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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Louise Iseult-Paradis [Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal], “La mort et l'archéologie : l'exemple des Aztèques”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 85-105. Numéro intitulé: L'archéologie du social. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.

Louise I. Paradis

Professeure titulaire, département d’anthropologie, Université de Montréal 

La mort et l'archéologie :
l'exemple des Aztèques
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 85-105. Numéro intitulé : L'archéologie du social. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

Résumé / Abstract
 
Introduction
 
La mort dans la réflexion anthropologique
 
Réflexions sur le thème de la mort chez les évolutionnistes
Les réactions à la théorie évolutionniste
 
La mort et l'archéologie
 
Les données
Spéculations des chroniqueurs et historiens
Courants évolutionnistes et réactions
Les dimensions sociales des pratiques mortuaires
Contributions de l'archéologie à l'étude du thème de la mort
 
Le thème de la mort chez les Aztèques
 
Thème : Guerre-sacrifice humain
Séjours des morts : valorisation de l'idéologie religieuse
Pratiques mortuaires : reflet de la stratification sociale
 
Réflexion
 
Références citées
 
Figure 1. Organisation horizontale de l'espace et séjours des morts
Figure 2. Stratification verticale de l'univers : séjours des cieux et de l'infra-monde
Figure 3. Cause de mort, séjours et pratiques mortuaires chez les Aztèques
 

Résumé / Abstract 

La mort et l'archéologie : l'exemple des Aztèques

 

Un examen de la réflexion anthropologique relative au thème de la mort est suivi d'une évaluation de la contribution de l'archéologie au traitement de ce thème. L'exemple choisi - les Aztèques - qui nous est connu à travers des documents historiques, iconographiques autant qu'archéologiques, illustre les possibilités et les limites de l'archéologie à cerner toute la complexité de leur idéologie de la mort.

 

Death and Archaeology: the Example of the Aztecs 

An overview of the anthropological thought relative to the theme of death is followed by an evaluation of archaeology's contribution to the study of this theme. The chosen example -the Aztecs - known to us through historical, iconographical as well as archaeological data, illustrates the possibilities and limits of archaeology to explain all the complexities of their ideology of death.

 

Introduction

 

La mort est un phénomène naturel, universel et irréversible. Elle est partie du cycle évolutif de toute matière vivante : naissance, vie, mort. Mais si les scientistes sont en mesure d'expliquer les aspects physiologiques, physiques et chimiques qui sous-tendent ce cycle, il n'existe pas, ou alors il y en a tant, d'explications concernant le pourquoi de la naissance, de la vie et surtout de la mort. 

D'un phénomène naturel, la mort a acquis au sein des sociétés humaines, et très tôt de surcroît, un statut social. Tant au plan des pratiques qu'à celui des explications, le domaine de la mort présente un nombre important de variations qu'il s'agit de comprendre et d'expliquer. Toute personne qui cherche une explication au sens des choses a été, un jour ou l'autre, confrontée à cette question : le poète, l'écrivain, le chimiste, le musicien, l'anthropologue, le philosophe, le religieux, la soeur de celui qui vient de mourir dans un accident d'avion, vous et moi. C'est à la vision et à la contribution des anthropologues, et plus spécifiquement des archéologues perçus comme les anthropologues des sociétés du passé, que la réflexion qui suit est consacrée. L'objectif est double : voir comment l'approche archéologique s'est lentement dirigée vers l'étude du social et évaluer sa contribution dans un domaine qui lui est particulièrement familier, celui des pratiques mortuaires.

 

La mort dans la réflexion anthropologique

 

La mort et plus spécifiquement l'ensemble des coutumes et des pratiques qu'ont développées les sociétés humaines pour faire face à ce phénomène universel, sont au cœur de la réflexion anthropologique ; après tout, ne contribuent-elles pas à la définition de la spécificité des sociétés humaines ? L'examen des divers courants d'idées qui ont animé cette discipline depuis cent cinquante ans permet de voir dans quelles perspectives le thème de la mort a été abordé et compris.

 

Réflexions sur le thème de la mort
chez les évolutionnistes

 

Ce sont les théories évolutionnistes qui donneront droit de cité à l'anthropologie, en Europe et ailleurs dans le monde. Un des postulats de base de l'évolutionnisme anthropologique est celui de l'universalité des composantes de l'esprit humain et donc de ses réalisations. Ce sont d'abord les similarités culturelles qui intéressent ces théoriciens ; les différences culturelles sont surtout retenues dans la mesure où elles sont le reflet de sociétés a diverses étapes d'une séquence de développement culturel. Dans ce contexte, les pratiques mortuaires découlent de croyances religieuses, plus particulièrement de la croyance à l'après-vie, celle-ci étant considérée comme une composante universelle des sociétés humaines. Le culte des morts serait même, selon Fustel de Coulanges, la première forme de religion (1901). À partir de cette idée, les diverses pratiques et croyances mortuaires se voient assigner une place dans une séquence de développement unilinéaire qui va du plus simple (« primitif ») au plus complexe (« civilisé »). Chez Tylor, par exemple, la religion évolue selon la séquence suivante : animisme, polythéisme et monothéisme. Chez Lubbock, la séquence est plus élaborée athéisme, fétichisme, totémisme, shamanisme, polythéisme et monothéisme. 

D'autres éléments, précurseurs peut-être, de réflexion plus complexe apparaissent dans la littérature anthropologique de cette époque ; ainsi Tylor voit-il dans l'occurrence universelle de rituels funéraires un lien avec le phénomène des rêves comme source de croyance en l'après-vie. Il associe les uniformités apparentes de croyances dans les âmes à des patrons dualistes, similaires chez tout individu, et qui seraient le résultat d'uniformités cognitives. Bartel (1982) reconnaît là un lien avec la pensée structuraliste du XXe siècle.

