RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Pierre Fournier, LE CAPITALISME AU QUÉBEC. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1978, 438 pp. [Le 10 mai 2006, l’auteur nous a accordé l’autorisation de diffuser, en accès libre à tous, la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[359]

Chapitre XI

L'ALCAN ET L'ALUMINIUM:
PROCÈS D'INTERNATIONALISATION
.”

par CLAUDE PAINCHAUD


[360]

[361]

Le procès d'internationalisation de l'Alcan, la plus grande entreprise multinationale canadienne, n'est pas singulier mais général à la branche aluminium. L'étude de ce procès d'internationalisation n'est ni purement théorique ni purement académique, mais révélateur essentiellement de la phase actuelle de l'impérialisme et de ses effets sur les formations sociales dominées, mais aussi dominantes. Ce court travail vise principalement à situer l'une de ces formations sociales dominées, le Québec, dans la division internationale du travail du monopole canadien de l'aluminium, et le rôle que son État périphérique doit assumer.

Petite histoire d'un grand monopole,
ou des origines de l'Alcan à sa "canadianisation'


L'Alcan Aluminium Limitée, maison-mère de l'Alcan, est aujourd'hui la plus grande entreprise multinationale canadienne ; par ailleurs il est important de noter que cette entreprise n'était à ses débuts qu'une filiale du géant américain de l'aluminium, l'Alcoa. Nous retracerons donc l'évolution de l'Alcan de ses origines jusqu'au moment de sa "canadianisation" officielle, soit vers 1950-51, où l'Alcoa et l'Alcan furent séparés.

Ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de l'Alcoa fut fondé en 1883 sous la raison sociale de Pittsburgh Réduction Company of America. En 1907 cette entreprise devenait l'Aluminium Company of America, l'Alcoa [1].

Le procédé d'électrolyse pour fabriquer de l'aluminium à partir de la bauxite, c'est-à-dire de la bauxite à l'alumine et enfin à l'aluminium par l'électrolyse, à un prix raisonnable a été breveté en 1889 ; auparavant, il en coûtait environ $8 pour produire une livre d'aluminium, ce procédé réduisit ce coût à $2 [2]. Ce procédé porte le nom de Hall du nom de son inventeur, un américain qui deviendra le fondateur de la future Alcoa. À la même époque en France, le procédé Hérault était mis au point et aussi breveté. Ce procédé est d'ailleurs très semblable au procédé Hall.

De 1896 à la seconde Guerre mondiale, les six grands producteurs mondiaux d'aluminium, soit un producteur allemand, un suisse, deux français, un britannique et un américain, se divisaient selon le procédé employé.  Quatre entreprises européennes employaient le procédé Hérault et enfin l'Alcoa et Pechiney de France, le procédé Hall. Ces deux groupes ont formé un cartel pendant près d'un demi siècle, soit treize ententes successives, afin de se diviser les marchés, les sources de matières premières, etc.. et évidemment afin de fixer les prix.

[362]

La Pittsburgh Réduction Co. allait connaître un essor rapide grâce au financement des banquiers Mellon ; ceux-ci devinrent en effet dès les débuts de l'entreprise, les principaux actionnaires de la Pittsburgh Red. Co.. De 1890 à 1910, sa production brute passe de 29 tonnes à plus de 20,000, ce qui constituait 20% de la production mondiale de l'époque ; elle est de plus le seul producteur en Amérique du Nord et occupe donc déjà une position de monopole sur ce marché.

