilibre à l'intérieur de la zone n'est pas en lui-même un équilibre stable.

Un exemple nous en est donné par la dévaluation de la livre sterling en 1949. Voulant préserver son marché britannique, l'ensemble de la zone sterling, et quelques autres pays, durent se réaligner ; mais il y eut des exceptions et leur étude ne manque pas d'éclairer les idées un peu abstraites présentées jusqu'à maintenant. Le cas du Pakistan, par exemple, vaut qu'on s'y attarde. En 1949, la balance commerciale de ce pays était déficitaire vis-à-vis du bloc sterling et de la zone dollar. La plus grande partie, la presque totalité des exportations est composée de matières premières, le jute brut représentant de très loin le poste principal. L'élasticité de l'offre globale de jute était considérée comme faible. Une dévaluation aurait donc amené une réduction des rentrées de dollars au moment même ou les achats de munitions et d'armement, aux États-Unis et au Canada, allaient entraîner des sorties de dollars. Le refus de dévaluer pouvait enfin empêcher les prix intérieurs de s'élever et assurait une entrée relativement soutenue d'importations [3].

Dans ces conditions, le Pakistan se désolidarisa du mouvement général, bien que cela représentât d'un point de vue strictement financier une perte importante. Les balances sterling pakistanaises, bloquées à Londres, perdaient en effet près de 40% de leur valeur en roupies. Ayant donc à choisir entre une consolidation de sa position dans sa zone et une perte à l'extérieur de la zone, ou une consolidation à l'extérieur et une perte intérieure, dans les circonstances du moment, le Pakistan optait pour la seconde solution.

Au lieu cependant d'envisager, comme nous l'avons fait jusqu'ici, un changement spontané des avantages qu'un pays trouve dans son groupe et à l'extérieur, on peut supposer qu'il sera relativement possible de modifier volontairement cet écart pour entraîner l'adhésion. C'est la forme pacifique la plus courante de lutte entre les zones d'influences, soumise tout de même, comme nous l'avons signalé, à des contraintes d'ordre interne qu'il faut observer de peur de gagner un pays au prix de la fuite d'un autre.

Les moyens de conduire cette lutte peuvent être grossièrement divisés en deux catégories : ceux qui se rapportent aux transactions bilatérales, et ceux qui, au titre de l'aide financière ou technique, sont de caractère unilatéral et ne font intervenir que l'acquiescement du bénéficiaire. Dans la première catégorie peuvent être groupés deux genres de mesures ; ce ne sont pas les seules, mais elles sont fondamentales. Les premières ont trait au taux auquel se fait l'échange, c'est-à-dire la manipulation des termes d'échange, soit pour les élever en faveur du pays fournisseur que l'on cherche à amener dans sa zone, soit pour les stabiliser au moyen,, par exemple, de contrats à long terme. On a vu au chapitre précédent l'importance, pour les pays sous-développés, des termes d'échange et de leur évolution. L'action sur le taux seul n'est cependant pas suffisante ; il faut viser une deuxième série de mesures qui tendent à modifier dans le sens convenu les élasticités de la demande et de l'offre du centre. Si le pays fournisseur de matières premières est assuré à un taux donné d'écouler toute sa production dans une autre zone, alors que, pour le même taux, il ne peut en écouler qu'une portion aléatoire et variable dans la zone où il se trouve actuellement, l'avantage à passer à l'extérieur est évident. De même, la production du centre doit être suffisamment élastique pour répondre à l'appel d'importations venant des pays dont la capacité à importer a été surélevée.

Le jeu de ces mesures ne peut s'opérer sans tenir compte des zones monétaires et des mouvements de capitaux à l'intérieur des zones, et d'une zone à une autre. Si C veut enlever A à B, un prêt à A peut être autrement efficace que des simples avantages commerciaux. S'il s'agit d'un « tied loan », A ne peut en profiter qu'en achetant chez C. Enfin, à supposer que A considère dangereux pour l'équilibre de la balance des paiements de s'assujettir à un service de dette trop lourd, une aide économique gratuite peut éventuellement décider A à réorienter son économie en fonction des critères de C.

On voit cependant que ces deux catégories de mesures, bilatérales et unilatérales, ne peuvent pas être dissociées. Au mieux, C peut, grâce à un don, éviter d'avoir à réaménager trop violemment la structure de son commerce extérieur. Mais l'aide ne peut être une raison suffisante pour ne pas toucher aux accords commerciaux. Si C garde ses barrières douanières et ses quotas, si C est incapable de garantir une importation minimum en provenance de A, ou si C exige de très forts abaissements de prix pour les denrées de A, le don doit se perpétuer et, au lieu d'être le centre d'une zone élargie, C devient le poumon artificiel d'un réseau économique totalement factice. On peut donc choisir entre toute une série de mesures pour lancer le mécanisme qui détachera A de B, mais l'on doit finalement les envisager toutes, à des degrés divers, pour harmoniser la nouvelle intégration de A dans la zone de C.

L'exemple de la Turquie.