 

Les réactions à la théorie évolutionniste

 

La première moitié du XXe siècle sera marquée par une violente réaction aux théories évolutionnistes de l'anthropologie. La critique touche aux théories elles-mêmes et surtout à l'absence de données empiriques qui permettraient de les vérifier. De nombreux courants d'idées se succéderont, s'opposeront et s'intégreront, tentant de rendre compte de la variabilité culturelle ; diffusionnisme, sociologie française, école anglaise d'anthropologie sociale, anthropologie culturelle américaine, structuralisme, etc. Exception faite de la sociologie française, ils reposent tous et sont souvent la conséquence d'une cueillette effrénée de données sur le terrain. 

Dans ce contexte et malgré des divergences théoriques importantes, c'est à l'identification de la variabilité socio-culturelle et à son interprétation en termes de relation, de structure et de fonction que s'attarderont les chercheurs de ces diverses écoles. 

La mort devient un phénomène social. Je veux dire par là qu'on s'attache davantage à chercher des fonctions aux pratiques et croyances mortuaires, en relation avec la société des vivants qu'à en expliquer les fondements. L'accent est mis sur la corrélation entre phénomène religieux et les autres composantes du système social. Dans les termes de Van Gennep (1908), les coutumes mortuaires sont un rite de passage, un rite de séparation. La croyance en l'après-vie est considérée comme la résolution d'une contradiction entre l'état de continuité du système social existant et la nature transitoire des membres de cette société. Radcliffe-Brown précise et documente cette nouvelle orientation : la mort est perçue comme la perte d'une des parties constituantes du groupe et les coutumes funéraires sont les expressions collectives et rituelles des sentiments du groupe, sentiments qui agissent comme une défense contre une atteinte à la solidarité. Il ajoute à ces propositions l'idée de rôle : les coutumes mortuaires sont un moyen par lequel la société agit sur ses membres, les forçant à adopter les émotions appropriées. 

Le structuralisme se distingue et diverge de l'école britannique d'anthropologie sociale en ce qu'il semble plus intéressé à donner une formulation universelle au genre de corrélation existant entre religion et structure sociale plutôt qu'à démontrer la validité de l'un par rapport à l'autre. Une analyse structurale des coutumes mortuaires entraînerait donc une analyse comparative permettant de déterminer comment les comportements associés à la mort remplissent une fonction dans la vie sociale. Une telle analyse rechercherait la structure inconsciente des actes mortuaires en les comparant avec les mythes, les systèmes de parenté ou autres expressions de relations sociales (Bartel 1982). On pourrait se demander si, orientations théoriques mises à part, cette approche aux coutumes mortuaires pourrait s'appliquer aux données archéologiques ; dans les cas où de telles informations sont disponibles, et il en est, je crois qu'il serait souhaitable de la tenter. En attendant, l'archéologie mettra un certain temps à considérer et à faire usage de ces réflexions et, nous le verrons, s'inspirera surtout de l'école britannique d'anthropologie sociale. 

En Amérique, l'évolution des idées et des pratiques anthropologiques suivra un cours sensiblement différent. La réaction aux anthropologues de fauteuil - c'est le terme que l'on donnera aux théoriciens évolutionnistes du XIXe siècle - sera radicale et l'accent sera avant tout mis sur la cueillette de données, ethnographiques et archéologiques, sur leur organisation et leur classification. Ceci se traduisit par l'élaboration du concept de culture et la définition d'aires culturelles comme aires géographiques contenant un certain nombre de traits culturels qui les distinguent de leurs voisines. L'école diffusionniste et l'anthropologie culturelle américaine étaient nées. Les coutumes mortuaires ne sont qu'un des nombreux traits culturels qui contribuent à la définition de groupe ou d'aire culturelle. Nous devons certes à ces écoles le mérite d'avoir recueilli un nombre impressionnant de données ethnographiques et d'en avoir établi une distribution dans le temps et dans l'espace. Les objectifs d'interprétation de diverses coutumes et de leur variation demeurent pourtant absents ou négligeables. Les principes qui sont sous-jacents aux reconstructions historiques ont été clairement soulignés par Binford (1971) : 1) la culture constitue un ensemble de coutumes qui se manifeste dans le contexte de la vie conceptuelle et intellectuelle d'un groupe ; 2) les coutumes d'une tradition socio-culturelle sont à l'origine uniformes et formellement distinctes ; 3) le degré de similarité formelle observée entre des unités socio-culturelles distinctes est une mesure du degré de relation génétique ou d'affiliation entre ces groupes. À titre d'exemple directement relié à notre propos, Kroeber (1927), dans une analyse des pratiques mortuaires de groupes culturels californiens conclut que ces pratiques ont des histoires instables, qu'elles varient indépendamment des comportements associés aux nécessités biologiques ou sociales et qu'elles constituent donc de mauvais candidats pour définir groupes ou aires culturelles. Cet article sera le point de départ d'une critique violente de la part du père de la « nouvelle archéologie », Binford (1971), et de nouvelles orientations dans l'étude des pratiques mortuaires en archéologie. 

Ce cours exposé ne rend certes pas justice aux subtilités de la réflexion anthropologique sur la mort ; il ne prétend qu'à présenter les principaux courants d'idées dans lesquels s'inscrit cette réflexion. Si on s'est d'abord intéressé aux croyances mortuaires et à leurs significations dans l'évolution humaine, on s'est rapidement tourné vers la mort en tant que phénomène social : ce sont alors les expressions de ces croyances - les rituels funéraires - qui ont été étudiées. L'archéologie, peut-on se demander, a-t-elle suivi le même cheminement.

 

La mort et l'archéologie

 

Les données

 

Avant d'aborder l'histoire de la recherche archéologique dans ce domaine, il convient de s'interroger sur ce qui subsiste des activités et croyances relatives à la mort dans le dossier archéologique. 

Dans les sociétés préhistoriques, c'est d'abord aux données directement reliées aux pratiques mortuaires qu'est confronté l'archéologue ; celles-ci font essentiellement référence au contenant et au contenu de ces pratiques : tombes, squelettes, offrandes. Il est clair que, dès le départ, ce dossier est fragmentaire ; il ne s'agit que de l'aboutissement du rituel funéraire. Mais il s'agit néanmoins de vestiges de choix : en effet, que ce soit un enterrement ou un cimetière, ils nous livrent les témoignages d'un événement total et non fragmenté, situation unique en archéologie. C'est la variation entre et à l'intérieur de ces témoins qui est à la base de la majorité des reconstructions et interprétations proposées par l'archéologie. Et, nous le verrons, c'est à diverses dimensions des pratiques mortuaires que se sont, au cours du temps, adressées ces interprétations : chronologique, démographique, pathologique, sociale, etc. 