L'intégration en amont de ce qui deviendra en 1907 l'Alcoa débute pratiquement dès sa fondation : en 1894, des mines de bauxite sont acquises en Géorgie et en Arkansas, puis en Guyane hollandaise [3], en France et enfin en Grèce ; on transforme la bauxite en alumine au Mississipi et celle-ci en aluminium à Pittsburgh, mais bientôt une importante usine d'électrolyse sera construite à Niagara Falls aux États-Unis où l'hydro-électricité peut être produite à bon marché (on sait que l'énergie électrique compte pour beaucoup dans la fabrication de l'aluminium) ; le producteur d'électricité sera lié à l'Alcoa par un contrat d'exclusivité, l'Alcoa se protégeant ainsi de toute concurrence potentielle. Mais le processus d'intégration de l'Alcoa ne s'arrêtera pas là puisqu'il se prolongera, mais en aval cette fois, dès 1895 : une usine de semi-produits, feuilles, tôles, fils, etc., est mise en opération par l'entreprise et un peu plus tard, elle se lancera dans la fabrication des ustensiles de cuisine. L'intégration verticale en amont et en aval, c'est-à-dire de l'extraction des matières premières au service de vente porte à porte, est réalisée dès le début du siècle.

Ainsi donc l'évolution de l'Alcoa peut se résumer comme ceci : "Appuyé par la banque des Mellon, ayant sous son contrôle les ressources hydro-électriques les plus économiques du continent américain, opérant sur une base intégrée, la Pittsburgh Réduction - Alcoa - pourra ainsi connaître l'expansion phénoménale qui en fera le plus important producteur mondial d'aluminium. Jusqu'en 1937 elle sera d'ailleurs avec sa filiale canadienne, le seul producteur nord-américain d'aluminium" [4].

Mais qu'est-ce qui amena Alcoa à produire de l'aluminium de première fusion, c'est-à-dire brut, au Québec déjà en 1899 ? A cette époque la matière première, la bauxite, était largement disponible et ne causait donc pas de problèmes d'approvisionnements ; l'autre élément nécessaire en grande quantité pour la fabrication du métal, l'électricité, était plus problématique : l'Alcoa ne pouvait plus s'assurer de sources d'énergie hydro-électriques importantes et en exclusivité aux États-Unis mêmes. Le Québec pour sa part, offrait bon nombre d'avantages dont une main d'œuvre abondante et sous-utilisée, donc à bon marché, mais surtout des voies d'eau importantes. Ces dernières permettaient de produire l'énergie hydro-électrique la moins chère au monde, mais aussi d'importer facilement les matières premières et d'exporter les lingots produits. La première usine de l'Alcoa est donc installée à Shawinigan, dans la Mauricie, pour ces raisons. Dès 1901, cette usine permit l'exportation de 67,200 livres d'aluminium au Japon [363] et en Europe principalement, et plaçait le Canada au premier rang des exportateurs d'aluminium.

On donna à cette filiale de l'Alcoa au Québec le nom de Northern Aluminium Co. Ltd.. D'autres raisons viennent s'ajouter aux premières pour expliquer l'installation et la rapide expansion de l'usine de Shawinigan. La Shawinigan Water and Power Co. devait produire et livrer de l'énergie électrique pour l'agglomération montréalaise et on décida d'utiliser l'aluminium comme conducteur ; la Northern Aluminium devint donc fournisseur de la Shawinigan Water and Power, car en 1902 elle construisit à ce même endroit une usine de fils et de câbles d'aluminium, en plus d'en être son client privilégié puisqu'un contrat d'exclusivité liait les deux producteurs pour la fabrication d'aluminium. En 1906, la production d'aluminium à Shawinigan doubla ce qui en fit une des plus grandes usines de production au monde. Pendant ce temps on transformait déjà à Toronto une partie de l'aluminium produit au Québec, le reste étant exporté en Europe ou aux usines de l'Alcoa aux États-Unis.

Dès cette époque la place du Québec, fixée par l'Alcoa, dans la division internationale du travail relative à la branche aluminium était pratiquement établie : d'une part on produisait à Shawinigan l'aluminium de première fusion et les semi-produits nécessaires au marché québécois très restreint, mais aussi et surtout on produisait à bon compte le métal brut en tant que valeur d'usage pour les usines de transformations de l'Alcoa au Canada, aux États-Unis et pour les autres usines de transformation de l'entreprise en Europe. En d'autres termes la position intermédiaire du Québec dans la stratégie de l'Alcoa était d'ore et déjà établie dans le procès de mise en valeur du capital à l'échelle mondiale du monopole américain.