Il n'est pas inutile, à ce stade, d'illustrer cette lutte de zones par un exemple d'autant plus instructif qu'il est complexe : celui de la Turquie. La première Grande Guerre, avait laissé une assez lourde dette extérieure à payer et la France et l'Angleterre, principaux créanciers, avaient obtenu d'importantes réductions de tarifs douaniers. Dans ces conditions, sur le plan commercial comme sur le plan financier, les deux puissances exerçaient un sévère contrôle des affaires économiques extérieures turques. Malgré la politique d'industrialisation entreprise par le nouveau régime, le souci d'éviter dorénavant une telle dépendance financière va pousser le gouvernement à n'accepter que peu d'investissements étrangers ou, tout au moins, à disperser les emprunts dans le plus grand nombre de pays possible [4]. On élèvera, autant que faire se peut, le niveau des exportations pour couvrir les importations nécessaires au développement. Mais les exportations turques sont relativement chères. Au moyen d'accords bilatéraux de paiements, l'Allemagne va accorder à la Turquie, en même temps qu'un débouché stable pour ses produits, des prix qu'elle ne peut obtenir ailleurs. Dans ces conditions, le commerce germano-turc croîtra au point d'englober, à la veille de la guerre, presque 50% des importations et des exportations turques. La pénétration se ne limite pas au commerce ; les experts allemands se répandent dans les ministères et l'influence schachtienne va bientôt devenir prépondérante, dans l'organisation économique extérieure, en particulier.

Mais, en 1940, l'accord de paiement n'est pas renouvelé et le commerce avec l'Allemagne s'effondre. Déjà en 1938, un prêt de l'Angleterre avait marqué une nouvelle tentative de réduire l'influence allemande ; avec les prêts franco-anglais d'assistance mutuelle de 1940, le commerce turc va pouvoir se déplacer sans trop de difficulté. Mais l'élasticité de l'offre en Angleterre devient de plus en plus faible et les fonds prêtés ne peuvent pas nécessairement trouver leur contrepartie en marchandises. Les États-Unis qui, jusque-là, n'avaient qu'un rôle mineur, vont entrer en scène comme source alternative d'approvisionnement. Encore une fois la Turquie va réorienter son organisation commerciale et, pour hâter l'adaptation, pratiquera un système de prime au change favorable au commerce avec les États-Unis.

Ce qu'il y a de tout à fait remarquable jusqu'ici, dans ces rapides mouvements d'une zone à l’autre, consiste dans la très grande facilité d'adaptation de l'économie turque, encore accentuée par l'action de l'État, qui ne se laisse pas seulement dériver d'un groupe à un autre, mais prend les mesures nécessaires pour faciliter le transfert.

À la fin de la guerre, l'Allemagne ne compte plus et il ne reste en présence que l'Angleterre et les États-Unis. Pour des raisons stratégiques, plus qu'économiques, les deux parties ne céderont pas facilement le terrain. Mais la Grande-Bretagne ne peut assurer un niveau d'exportation suffisamment abondant et n'est plus en mesure de fournir le crédit qu'elle pouvait avancer avant 1940. D'autre part, le gouvernement turc n'est pas assuré de pouvoir toujours placer en Grande-Bretagne des exportations qui sont en concurrence avec celles du Commonwealth. Les États-Unis, de leur côté, offrent des marchandises à des prix qui ne seront pas avantageux lorsque l'Europe aura repris sa production. La Turquie va donc chercher à se désolidariser des deux puissances et à entrer en relation avec l'Europe Continentale, les Indes, le Brésil ou l'Égypte [5]. Dans quelle mesure a-t-elle réussi ?

À première vue, le résultat a été en partie atteint. Les importations en provenance des États-Unis ne comptent plus que pour 20% du total en 1949, contre 33% deux ans auparavant.

La Turquie n'a pas réussi à stabiliser ses marchés d'exportation sur le continent européen. La très grande irrégularité des ventes de ce côté n'a pas peu contribué à accentuer les difficultés de la balance des paiements, déjà en déficit en raison de l'effort interne de développement [6]. Pour financer ce déficit, pour financer aussi la modernisation de l'armement, l'Angleterre prêta à un rythme inférieur au rythme américain, tout en conservant un ordre de grandeur comparable. À partir de 1949, cependant, l'E.C.A. intervint : des dons furent promis au gouvernement turc dépassant considérablement ce qui avait été prêté jusque-là [7]. Une importante mission de l'E.C.A., ainsi qu'une mission militaire, furent envoyées et il devint évident que l'Angleterre était sur le point d'être exclue, au moment même où le commerce allemand refaisait son apparition sur le marché turc.

Toujours en suivant le cadre théorique que nous avons utilisé jusqu'à maintenant, quelle idée pouvons-nous nous faire de la stabilité des rapports de la Turquie avec la zone dollar ? D'une part, rien n'a été fait par les Américains pour organiser sur une grande échelle leur commerce avec la Turquie. Sans doute les Américains ont-ils tendance, depuis quelques temps, à absorber une part croissante des exportations turques ; mais il s'agit essentiellement de tabac et de métaux non ferreux. Dans l'ensemble, la proportion du commerce turque qui se fait avec les États-Unis est en baisse. Le développement industriel du pays est, si l'on peut s'exprimer ainsi, tenu à bout de bras par les Américains. En n'alignant pas leurs rapports commerciaux, sur leurs rapports financiers, les États-Unis laissent ainsi à la Turquie la possibilité de s'assurer suffisamment de latitude en contrebalançant l'influence d'un pays par celle d'un autre. Nous assistons précisément à la mise en place de cet équilibre instable. L'Angleterre a sans doute essayé de le réaliser, mais en doublant ses exportations en 1951, par rapport à 1950, elle a diminué ses importations, le second poste ne couvrant maintenant le premier qu'à concurrence de 50% [8]. La solution n'est pas acceptable. L'Allemagne, au contraire, accueillit, dès 1949, un montant de plus en plus considérable des exportations turques, conclut des accords commerciaux qui en firent, à partir de 1951, le premier fournisseur du marché turc ; ce qui permit alors à la Turquie de diminuer les importations de provenance américaine et d'assurer une balance favorable de ce côté [9]. Sans doute les techniciens de l'E.C.A., le point IV, l'aide économique et militaire laissent-ils aux États-Unis une place encore importante dans le commerce extérieur, mais l'Allemagne se remet en position pour pouvoir éventuellement prendre en mains l'industrialisation du pays.