Outre ces données directes, les archéologues ont également accès à d'autres genres de témoins associés au thème de la mort. ils relèvent du domaine des systèmes de représentations : sculpture, peinture murale, décors sur céramique ou textile, etc. sont les supports matériels de l'expression de croyances dont celles associées à la mort. Ils peuvent ou non être un contexte funéraire et, de toutes manières, permettent des inférences concernant le domaine des croyances relatives à la mort. Ainsi, tout fragmentaire qu'il soit, le dossier archéologique offre les éléments de réponses aux questions concernant le thème de la mort, tant au niveau des pratiques que des croyances. 

À ces données spécifiquement archéologiques s'ajoutent d'autres documents qui seront utilisés par l'archéologue dans ses tentatives d'interprétation du thème de la mort dans les sociétés préhistoriques : il s'agit des documents ethnohistoriques et ethnographiques. Ils sont indirectement reliés au contexte archéologique mais contribuent à éclairer, à compléter et à vérifier les inférences tirées des données archéologiques proprement dites. 

À la lumière de ce que nous savons des données archéologiques relatives aux pratiques et croyances mortuaires, nous nous arrêtons maintenant à présenter l'évolution des interprétations qui y ont été apportées et des dimensions qui ont été privilégiées. 

Si les vestiges de pratiques mortuaires ont, depuis les débuts de l'archéologie, fait l'objet de recherches, ce n'est que depuis une vingtaine d'années que l'angle sous lequel ils sont abordés vise plus spécifiquement la connaissance de leurs significations sociales. De nombreux bilans ont été faits à ce sujet (Binford 1971 ; Chapman et Randsbord 1981 ; Bartel 1982). Tous s'accordent pour dire que, tant dans l'étude des pratiques mortuaires que dans celle d'autres domaines, l'archéologie s'est longtemps et presque toujours inspirée des courants d'idées de l'anthropologie. L'histoire des idées concernant le thème de la mort permet également de noter les oscillations dans les dimensions privilégiées par les anthropologues et archéologues.

 

Spéculations des chroniqueurs et historiens

 

Jusqu'au milieu du XIXe siècle et les débuts de l'anthropologie, c'est aux chroniqueurs et historiens que l'on doit la plupart des témoignages sur les sociétés amérindiennes. On connaît les nombreux débats qui alimentèrent la chronique concernant la nature, humaine ou non, des Amérindiens. À ces débats sont reliées les tentatives d'interprétation que l'on fit des vestiges matériels de ces sociétés, précédant leur contact avec les Européens. Le cas le mieux connu est, sans contredit, celui qui tourna autour des tertres funéraires de l'Amérique du Nord. La querelle des Mound builders dura près de deux siècles et ne se résolut qu'à la fin du siècle dernier : qui avait construit ces monticules qui abritaient les restes de populations précolombiennes ? Il y eut les tenants des ancêtres des Amérindiens et ceux d'« autres civilisations ». Le débat témoigne de la nature des intérêts et des préjugés qui prévalaient chez les chercheurs de l'époque. On n'était que de très loin intéressé à comprendre l'histoire ou le sens qu'avaient pu avoir ces tertres funéraires et les arguments pour l'une ou l'autre des interprétations étaient davantage idéologiques que scientifiques. Ce ne sera qu'avec les débuts d'une archéologie systématique que le débat sera tranché : on tentera d'identifier, de classer dans le temps et dans l'espace les tertres de l'Amérique du Nord et les questions porteront davantage sur leur signification historique que sur l'origine de leurs constructeurs.

 

Courants évolutionnistes et réactions

 

On place généralement les débuts de cette archéologie systématique au Nouveau Monde dans la seconde moitié du XIXe siècle ; depuis ses débuts et jusqu'à aujourd'hui, elle sera l'une des quatre sous-disciplines de l'anthropologie, les trois autres étant l'ethnologie, l'anthropologie physique et l'ethnolinguistique. Je souligne cette caractéristique parce qu'elle est primordiale pour comprendre les développements de l'archéologie en Amérique et les liens étroits - méthodologiques et théoriques surtout - qu'elle entretiendra avec l'anthropologie. 

Malgré le foisonnement de théories et de réflexions des premiers anthropologues évolutionnistes, la majorité des archéologues de l'époque sont en train de définir leur discipline et de l'asseoir sur des bases méthodologiques et techniques précises. Ils se préoccupent davantage des vertus chronologiques des vestiges de pratiques mortuaires ; grâce à son étude de tertres funéraires danois, Worsae développe l'approche chronologique à l'analyse des pratiques mortuaires. L'une des seules « lois » archéologiques porte d'ailleurs son nom : la loi de Worsae veut que les artefacts trouvés ensemble aient été utilisés ensemble. Nous avons là, dans les termes de Rowe (1962 : 130) le premier exemple de l'utilisation d'associations dans les tombes pour résoudre un problème chronologique. Cinquante ans plus tard, Pétrie (1899) fera une typologie et une sériation de données de contextes funéraires. 

Parmi les archéologues de cette époque, Lubbock (1900) fait figure de précurseur ; il est un des premiers archéologues à reconnaître la variabilité des pratiques mortuaires à travers le monde et, surtout, à faire des corrélations directes entre statut socio-économique, aspects quantitatifs et qualitatifs des offrandes mortuaires et monumentalité des enterrements. 

Jusqu'au début du XXe siècle donc, les archéologues sont d'abord et avant tout préoccupés par les problèmes chronologiques et par le besoin d'élaborer une méthodologie systématique qui leur permet d'ordonner les cultures dans le temps ; les artefacts, quels que soient leur provenance ou leur contexte, sont avant tout des indicateurs, des « fossiles directeurs » du changement culturel. Les quelques exemples d'élaboration théorique s'inscrivent dans le courant évolutionniste. 