Par ailleurs, les installations de l'Alcoa au Québec avaient une autre utilité, para-économique si l’on peut dire, qui devint rapidement vitale pour la bonne marche de l'entreprise américaine. En effet la concurrence entre Tunique producteur nord-américain et les producteurs européens poussa ceux-ci à créer des cartels afin de protéger leurs propres marchés et de se partager les marchés extérieurs. De 1896 à 1926, sept ententes furent conclues entre les producteurs et sauf dans le cas de la première l'Alcoa, n'étant partie à ces accords qu'indirectement soit par le biais de la Northern Aluminium, et ceci pour la bonne raison que le monopole américain craignait de se voir poursuivre aux termes de la loi Sherman (loi anti-monopole). Ainsi grâce aux ententes avec les autres producteurs, par le biais de sa filiale canadienne, le marché nord-américain était réservé en exclusivité à l'Alcoa, ainsi qu'une part grandissante du marché anglais.

En 1925 la Northern Aluminium sera rebaptisée et deviendra l'Aluminium Company of Canada. À cette époque 80% de la production québécoise d'aluminium de première fusion est exportée aux États-Unis, une petite partie va vers Toronto, où l'Alcoa avait construit en 1913 une usine de transformation, et enfin le reste va vers [364] l'Angleterre dans les usines de l'Alcoa. Cette dernière produisait 86,500 tonnes d'aluminium brut, soit 43% de la production mondiale, et sa filiale au Canada 16,500 tonnes, soit 8.2% de la production mondiale et près de 20% de la production de l'Alcoa.

La période précédant la "crise", ou dépression, de 1929 a été marquée par un essor fantastique de l'activité économique dans tout le monde capitaliste. Aussi la demande d'aluminium augmenta-t-elle rapidement ce qui poussa Alcoa-Alcan à croître au Canada. La région de Shawinigan ne permettant plus une expansion importante, l'Alcan se tournera vers le Saguenay-Lac-St-Jean qui offrait des avantages certains : un bassin hydro-graphique de 30,000 milles carrés pour l'exploitation hydro-électrique, mais aussi un accès facile à la mer, avantage capital pour une industrie dépendant d'approvisionnements extérieurs en matières premières et exportant la plus grande partie de sa production.

Le Saguenay-Lac-St-Jean était à cette époque sous le contrôle de William Price qui y possédait déjà des usines de pâtes et papiers et y exploitait les immenses réserves forestières. Celui-ci s'était associé en 1924 à James B. Duke, industriel américain et roi du Tabac, qui de 1913 à 1924 avait racheté les concessions du lit de la rivière Saguenay entre l'embouchure du Lac St-Jean et celle de la rivière Shipshaw à trois entrepreneurs de la région. Ces derniers avaient payé environ $40,000 pour ces concessions, tandis que J.B. Duke paya environ $1,000,000 pour les acquérir. L'achat de ces concessions et l'association avec W. Price, la Duke-Price Co., avaient pour but d'aménager une usine hydro-électrique à l'Isle Maligne. Le barrage et l'usine furent construits en 1924-1925.

En 1925-1926, l'Alcoa pour sa part rachète au coût de $17,000,000 l'ensemble des concessions et le barrage de l'Isle Maligne ; elle se trouve en possession par le fait même de l'ensemble du potentiel hydro-électrique de la région. Le "royaume du Saguenay" se voit ainsi partagé entre Alcoa-Alcan et Price. Cet énorme potentiel hydroélectrique allait permettre à l'Alcoa d'éviter l'apparition de nouveaux concurrents et du même coup offrir des possibilités quasi illimitées d'expansion de sa filiale canadienne. Une usine d'électrolyse géante et une ville pour "ses" travailleurs seront construites par l'Alcan. Cette ville prendra le nom du premier président de l'Alcoa, Arthur Vining Davis, c'est-à-dire Arvida. Une autre usine est construite à l'Isle Maligne (qui deviendra Alma). En tout six centrales hydro-électriques dans la région appartiennent à l'Alcan. Dans le même temps l'intégration verticale se poursuit dans le secteur des transports par l'acquisition des installations portuaires de Port-Alfred, des chemins de fer, wagons, gares, etc.. de Roberval and Saguenay Railroad et enfin des installations de Alma and Jonquière Railroad.

