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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Ginette Paquet et Benoit Tellier, Les facteurs sociaux de la santé”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Pierre Bergeron, Clermont Bégin et Gérard Bélanger, Le système de santé au Québec. Organisations, acteurs et enjeux. Chapitre 3, pp. 65-89. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 2003, 507 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 septembre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Ginette Paquet et Benoit Tellier

Chercheure, Ministère de la Santé et des Services sociaux

Les facteurs sociaux de la santé”. (2003) 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Pierre Bergeron, Clermont Bégin et Gérard Bélanger, Le système de santé au Québec. Organisations, acteurs et enjeux. Chapitre 3, pp. 65-89. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 2003, 507 pp.

 

Introduction
 
1. La santé dans les pays industrialisés : le chemin à parcourir
 
2. Ce que nous apprennent les grandes enquêtes de population sur les déterminants sociaux de la santé
 
A. Les données internationales sur la relation entre état de santé et statut socio-économique
 
Revenu et santé dans une perspective longitudinale
D'autres indicateurs du statut socio-économique
 
B. Les données canadiennes sur les inégalités sociales de santé
C. Les données québécoises sur les inégalités sociales de santé
 
3. Ce que nous apprennent les grandes enquêtes de population sur les facteurs médiateurs
 
A. Les habitudes de vie liées à la santé
B. L'importance de la petite enfance
C. Le rôle des facteurs psychosociaux
 
Le sentiment de contrôler sa destinée
Le sens de la cohérence
 
D. Santé et relations sociales
 
Capital social et cohésion sociale
Réseaux sociaux
La famille
 
Conclusion

 

Introduction

 

Aider chercheurs et planificateurs à améliorer les politiques publiques afin qu'elles ne visent pas seulement la réduction des conséquences des problèmes de santé : voilà le but d'un chapitre traitant des déterminants sociaux de la santé au sein du présent ouvrage. Plusieurs politiques peuvent en effet favoriser la mise en place de conditions favorables à la santé et, en même temps, de conditions favorables au développement social et économique du Québec. Ce chapitre fera donc sommairement le point sur l'influence des principaux facteurs sociaux sur la santé en insistant sur l'apport des grandes enquêtes de population à travers le monde à la mesure et à la compréhension du phénomène [1].

 

La première section du chapitre esquisse un des sentiers inéluctables que devront emprunter les pays industrialisés pour améliorer leurs indicateurs de santé collective : la réduction des inégalités sociales de santé. La seconde section dresse un bref bilan des enseignements sur les déterminants sociaux de la santé émanant des grandes enquêtes de population, surtout longitudinales. La troisième section présente un aperçu de ce que nous apprennent ces enquêtes de population à propos des facteurs médiateurs. Enfin, la conclusion illustre l'apport possible d'une meilleure compréhension de l'influence des facteurs sociaux à plusieurs politiques publiques du Québec.

 

1. La santé dans les pays industrialisés :
le chemin à parcourir

 

L'augmentation de la longévité humaine dans la grande majorité des pays industrialisés singularise l'histoire du XXe siècle. Par exemple, au cours du dernier quart de siècle seulement, les Québécois ont gagné près de six années d'espérance de vie à la naissance et les Québécoises un peu plus de quatre ans [2]. De sorte qu'en 1998, au Québec, l'espérance de vie à la naissance d'un garçon était de soixante-quinze années, alors que pour une fille elle était de quatre-vingt-un ans. En fait, non seulement nous vivons plus vieux, mais nous nous portons mieux. La médecine et les systèmes de soins ont certes contribué à ces progrès. Mais on sait aussi que le revenu par habitant, les inégalités de revenu entre habitants d'un même pays et la scolarisation des femmes, entre autres, sont fortement associés au niveau de santé. Or, on ne retrouve pas la même association entre la santé d'une population et certains éléments des systèmes de soins tels que les médecins, le nombre de lits d'hôpitaux ou les dépenses de santé. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), cette absence de relation est particulièrement évidente dans les pays riches (OMS, 2000b). 

Somme toute, sous plusieurs aspects, notre état de santé collectif est bien meilleur qu'il y a vingt-cinq ans. Cependant, ce n'est pas vrai pour tous. Par exemple, au Québec, les hommes plus favorisés vivent environ neuf années de plus que les plus désavantagés, alors que chez les femmes l'écart est d'environ trois ans (Pampalon et al., 2000). De même, à Montréal, entre le groupe de revenu le plus faible et le groupe de revenu le plus élevé, certaines différences à l'avantage des derniers étaient considérables en 1998 : en particulier pour les grossesses chez les adolescentes de 15-19 ans, pour le suicide, pour les décès par cancer du poumon, pour les naissances de bébés de faible poids, pour les décès par maladies cardiaques et pour le taux d'hospitalisations (RRSSS Montréal-Centre, 1998). Autre illustration, l'étude longitudinale sur le développement des enfants du Québec établit un lien positif entre la position sociale des familles et la santé des bébés de cinq mois. On trouve notamment des écarts importants pour les nuits passées à l'hôpital : seulement 9% des enfants de familles relativement favorisées ont déjà séjourné au moins une nuit en milieu hospitalier, comparativement à 18% pour les enfants de familles de plus faible position sociale (Paquet et al., 2001). 

Dans son Rapport sur la santé dans le monde 2000, l'OMS précise que l'écart entre riches et pauvres se creuse davantage, si l'on distingue, à l'intérieur de l'espérance de vie, les années de vie en bonne santé et les années avec incapacité. En d'autres mots, les personnes pauvres meurent non seulement plus jeunes que les autres, mais elles passent une plus grande partie de leur vie avec une incapacité. Comme l'affirme Villedieu dans son dernier livre : « que nous n'ayons pas réussi à combler ces écarts - et que de plus, ils aillent en augmentant - est un des échecs les plus affligeants de nos sociétés d'opulence » (Villedieu, 2002 : 128). 

En définitive, un pays ne peut affirmer bien s'occuper de la santé de sa population uniquement en lui fournissant des services et des soins de santé, même s'ils sont de très grande qualité. Pas plus qu'une société ne peut imputer aux individus l'entière responsabilité de leurs habitudes de vie, et par conséquent de leur état de santé. La santé d'une population dépendrait d'un ensemble de facteurs parmi lesquels l'environnement social serait aussi fondamental que l'environnement physique, le bagage génétique et le système de soins. 

Pourtant, depuis cinquante ans les États ont misé abondamment sur les services et les soins de santé. On croyait sans doute que l'introduction des régimes d'assurance maladie, sans barrière financière, éliminerait les inégalités sociales de santé. Or, dans plusieurs pays, l'écart de mortalité entre les classes sociales inférieures et supérieures s'est accru depuis la Deuxième Guerre mondiale. Dans une récente réflexion critique, l'Organisation mondiale de la santé déclarait qu'il faut reformuler les objectifs des politiques de santé, actuellement exprimés en moyennes générales pour toute la société, « de manière à viser précisément la situation parmi les plus pauvres et les différences entre riches et pauvres. Ainsi, les taux de mortalité infantile parmi les pauvres ou les différences de mortalité infantile entre riches et pauvres seraient des indicateurs plus utiles que les taux moyens de mortalité infantile dans l'ensemble de la population » (Gwatkin, 2000). 

La réduction des inégalités sociales de santé et de mortalité dans les pays industrialisés pose d'importantes questions de planification et de recherche. Sans prétention à l'exhaustivité, les pages qui suivent visent à montrer comment les principales études longitudinales disponibles un peu partout dans le monde peuvent aider chercheurs et planificateurs à trouver des pistes d'intervention pour réduire les différences sociales de santé et de mortalité. Ignorer cet important défi serait de courte vue, puisqu'il nous faudra diminuer les inégalités sociales de santé pour augmenter l'espérance de vie nationale.