La réaction à l'évolutionnisme anthropologique aura des répercussions en archéologie. En Amérique, cette discipline a d'abord emboîté le pas aux tendances diffusionnistes et à celle de l'anthropologie culturelle. Les premières décennies du XXe siècle marquent la grande époque de classifications et de reconstructions historiques en archéologie. Les vestiges matériels de sociétés disparues sont considérés comme des « traits culturels » ; qu'il s'agisse de mobilier funéraire ou de pointes de projectile, ce sont les éléments formels des témoins archéologiques qui sont retenus. L'étude de leur variation s'inscrit dans les dimensions spatiale ou temporelle et le mécanisme d'interprétation de la variation est, comme pour l'anthropologie culturelle, la diffusion. Les pratiques mortuaires continuent donc d'être des indices de changement culturel mais au lieu d'être interprétées comme l'expression de croyances en fonction d'une étape dans une séquence de développement unilinéaire, elles sont le reflet de mouvements d'idées et/ou de groupes culturels dans le temps ou dans l'espace. Encore une fois, on doit à cette archéologie la découverte de sites et de traditions mais il faudra attendre pour déboucher sur des interprétations autres que de nature chronologique. 

Pour résumer brièvement, je dirais que c'est en Europe, dans les premières décennies du XXe siècle, que s'est élaborée une réflexion orientée vers l'étude des dimensions sociales de la mort. L'Amérique mettra un certain temps à poursuivre cette réflexion, arrêtée par les écoles diffusionnistes et d'anthropologie culturelle. L'archéologie se tournera alors, elle aussi, vers les principes des courants structuralistes et fonctionnalistes de l'école britannique dans leurs études des sociétés préhistoriques, celles des pratiques funéraires plus particulièrement.

 

Les dimensions sociales des pratiques mortuaires

 

Un tournant important dans les orientations théoriques et méthodologiques de l'archéologie se produit dans les années 60. Il est le résultat d'une combinaison de facteurs d'ordre théorique et technique dont, par exemple, le malaise et le cul-de-sac où en était arrivée l'interprétation archéologique, le développement des domaines de la physique et de la chimie dont bénéficiera l'archéologie (le C14 pour ne citer que le mieux connu) et, plus récemment, l'avènement de l'informatique et de l'ordinateur. Ces facteurs allaient contribuer à une redéfinition des objectifs théoriques de l'archéologie et à la formulation de propositions méthodologiques qui donneraient à ces objectifs une valeur scientifique. Après tout, ce cheminement n'était que normal ; avant de s'arrêter à comprendre le dossier archéologique, il avait fallu le constituer et c'est ce à quoi s'étaient employés les archéologues pendant la première moitié du XXe siècle. En ce faisant, un important ensemble de techniques de cueillette (excavation, reconnaissance) et d'analyse (classification, typologie) avaient été mises au point qui rendaient compte de la variation spatiale et temporelle des témoins archéologiques. Ce n'est qu'une fois ces problèmes fondamentaux contrôlés que l'on pouvait s'attaquer à autre chose. 

À partir des années 60, donc, c'est à la totalité des systèmes sociaux du passé que s'intéressera désormais l'archéologie et, s'il s'en donne les moyens selon Binford (1965), il n'y a pas de limites à sa compréhension. Le témoin archéologique, d'indice chronologique qu'il était, devient un indice de comportement et d'activité culturelle. L'archéologie devient processuelle, elle s'intéresse aux relations entre les diverses composantes du système social et à leur dynamique. Dans ce contexte, les pratiques mortuaires et leurs variations sont perçues dans les relations qu'elles entretiennent avec les dimensions sociales du groupe : âge, sexe, stratification sociale, etc. On retrouve dans cet intérêt beaucoup des idées de l'école britannique d'anthropologie sociale. À titre d'exemple, voici le genre de recherche que livre la littérature récente sur les pratiques mortuaires : lien entre dépense d'énergie dans les pratiques mortuaires et le rang du défunt (Tainter 1973, 1975) ; relation entre aire d'enterrement et groupe corporatif (Goldstein 1976, 1981) ; corrélation entre revenu/travail du défunt et la forme de la pierre tombale dans un cimetière moderne (Rathje 1979) ; différence de dimensions, de formes et de couleurs dans les pierres tombales en fonction des affiliations religieuses, âge, sexe, statut marital, statut social, cause de la mort de diverses communautés de la Hongrie du XIXe siècle (Zentai 1979), etc. 

Si les orientations théoriques se transforment, les techniques et méthodes d'analyse le font également. Toute une batterie d'outils analytiques est mise au service des archéologues pour analyser la variabilité dans les pratiques mortuaires et en dégager les significations : analyse formelle (Saxe 1970 ; Brown 1971) ; test de signification d'association entre âge, sexe et matériel funéraire (Saxe 1971) ; analyse du plus proche voisin d'enterrement à l'intérieur d'un cimetière pour en comprendre l'organisation spatiale (Peebles 1971 ; Tainter 1976) ; programme de cluster analysis (Shennan 1975 ; Hodson 1977) ; analyse monothétique-divisive (Tainter 1975) ; analyse de la composante principale (Van de Velde 1979), etc. 

Les dix dernières années ont donc été témoins d'une riche production archéologique dans laquelle les dimensions sociales des pratiques mortuaires sont privilégiées. Dans la liste qui précède, on lit le côté exploratoire de ces études, tant du point de vue des hypothèses avancées que des techniques d'analyse utilisées. Il faudra encore attendre avant d'évaluer la contribution de ces recherches à la compréhension du thème de la mort dans les sociétés préhistoriques. Il s'agira d'abord de poursuivre la recherche sous cet angle, de mettre au point les hypothèses et les techniques, de nuancer les interprétations pour épuiser le domaine des relations entre pratiques mortuaires et dimensions sociales dans les sociétés étudiées par l'archéologie.

 

Contributions de l'archéologie
à l'étude du thème de la mort

 

J'aimerais terminer cette rétrospective historique par une réflexion sur les contributions, actuelles ou potentielles, de l'archéologie à l'étude du thème de la mort. 