Jusqu'à cette époque l'Alcan était donc une filiale à part entière de l'Alcoa ; elle en était d'ailleurs la principale hors des États-Unis ; ses autres investissements se trouvaient dans des mines de bauxite en Europe et dans les Caraïbes de même que quelques usines de transformation [365] en Europe. Or en 1928, le producteur américain décide de réorganiser son empire en créant une société canadienne du nom de Aluminium Ltd. à qui elle cède à peu près toutes ses installations hors des États-Unis. L'Alcan devient donc filiale à part entière d'Aluminium Ltd. qui se présente maintenant comme société entièrement canadienne sans lien légal avec l'Alcoa.

Pourtant les propriétaires étaient toujours les mêmes, c'est-à-dire très majoritairement américains (à eux seuls les frères Davis et la banque Mellon concentraient plus de 53% des actions ) : les actionnaires de l'Alcoa reçurent en effet une action d'Aluminium Ltd. pour chacune des trois actions qu'ils possédaient dans l'entreprise américaine. Cette réorganisation du monopole n'était qu'une fiction juridique car l'Alcoa approvisionnait toujours l'Alcan en alumine et l'Alcan exportait toujours son aluminium brut aux usines de transformation de l'Alcoa ; de plus la Mellon National Bank continua à faire office de banquier pour l'Alcan jusqu'à la deuxième Guerre mondiale. Quel était donc le sens de cette "réorganisation" de l'Alcoa ?

D'une part elle servit à pénétrer le marché anglais en tant que compagnie "authentiquement canadienne" : ses ventes à l'Angleterre augmentèrent en effet de 900% de 1920-29 à 1930-39. D'autre part à cause des lois antitrusts américaines l'Alcoa ne pouvait participer aux ententes du cartel international et il devenait difficile d'en être partie même indirectement par le biais de la filiale à 100% Alcan. Cette séparation juridique, même fictive, écarta donc ce problème.

De 1928 à 1951 cette situation demeura inchangée : l'Alcoa avait le monopole du marché américain et Aluminium Ltd. le monopole du marché canadien et une large part du marché anglais et tentait d'ouvrir de nouveaux marchés à l'extérieur de l'Europe.

En avril 1937, pourtant le secrétariat américain à la justice dépose une requête aux termes de la loi Sherman contre l'Alcoa et 25 de ses filiales, y compris l'Alcan. La requête alléguait qu'Alcoa avait monopolisé la production d'aluminium de première fusion et la vente de semi-produits aux États-Unis. La requête est rejetée en 1942, mais le demandeur interjeté en appel. En 1945 la cour d'appel maintient le verdict, mais statue que l'Alcoa monopolise effectivement le marché américain de l'aluminium brut et fixe unilatéralement les prix au-dessus de la valeur réelle de l'aluminium. Un nouveau procès s'ouvre en 1949 et enfin en 1951 le juge Knox, sans statuer sur la violation ou non de la loi Sherman, ordonne aux actionnaires de l'Alcoa de se dessaisir de leurs actions de Aluminium Ltd. ou de l'Alcoa. Cette opération se terminera à la fin des années '50, et de ce fait l'Aluminium Ltd. et sa principale filiale l'Alcan deviendront effectivement "canadiennes", mais très progressivement.