 

2. Ce que nous apprennent les grandes enquêtes
de population sur les déterminants sociaux
de la santé

 

Examinons maintenant ce qu'apportent à la mesure et à la compréhension de l'influence des facteurs sociaux sur la santé les conclusions de grandes enquêtes de population à travers le monde, principalement longitudinales. Attenant à ce survol international des connaissances, nous présenterons les données disponibles au Canada et au Québec sur la question. 

 

A. Les données internationales sur la relation
entre état de santé et statut socio-économique

 

S'il existe un intérêt croissant, à l'échelle internationale, autour de la recherche portant sur la relation entre l'état de santé et le statut socio-économique, les méthodes et les mesures utilisées par chacune d'entre elles varient considérablement. Parmi ces différences, mentionnons que les études européennes tendent à effectuer plus souvent leurs analyses sous l'angle de la classe sociale, du statut d'emploi ou du niveau d'éducation, tandis que c'est le revenu qui tend à définir le statut socio-économique d'un individu dans la perspective nord-américaine.

 

Revenu et santé dans une perspective longitudinale

 

Les résultats d'enquêtes longitudinales ont permis d'approfondir nos connaissances sur la dynamique des revenus et la santé. Si tout porte à croire que le revenu a un impact important sur la santé, la relation causale inverse est tout aussi plausible (ce que les Américains nomment « reversal causality » et les Britanniques « health selection effect »). Soulignons que les études longitudinales disponibles tendent toutes à accorder une importance relative assez modeste à la causalité inverse : elle expliquerait environ 10 à 15% de la variance avec des méthodes de calcul qui tendent à surestimer cette importance.

 

Chez nos voisins du Sud, les travaux de Duncan (Duncan, 1996) et ceux de McDonough, Duncan, Willams et House (McDonough et al., 1997), en utilisant les données longitudinales du Panel Survey of Income Dynamic (PSID), apportent un éclairage précieux et un certain nombre de réponses à ces différentes questions pour la société américaine. En bref, ces travaux indiquent que les revenus dans la population américaine sont très volatiles, et par le fait même les grandes moyennes nationales de revenus des ménages tendent à sous-estimer lourdement à la fois l'importance de la fluctuation des revenus et le nombre de ménages qui connaîtront au moins un épisode temporaire de « pauvreté ». Tout laisse croire que la relation entre le revenu et la santé serait sous-estimée par l'utilisation de données transversales. De plus, c'est la persistance dans le temps d'un bas revenu qui est le plus fortement associée à une augmentation du taux de mortalité. Par ailleurs, la prise en compte de l'instabilité des revenus permet de constater des écarts importants de mortalité entre les individus de revenus moyens, ce qui pourrait indiquer des cheminements de santé différenciés à l'intérieur des classes moyennes en fonction de la précarité ou de la stabilité d'emploi. Ces deux relations persistent en tenant compte de l'état de santé « initial », ce qui tend fortement à invalider une interprétation qui ne serait fondée que sur l'hypothèse de la causalité inverse. 

Des résultats largement concordants ont été obtenus dans les enquêtes longitudinales suivantes : en Angleterre avec le British Household Panel Survey (BHPS) (Benzeval et al., 2001), en Suède avec le Swedish Level of Living Survey (LNU) (Tahlin, 1989) et le Survey of Swedish Living Standards (Lundberg et al., 1994), en Allemagne avec le German Socioeconomic Panel (Thiede et al., 1997), aux États-Unis avec le NLS Older Men (Menchik, 1993) et l'Alameda County Study (Lynch et al., 1997). 

Mentionnons une dernière contribution. Si toutes les études longitudinales sur la relation entre le revenu et la santé que nous avons explorées concluent à l'existence d'un gradient social de santé selon le revenu, la plupart montrent aussi que la magnitude de cette relation n'est pas distribuée également dans la société : la relation entre le revenu et l'état de santé est comparativement plus forte et plus déterminante aux plus bas échelons de revenu. Tout se passe comme si la pauvreté, et surtout la pauvreté persistante, avait un effet comparatif plus massif sur la santé, tandis que l'état de santé du reste de la société se distribuerait suivant un gradient social beaucoup plus linéaire. Ainsi, les privations matérielles et la pauvreté absolue ne permettent pas de comprendre la distribution sociale de la santé, de la mort et de la maladie dans la majeure partie de la population qui a accès à un revenu la mettant à l'abri de la pauvreté absolue. Par contre, tout porte à croire que cette pauvreté absolue (avec tout ce qu'elle implique en termes de privations, de conditions de logement, de nutrition, etc.) joue un rôle dans l'accentuation de la relation entre le revenu et la santé aux plus bas échelons de revenu.

 

D'autres indicateurs du statut socio-économique

 

Des relations entre l'état de santé et le statut socio-économique (SSE) ont également été observées en prenant pour indicateur du SSE le niveau d'éducation ou le statut de l'emploi occupé. De manière générale, les résultats démontrent que la relation entre le SSE et l'état de santé suit un gradient social, où chaque classe sociale présente un niveau de mortalité, de morbidité ou de limitations fonctionnelles plus avantageux que la classe de niveau inférieur. Encore ici cette relation a été observée dans des populations différentes, dans des pays différents, et à l'aide d'indicateurs différents. 

Plusieurs recherches britanniques sont maintenant devenues des classiques dans la compréhension des inégalités sociales de santé. Parmi elles figurent en bonne place les études de Marmot et de ses collaborateurs sur des cohortes de fonctionnaires britanniques, mieux connues sous le nom de « Whitehall Study ». À partir de 1967, les chercheurs ont suivi une cohorte d'environ 17 000 « cols blancs » masculins britanniques (Marmot et al., 1978 ; Smith et al., 1990). Le résultat principal de l'étude est certainement la découverte d'un gradient social clair et linéaire de morbidité et de mortalité (en général, et selon une série de causes spécifiques) chez les employés en fonction de leur position d'emploi dans la hiérarchie occupationnelle. Les différences de santé entre les différents statuts d'emploi se sont avérées progressives et sans point de rupture : les personnes appartenant aux couches sociales supérieures étaient, dans l'ensemble, en meilleure santé que celles qui se trouvaient à l'échelon inférieur, même si ces dernières se situaient à un niveau plus élevé que le reste de la population à l'étude en ce qui concerne le revenu et le rang social. 

Ce gradient a été établi en tenant compte de la consommation de tabac, de l'obésité, de la pratique d'une activité physique de loisir, de la pression sanguine et du taux de cholestérol. La prise en compte de ces facteurs expliquait moins de 25% de la variation de la mortalité selon le SSE. Les chercheurs de Whitehall ont été les premiers à montrer que la variance de l'état de santé selon le statut socio-économique ne s'expliquait pas d'abord par les habitudes de vie liées à la santé. Le gradient ne pouvait pas non plus être expliqué par la pauvreté d'une partie de l'échantillon, puisque tous les membres de l'échantillon étaient des cols blancs, pour la plupart avec la sécurité d'emploi et un salaire relativement élevé. En d'autres mots, aucun répondant - à toutes fins utiles - ne vivait une situation de pauvreté absolue. Ces chercheurs ouvraient ainsi des pistes de réflexion vers la prise en compte d'une série de variables qui pourraient expliquer les mécanismes par lesquels s'opère la production des inégalités sociales de santé, comme le sentiment d'avoir un contrôle sur son travail, le soutien social, l'estime de soi. Puisque cette étude est longitudinale, les chercheurs de Whitehall ont pu également démontrer que la relation causale allait dans le sens du statut socio-économique vers la santé. En d'autres mots, c'est davantage la position sociale qui tend à déterminer la santé, plutôt que l'inverse. Un suivi supplémentaire de la cohorte à l'âge de la retraite a également pu montrer que le SSE contribuait à expliquer les écarts dans la dégradation de la santé fonctionnelle physique et mentale accompagnant parfois le vieillissement (Martikainen et al., 1999). 