C'est sous deux rubriques que je verrais cette contribution. L'archéologie a, d'abord et avant tout, l'exclusivité dans la documentation des pratiques mortuaires en préhistoire. À titre d'exemple, je mentionnerais les premiers témoignages de traitements privilégiés accordés aux défunts et l'histoire de ceux-ci dans le temps et l'espace, les coutumes funéraires dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, dans les premières sociétés agricoles, les premières sociétés étatiques, etc. Il s'agit avant tout, ici, d'une rubrique documentaire, de la présentation de l'histoire et de l'évolution des pratiques mortuaires, de la constitution d'un dossier archéologique spécifique. Cette perspective diachronique est toutefois l'apanage de l'archéologue préhistorien et c'est là où réside sa contribution à la connaissance de l'histoire et de l'évolution culturelle. 

L'autre rubrique touche à une quête d'un ordre différent. Elle a comme objet de faire parier les catégories descriptives que lui donne le dossier archéologique des pratiques mortuaires. Nous avons vu que, ces dernières années, l'archéologie s'est tournée vers ce genre d'étude ; les pratiques funéraires peuvent également permettre des inférences sur d'autres aspects de la société : démographie, pathologie, organisation sociale et politique, systèmes de pensée et de représentation, etc. Ce champ d'étude en est encore à ses balbutiements et on en explore encore les aspects techniques, méthodologiques et interprétatifs. Cette perspective n'est pas, au contraire de la précédente, unique à l'archéologie et sa contribution est tributaire d'autres disciplines que ce domaine intéresse, comme l'anthropologie, l'histoire, la philosophie, etc. Non seulement en est-elle tributaire mais elle y puise des compléments d'information et d'interprétation, des analogies pour ses propres données, ce qui n'est pas sans soulever des critiques. Mais cette perspective n'en demeure pas moins attrayante, voire même stimulante, en ce qu'elle dépasse le niveau de la description ; le défi n'est pas simple à relever mais l'archéologie a déjà commencé à démontrer que cela était possible.

 

Le thème de la mort chez les Aztèques

 

Si on se tourne à présent du côté de l'histoire, de celle de la Mésoamérique plus précisément, on pourra être en mesure d'évaluer si et comment l'archéologie y a cerné le thème de la mort. Je dirais, dès le départ, que si les vestiges archéologiques nous informent ici sur les pratiques mortuaires, en particulier en nous en traçant l'histoire et en nous proposant quelques réflexions sur leurs dimensions sociales, c'est du côté des documents iconographiques et écrits qu'on trouve le complément nécessaire à la compréhension du thème de la mort dans les sociétés mésoaméricaines. Pour illustrer mon propos, j'ai choisi l'exemple des Aztèques. 

Les Aztèques furent les maîtres d'un empire immense qui étonna les premiers visiteurs européens par sa beauté, sa richesse et sa complexité qui n'avait d'égal que les sociétés les plus évoluées de l'Europe de l'époque, c'est-à-dire du début du XVIe siècle. Ces visiteurs furent choqués par des mœurs qu'ils qualifièrent de païennes et de barbares ; la pratique des sacrifices humains les rebuta particulièrement, comme en témoignent les descriptions de temples couverts du sang coagulé des sacrifiés. Ces témoignages nous amènent, un peu brutalement peut-être, au cœur du thème qui nous occupe. 

En effet, la mort occupe une place centrale dans le système de pensée et de représentation des Aztèques. Le thème et son omniprésence ne sont pas nouveaux ; ils se sont révélés dès la première cristallisation du territoire mésoaméricain sous l'impact de la culture olmèque (- 1200). Si on reconnaît l'importance de ce thème tout au long de l'histoire mésoaméricaine, on doit également noter sa spécificité synchronique ; l'exemple des Aztèques nous fait apprécier le profond dynamisme qui unit idéologie et société. 

Derniers arrivés dans les hauts plateaux du Mexique, vers le début du XlVe siècle, les Aztèques se sont, en moins de cent ans, imposés en maîtres du Mexique central et d'une bonne partie de la Mésoamérique précolombienne. Cet exploit est d'autant plus étonnant qu'il se serait agi, au départ, si on se fie à une histoire où se mêle la légende, d'une tribu de nomades venue du nord, d'Aztlan, du pays des Chichimèques. Les Aztèques surent tirer partie des conflits entre les divers groupes dirigeant les destinées du bassin de Mexico. Un jeu savant d'alliances (politiques, mariages) réduisit le nombre de ces groupes à trois et puis finalement à un, les Aztèques. C'est du cœur de ce bassin, d'une île insalubre dont ils firent une capitale politique et économique grandiose - Tenochtitlan - que les Aztèques entreprirent la conquête du reste du territoire mésoaméricain. 

La société aztèque, hautement hiérarchisée et centralisée, a bâti cet empire et établi son pouvoir sur la base de deux mécanismes principaux : une politique d'expansion organisée autour de l'acquisition de tribut et du commerce à longue distance, d'une part, et de l'intégration de l'idéologie religieuse au pouvoir, de l'autre. C'est ce dernier point qui nous concerne plus particulièrement ici étant donnée la place importante qu'y occupe le thème de la mort.

 

Thème : Guerre-sacrifice humain

 

C'est par le biais de la mythologie que les rapports entre vie et mort chez les Aztèques nous sont d'abord livrés. Tout principe de vie (soleil, lune, hommes) doit son origine et surtout sa perpétuation au sacrifice des dieux : Quetzalcoatl meurt et verse son sang sur les ossements de ceux qui seront les hommes ; Nanauatzin et Tecucitecatl se sacrifient pour devenir respectivement le soleil et la lune et tous les dieux donneront leur sang pour que le soleil continue sa route et donne vie aux hommes et à la nature. Les hommes doivent, à leur tour, à l'image de leur créateur, donner leur sang. La vie naît de la mort et la mort de la vie et le mécanisme d'intégration et de perpétuation en est fourni par le sang, sang des créateurs d'abord et sang des hommes. Cette dualité vie-mort et sa complémentarité n'est pas unique aux Aztèques, certes, ni même à la Mésoamérique ; ce qui, historiquement, est spécifique aux Aztèques, néanmoins, c'est la prolongation de cette relation dans la politique des hommes. 