Le pourcentage d'actions appartenant à des canadiens passera donc de 15.1% qu'il était en 1950 à plus de 20% en 1960, à plus de 40% en 1970, à 55% en 1972 pour finalement descendre à 49% en 1976 (il est à noter que près de 60% des actions appartiennent [366] actuellement à des banques, à des courtiers et à des prête-noms). Par ailleurs en 1976, 37.3% des actions appartenaient encore à des américains et 13.7% des actionnaires provenaient d'autres pays. La "canadianisation" de l'Alcan est donc un bien grand mot ! L'Alcan est avant tout une multinationale qui n'est canadienne que parce que son siège social est à Montréal, du moins pour l'instant.

La guerre et l'expansion de l'Alcan au Canada

L'industrie de l'aluminium profita de la première guerre mondiale, comme d'ailleurs l'ensemble des industries ayant un lien ou une utilité quelconque pour une telle entreprise de destruction ; en régime capitaliste la guerre s'avère un excellent moyen de relance économique.

Si par ailleurs à l'époque du premier conflit mondial, l'industrie de l'aluminium en est à ses débuts, c'est-à-dire pratiquement au stade de "promotion" de son produit, cette période marquera quand même la première grande phase de croissance et d'innovation de cette industrie : l'utilisation à des fins militaires de l'aluminium se généralise, principalement dans l'avionnerie, et les utilisations civiles sont presqu'illimitées. De fait, jusqu'à la fin des années '20, la demande mondiale sera toujours supérieure à l'offre, d'où une expansion soutenue des producteurs européens et une expansion "phénoménale" d'Alcoa aux États-Unis, et, comme nous l'avons vu, au Québec par la production de brut.

La fin des années '20, où le monde capitaliste connaît une crise généralisée et prolongée, marque un temps d'arrêt brusque dans l'industrie de l'aluminium. Le programme d'investissements de l'Aluminium Ltd. est bloqué. La production au Québec chute dramatiquement au point que l'usine de Shawinigan ferme ses portes en 1933 et ne recommence à fonctionnera plein rendement qu'en 1937. Des 1,233 ouvriers québécois de l'Alcan en 1928, il n'en restait plus que 424 en 1932. Le total des actifs de l'Aluminium Ltd. augmentera très peu de 1929 à 1933, passant de $75 millions à $84 millions, tandis que le total de ses ventes passera dans le même temps de $30 millions à $14 millions.

Par ailleurs une reprise assez rapide s'effectue déjà à partir de 1934-1945. A ce moment 70% des actifs de l'Aluminium Ltd. se trouvent dans l'empire britannique soit au Canada, au Royaume-Uni, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Inde. Cet état de chose s'explique par des accords commerciaux conclus grâce aux bons soins du gouvernement canadien assurant l'admission en franchise, ou à des tarifs préférentiels, de l'aluminium brut et des semis-produits en provenance de l'un ou l'autre des partenaires du Commonwealth ; ces accords favorisaient évidemment la production d'aluminium brut au Canada, et plus précisément au Québec.  Le Québec était en effet le grand fournisseur [367] de métal brut de l'empire britannique puisqu'au début de la deuxième Guerre mondiale Aluminium Ltd. produisait 100,000 tonnes d'aluminium, les usines du Québec étant les plus importantes, ce qui représentait 75% de la production totale des pays du Commonwealth.

La demande de produits d'aluminium pour fins commerciales, industrielles et militaires croissait donc très rapidement après la dépression à tel point qu'Aluminium Ltd. décida de doubler sa capacité de production d'aluminium brut en 1937. Lorsque la guerre fut déclarée le potentiel d'électrolyse ne suffisait déjà plus ; l'expansion de l'entreprise prit, un rythme accéléré de 1940 à 1943 sous la pression principalement des besoins militaires de l'Angleterre, des États-Unis, de l'Australie et du Canada. L'Alcan quintupla sa capacité de production d'aluminium de première fusion au Québec même en construisant de nouvelles usines à Arvida, à Aima, à Shawinigan, à La Tuque et à Beauharnois. L'agrandissement de l'usine d'Arvida en fit de nouveau la plus grande unité de production du monde.