Cette rapide revue, d'un cas particulièrement embrouillé, met en relief chacune des mesures de pénétration ou même d'agression économique que nous avons colligées, leur imbrication et leur harmonisation nécessaires. Selon les mesures utilisées, et selon leur coordination, l'appartenance à la zone est plus ou moins sûre, plus ou moins stable, en fonction de l'évolution respective des avantages à l'intérieur et à l'extérieur de la zone.

Sans doute l'évolution des zones trouve-t-elle des barrières relativement efficaces dans les relations politiques de forme coloniale. Il peut être difficile pour une colonie de passer d'une zone à l'autre, et il est certainement tout aussi difficile pour une puissance non coloniale de détacher une colonie d'une autre zone sans faire intervenir des mesures violentes. Mais ces relations politiques n'ont souvent pour effet que de retarder le mouvement. Dans la mesure où il ne s'agit que de détourner les relations commerciales, et d'établir un contrôle relativement étendu sur l'évolution d'une économie, son rythme de croissance et son développement, une tierce puissance peut fort bien admettre la coexistence de liens politiques extérieurs à elle-même.

Le fait que l'aide, les capitaux ou les techniciens soient distribués par un organisme supra-national, change-t-il vraiment l'état des choses que nous venons de décrire ? Deux raisons se présentent qui poussent à croire qu'il n'y a pas là, en définitive, grand-chose de changé. D'abord, ainsi qu'il a été indiqué plus haut, l'argent, contrairement à ce qui est dit, a toujours la nationalité de ceux qui le distribuent et puisque dans ce cas l'organisme international n'en a pas, c'est l'expert, le technicien, qui donne à l'argent sa nationalité. Il n'y a rien de surprenant ou de regrettable à cela. On ne peut pas demander à un médecin américain d'être au courant des marques belges de produits pharmaceutiques, pas plus qu'à l'instituteur anglais de distribuer des manuels édités à New-York plutôt qu'à Londres.

On comprend alors mieux l'interprétation qu'il faut donner au deuxième aspect de cette question : la défense des zones contre l'organisme international qui n'est plus considéré comme neutre. On peut ainsi se demander dans quelle mesure le Plan de Colombo n'a pas été fortement influencé par l'idée qu'il fallait se défendre contre une initiative internationale, d'une part, et contre les initiatives analogues, mais plus nettement rattachées à une autre zone, d'autre part. La meilleure défense consistait évidemment à créer un organisme semblable qui représenterait une force et une aire géographique suffisantes pour exclure, en grande partie, les « bonnes volontés »extérieures. Il faudra sans doute attendre encore quelques années avant que le plan mondial, de développement des pays attardés, perde un peu de son auréole de désintéressement et d'abnégation. Rien n'empêche cependant que, dès maintenant, on replace cet effort dans son cadre naturel où les phénomènes de pression et de domination doivent être intégrés. D'autant plus qu'autrement certaines des mesures prises, ou envisagées par les grandes puissances, ne semblent plus avoir aucun fondement. C'est dans le contexte de l'aménagement d'un certain nombre de grands espaces économiques que le financement extérieur des pays sous-développés doit être envisagé, c'est dans ce contexte qu'il prend tout son sens.

L'investissement international,
les sources de matières premières et la croissance.

Une fois défini le cadre dans lequel va s'inscrire le développement des pays attardés, il est possible de se rapprocher un peu plus des plans de développement et de voir dans quelle mesure les investissements des pays industriels à l'étranger correspondent à ce que l'étranger veut recevoir. Il se peut, en effet, que la croissance économique se fasse à partir des critères des zones industrialisées, que des facteurs d'ordre politique permettent aux territoires sous-développés de faire accepter leur plan, ou qu'un compromis soit trouvé. En d'autres termes, la compatibilité des plans de développement, si nombreux depuis quelques années, ne peut pas être prise pour un acquit.

Au fur et à mesure que leurs propres réserves s'épuisent, les pays industrialisés se voient forcés d'aller chercher ailleurs leurs matières premières. Phénomène déjà ancien pour les pays d'Europe, ce revirement s'accélère rapidement aux États-Unis et, en raison de son volume, on ne peut en surestimer les conséquences sur les investissements américains à l'étranger.

La question qu'il faut maintenant résoudre est la suivante : le développement des pays sous-développés va avoir des répercussions, qu'il sera nécessaire de déterminer, sur l'utilisation des matières premières que ces pays maintenant exportent. D'un autre côté, les pays industrialisés vont être forcés d'exporter des capitaux de plus en plus abondants, pour accroître ces exportations. Première incompatibilité possible ; il n'y a pas de raisons que ces deux plans coïncident et que l'orientation, donnée aux capitaux, soit conciliable avec le développement envisagé par l'état bénéficiaire [10]. Deuxième incompatibilité, ayant trait cette fois non pas au type de croissance, mais à son rythme. L'assurance d'une abondance de matières premières exportables et d'investissements ad hoc provoquera un accroissement de revenu instable dans les pays sous-développés, alors qu'un autre type d'investissement pourrait amener, et nous verrons pour quelles raisons, un accroissement supérieur du revenu et une stabilité plus grande des rendements. Il n'y a pas de raison qu'il y ait suffisamment de capitaux disponibles pour envisager de mener les deux plans de front.