Nous devons donc aux premiers travaux de Whitehall cette compréhension nouvelle : la relation entre le statut socio-économique et la santé n'est pas uniquement attribuable à une extrême privation au bas de l'échelle sociale (Marmot et al., 1987 ; Marmot et Wilkinson, 1999). Dans la foulée de ces travaux, on a observé, dans les pays où l'on parvient à mesurer des différences sociales de santé, un gradient similaire. Ce gradient a été observé dans la majorité des pays industrialisés, mais avec une amplitude variable et des méthodes de recherche hétérogènes (Marmot et al., 1987 ; Marmot et al., 1988 ; Marmot et al., 1999 ; Syme, 1998). 

Cette volonté de comprendre plus avant les mécanismes sous-tendant les inégalités de santé découvertes dans l'étude de Whitehall a donné lieu à la reprise de l'enquête en 1985, avec une nouvelle cohorte d'environ 10 000 répondants des deux sexes de 35 à 55 ans et, surtout, avec un questionnaire qui ciblait une variété de mécanismes pouvant participer à la production et à la reproduction des inégalités de santé (Marmot et al., 1991). Les résultats ont confirmé l'existence d'une relation graduée et significativement forte entre le SSE et la santé perçue, la dépression, le bien-être psychologique, l'absence au travail pour cause de maladie, ainsi qu'avec la morbidité liée aux maladies cardiovasculaires. De plus, ces résultats ont attiré l'attention sur l'importance des indicateurs psychosociaux dans l'explication du gradient, comme le sentiment de contrôler sa destinée. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier facteur.

Des résultats très similaires ont été obtenus avec la Wisconsin Longitudinal Study (WLS), une enquête de cohorte américaine composée d'hommes et de femmes diplômés des « high schools » au Wisconsin en 1957 (questionnés en 1957 et suivis entre l'âge de 18 et 54 ans). Un gradient social de santé a été trouvé en fonction du SSE (mesuré par l'occupation la plus récente). Des inégalités graduées ont été observées pour la santé perçue, les limitations d'activités dues à un problème de santé, la dépression et le bien-être psychologique (Marks, 1996 ; Marmot et al., 1997). Mentionnons ici rapidement que des enquêtes suédoises, finlandaise, écossaise et trois cohortes britanniques ont chacune participé au décryptage d'inégalités sociales de santé similaires. 

En résumé, au niveau international, les études longitudinales qui traitent des rapports entre statut socio-économique et santé attirent notre attention sur les éléments suivants :

 

-   Il existe un gradient social de santé, de morbidité et de mortalité dans plusieurs sociétés, et ce, indépendamment de la définition du SSE (niveau de scolarité, revenu, emploi).
 
-   La causalité va largement dans le sens de la position sociale vers la santé ; la causalité inverse étant un phénomène beaucoup moins important.
 
-   La volatilité des revenus, les différents profils de pauvreté (temporaire, persistante), les pertes de revenu, les changements de statut d'emploi (etc.) sont des phénomènes importants et répandus qui ont un effet sur la relation entre le statut socio-économique et l'état de santé.
 
-   Les habitudes de vie liées à la santé expliquent généralement une part modeste de la variance observée.
 
-   Le statut socio-économique a des effets à long terme sur la santé.

 

B. Les données canadiennes
sur les inégalités sociales de santé

 

À notre connaissance, seuls les résultats de deux études d'importance ont été publiés à partir de données longitudinales sur la relation entre revenu et santé au Canada ; toutes deux n'incluaient pas d'échantillon québécois. Utilisant des données de l'Ontario Longitudinal Study of Aging (OLSA, de 1959 à1978), Hirdes et ses collègues (Hirdes et al., 1986) ont pu mesurer l'effet du revenu sur la santé perçue dans un échantillon de 2 000 hommes âgés de 45 ans au départ de l'enquête. Si le revenu, le niveau d'éducation et l'usage du tabac étaient tous reliés à la santé perçue, seul le revenu s'est avéré significativement lié à la santé perçue en tenant compte des deux autres variables. Cela indique que la relation entre revenu et santé est en partie indépendante de l'usage de la cigarette. Les chercheurs ont aussi relevé l'importance de la dynamique du revenu : les changements de revenu sont significativement liés à des changements de la santé perçue, et ce, de manière plus prononcée en ce qui concerne les pertes de revenu. Enfin, l'analyse montre que la relation causale va pour une très large proportion dans le sens du revenu vers la santé. Une analyse de même type a été effectuée pour la mortalité (Hirdes et Forbes, 1989), mais concluait à une moindre influence des changements de revenu. 

Wolfson, Rowe, Gentelman et Tomiak (1993) ont analysé les fichiers administratifs du plan de pension canadien (excluant le Québec) de près de 500 000 hommes, recueillant une information complète sur les salaires sur une période de 10 à 20 ans (de 45 à 65 ans), et la mortalité entre l'âge de 65 et 74 ans. L'étude montre l'existence d'un gradient social de mortalité en fonction du revenu, gradient qui traverse toute la société, même si la relation est plus prononcée au bas de l'échelle des revenus. Pour reprendre les termes des auteurs, chaque dollar supplémentaire de salaire a un effet positif sur la longévité, mais l'effet protecteur du revenu diminue à mesure que le salaire s'élève. La relation observée est très importante - son effet sur la longévité est de même importance, par exemple, que celui des cancers : « the elimination of cancer would have roughly the same impact on mortality for this group as bringing the mortality experience of the bottom 80 percent up to the average of the top 20 percent » (Ibid. : 170). 

Bien que moins étoffées, ces études semblent confirmer en partie les phénomènes observés en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans le reste de l'Europe dont il a été question précédemment ; les inégalités sociales de santé paraissent se distribuer de manière graduée dans la population canadienne.

 

C. Les données québécoises
sur les inégalités sociales de santé

 

La grande majorité des analyses effectuées au Québec se sont appuyées, jusqu'à maintenant, sur des données transversales ou écologiques. Des analyses longitudinales sur ce sujet seront publiées en 2003, à partir des données de l'Étude longitudinale du développement des enfants du Québec (ELDEQ). Mais par des études transversales ou écologiques, on sait notamment qu'il y a un lien positif entre l'espérance de vie et le statut socio-économique, que la distribution de celle-ci est fonction de la richesse ou non des quartiers montréalais (RRSSS Montréal-Centre, 1998) ; que les milieux défavorisés au Québec sont par ailleurs plus touchés par les limitations d'activités et les incapacités (ISQ, 2000) ; que la mortalité et l'hospitalisation liées aux traumatismes intentionnels (suicide, homicide) et non intentionnels (accidents) sont fortement liées à la défavorisation matérielle (Hamel et al., 2002). De plus, les habitudes de vie nocives pour la santé (tabagisme, sédentarité, excès de poids) se concentrent fortement dans les groupes sociaux défavorisés et on y découvre une utilisation des services de santé différente : surhospitalisation, surconsommation de médicaments, mais sous-représentation dans la consultation de spécialistes, de dentistes et de services de prévention. Enfin, des analyses ont mis en lumière un gradient social de santé perçue et de détresse psychologique qui persiste, même en tenant compte de l'effet des habitudes de vie nocives pour la santé (Ferland et al., 1995). 