Le réarmement précédant le conflit mondial permit d'ouvrir de nouveaux marchés et d'étendre ceux qui existaient déjà. Le principal client de l'Alcan devient l'Angleterre où plus de 40% de sa production était exportée en 1938. Dans le même temps l'Alcoa, et donc l'Alcan, fournissait 60% de l'aluminium nécessaire au Japon ! Le capital, de toutes évidences, n'a pas de patrie.

La production d'Alcan au Canada passe, entre 1939 et 1943, de 90,000 à 435,000 tonnes d'aluminium de première fusion annuellement. On estime à $236 millions les sommes investies au Canada seulement pendant cette courte période. Comment donc l'Aluminium Ltd. pouvait-elle financer d'aussi énormes investissements ?

Plusieurs gouvernements vinrent financer l' "effort de guerre" de l'Alcan à son plus grand profit. L'Angleterre avança un total de $55.6 millions sous forme de prêts à un taux très bas de 3% d'intérêt au début de la guerre pour assurer ses approvisionnements. Le gouvernement américain commanda et paya à l'avance 1.1 milliard de livres d'aluminium à l'Alcan en 1941 ; il avança au total la somme de $68.5 millions à l'entreprise. L'Alcan s'empressant de répondre à la demande construisit un nouveau barrage sur le Saguenay et sur la rivière Shipshaw et agrandit son usine d'Arvida à un rythme accéléré. L'entreprise augmenta donc son potentiel et ses profits à bon compte, mais 62 ouvriers payèrent de leur vie l'empressement de l'Alcan sur les chantiers de cette dernière au Saguenay-Lac-St-Jean pendant ces années "fastes". Au total l'Alcan s'est vue octroyer $93 millions de prêts sans intérêts de la part des gouvernements américain, anglais et australien. Le gouvernement canadien pour sa part participa aussi à sa manière à cette formidable expansion : il permit à l'Alcan de déduire pour fins d'amortissement normal et accéléré près de $177 millions sur les $236.8 millions qu'elle investit. Au total, de 1937 à 1944, l'actif et les ventes de l'Aluminium Ltd. ont augmentés de 500%, tandis que le [368] revenu monétaire et les bénéfices faisaient un bond de 700%. La guerre mondiale fut donc une très bonne affaire pour l'Aluminium Ltd. et l'Alcan. Les travailleurs de cette dernière au Saguenay-Lac-St-Jean, de leur côté, réclamèrent une augmentation de salaire car celui-ci n'avait pas augmenté entre 1937 et 1941. Une occupation spontanée des usines en 1941 se termina par une intervention brutale de l'armée canadienne. Finalement, comme résultat, leurs salaires augmentèrent d'en moyenne 2 cents l'heure passant de 49 cents à 51 cents. Le gouvernement canadien accorda immédiatement une augmentation du prix de l'aluminium...

Par contre à la fin de la guerre l'Aluminium Ltd., et particulièrement l'Alcan au Québec, se trouvait avec une capacité de production gigantesque quand la demande marquait un temps d'arrêt brusque. Les ventes chutèrent de 57% entre 1944 et 1946 passant de $259 millions à $111 millions. L'entreprise devait se reconvertir à une production pour utilisation civile ; la direction d'Aluminium Ltd. entreprit donc de développer et d'élargir le marché international de l'aluminium. A la fin de la guerre, en effet, la production d'aluminium de première fusion était la principale activité de l'Aluminium Ltd. et cette production se concentrait principalement au Québec. Plus de 85% de cette production était exportée à son état brut. Les États-Unis, plus précisément l'Alcoa, et le Royaume-Uni importaient 70% de cette production et le reste allait dans 46 pays différents. Les usines québécoises fournissaient l'aluminium brut, valeur d'usage, que les filiales d'Aluminium Ltd. transformaient au Canada, en Angleterre, en Suisse, en Australie, en Inde, au Danemark, aux Pays-Bas, en Chine, à Aden et en Afrique du Sud.