Sous cet angle, l'aide extérieure apparaît non pas seulement comme un appoint au développement, mais comme l'instrument d'orientation qui rend les économies complémentaires ou prépare les conflits entre les plans économiques nationaux. Il n'est pas inutile dans ce contexte, même si, a priori, cela peut sembler un détour un peu long, de voir quels types de plans de développement peuvent être envisagés et le genre de capitaux sur lesquels ils peuvent compter.

Le premier type de développement, le plus simple et le plus traditionnel, consiste dans une spécialisation des exportations ne comprenant qu'un petit nombre de matières premières, exploitées par des compagnies étrangères. Dans la mesure où les conditions naturelles sont favorables, et une certaine stabilité politique maintenue, les capitaux privés forment alors l'essentiel de l'aide extérieure. L'approvisionnement en matières premières est évidemment assuré pour les pays consommateurs, puisque les matières premières produites ne seront pas utilisées sur place. Les devises étrangères, obtenues par la vente au dehors, sont réparties entre les compagnies exploitantes, qui les réexportent sous forme de dividendes ou s'en servent pour poursuivre leurs investissements. Mais un solde plus ou moins important reste aux mains du gouvernement qui peut alors les utiliser de deux façons : soit les remettre à des importateurs de biens de consommation, soit s'en servir pour acheter l'équipement rendu nécessaire par l'amélioration de l'agriculture à des fins de consommation locale.

Mais les prix des matières premières fluctuent beaucoup plus violemment que ceux des biens manufacturés, et les quantités vendues fluctuent très souvent dans le même sens [11]. Ces très violentes modifications des revenus rendent difficile l'équilibre budgétaire, et les investissements agricoles sont soumis à des coups de frein, à des accélérations rapides qui compliquent l'aménagement de Plans rationnels. Enfin, il n'est pas toujours facile, pour les nationaux d'un pays, d'admettre qu'une partie des revenus provenant de leur pays soient régulièrement exportés. On cherchera donc souvent à se dégager du premier type de développement.

Le deuxième type constitue un pas dans cette voie. Plutôt que de vendre les matières premières à l'état brut, on entreprend leur utilisation à des stades élémentaires de fabrication et on exporte des produits semi-manufacturés. C'est ainsi, par exemple, que le pétrole sera raffiné sur place, la bauxite transformée en aluminium et le blé en farine. Autour des industries établies se fixeront alors des industries complémentaires d'outillage, jusqu'à ce que le marché intérieur soit suffisamment étendu pour qu'un début d'industrie lourde puisse apparaître, dans la mesure où les conditions naturelles s'y prêtent.

Un tel plan va cependant rencontrer des réticences de la part des capitaux privés. Lorsque les entreprises exploitantes sont verticalement intégrées, on rencontrera vraisemblablement une opposition assez nette. Enfin, dans le cas de nombreuses industries, il est beaucoup plus rentable ou stratégiquement préférable de ne localiser les usines que dans le voisinage immédiat des centres de consommation.

Un groupement de la périphérie qui ne voudrait pas tenir compte de ces facteurs et qui voudrait, malgré tout, procéder à la transformation sur place des matières premières ne pourra peut-être pas compter sur des capitaux internationaux privés abondants. Les capitaux publics ne seront guère plus faciles à rassembler, les gouvernements prêteurs étant réticents à encourager une concurrence éventuelle à moins que l'avantage économique à procéder de cette façon ne soit évident. La tendance présente du commerce extérieur ne le suggère pas. Des capitaux d'organismes internationaux alors ? Mais ces organismes restent, pour le moment, très attachés à des critères de rentabilité. La rentabilité internationale d'une industrie s'effondrerait, cependant, si les pays industrialisés se tournaient vers les fournisseurs restés fidèles au premier type.

L'approvisionnement en matières premières demeure, dans le cas du second type, théoriquement le même, jusqu'à ce que le marché intérieur commence à exercer une demande importante de ces matières premières à des fins d'équipement. À long terme, donc, cette source peut non pas se tarir complètement, mais diminuer dans une bonne mesure. Autre raison pour les pays industrialisés de ne pas favoriser outre mesure un tel plan.

Ces difficultés peuvent ne pas être définitives. Ce qui a été dit des espaces économiques montre bien que le projet peut être réalisé, dans la mesure où la position du pays, par rapport à des zones concurrentes, lui laisse suffisamment de latitude. De même, un monopole naturel peut aussi permettre à un pays peu développé de dicter ses conditions.

Malgré l'anathème jeté sur l'autarcie, le troisième type s'en inspire passablement. Il ne s'agit évidemment pas de subvenir à tous les besoins nationaux, mais tout au moins d'assurer l'existence de certaines industries clefs et d'une diversification étendue de la production. Cette diversification, mettant mieux en valeur les ressources nationales, doit éventuellement accélérer le rythme de croissance et le stabiliser. On peut évidemment discuter de la validité de cette conclusion, mais on ne peut que constater qu'elle est, à l'heure actuelle, de plus en plus acceptée. Ce type de développement est cependant lié à des mesures de protection et de contrôle particulièrement rigides. Non seulement les tarifs douaniers doivent être élevés, mais, pour conserver à l'intérieur des frontières la plus grande partie possible des capitaux, un contrôle de change sévère doit empêcher le transfert des devises à l'étranger. Mesure d'autant plus nécessaire que les importations vont s'accroître, alors que les exportations de matières premières au mieux resteront ce qu'elles sont, étant donnée la demande de main-d'œuvre et de capitaux dans l'industrie.