Mais pour tous ces résultats, on ne peut parler que d'associations statistiques significatives, et non de relations causales, étant donné le caractère transversal des données. On ne connaît pas le sens des relations ni leur enchaînement temporel. De plus, comme nous l'a enseigné Duncan, tout laisse croire que ces résultats sous-estiment la relation entre le statut socio-économique et la santé. Si le Québec dispose de données transversales de qualité, comme d'analyses écologiques enviables, nous ne pouvons que constater le déficit de connaissances que représente l'absence d'une enquête longitudinale générale représentative de la population, attentive aux différentes facettes des parcours de vie des Québécois. 

 

3. Ce que nous apprennent les grandes enquêtes
de population sur les facteurs médiateurs

 

Comme nous l'avons vu, la production et la reproduction des inégalités sociales devant la santé, la maladie et la mort concernent toute la stratification sociale, et ne peuvent être expliquées par un schème d'interprétation qui n'évoquerait que le dénuement matériel comme facteur explicatif Au-dessus d'un certain seuil de revenu où la pauvreté ne peut plus être invoquée, il faut plutôt se tourner vers un « quelque chose de sous-jacent » qui médiatise la relation entre le statut socio-économique et la santé. Quelque chose semble exercer une puissante influence sur la santé. Ce quelque chose est directement en relation avec la situation hiérarchique et exerce une influence sur tous - et pas uniquement sur les minorités défavorisées (Evans et al., 1996). 

Progressivement, le champ de la recherche sur les inégalités de santé s'est orienté vers l'identification de mécanismes sociaux, psychologiques, comportementaux et parfois biologiques susceptibles d'être impliqués dans la production de ces disparités de santé. Bien que des centaines d'études, d'essais, de livres ou d'articles portent sur ces mécanismes, nous tenterons ici de dégager un certain nombre de tendances dominantes. Parmi celles-ci nous retenons :

 

-   la relation souvent inverse entre le statut socio-économique et certaines habitudes de vie ayant un impact négatif sur la santé (la sédentarité, une mauvaise alimentation, le tabagisme, etc.) ;
 
-   les effets à long terme sur la santé des conditions de vie et des expériences vécues pendant la petite enfance ;
 
-   le rôle protecteur de certains facteurs psychosociaux comme le sentiment de contrôler sa destinée ou le sens de la cohérence (aussi nommé « sentiment de cohésion » dans certaines traductions) ;
 
-   enfin, l'impact de l'univers familial et plus largement de l'appartenance ou du sentiment d'appartenance à des réseaux sociaux, voire à une communauté.

 

A. Les habitudes de vie liées à la santé

 

Il est bien connu qu'un nombre important de comportements et d'habitudes de vie ont un impact important sur le développement de l'état de santé d'un individu. Ainsi, l'usage de la cigarette, la consommation excessive d'alcool ou d'autres drogues (incluant la surconsommation de médicaments), l'absence d'activité physique (sédentarité) ou une mauvaise alimentation (la carence ou la consommation abusive de lipides ou de sucres) sont des facteurs de risque pour un nombre important de maladies et de problèmes de santé. 

L'importance de la détermination sociale et de la « distribution » inégale de ces comportements ne fait pas de doute. Pour la plupart de ces habitudes de vie, on observe une relation significative - souvent graduée - avec l'une ou l'autre des multiples dimensions du statut socio-économique. D'une manière générale, plus on s'élève dans la hiérarchie sociale (que ce soit sous l'angle du niveau d'éducation, du revenu ou de l'emploi), plus les comportements des individus tendent à se conformer aux exigences du maintien d'un bon état de santé. Encore ici, de nombreuses données Viennent étayer cette réalité (Lynch et al., 1997 ; National Center for Health Statistics, 1998). 

Dans cette situation, il est clair que la répartition sociale inégale des comportements nocifs pour la santé participe de la (re)production des inégalités sociales de santé. Cependant, une approche qui expliquerait la plus grande prévalence des problèmes de santé et de mortalité précoce dans les milieux économiques moins favorisés comme étant principalement le résultat d'une concentration de comportements à risque serait erronée. Plusieurs travaux (particulièrement les recherches longitudinales qui peuvent prendre en compte l'effet à long terme des comportements) indiquent que ces « facteurs individuels de risque » n'expliquent que partiellement les écarts sociaux de santé (Smith et al., 1990 ; Lynch et al., 1996 ; Manson et al., 1998). 

Par ailleurs, d'autres chercheurs ont analysé les habitudes de vie comme un des éléments médiateurs dans la structuration des inégalités de santé (Lantz et al., 2001) (non pas comme cause simple et directe, mais comme contribution partielle à l'explication). Utilisant des données longitudinales représentatives de la population américaine (couvrant une période d'un peu plus de sept ans), ils en arrivent à la conclusion que ces habitudes participent de manière modeste à la production des inégalités de santé. Par exemple, le risque relatif d'un faible niveau de scolarité (avec pour référence le niveau le plus élevé) sur les limitations d'activités était de 2,96. En tenant compte de l'effet des habitudes de vie (tabac, alcool, inactivité physique, surplus de poids [3]), ce risque chutait à 2,21. Dans un ordre d'idées similaire, le risque relatif des bas revenus (avec pour référence le revenu le plus élevé) sur la santé perçue comme autre que très bonne ou excellente est de 2,16 sans tenir compte de l'effet des habitudes de vie et de 2,07 en contrôlant leur effet. 

Être en bonne santé ne relève donc pas uniquement des habitudes de vie (tabagisme, alimentation, etc.), bien que ces dernières suivent aussi en gradient le statut socio-économique. En fait, même si toute la population adoptait de saines habitudes de vie, l'espérance de vie globale serait augmentée, mais le gradient de l'état de santé entre les classes sociales persisterait (Marmot et al., 1987 ; Marmot et al., 1988 ; Marmot et al., 1999 ; Syme, 1998). Malgré leur importance comme facteurs de risque pour certaines maladies, les habitudes de vie liées à la santé sont simplement l'un des mécanismes par lesquels se structurent et se reproduisent les inégalités de santé. Ce constat, important du point de vue de la recherche comme de la planification des politiques sociales, s'applique-t-il au Québec ? Faute de données longitudinales, il est impossible de l'affirmer avec certitude. 

 

B. L'importance de la petite enfance

 

Les relations fondamentales entre les conditions de vie durant l'enfance et l'apprentissage, les difficultés d'adaptation sociale et la vulnérabilité aux problèmes de santé à l'âge adulte commencent à être mieux connues. Par exemple, il semble que pendant une « période cruciale » de la petite enfance, la présence ou l'absence d'un soutien adéquat soient déterminantes dans le développement du système nerveux central à un moment de la vie où le cerveau est particulièrement malléable et où le cortex cérébral se développe le plus rapidement. En retour, ce développement est lui-même fortement impliqué dans l'action des systèmes immunitaire et endocrinien et en particulier en ce qui concerne leur capacité de réagir adéquatement aux « stress ». Bref, cette période serait le moment privilégié de la constitution du système de défense de l'organisme contre les multiples agressions qui forment à des degrés divers le lot commun d'une vie humaine dans un environnement social. Cela indique la présence d'un effet cumulatif dont on commence à identifier les facteurs prédictifs (Eming Young, 1995 ; Keating et al., 1993 ; McCain et al., 1999 ; Paquet, 1998 ; Syme, 1998). Comme les enfants ne naissent pas dans des ménages disposant d'un accès égal à ces ressources (monétaires, scolaires, affectives, sociales...) et comme ces désavantages semblent être interreliés, on peut aisément reconnaître que la petite enfance est susceptible de participer àla (re)production des inégalités sociales de santé. Plusieurs enquêtes longitudinales viennent confirmer cet effet du statut socio-économique de la famille sur la santé des enfants, mais surtout sur les parcours sanitaires à long terme des individus et, par conséquent, sur la distribution des maladies, des maux et de la santé dans une population. 