Notons par ailleurs que la concurrence sur le marché de l'aluminium s'activait à cause de la fin du cartel, et donc des ententes entre producteurs, et de la création aux États-Unis de deux nouvelles entreprises dans ce secteur : Reynolds Métal et Kaiser Aluminium and Chemical Ltd... Pour répondre aux besoins créés par la guerre, le gouvernement américain finança la construction d'usines d'électrolyse au coût de $790 millions. A la fin du conflit le gouvernement, abhorrant toute intervention directe dans l'activité économique, revendit au secteur privé ses installations, précisément à Reynolds et Kayser. Ceux-ci devinrent, suite à la séparation de l'Alcoa et de l'Alcan, les troisième et quatrième producteurs sur le continent nord-américain. L'Alcoa perdait ainsi de facto son monopole exclusif sur le marché américain, mais ne perdait pas sa place de plus grand producteur mondial d'aluminium et d'entreprise la plus intégrée et la plus "achevée" du secteur.

L'Alcan depuis 1945 :
internationalisation et intégration à l'échelle mondiale


La guerre, nous l'avons vu, a eu l'immense avantage de faire de [369] l'Alcan une très grande entreprise ; si, par contre au lendemain de cet affrontement sa capacité de production était temporairement excédentaire, cette situation devait s'améliorer rapidement pour deux raisons : d'une part les concurrents allemand et japonais étaient pratiquement éliminés et leurs marchés s'ouvraient, et d'autre part la production de guerre allait se remettre en marche pour deux "bonnes causes" successives, c'est-à-dire la guerre de Corée, à laquelle l'Alcan fut étroitement mêlée, et par la suite la guerre du Viet-Nam.

En 1950, déjà les choses vont donc très bien pour l'Alcan au point qu'elle augmente de nouveau sa production d'énergie électrique au Saguenay en harnachant la rivière Péribonka et en augmentant sa capacité d'électrolyse à Arvida ; mais surtout l'Alcan se lance dans un gigantesque projet au nord de la Colombie-Britannique, plus précisément à Kitimat. Aidée par le gouvernement de cette province, elle construira la deuxième plus grande aluminerie du monde, et une ville pour "ses" travailleurs au coût de $450 millions. Cette usine produira son premier lingot d'aluminium en 1954. Parallèlement, une usine d'alumine était mise sur pied en Jamaïque pour approvisionner Kitimat, tandis que les usines de bauxite de la Guyane britannique approvisionnaient en minerai brut les installations d'Arvida. L'aluminium de Kitimat était transformé en partie dans les usines de l'Alcan à Vancouver, mais la plus grande part de l'aluminium de première fusion de Kitimat était destinée au marché américain, le gouvernement américain, constituant à cette époque des "réserves stratégiques" de ce métal, et au marché japonais.

Par ailleurs, au moment même où l'Alcan venait de doubler sa production d'aluminium au Canada, sa stratégie étant de devenir le plus grand fournisseur d'aluminium brut au monde, les débouchés eux commencèrent à se rétrécir. Les commandes américaines tombent en effet brutalement et l'un des meilleurs clients de l'Alcan, la British Aluminium Co. qui bon ou mal achetait environ 80,000 tonnes d'aluminium à l'Alcan, décida d'implanter sa propre usine d'électrolyse à Baie-Comeau. En 1960, les usines tournent à moins de 60% de leur capacité de production, ce qui n'empêche tout de même pas l'Alcan de réaliser de modestes profits de $39 millions cette même année, mais au Saguenay-Lac-St-Jean on compte plus de 1,900 mises à pied entre 1957 et 1960.

À cette époque 31% seulement de la production d'Alcan était destinée à la transformation en semi-produits et produits finis dans ses propres usines de transformation à travers le monde, ce qui rendait l'entreprise, mais surtout ses travailleurs, extrêmement dépendants des fluctuations et conjonctures du marché international de l'aluminium. La part de l'Alcan et de ses filiales de ce marché mondial est passée de 23% en 1952-54 à 13% en 1964 (et à 13.4% en 1972).