Ces conditions ne sont évidemment pas faites pour attirer les investissements privés. Il faudra s'en remettre aux capitaux publics ou aux emprunts d'État en d'autres pays ; ce qui, d'ailleurs, correspond assez bien aux désirs des pays emprunteurs qui ne sont plus soumis qu'à un service de dette, sans transfert de dividendes, et ont l'assurance d'un contrôle sur l'orientation des investissements.

S'il s'agit d'un pays à ressources natur4elles diversifiées, une croissance de ce genre pourra aboutir à une diminution, assez rapide, des exportations de matières premières. Si, au contraire, des matières premières exportables ne sont pas très nombreuses, la nécessité d'importer les matières nécessaires à l'industrialisation d'abord, puis aux besoins de l'industrie, permettra de maintenir les exportations traditionnelles à un niveau élevé [12].

La distinction de ces types de développement va permettre de mieux préciser les options entre lesquelles il va falloir choisir. D'une part, les capitaux privés accentuent, dans les pays sous-développés, l'extraction primaire en vue d'une utilisation dans les centres industriels, et les capitaux publics en provenance de ces régions collaborent plus ou moins étroitement à cette politique. La complémentarité des espaces économiques est alors réalisée, et les pays sous-développés obtiennent la plus grande partie de leur consommation de biens manufacturés par le canai du commerce extérieur. De cette façon, les pays industrialisés et, en particulier, les centres des zones obtiennent les matières premières dont ils ont besoin, et ce qui reste, sous la forme de bien fabriqués, est transféré à l'étranger ; le niveau des prix reflétant l'importance de ce résidu. Une option de ce genre est doctrinairement de tout repos, se calquant sur un classicisme des coûts comparés aussi pur que commode (dans la mesure où l'on prévoierait une pénurie de matières premières).

L'autre option, schématiquement présentée, impliquerait que les pays sous-développés, s'appuyant sur les investissements d'organismes internationaux, ou faisant appel à leurs propres capitaux et à ceux en provenance de l'étranger, que leur attire une situation particulière, passent au second ou au troisième type de développement. Dans ces conditions, ils s'assurent un approvisionnement de matières premières que leur propre taux de croissance exige, laissant le reste aux pays industrialisés.

Derrière ces deux options, se profilent deux conceptions de l'investissement étranger presque contradictoires. Mais il est bien entendu qu'il ne serait pas nécessaire de choisir entre ces deux options s'il y en avait assez pour tout le monde. C'est-à-dire si, ce que nous avons appelé le « reste », était compatible avec des taux de croissance, dans les pays sous-développés, plus rapide que dans les pays industrialisés, sans pour cela que les centres des zones y voient une pression exercée à l'encontre de leur propre développement. On ne peut donc pas faire autrement que se tourner, à ce stade, vers l'évaluation des besoins, et chercher à voir ce à quoi il faut s'attendre dans la course aux matières premières. Il importe peu, d'ailleurs, que les estimations qui seront présentées soient exactes. Il suffit de savoir que c'est à partir d'estimations semblables que l'orientation des économies sera entreprise.

Le rapport Paley, présenté au Président des États-Unis en 1952, nous offre l'exemple d'évaluations faites de la consommation de biens primaires, aux États-Unis et dans le monde occidental, d'ici vingt-cinq ans. De tels estimés peuvent avoir une influence importante dans l'orientation de l'investissement et de la politique commerciale des États-Unis [13]. Pratiquement, les Américains consomment actuellement plus de la moitié de la production de matières premières du monde non soviétique et, dans ces conditions, c'est largement d'eux que dépend l'organisation du marché international des matières premières [14].

On a cherché, dans ce rapport, à évaluer la consommation des principales matières premières, en 1975, pour les États-Unis et le reste du monde non soviétique. La consommation des pays sous-développés est censée s'accroître trois fois plus rapidement que celle des États-Unis. Approximation qui laisse donc la possibilité, aux producteurs de biens primaires, de réduire l'écart existant entre les niveaux actuels de consommation, soit par l'importation, soit par la production locale [15]. On peut alors comparer les estimés présentés par le rapport Paley avec les rythmes de croissance de la production, des mêmes denrées, observés depuis quelques années. Il est bien entendu que si les estimés présentés dépassent largement ces rythmes, on doit s'attendre à ce que :

a. Les objectifs ne soient pas atteints ; b. Une très forte concentration de capitaux se manifeste dans les secteurs déficitaires ; c. Les pays industrialisés soient les premiers servis ; d. Des pressions soient entreprises pour éviter que ces matières premières ne soient retenues par les pays producteurs, à des fins plus ou moins autarciques.