Par exemple, des chercheurs américains (Starfield et al., 1991) ont montré que, pour les familles à faible revenu, la prise en compte du profil de pauvreté (persistante ou temporaire) était particulièrement révélatrice. Ils mettent en lumière des écarts importants dans l'incidence des naissances à faible poids selon que la pauvreté est mesurée par sa persistance sur plusieurs années ou simplement par le revenu pendant l'année de la grossesse. Des études britanniques incontournables ont été menées à l'aide de données provenant d'enquêtes de cohortes de naissances. Parmi celles-ci, les travaux de Barker et de ses collaborateurs (Barker et al., 2001 ; Barker, 1997) sont exemplaires. Leurs recherches ont d'abord réaffirmé la relation observable entre le poids à la naissance et les risques de mourir de maladies cardiovasculaires beaucoup plus tard à l'âge adulte. La mort « précoce » due aux maladies cardiovasculaires à l'âge adulte serait donc en partie explicable par une variable biologique - la sous-nutrition prénatale. Par ailleurs, une analyse multivariée plus fine permet de montrer l'interaction entre les conditions de l'enfance et celles de l'âge adulte, ainsi qu'entre des variables de nature biologique et socio-économique. Ainsi, si le poids à la naissance est prédictif des maladies cardiovasculaires, les hommes de faible poids à la naissance seront plus vulnérables à un statut socio-économique désavantageux à l'âge adulte. Les autres tendent à mieux supporter les effets négatifs de mauvaises conditions socio-économiques. L'analyse de ces données longitudinales montre l'interaction entre le biologique et le social. 

Par ailleurs, une recherche américaine (Duncan et al., 1994) utilisant des données longitudinales de l'Infant Health and Development Program a pu montrer que le revenu des familles était fortement lié au développement cognitif et à la présence de problèmes comportementaux chez des enfants de 5 ans. Ainsi, le revenu familial s'est révélé très fortement corrélé aux résultats d'un test de QI (enfants de 5 ans) ainsi qu'à la présence de problèmes de comportement. De plus, la pauvreté persistante s'est révélée deux fois plus influente sur le résultat du test de QI et de 60 à 80% plus influente sur les problèmes de comportement que la pauvreté temporaire. 

Voici une autre illustration, à partir d'une enquête de cohorte d'hommes écossais, du rôle des conditions socio-économiques désavantageuses dans l'enfance et à l'âge adulte comme causes spécifiques de mortalité à l'âge adulte. Smith et ses collaborateurs (1998), après avoir tracé un portrait des déterminants de la mortalité à l'âge adulte, concluent que les conditions socio-économiques pendant l'enfance sont fortement liées à la mortalité par accident, par cancer du poumon, et qu'elles entrent (conjointement avec les conditions socio-économiques à l'âge adulte) dans l'étiologie des maladies respiratoires et des maladies cardiovasculaires. Dans une autre étude, Smith et al (1997) analysent l'influence du SSE sur la mortalité durant l'enfance, au premier emploi et au moment de la dernière vague de l'enquête (les répondants ayant alors 35 à64 ans). Chacun de ces moments avait son importance dans l'explication de la mortalité prématurée. 

Un dernier exemple : l'enquête longitudinale néerlandaise (Longitudinal Study of Socio-economic Health Différences) a été conçue et planifiée dans le but d'examiner l'effet du SSE sur la santé dans la perspective d'un parcours de vie, et selon l'hypothèse que les désavantages liés à un bas SSE s'accumulent tout au long de la vie (Van de Mheen et al., 1998). Les résultats de l'étude tendent à confirmer cette hypothèse. Ainsi, le SSE durant l'enfance semble expliquer environ 10% des inégalités de santé à l'âge adulte (santé perçue et maladies chroniques), cet effet étant indépendant des conditions économiques à l'âge adulte. Cette relation ne s'explique que partiellement par la présence plus importante, chez les familles à faible SSE, de comportements nocifs pour la santé. Par contre, une large part de la variance peut être expliquée par des indicateurs de la personnalité et des facteurs culturels ; l'effet du SSE dans l'enfance sur l'état de santé à l'âge adulte est ainsi réduit de moitié. 

En somme, le SSE dans l'enfance a un effet indépendant sur la santé à l'âge adulte, cette relation s'articulant en partie à travers des mécanismes psychosociaux et, dans une moindre mesure, par l'adoption de comportements nocifs pour la santé. Ces résultats témoignent de la précarisation précoce d'une partie des membres de la société, vulnérabilité qui semble avoir des effets sur la santé tout au long de la vie. Néanmoins, il n'y a rien dans cette situation de fatal ou d'inéluctable. C'est ce qu'indique la réussite de certains programmes de stimulation précoce et d'éducation préscolaire en milieu défavorisé. Le succès de ces programmes repose sur l'identification rigoureuse de facteurs dits protecteurs, favorisant la résilience et, par le fait même, l'égalité des chances de réussite (Paquet, 1998). L'identification de tels facteurs protecteurs au Québec contribuerait de toute évidence au développement de pistes fécondes pour l'intervention préventive.

 

C. Le rôle des facteurs psychosociaux

 

Le sentiment de contrôler sa destinée

 

Une des approches de plus en plus documentée des mécanismes qui sous-tendent les inégalités sociales de santé tient dans l'exploration des facteurs psychosociaux. C'est à certains auteurs-clés que l'on doit d'avoir attiré l'attention sur cette dimension, et en premier lieu à Marmot et à ses collègues lors des travaux de Whitehall, à Wilkinson (1996) pour leur exploration des effets sanitaires des inégalités sociales et à Antonovsky (1987) pour ses travaux sur le sens de la cohérence. Selon ces chercheurs, dans les sociétés industrielles avancées, la position sociale d'un individu ne définit pas d'abord la capacité matérielle de satisfaire des besoins de base (sauf pour une frange de la population tout en bas de la hiérarchie sociale), mais s'articule plutôt à la capacité de participer pleinement à la vie sociale et d'avoir un contrôle sur sa propre destinée. Ainsi, les conditions du maintien d'une bonne santé, comme les causes les plus générales de sa dégradation, pourraient trouver une part importante de leur explication dans un ensemble de facteurs psychosociaux. C'est dans cet esprit que plusieurs travaux ont avancé l'hypothèse que les inégalités sociales de santé seraient liées de près à des inégalités dans le sentiment d'avoir une emprise sur sa destinée, à des inégalités dans le sentiment de participer pleinement à la vie sociale, à une inégale répartition du sentiment que sa propre vie est compréhensible ou contrôlable. 

Le sentiment de contrôler sa destinée est un indicateur psychosocial qui a montré son utilité dans l'explication du gradient social de santé. On le présente généralement comme une variable médiatrice, qui explique une large part de la relation entre inégalité socio-économique et inégalité de santé (Bosma et al., 1997). Bien qu'il soit défini de multiples manières, le sentiment de contrôle renvoie à l'idée d'être maître de sa destinée. À l'opposé se trouve le sentiment que le monde est largement « déterminé » par le hasard, ou encore par le pouvoir des autres (powerful others), c'est-à-dire que ce sont les autres qui détiennent le contrôle de notre destinée personnelle. 