En effet, le sacrifice humain, présent depuis déjà de nombreux siècles en Mésoamérique, devient une véritable institution chez les Aztèques (Duverger 1978 ; Paradis 1978). Quelles que soient les raisons à l'origine de cette pratique, elle est justifiée et même requise par un système idéologico-religieux où elle occupe une place centrale. Le sacrifice humain deviendra, dans l'État aztèque, le moteur de la conquête militaire : c'est la soif du soleil et des autres forces naturelles, celle des divinités également, pour le sang générateur de vie qui engendre cette nécessité et la sanctionne. 

Tout événement, qu'il s'agisse des cérémonies offertes aux divinités des 18 mois du cycle de 365 jours, de cérémonies spéciales telles l'inauguration d'un temple ou le « couronnement » d'un Tlatoani (dirigeant), est le lieu et l'occasion de sacrifices humains. Mais qui sont les victimes, ou plutôt pour conserver le langage des Aztèques, les élus ? C'est ici que l'idéologie religieuse devient un instrument politique. C'est par la conquête militaire de nouveaux territoires que l'on obtiendra les futurs sacrifiés. Et c'est le cercle vicieux : il faut du sang pour maintenir la vie, on l'obtient par la guerre ; la guerre, donc la mort, est l'unique garant de la vie ; vie-mort, mort-vie. La formation et l'intégration de l'empire aztèque sont fondées sur cette dualité, cette complémentarité poussée à l'extrême et dont le sacrifice humain est le catalyseur. 

Le thème guerre-sacrifice humain est omniprésent dans l'architecture et la sculpture aztèques. Nombreux sont les exemples de tzompantli, de cuauhxicalli et de techcatl dans les sites de cette époque : le tzompantli ou support à crâne est une structure sur laquelle on suspendait les crânes des sacrifiés ; les cuauhxicalli (maisons des cœurs) font référence à des monuments cylindriques ou vasiformes où l'on déposait les cœurs des victimes ; le techcatl est la pierre de sacrifice elle-même. Ces structures étaient souvent décorées de diverses scènes ou motifs relatant des sacrifices humains ou des exploits guerriers. Il convient naturellement de mentionner les terrains de jeu de balles, souvent ornés de bas reliefs, lieux d'un jeu rituel qui se terminait par le sacrifice d'un des participants ou encore de l'une des équipes. 

Les représentations anthropomorphes sur support de pierre ou dans les codices font également foi de l'importance de notre thème. Parmi d'innombrables manifestations, je retiendrai Mictlantechuhtli, divinité principale de l'infra-monde (Codex Borgia) ; il porte un masque de tête de mort et un couteau sacrificiel est enfoncé dans son nez. La puissante représentation sur pierre de Coatlicue, sans tête et portant une jupe de serpents entrelacés et une ceinture ornée d'un crâne, est interprétée comme une divinité de la nuit, du séjour des enfers, de Mictlan (Nicholson 1971 : 423). 

Il est plus difficile de retracer les témoignages de sacrifices humains dans un contexte archéologique d'inhumation. Tout d'abord, on ne connaît pas avec précision le sort que l'on faisait aux sacrifiés après leur mort. À certaines occasions, les victimes étaient remises à leur famille ou leur propriétaire, dans le cas des captifs ou des esclaves. Ils étaient alors sans doute inhumés sous les maisons tout comme les autres membres de la famille. À d'autres occasions, l'anthropophagie rituelle était pratiquée ; à Tenochtitlan, par exemple, les cadavres des sacrifiés étaient dépecés et répartis entre les dirigeants, les prêtres, les familles et les animaux du « parc zoologique ». Dans ce cas, on s'attendrait à retrouver les restes de sacrifiés davantage dans les dépotoirs que dans les tombes. On a en effet des exemples archéologiques d'ossements humains dans des contextes de déchets alimentaires, mais ils remontent à des périodes antérieures aux Aztèques. À Tlatelolco, ville située au nord de Tenochtlitlan, dont on a décrit avec émerveillement la grande place de marché (Bernai Diaz del Castillô 1950), des centaines d'enterrements ont été retrouvés dans l'enceinte cérémonielle : les nombreux ossuaires et les crânes isolés portant la trace d'avoir été suspendus à un tzompantli témoigneraient du traitement accordé aux sacrifiés humains. Un dernier exemple provient du Templo Mayor de Tenochtitlan. Cet édifice nous était familier grâce aux écrits des chroniqueurs et historiens du XVIe siècle ; il n'a que récemment fait l'objet de fouilles archéologiques (Matos Moctezuma 1980). Il s'agit du temple le plus important de l'enceinte cérémonielle de Tenochtitlan, dédié aux deux divinités principales du panthéon aztèque : Tlaloc, dieu de la pluie et de la végétation, de la vie, et Huitzilopochtli, divinité tribale des Aztèques, dieu guerrier, associé au sacrifice humain et à la mort. Ce temple double était, également, le symbole du pouvoir des dirigeants aztèques. Il était reconstruit à chaque début de règne. Sous les plates-formes du temple, on a retrouvé de nombreuses caches funéraires. Dans l'une d'elles, le défunt avait un couteau sacrificiel dans la bouche et de l'encens dans la cavité orbitale ; il était accompagné d'une sculpture du dieu Tlaloc. S'agirait-il d'une victime d'un sacrifice humain offert à Tlaloc ? 

Malgré la pauvreté des recherches archéologiques faites en relation avec la dernière société mésoaméricaine des Hauts Plateaux Mexicains avant la Conquête, elles complémentent et confirment même les témoignages écrits.