La consommation de pétrole devrait se monter, en 1975, à 26.800.000 barils par jour, soit une augmentation de 170% par rapport à 1950 [16]. De 1929 à 1950, la production s'est accrue au rythme de 4 1/2% par an, et le rythme prévisible à partir du rapport Paley serait de 4%. On n'a donc pas à envisager un effort spécial et il y a même moyen, pour quelques exportateurs, de consommer leur propre pétrole directement dans la mesure où les investissements se poursuivent au rythme actuel [17]. Le même phénomène se présente pour l'aluminium : l'accroissement total de la demande serait de 433%, soit 6% par an [18]. Au cours de la période 1929-1950, le taux d'augmentation fut de 7 3/4% et de 7 2/3%, de 1938 à 1950.

Au contraire, d'autres matières premières semblent devoir être l'objet d'investissements beaucoup plus intenses, si on veut atteindre les objectifs. Ainsi, la production de cuivre devra augmenter de 1 5/8% par an pour satisfaire la demande, alors que le taux ne fut que de 7/8 de 1% de 1929 à 1950, et de 1 1/8% de 1938 à 1950. C'est donc un accroissement de 50% du rythme moyen qu'il faut réaliser. De même, pour le minerai de fer. L'accroissement total prévu de la demande serait de 2% par an, alors que la production ne S'est jamais accrue que de 1/3 de 1% de 1929 à 1950. Sans doute, de 1938 à 1950, le taux est-il passé à 3 1/2%, mais uniquement parce que la production avait décru très sensiblement pendant la crise, si bien que le niveau de 1938 était beaucoup plus bas que celui de 1929 (133 millions de tonnes contre 187). Il y avait donc possibilité d'accroître la production sans investissement, ce qui n'est pas le cas actuellement [19].

On peut donc conclure que, à moins d'un très intense effort d'investissements, certaines matières premières vont devenir rares. Si les États-Unis pouvaient cependant compter sur leur propre production, pour satisfaire la plus grande partie de leurs besoins, cette rareté relative se manifesterait par une surenchère entre pays européens et pays sous-développés ; ces derniers pouvant compter sur des investissements américains pour contrebalancer la course des pays d'Europe aux matières premières étrangères. Mais, ainsi qu'il a été dit au début de ce chapitre, les américains vont avoir un besoin croissant des sources étrangères. En fonction des hypothèses énoncées plus haut, le rapport Paley estime que la demande américaine d'importation croîtra plus rapidement que la demande totale de l'ensemble du reste du monde, dans le cas du cuivre, du minerai de fer, du plomb et du zinc, pour ne donner que ces exemples, et moins rapidement pour l'étain et le caoutchouc.

Il importe peu, encore une fois, que ces prévisions soient parfaitement exactes ou valables, mais dans la mesure où des prévisions analogues vont influencer la politique d'investissements 1 privés et publics des États-Unis, on peut en tirer des conclusions sur le rythme et le type de croissance compatibles avec la demande des pays industrialisés, ce qui nous permettra de mieux voir quelle orientation l'aide extérieure empruntera.

a. Nous avons constaté que les investissements que les uns veulent faire ne sont pas nécessairement ceux que les autres veulent recevoir. Avant qu'un flot abondant de capitaux ne s'oriente vers un développement différencié, il sera d'abord nécessaire d'assurer l'approvisionnement en matières premières des pays industrialisés. Et il n'est pas assuré qu'il y ait suffisamment de capitaux disponibles pour concilier ces deux plans. Sans qu'on puisse dire que les investissements à l'étranger, pour l'exploitation des biens primaires, sont autant de pris sur ceux que les organismes internationaux peuvent distribuer, il reste que le prêteur américain, anglais ou suisse, serait d'autant plus disposé à prêter à la Banque Internationale que les capitaux dont il dispose ne seraient pas sollicités par un actif mouvement d'investissements internationaux à rendement beaucoup plus élevé. Le même raisonnement s'appliquerait aux budgets publics. Sans doute, une crise pourrait-elle modifier les données du problème, mais outre qu'une crise ne ferait que renvoyer le problème à plus tard, il est difficile de savoir ce que seront les crises à venir et on ne peut certainement pas se fier au type de dépressions d'avant guerre comme à une base pour l'établissement de projections.

b. En prévision d'un accroissement de la dépendance du centre aux sources de biens primaires de la périphérie, il devient alors nécessaire, pour les pays industrialisés, de faire prévaloir leur plan de développement pour les régions attardées et donner aux transferts de capitaux une orientation calquée sur leurs besoins nationaux.

c. La pression qui appuiera cette orientation retardera, ou même annulera, le développement des pays attardés, si les goulots d'étranglement s'accentuent dans certains secteurs de la production primaire. Les pays sous-développés consommeront, ainsi qu'il a été dit, les matières premières sous la forme de biens manufacturés obtenus en échange des exportations. Les pays du centre se réservant ce dont ils ont besoin, les termes d'échange risqueraient de devenir de plus en plus défavorables aux pays sous-développés. Si, par exemple, cinq tonnes de minerai de fer s'échangent contre un tracteur en 1950, mais qu'il en faille dix en 1975, tout se passe comme si les coûts avaient baissé de moitié au centre et avaient doublé à la périphérie (en supposant que les techniques n'aient pas changé, ou en éliminant leur incidence sur les variables en cause). Dans ces conditions, l'accroissement de la productivité agricole à la périphérie en sera retardé. Ce qui peut sembler, dans cette conclusion, contraire au mécanisme de l'offre et de la demande, doit être rapproché de la structure des investissements que nous avons dits du premier type. Lorsque les capitaux étrangers sont importés dans le cadre d'une intégration verticale des entreprises, on peut s'attendre, globalement parlant, à ce que la pénurie de certaines matières premières améliore nécessairement les termes d'échange des pays producteurs. Si l'on suppose cependant que les pays sous-développés prennent au moins le contrôle des investissements qui s'opèrent chez eux, en se déplaçant du premier vers le troisième type, ils acquièrent la possibilité de vendre à plusieurs acheteurs et améliorent alors leurs termes d'échange. On voit donc l'intérêt qu'il y a pour les pays industrialisés à préserver la structure existante. On voit aussi le caractère extrêmement ambigu du terme « d'aide extérieure ».