Le sentiment de contrôler sa vie est un facteur prédictif de la santé physique et mentale (Shutz, 1976), de l'utilisation des services de santé (Krause, 1988), de la mortalité chez les personnes âgées (Menec et al., 1997), en plus d'être relié à des habitudes de vie associées à la santé comme l'alimentation ou la pratique d'une activité physique de loisir. Bref, non seulement il s'impose comme une variable médiatrice dans l'explication du gradient social de la santé, mais il constitue aussi une indication de la résilience tout autant que de la capacité d'adaptation à l'environnement social et physique. Dans le contexte de l'environnement de travail, les travaux de Whitehall II ont montré que le sentiment d'avoir peu de contrôle sur son travail était un puissant indicateur de l'incidence de maladies cardiaques, et que la prise en compte de ce facteur permettait d'expliquer une large part de la variation des maladies cardiaques entre les classes sociales. Ce sentiment expliquait davantage les différences sociales dans l'incidence des maladies cardiaques que la prise en compte des facteurs de risque classiques (cholestérol, pression sanguine, tabac, indice de masse corporelle, pratique d'une activité physique de loisir). De plus, le sentiment de contrôler sa destinée est étroitement lié à l'environnement social d'un individu ; il est par le fait même susceptible de se transformer suivant les circonstances de la vie. Des travaux effectués auprès de la population russe indiquent qu'un effondrement du sentiment de contrôler sa destinée serait associé à la chute catastrophique de l'espérance de vie qui a sévi pendant les années 90 dans ce pays (Bobak et al., 1998). En ce sens, ces travaux prennent leur distance avec l'interprétation du contrôle ou de la « mastery » comme d'un indicateur de la personnalité. 

Par quels mécanismes le social et le psychosocial interagissent-ils avec le biologique ? On soupçonne de plus en plus le rôle médiateur que joue le système nerveux avec les autres systèmes biologiques : endocrinien, immunitaire, sanguin, etc. (Sapolsky, 1992). Les stress les plus nocifs pour la santé ne seraient pas ceux découlant d'une crise, mais plutôt ceux qui sont ressentis d'une manière personnelle et qui durent longtemps. Le stress perçu par l'hypothalamus agirait sur l'hypophyse, qui à son tour agit sur les glandes surrénales qui élèvent le niveau de glucocorticoïdes. Ce serait l'élévation continue du niveau de glucocorticoïdes qui serait dommageable. Les effets seraient nombreux, notamment sur la digestion, sur l'énergie vitale et sur la tension artérielle. Certains effets sont connus depuis moins longtemps. ceux sur le système immunitaire et sur la mort neuronale entraînant un vieillissement prématuré. Or, les études de Marmot l'ont démontré, plus les individus sont situés au sommet de la hiérarchie sociale, plus ils arrivent facilement à diminuer le niveau de glucocorticoïdes après un stress aigu.

 

Le sens de la cohérence

 

Dans un esprit similaire, les travaux d'Antonovsky sur le sens de la cohérence avaient pour objet de décrire et de comprendre le processus de résistance des individus aux sources de stress dans leur environnement. Antonovsky a développé le concept de sens de la cohérence, voulant décrire la capacité des individus de comprendre (compréhensibilité), de gérer ou contrôler (manageability) et de donner une signification « motivante » (meaningfulness) à une situation. Ce concept s'inscrit au cœur de l'approche salutogénique défendue par Antonovsky, où le centre d'attention n'est pas tant l'étiologie spécifique des différentes maladies que ce qui, de manière générale, permet à l'individu de se maintenir en bonne santé. Ce détournement du regard amène Antonovsky à s'intéresser aux ressources psychosociales favorisant la résilience et la résistance au stress. Ainsi, un individu qui a développé un sens de la cohérence solide serait plus apte à affronter les sources de maladies liées au stress. 

Si l'objet de la recherche d'Antonovsky est la bonne santé, rien n'empêche de considérer un faible sens de la cohérence comme un facteur favorisant la maladie. Pour Antonovsky lui-même, le sens de la cohérence est un concept social : un environnement social et économique stable avec des normes et des valeurs elles-mêmes stables et reconnaissables favorise le développement du sens de la cohérence (Antonovsky, 1987). Le sens de la cohérence serait étroitement lié à l'intégration sociale et aux conditions d'existence. Par voie de conséquence, l'hypothèse qu'une inégale répartition du sens de la cohérence entre les classes sociales puisse participer à l'explication des inégalités de santé est tentante. C'est ce qu'ont exploré des chercheurs associés au Level of Living Survey suédois, et leurs résultats tendent à confirmer cette hypothèse (Lundberg et Peck, 1994). Ainsi, les ouvriers et les paysans sont plus susceptibles que les autres d'avoir un sens de la cohérence faible. De plus, les personnes qui ont connu des difficultés économiques ou celles qui ont connu une dégradation de leur situation socio-économique sont aussi beaucoup plus nombreuses à avoir un faible sens de la cohérence. Globalement, le sens de la cohérence est distribué entre les classes sociales de manière graduée. Les chercheurs concluent que le sens de la cohérence est fortement influencé par la position sociale des individus. Dans la seconde partie de leur analyse, ils montrent que, même en annulant l'effet de l'âge, du sexe, de la classe sociale, des conditions de vie difficiles et de la dégradation des conditions de vie, le sens de la cohérence continuait d'avoir un effet significatif et important sur l'incidence des maladies circulatoires et sur certains troubles mentaux ou psychologiques. D'autres travaux témoignent également de la pertinence du sens de la cohérence comme déterminant de la santé (Lundberg, 1997 ; McSherry et Holm, 1994).

 

D. Santé et relations sociales

 

Capital social et cohésion sociale

 

Un intérêt récent en sociologie de la santé s'est structuré autour des notions de capital social et de cohésion sociale. L'expression cohésion sociale est relativement claire dans sa signification, référant aux ouvrages classiques d'Émile Durkheim sur le suicide et sur les formes de solidarité sociale. Par cohésion sociale, on entend généralement les formes de solidarité communautaire et sociale en mesure de maintenir vivant un tissu social et d'empêcher l'exclusion d'une partie des membres de la société. Les sociétés à forte cohésion sociale favorisent le partage de la richesse, on y observe un attachement réel aux valeurs d'entraide et de solidarité, elles encouragent et soutiennent la participation sociale dans tous les domaines de la vie collective. 

Le concept de capital social, plus récent, est aussi plus flou, difficile à définir dans la multiplicité des usages parfois contradictoires que l'on en fait. Par exemple, des auteurs aussi radicalement divergents que F. Fukuyama et P. Bourdieu sont tous deux fréquemment cités dans ce domaine de recherche, l'un pour ses travaux récents sur la confiance et l'autre pour avoir été le premier à utiliser le concept de capital social. Quoi qu'il en soit, on s'entend généralement pour dire que le capital social est constitué de l'ensemble des relations, des normes et des compétences structurant une communauté ou un groupe qui ne sont pas strictement marchandes ou bureaucratiques. En ce sens, et à l'échelle communautaire, les recherches sur le capital social vont accorder une importance décisive à l'adhésion à des organisations civiques ou communautaires, à la présence d'installations publiques dans une localité (bibliothèques, piscines, parcs, etc.), au membership des organismes civiques, religieux ou bénévoles, mais aussi au sentiment de confiance, d'obligation réciproque et d'entraide qui se noue au cœur des liens entre les membres d'une communauté. Le capital social est aussi envisagé comme une ressource qu'un individu peut « posséder » et dont il peut user : réseaux d'amis ou de connaissances, savoir-faire social, influence sociale par le biais de l'adhésion à des organisations civiques ou communautaires. 