 

Séjours des morts :
valorisation de l'idéologie religieuse

 

Si elles occupent une place importante dans le monde des vivants - elles sont en fait les représentants des dieux qu'elles personnifient souvent avant d'être sacrifiées - les victimes de sacrifice humain ont des privilèges dans le séjour des morts. En effet, les guerriers, morts sur le champ de bataille (occasion relativement rare) ou sacrifiés, deviennent les compagnons de l'aigle, c'est-à-dire du soleil : ils le suivent dans sa course diurne, de l'orient jusqu'au zénith. Les femmes mortes en couches (de petits guerriers naturellement) l'accompagneront, à leur tour, du zénith jusqu'à l'occident, puis dans son voyage dans l'infra-monde pendant la nuit (Figure 1). Un sort d'exception est donc accordé aux êtres qui se sont acquittés totalement de leur service à la société, c'est-à-dire aux dieux. Car le monde des Aztèques ne fait pas de place à l'humanité. Sa vie lui vient du ciel, des dieux ; son rôle se limite donc à payer sa dette avec son sang. Dès sa naissance, il est dans un monde instable et menacé et le jour où il est né (sa date de naissance) détermine sa vie et sa mort ; ce système de croyances est marqué par le fatalisme et la prédestination. 

Donc au sommet de la hiérarchie des élus, dominent les guerriers, ces pourvoyeurs humains de vie. Suivent d'autres groupes d'élus : les femmes mortes en couches, les élus de Tlaloc (divinité de la pluie) et les morts-nés auront droit, eux aussi, à un séjour des morts particulier. Les élus de Tlaloc comprennent ceux qui sont morts par la foudre, la noyade, des maladies (goutte, lèpre, hydropisie, affections de la peau) ou encore les sacrifiés aux divinités aquatiques. Ils séjourneront après leur mort au Tlalocan, un séjour agréable, chaud et aquatique. Quant aux morts-nés, les sources ne sont pas en accord sur leur destination : ou bien ils retournent au treizième ciel d'où ils originent ou, d'après Sahagun, ils vont au séjour de Xochatlapan.
 

Figure 1

Organisation horizontale de l'espace et séjours des morts

 


Figure 2

Stratification verticale de l'univers :
séjours des cieux et de l'infra-monde

D'après Nicholson 1971, Sahagun, Codex Vaticanus A

 

C'est la cause de la mort qui détermine le lieu de séjour après la mort. Une dichotomie existe entre les élus que nous avons mentionnés, ceux qui se sont le mieux acquittés de leurs obligations envers la société, et les autres. Ils sont pourtant nombreux, ces autres, et constituent la grande majorité de la population aztèque. Leur mort ne résulte d'aucune des causes nommées plus haut ; leur destination après la mort est la même pour tous : Mictlan. Dans la représentation verticale que se faisaient les Aztèques du monde, Mictlan ou encore la Place des morts se situe au neuvième palier de l'inframonde. C'est là que résident les divinités de la mort : Mictlantecuhtli et sa compagne Mictecacihuatl ainsi que d'autres divinités associées à l'inframonde (Figure 2). 

Pour ceux qui étaient destinés au séjour de Mictlan, un long voyage parsemé d'embûches les séparait de leur destination ; il leur fallait passer entre deux montagnes qui se heurtent constamment, traverser un chemin gardé par des serpents et un autre par le lézard vert, franchir les huit plateaux et les huit collines, lutter contre un vent glacial et coupant, le vent « d'obsidienne » et, finalement, franchir le fleuve Chiconauapan (neuf fleuves) à l'aide de son chien. Ces embûches correspondent aux divers paliers de l'infra-monde, le dernier étant Mictlan. Pendant ce temps, la famille du mort accomplissait, à intervalles fixes, des cérémonies qui devaient l'aider dans son voyage. Après quatre ans, plus rien ne liait le défunt au monde des vivants. Il était arrivé à Mictlan et il cessait d'être, il était définitivement dissolu et aboli. 

La nature et la spécificité des séjours des morts nous laissent percevoir un lien intime entre l'idéologie religieuse et les croyances relatives à la mort. C'est la cause de la mort qui est déterminante du séjour auquel est destiné l'individu ; et ce sont ceux qui se sont acquittés de leurs obligations envers les forces divines qui sont privilégiés : les guerriers (maison du soleil levant), femmes mortes en couches (maison du soleil couchant), les élus de Tlaloc (TIalocan) et les enfants morts-nés. Tous les autres, les non-élus, sont, sans considération pour leur statut dans la société, destinés à Mictlan. Ainsi, le guerrier n'aura un traitement de faveur que s'il est mort au combat ou s'il a été sacrifié ; le tlatoani, chef suprême de l'empire, n'est pas un élu, il n'a pas droit à un séjour des morts privilégié et, malgré tous les égards qui lui seront manifestés lors des rituels funéraires, il est destiné à franchir les mêmes obstacles que les autres pour finalement parvenir à Mictlan et au néant. 

Peut-on parler d'un culte des morts ? Dans la mesure où il est partie du thème fondamental mort-sacrifice, ce culte est extrêmement élaboré comme nous venons de le voir. Il s'agit moins cependant d'un culte à l'individu qu'à la raison d'État, elle-même intimement soutenue par l'idéologie religieuse.

 

Pratiques mortuaires : reflet de la stratification sociale

 

Si les thèmes de guerre-sacrifice et des divers séjours des morts reflètent une idéologie religieuse où vie et mort sont complémentaires, on peut déceler dans les pratiques mortuaires l'expression de certaines caractéristiques sociales. 

L'ethnohistoire et l'archéologie nous renseignent sur ces pratiques qui étaient, quelle que soit la cause de la mort, élaborées chez les Aztèques. Il existe un certain nombre de variations dans le traitement des défunts, le lieu d'inhumation, la quantité et la nature des offrandes qui accompagnaient le défunt (Figure 3). Ainsi, on reconnaît trois types principaux de traitement des cadavres : l'enterrement primaire, l'enterrement secondaire et la crémation. Le premier type était réservé aux femmes mortes en couches et aux élus de Tlaloc ; il pouvait également, mais pas exclusivement, être accordé aux défunts de Mictlan. L'enterrement secondaire était le lot, croyons-nous, de la majorité des sacrifiés humains : les ossuaires et les crânes isolés retrouvés à Tlatelolco en seraient des exemples. La crémation, forme d'enterrement secondaire finalement, était la façon la plus commune de disposer des corps des « compagnons de l'aigle », soit des guerriers morts au combat ou sacrifiés. Elle était commune également pour les défunts destinés à Mictlan. 