L'assistance technique.

Comment sortir de ce dilemme ? La formule soviétique est évidemment la plus radicale. Dans la mesure où certains la contestent, disposons-nous d'une autre solution qui permette aux pays sous-développés de ne pas voir leur croissance retardée malgré l'apport de capitaux extérieurs ? On a parlé de l'aide technique, et, en effet, peut-être y a-t-il là un moyen de tirer le problème de l'impasse où il s'est fourvoyé. Encore faut-il se rendre compte de ce que l'aide technique implique pour l'orientation de la croissance.

Dans deux domaines particuliers, l'assistance technique a obtenu, depuis quelques années, des résultats tout à fait spectaculaires : la santé et les rendements agricoles. Dans le domaine de la santé, des abaissements brutaux des taux de mortalité ont été obtenus, ainsi qu'il a été indiqué ailleurs, grâce, en particulier, à la lutte antipaludéenne. Ce qu'il y a de tout à fait remarquable dans ce phénomène, du point de vue qui nous intéresse, est le très faible coût de cette opération [20]. C'est ainsi qu'une dépense moyenne de 0,20 à 0,25 cents (U.S.) par tête, et par an, semble suffisante pour éliminer à peu près totalement la mortalité paludéenne et supprimer, dans une très forte mesure, la morbidité résultant de cette maladie.

L'abaissement des taux de mortalité et l'accroissement de la période annuelle de travail vont évidemment provoquer, à longue ou à brève échéance, selon le cas, un accroissement de la main-d'oeuvre disponible [21]. Un plus grand nombre d'individus vivants, une plus intense capacité de travail vont, à leur tour, provoquer une diminution du revenu par tête et un accroissement du chômage, si les données économiques ne sont pas modifiées. Mais une baisse des taux de morbidité peut avoir une influence sensible sur la productivité générale. Pour illustrer l'importance de ce phénomène, on peut citer l'exemple de cette campagne anti-paludique entreprise au Bengal oriental, pendant quelques mois seulement, qui aurait été la cause directe d'un accroissement de 15% dans la récolte de riz.

L'assistance technique, dans le domaine agricole, va avoir une influence encore plus forte. Sans doute a-t-on rencontré, au cours des dernières années, des échecs retentissants dans l'organisation de nouvelles méthodes de culture, et le sort des plantations d'arachides en Afrique orientale britannique en témoigne. Il reste cependant que, sous réserve d'une certaine prudence, des améliorations immédiates et importantes (de 10 à50% selon le cas) peuvent être observées dans les rendements, grâce à des modifications relativement simples des méthodes de culture, la fourniture de petit matériel, l'utilisation de meilleures semences, etc... L'Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture, après une série d'essais de forme expérimentale, a commencé, en collaboration avec l'Assistance technique américaine, à distribuer sur une grande échelle une assistance technique de ce genre. Encore une fois, cette assistance est relativement peu coûteuse et moyennant, de la part des pays bénéficiaires, une mise de fonds moins importante que celle qui serait nécessaire à l'industrialisation (mis à part les plans d'irrigation), elle peut donner de rapides résultats.

Les résultats doivent, en effet, être rapides pour que la production agricole croisse à un rythme légèrement supérieur à celui de la population. Si cela est possible - en d'autres termes si l'assistance agricole gagne de vitesse l'assistance sanitaire -on voit se dessiner une politique alternative de développement tirée de ce qui a été appelé le premier type de croissance, qui n'impliquerait pas, par définition, une industrialisation très différenciée et donc, ainsi que nous l'avons vu, dangereuse pour l'équilibre interne des pays industrialisés. Le revenu national des aires sous-développées s'accroîtrait alors grâce à la production agricole vivrière et, éventuellement, à l'organisation d'industries légères du type des industries alimentaires. La structure des grandes exportations de produits primaires ne serait que très peu modifiée. Les pays sous-développés vivraient mieux, les pays industrialisés seraient assurés de leurs sources de matières premières et les devises obtenues par l'exportation de ces produits seraient utilisées à l'importation, non pas de denrées alimentaires, comme cela arrive encore trop souvent pour les pays du sud-est asiatique, mais de biens durables de consommation.

Sans doute ne peut-on pas admettre que l'aide technique distribuée par les Nations Unies, par le point IV américain, ou par le plan de Colombo, soit actuellement intégrée dans un tel plan. Il ne s'agissait ici que de voir si une solution existait à l'impasse où nous sommes arrivés. Mais, telle que nous venons de l'esquisser, cette solution ne va pas sans poser de problèmes.

Du point de vue des ressources naturelles, les limites de l'expansion agricole risquent d'être très rapidement atteintes, lorsque la surpopulation accélère la chute des rendements. Un changement des techniques de production repousserait l'échéance à une date plus ou moins éloignée, selon le taux de croissance de la population, mais, tôt ou tard, il faudrait trouver autre chose, un autre type de développement.