Des recherches devenues classiques dans le domaine de la sociologie de la santé ont récemment été réinterprétées en termes de capital social ou de cohésion sociale [4]. Ainsi, une recherche longitudinale américaine, l'Alameda County Study, effectuée dans les années 60 et 70, a montré que les personnes mariées, celles qui avaient de nombreux amis et connaissances, qui s'impliquaient dans des organisations (formelles ou informelles) ou qui adhéraient à un groupe religieux, avaient généralement un taux de mortalité inférieur à celui des personnes davantage isolées, et ce, même en tenant compte de l'effet du SSE et des habitudes de vie nocives pour la santé (chez les hommes, la différence était du simple au double) (Berkman et al., 1979). 

Une étude de cohorte américaine, « les enfants de Kauai [5] » (Werner, 1992), vient apporter elle aussi des informations sur l'importance de la qualité des relations sociales et communautaires dans le parcours de vie des individus. Cette enquête longitudinale a d'abord documenté les effets « dévastateurs » de la pauvreté sur le développement des enfants, en particulier concernant les désordres d'apprentissage, les problèmes de santé mentale, la présence de comportements « antisociaux ». Elle a aussi montré que ces différents problèmes se traduisaient par des atteintes à l'état de santé à l'âge adulte. Mais, surtout, l'enquête s'est penchée sur un sous-groupe de jeunes de milieux très pauvres, qui, tout en présentant un nombre considérable de facteurs de risque, ont connu un développement normal et harmonieux. Les chercheurs se sont penchés en fait sur un groupe de jeunes « résilients ». Derrière cette capacité de surmonter une origine sociale désavantageuse, ces jeunes avaient, entre autres, comme point commun de pouvoir compter sur la présence et le soutien d'un adulte significatif à l'extérieur de la famille qui semblait agir comme « gate-keeper ». 

Plus récemment, les travaux de Wilkinson ont eux aussi été marquants. Dans un livre qui fait date (Wilkinson, 1996), comparant des indicateurs de santé entre plusieurs pays, Wilkinson arrive à montrer qu'au-dessus d'un certain seuil de développement économique, ce n'est plus le PNB par habitant qui est significativement lié à l'état de santé de la population, mais l'ampleur des inégalités sociales à l'intérieur même du pays. Pour Wilkinson, cette relation entre inégalités et santé s'opère précisément à travers la cohésion sociale. Autrement dit, la fragmentation du tissu social, l'exclusion, la méfiance dans les relations sociales, l'absence d'entraide qui marqueraient les régions fortement inégalitaires se traduiraient, chez les individus, par des dispositions psychiques (dépression, stress, détresse), relationnelles (isolement, méfiance) et comportementales (alcool, délinquance, criminalité) nocives pour la santé. Bref, la désaffiliation sociale qui marque davantage les pays inégalitaires serait accompagnée d'une dégradation de la santé de la population. Inversement, les sociétés en bonne santé semblent présenter une caractéristique commune : leur cohésion sociale. Elles se caractérisent par une vie communautaire intense. L'individualisme et les valeurs du marché sont tempérés par diverses dispositions facilitant les rapports sociaux. On y constate peu de violence et davantage de compassion. Ces sociétés se distinguent aussi par la présence d'un capital social élevé chez les individus qui la composent. Dans un même esprit, d'autres chercheurs ont montré, aux États-Unis, que le niveau de confiance et de réciprocité qui prévaut dans un État est fortement corrélé à l'état de santé de sa population (Kawachi et al., 1999). 

Parmi les recherches ayant marqué le domaine qui nous intéresse ici, plusieurs études sont écologiques. Ces dernières, pour pertinentes et intéressantes qu'elles soient, sont confrontées aux mêmes limites que les recherches transversales : l'établissement du sens des relations y est extrêmement difficile, sinon aléatoire. Par exemple, certaines communautés possèdent-elles moins de capital social parce qu'elles comportent une plus grande proportion de personnes malades ? Ou bien ces communautés sont-elles en moins bonne santé parce qu'elles sont faiblement dotées en capital social ?

 

Réseaux sociaux

 

L'intérêt porté aux interactions sociales et à leur possible rôle dans la santé se manifeste au niveau microsocial dans le repérage, la quantification et la qualification des réseaux sociaux dans lesquels les individus s'inscrivent. À ce titre, le réseau lui-même, avec son nombre de personnes, sa stabilité, les ressources émotionnelles, instrumentales ou informationnelles qu'il fait circuler, mais aussi le soutien social qu'il peut contribuer à générer sont susceptibles d'avoir des effets sur la santé. Des données américaines, britanniques, canadiennes, québécoises et suédoises montrent que la perception du soutien social (disponibilité de personnes pouvant donner un soutien émotionnel et instrumental) varie en fonction du statut socio-économique. Ce soutien semble également opérer un certain effet sur la santé, en particulier un effet protecteur chez les individus soumis à des sources importantes de stress (c'est ce dont semble témoigner l'étude sur les enfants de Kauaï). Certaines recherches montrent également la présence d'une relation entre la taille du réseau social auquel appartient un individu et certains indicateurs de la santé (mortalité et maladie) (voir les synthèses de House et al., 1988, et de Seeman, 1996). 

La dimension négative des relations sociales a souvent été négligée. Pourtant, l'existence de conflits fréquents dans la vie quotidienne est communément reconnue comme une source majeure de stress et d'insatisfaction. Des liens existeraient entre un bas statut socio-économique et la présence plus importante de conflits dans le réseau social (Shuster et al., 1990). Une relation de même type a aussi été mise en lumière chez des adolescents : ceux issus de familles plus défavorisées avaient des relations plus conflictuelles avec leurs pairs (Bolger et al., 1995). D'une manière globale, et à l'exception de l'univers familial, la dimension négative des relations sociales a été très peu étudiée dans son rapport avec la santé, et encore moins avec les inégalités de santé.

 

La famille

 

Les transformations fondamentales survenues dans l'univers des trajectoires conjugales et familiales des Québécois sont connues- unions hors mariage, ruptures précoces d'union, familles monoparentales, familles recomposées. Autant de phénomènes qui vont en s'amplifiant, au Québec plus que partout ailleurs en Amérique du Nord. Si ces transformations sont aisément observables, leurs impacts sanitaires, pour les parents comme pour les enfants, sont beaucoup moins connus. Nous ne ferons ici que souligner à grands traits - en prenant la rupture d'union comme illustration - que l'univers familial est susceptible d'être tout à la fois un déterminant de la santé et un élément médiateur dans la relation entre le SSE et la santé. 

En ce qui concerne les enfants, un certain nombre de résultats attirent l'attention sur des effets à long terme du divorce de ses parents sur la trajectoire de vie d'un individu. Des analyses britanniques effectuées à partir des enquêtes de cohorte (la National Child Development Study (cohorte de 58) et la « Cohorte de 1970 ») et du BHPS semblent indiquer un effet négatif du divorce des parents sur la trajectoire de vie de leur descendance. Ce phénomène serait associé à de moins bons résultats scolaires, à des troubles du comportement plus importants pendant l'enfance, à une situation économique moins avantageuse à l'âge adulte, et à une histoire conjugale plus fragmentée. 

Parmi ces différents travaux, ceux de Kathleen Kiernan (1997) utilisant des données de la National Child Developmental Study offrent un aperçu intéressant du type d'analyse que permet une enquête de cohorte longitudinale. En premier lieu, la chercheure montre que les personnes ayant vécu le divorce ou la rupture d'union de leurs parents sont désavantagées à l'âge adulte du point de vue de la réussite économique et scolaire, elles sont moins nombreuses à accéder à la propriété et elles connaissent des trajectoires familiales et conjugales plus complexes. On a vu précédemment que ces trajectoires de vie plus difficiles se traduisent, à un âge plus avancé, par des difficultés de santé plus lourdes ou plus nombreuses et par un taux de mortalité plus élevé. Par contre, nous dit l'auteure, une part importante de ces différences s'expliquent par des facteurs qui précèdent la séparation des parents. La prise en compte des difficultés financières des parents et des difficultés comportementales des enfants (à l'âge de 7 ans) atténue grandement la variance observée. 