Figure 3

Cause de mort, séjours et pratiques mortuaires chez les Aztèques

Cause de mort

Séjours des morts

État après la mort

Traitement du corps

Offrandes

Lieu d'inhumation

ÉLUS

 

 

 

 

 

1. Guerriers

- morts au combat

- sacrifiés

Maison du soleil (de l'est au zénith)

oiseaux (colibri)

crémation

?

?

2. Femmes mortes en couches

Maison du soleil (zénith- ouest)

?

inhumation

?

Patio du temple des Cihuapipiltin

3. Morts-nés

Xochatlapan

réincarnation

?

?

?

4. Élus de Tlaloc

- noyade

- foudre maladies

- sacrifice

Tlalocan

?

inhumation

?

?

NON ÉLUS

 

 

 

 

 

Toute autre cause de mort

Mictlan

néant

inhumation ou crémation

pierre précieuse et autres offrandes en fonction d'âge, sexe et statut

- urne sous maison

- patios temples

- montagnes

 

S'il semble donc y avoir un certain lien entre le traitement accordé au corps du défunt et le séjour auquel il était destiné, c'est plutôt le lieu d'inhumation et surtout la nature et la quantité des offrandes qui reflétaient dans la mort la position sociale de l'individu. Ainsi, dans le cas des gens du commun, les corps étaient d'abord revêtus de vêtements les associant à leur fonction ou statut dans la société : le soldat vêtu comme Huitzilopochtli, le marchand comme Yacatecuhtli (dieu des commerçants), l'adultère comme Tlazolteotl, etc. Le nombre des offrandes pouvait varier mais on ne manquait jamais d'inclure une pierre précieuse (jade généralement ou moins onéreuse pour les plus pauvres) au nombre de celles-ci : le jade était synonyme du cœur, de la vie. Après quatre jours de cérémonies, de chants et d'offrandes, on enterrait le corps ou les cendres du défunt déposées dans une urne. Les lieux de sépulture les plus communs étaient près des temples, dans la montagne ou sous la maison familiale. Dans le cas des enterrements primaires, on déposait le corps dans des fosses revêtues de chaux, assis sur un tabouret et accompagné des outils propres à son art : pour le soldat une épée ; pour une femme des pots et des ossements, etc. (Clavijero 1968 : 197-200). 

Les dirigeants avaient droit à un rituel beaucoup plus élaboré mais selon les mêmes principes généraux : ils étaient plutôt incinérés et selon des règles complexes. Le corps était d'abord mis dans une position accroupie avec les jambes et les bras collés au corps. Il était ensuite revêtu d'étoffes précieuses, son visage était recouvert d'un masque fait de pierres précieuses et sa tête ornée de plumes. Des offrandes d'ornements de papier d'écorce et de jade l'accompagnaient invariablement ainsi que bien d'autres. On faisait des sacrifices de chien et des serviteurs du dirigeant à cette occasion ; ils allaient accompagner le dirigeant dans son voyage à Mictlan. Le dirigeant était enterré sous le temple principal de son palais. 

En résumé donc, il existe dans le dossier des pratiques mortuaires des éléments qui documentent tant l'organisation sociale que l'idéologie aztèque. Néanmoins, l'examen des seuls documents archéologiques privilégient les dimensions sociales, au détriment peut-être des autres.

 

Réflexion

 

Le thème de la mort est central à la compréhension de la société aztèque. Il imprègne tous les niveaux de sa réalité et de son histoire. De la naissance à la mort, de la guerre à l'enfantement, de l'esclave au dirigeant suprême, du social à l'idéologie, de l'histoire à la préhistoire, c'est l'idée de la mort comme force énergétique qui prédomine. 

Dans quelle mesure, peut-on se demander, les données archéologiques reflètent-elles cette idéologie ? À première vue, elles ne nous livrent que des éléments de réponse ; ainsi, les témoignages de sacrifices humains apparaissent dans l'examen de l'architecture, de la sculpture et, à la rigueur, de contextes funéraires (enterrements secondaires, crânes isolés). L'association fréquente d'un symbolisme que l'on peut qualifier de mortuaire (ossements, crânes) à la représentation de divinités ou de principes surnaturels dans la statuaire représente un autre signe de l'importance du thème de la mort dans l'idéologie aztèque ; il n'en explique pas toutefois les significations. Finalement, la diversité rencontrée dans le contexte mortuaire des enterrements illustre relativement bien les dimensions sociales des pratiques mortuaires : la différence dans le nombre et la nature des offrandes est reliée, en effet, au statut et à la fonction du défunt durant son existence. 

Nombreux sont les aspects de l'idéologie de la mort que ne reflètent pas ces données toutefois ; l'exemple le plus clair est, sans contredit, celui des divers séjours des morts qui ne sont représentés ni dans la statuaire ni dans les enterrements et dont on ne saurait rien sans l'aide des documents ethnohistoriques. 

À elles seules, donc, les données archéologiques nous livrent un tableau fragmenté avec, parfois même, des lacunes qui sont impossibles à identifier, du thème de la mort. On ne peut nier que l'importance du thème soit observée dans ces données, que sa complexité soit reconnue. 

Cette complexité, encore mal comprise, nous est révélée par un ensemble de documents dont le langage et la spécificité sont riches et surtout différents. Chacune de ces disciplines, -archéologie, histoire de l'art, ethnohistoire, etc. - nous livre un volet de la réalité, sa réalité, et notre rôle est de les intégrer. On peut douter que l'une d'elles, seule, soit capable de nous révéler la totalité du domaine que l'on étudie. C'est pourtant ce que doit faire l'archéologie dans la majorité des cas. Mais ce que nous apprend également cet exercice, c'est, d'une part, que l'archéologie peut, sans équivoque, dire quelque chose de valable sur les significations historiques et sociales des témoins observés et, d'autre part, qu'elle doit garder en tête, dans son observation du dossier archéologique, une attitude à la fois critique et respectueuse de la richesse et de la complexité du phénomène humain.

 

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 13:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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