D'autre part, le contrôle des pays sous-développés, sur les investissements faits à l'intérieur de leurs frontières, est en partie illusoire sans recours à la force, et le pays risque de rester scindé en deux parties, les grandes exploitations n'ayant que peu d'échanges avec l'hinterland. On envisage souvent cet équilibre comme peu valable, d'autant plus que des considérations politiques viennent accentuer la crainte de voir se former des États dans l'État.

En somme, il n'est pas assuré que la coexistence de flots abondants de capitaux, dirigés vers les sources de matières premières, et d'une assistance technique améliorant le niveau de la consommation locale, soit considérée comme satisfaisante, même si le revenu par tête s'élève à un rythme permettant de diminuer l'écart des niveaux de vie entre le centre d'une zone économique et sa périphérie. La complémentarité des économies serait sans doute assurée, mais l'équilibre interne des zones, économiquement stable tant que les rendements décroissant n'ont pas commencé à réduire à nouveau le niveau de vie, sera, dans un grand nombre de cas, politiquement instable, c'est-à-dire, en définitive, dynamiquement instable. On doit reconnaître que, à la recherche d'une solution, la politique économique de l'Occident reste singulièrement vague, malgré les professions de foi et les bonnes intentions humanitaires.



[1] Cette première section du chapitre, préparée à l'I.N.E.D., a été élargie et publiée dans l'Actualité Économique, octobre-décembre 1954, p. 477 à 489. L'auteur de ce texte remercie les autorités de l'I.N.E.D. d'en avoir permis la publication.

[2] Voir à ce sujet l'ouvrage de Albert HIRSCHMAN : National Power and the Structure of Foreign Trade. University of California Press, Los Angeles, 1945.

[3] C.N. VALZI, Economic Consequences of Divided India. Vora and Cp, Bombay, 1950, p. 436-437, 438-441, 459-462.

[4] Pour toute cette première période, on consultera : Modern Turquey, de John PARKER and Charles SMITH, Georges, Routledge and Sons, London 1940, chapitre VII ; et Turkey, an Economic Appraisal, par THOMBURC, SPRY et SOUK, The Twentieth Century Fund, New-York, 1949.

[5] The Middle East, A Political and Economic Survey. The Royal Institute of International Affairs, London, 1950, p. 460.

[6] The Economy of Turkey. Report of a Mission. International Bank for Reconstruction and Development, Washington, 1951, p. 234 à 237.

[7] Idem, p. 247.

[8] Board of Trade Journal, Londres, 26 avril 1952, p. 836.

[9] Conjonktur, Direction de la conjoncture et des publications, Ankara, janvier-mars 1953, p. 31-32.

[10] On trouvera dans la revue Population (octobre-décembre 1953, p. 631 à 647) un article de M. Frédéric TABAH qui, s'il n'aborde pas le problème de la même façon qu'il est envisagé ici, a souligné vigoureusement l'importance des besoins en matières premières et certains des conflits qu'ils pouvaient provoquer. Le travail de M. F. TABAH a fortement influencé les développements qui vont suivre.

[11] Instability in Export Markets of Under-developed Countries, Nations Unies, New-York, 1952, p. 10 et 11, 39.

[12] D'ailleurs, même ce niveau n'est pas assuré, lorsque l'accroissement du revenu per capita fait apparaître de nouveaux besoins ou les intensifie. Ainsi, l'exemple de l’Argentine ; les avatars de la crise de 1930, puis la rupture d'avec les sources d'importations, ont poussé ce pays à s'assurer des industries de base nationale et à diversifier aussi loin que possible la production manufacturière. En même temps, cependant, que s'accroissaient les importations sous l'influence de ce développement, la consommation de denrées agricoles doublait par rapport à 1925, si bien qu'une quantité inférieure de ces produits était exportée, ce qui devait entraîner, entre autres conséquences, une abondante hémorragie d'or et de devises immédiatement après la guerre, et un strict contrôle des changes.

Voir, à ce sujet, Survey of Latin America, 1949, op. cit. p. 140 et l'Annuaire Statistique des Nations Unies, 1941, p. 770.

[13] Resources for Freedom. A Report to the President by the President's Material Policy Commission, juin 1952, 5 volumes.

[14] À titre d'exemples, les chiffres suivants indiquent l'importance de la consommation américaine . en 1950, les États-Unis ont utilisé 53% du fer, 61% du pétrole, 49% du cuivre, 55% de la bauxite disponibles dans la zone non soviétique.

[15] Resources for Freedom, op. cit., vol. II, p. 132.

[16] Ibidem, vol. III, p. 9.

[17] Les chiffres de production ont été tirés, comme dans tous les cas qui suivent, du volume II p. 186 à 204.

[18] Calculé, comme les chiffres analogues qui suivent, à partir des tableaux publiés dans 1 volume II aux pages 118 et 132.

[19] Op. cit. vol. II, p. 6.

[20] Pour tout ce qui traite du coût, de l'incidence et des répercussions économiques de l'aide sanitaire, on se référera à C.F. WINSLOW, Le coût de la maladie et le prix de la santé, Organisation Mondiale de la Santé, Genève 1952, et E.J. PAMPANA, Lutte antipaludique par les insecticides à action rémanente, Organisation Mondiale de la Santé, Genève, 1951.

[21] On évalue entre vingt et quarante jours d'incapacité annuelle les effets du paludisme sur la capacité de travail. Cf. Assistance technique en vue du développement économique, O.N.U., New-York, 1949.


Retour au texte de l'auteure: Colette Parent, criminologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 mars 2009 15:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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