Dans le même esprit, des analyses longitudinales des données de l'ELDEQ montrent que parmi les déterminants d'une séparation précoce des parents figure en bonne place le faible revenu (Marcil-Gratton et al., 2002). Il n'est donc pas aisé de déterminer l'effet indépendant de la rupture d'union des parents sur la trajectoire de vie d'un individu. Plusieurs facteurs interagissent autour de l'événement, le précédant ou en découlant, qui influent chacun à leur manière sur cette trajectoire. En dehors du divorce ou d'une rupture d'union, la dynamique conjugale et familiale d'un ménage a également une influence importante sur le parcours de vie et l'état de santé des enfants. Des données transversales de l'ELDEQ indiquent en ce sens que, pour les bébés de cinq mois de milieux favorisés, le fait de vivre dans une famille dysfonctionnelle leur ferait « perdre » leurs avantages sanitaires (Paquet et al., 2001). Plusieurs questions demeurent cependant ouvertes devant ces associations. Par exemple, dans le cas de la monoparentalité, l'effet négatif sur la santé observé au Québec est-il attribuable à la pauvreté, ou existe-t-il un effet indépendant et additionnel de la monoparentalité sur l'état de santé ? 

 

CONCLUSION

 

Depuis le début des années 1980, une attention croissante est portée au fait qu'un vaste éventail de politiques publiques peut être considéré à partir de l'influence qu'elles exercent sur la santé des populations. À l'instar de plusieurs pays, le Québec devrait faire le point sur les véritables moyens de favoriser l'égalité des chances sur le plan social et sanitaire. Nos politiques publiques auraient besoin d'être examinées afin de savoir en quoi elles améliorent ou, au contraire, défavorisent la santé de la population. Or, comme nous venons de le voir, comparativement à plusieurs pays, chercheurs et planificateurs du Québec disposent de peu de données pour bien documenter les causes, l'ampleur et les liens entre plusieurs problèmes sociaux, économiques et de santé auxquels notre société est confrontée. 

Pour améliorer substantiellement la compréhension des déterminants sociaux de la santé au Québec, nous avons besoin de données longitudinales et intégrées. Même si, dans le secteur de la santé, ce ne sont pas les données cliniques, épidémiologiques ou administratives qui manquent véritablement, la majorité d'entre elles ne concernent pas les déterminants sociaux de la santé. De plus, le caractère transversal ou sectoriel des études freine le développement de la connaissance sur les déterminants sociaux de la santé. D'ailleurs, en matière de développement des connaissances, la Politique de la santé et du bien-être affirme que « certains champs demeurent encore inexplorés ou sous-déveleloppés. C'est le cas notamment de la recherche qui porte sur les déterminants de la santé et du bien-être et sur les groupes vulnérables » (MSSS, 1992 : 181). 

Le moment semble donc indiqué d'élaborer un instrument de recherche et de planification intersectoriel et longitudinal qui repoussera les limites de notre connaissance en répondant à plusieurs questions actuellement sans réponses. Nous possédons au Québec un système de santé sans barrières financières, des mécanismes fiscaux de redistribution de la richesse, des programmes de sécurité du revenu. Comment cette situation globale touche-t-elle le rapport entre revenu et santé ? jusqu'à quel point le statut socio-économique influe-t-il sur l'état de santé ? De même, il nous serait fort difficile au Québec de répondre sérieusement à plusieurs autres questions : Quelle est la durée moyenne de la pauvreté ? Les inégalités socio-économiques après impôts et revenus de transfert sont-elles vraiment en augmentation ? Quels sont les principaux facteurs sociaux ou familiaux qui favorisent la sortie de la pauvreté ? Le climat familial connu pendant l'enfance prédit-il davantage de problèmes de santé physique, psychologique et d'adaptation sociale à l'âge adulte que les privations financières ? Quels sont les facteurs explicatifs et les conséquences de la concentration grandissante d'habitudes de vie nocives pour la santé observée parmi la population de faible statut socio-économique (tabagisme, mauvaise alimentation, sédentarité) ? La fréquentation des centres de la petite enfance permet-elle d'accroître l'égalité des chances de réussite des enfants et des parents, sur les plans tant scolaire et socio-économique que sanitaire ? Et bien d'autres... 

En favorisant l'élaboration de politiques publiques reposant sur une solide connaissance des différents facteurs influençant les parcours de vie des citoyens, l'État québécois, avec ses principaux partenaires, pourrait instaurer une véritable égalité des chances de réussite. Certes, la manière la plus efficace de réduire les inégalités sanitaires est de réduire les inégalités dans la société. D'ailleurs, la diminution des inégalités sociales ne devrait-elle pas constituer un objectif prioritaire des actions de santé publique ? Rappelons-le : ignorer cet important défi serait de courte vue, puisque dans les pays industrialisés il faudra diminuer les inégalités sociales de santé pour augmenter l'espérance de vie nationale. Mais constater les inégalités sociales de santé n'est pas suffisant. Dans ce chapitre, nous avons voulu aller au-delà du constat et proposer des pistes d'interprétation et d'intervention préventive. En ce sens, nous avons résumé les principales conclusions de grandes enquêtes de population à travers le monde, surtout longitudinales, en espérant qu'elles ouvriront des pistes pour l'action. Par sa contribution à la compréhension des déterminants sociaux de la santé, ce chapitre veut ainsi épauler chercheurs et planificateurs du Québec dans l'élaboration de véritables moyens de favoriser l'égalité des chances sur le plan social et sanitaire pour les adultes de demain.


[1]    Le présent chapitre est un résumé partiel du rapport que nous avons préparé pour le projet d'Enquête socio-économique et de santé intégrée et longitudinale (ESSIL). L'Institut de la statistique du Québec (ISQ) a confié le mandat à une équipe multidisciplinaire de chercheurs, placée sous la gouverne de monsieur Paul Bernard de l'Université de Montréal, de façonner ce projet d'enquête. Les différents rapports thématiques de l'ESSIL seront publiés en 2003 dans un ouvrage collectif. La famille, les réseaux sociaux, l'éducation/culture, le travail/revenu/patrimoine, l'usage du temps, la santé mentale, ainsi que la santé physique constitueront les sept thématiques développées.

[2]    Pour un bilan de la santé des Québécois, voir le chapitre précédent de R. Choinière et P. Tousignant, « L'état de santé de la population québécoise, les principaux facteurs de risque et les services de santé ».

[3]    Le poids corporel n'est assurément pas une habitude de vie ou un comportement. Par contre, il est très étroitement relié au mode de vie - alimentation, activité physique, consommation d'alcool. Pour cette raison, il n'est pas rare de voir le poids corporel ou l'indice de masse corporelle utilisé comme un indicateur indirect des habitudes de vie.

[4]    Mentionnons que pour plusieurs des chercheurs dans le domaine de la santé auxquels nous nous référons, ces notions sont à toutes fins utiles utilisées comme des synonymes. Il faut pourtant les différencier conceptuellement, puisque des petits groupes peuvent avoir un « capital social » tout en ayant un effet déstructurant sur la cohésion sociale (par exemple : les groupes de motards criminalisés).

[5]    Enquête de cohorte commencée en 1955 sur le développement des enfants nés sur l'île de Kauaï, Hawaï. L'enquête suivit les enfants (ou leurs parents) à partir de la grossesse de la mère jusqu'à ce que les « enfants » aient 32 ans.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 novembre 2008 20:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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