Entre temps les relations entre l'Alcan et l'Alcoa s'étaient largement modifiées, suite à leur séparation ; d'une relation unilatérale de subordination de la première on passe à une relation de relative concurrence et d'interpénétration des marchés.   Une concurrence accrue sur [370] les marchés américain et européen et une dépendance face à ces marchés forcèrent l'Alcan à adopter une nouvelle stratégie à partir de 1958. Cette nouvelle stratégie, suivant en cela l'exemple des autres grands producteurs, en fut une d'intégration verticale en aval beaucoup plus poussée, c'est-à-dire de transformation de l'aluminium brut en semi-produits et produits finis, ce qui constitue une politique d'achèvement du procès de production. Cette stratégie s'exprima aussi par une intégration à l'échelle mondiale et par une internationalisation de la production, de la circulation des marchandises et de son propre financement. Le double procès d'intégration à l'échelle mondiale et d'internationalisation du monopole canadien de l'aluminium n'est donc en fait qu'un seul et même procès de mise en valeur et de réalisation du capital de l'Alcan.

La stratégie d'intégration en aval, ou d'achèvement, mise de l'avant à partir de 1958 peut globalement se chiffrer ainsi : de 1958 à 1972 l'augmentation estimative des immobilisations de l'Alcan Aluminium (nouvelle raison sociale de l'Aluminium Ltd. maison-mère de l'Alcan) s'élève à $1,703 millions ; de ce total, $779 millions ont été immobilisés pour des usines de transformation de la bauxite et des usines d'électrolyse et $778 millions ont été investis dans des usines de transformation, et enfin $146 millions l'ont été pour la production d'énergie électrique. Plus de 40% des immobilisations ont donc été investies dans la transformation et dans l'intégration en aval de l'entreprise, tandis que de 1951 à 1958 à peine plus de 4% du total des investissements allaient à cette fin. Notons que de 1970 à 1972 seulement l'Alcan Aluminium s'est vu attribuée $32 millions de subventions gouvernementales d'expansion par différents pays. Les subventions des années précédentes ne sont pas divulguées. Il faut bien que les gouvernements donnent un "coup de pouce" aux entreprises nécessiteuses !

Le milliard de dollars environ que la multinationale a investi dans la décennie 1960-70 pour son intégration/internationalisation, se fait en deux temps. Dans un premier temps la course aux marchés captifs s'intensifie. Ces marchés captifs sont des marchés relativement restreints au sein desquels un seul producteur peut détenir sans trop de difficultés le monopole exclusif de la production et de la transformation. Dans le cas de l'Alcan ces marchés captifs, et donc exclusifs, sont par exemple la Nouvelle-Zélande, la Malaisie, la Colombie, etc. Des usines de transformation à composition organique du capital faible y sont installées et les taux de plus value absolue et relative y sont très élevés, compensant ainsi les taux de plus value pouvant être extraits des usines d'électrolyse où la composition du capital est très élevée. Dans un deuxième temps, et parallèlement à ce néo-colonialisme, l'Alcan développe ses installations en Europe, aux États-Unis et au Japon. C'est ainsi qu'elle construit avec le gouvernement allemand le plus grand laminoir d'Europe, qu'elle agrandit ses usines en France, qu'elle en achète d'autres en Norvège, au Danemark et en Italie, et enfin construit en Australie une usine intégrée.  Aux États-Unis l'Alcan [371] met sur pied une importante usine de transformation, la quatrième en importance aux États-Unis, et un vaste réseau de distribution contrôlé par l'Alcan corp.. À la fin de 1974, les activités de cette filiale représentaient 27% du tonnage de l'ensemble des ventes de l'Alcan à travers le monde et environ 11%, c'est-à-dire plus de $240 millions, du total de ses investissements. Cette filiale et ce réseau de distribution permettent à la production canadienne de trouver des débouchés, car les installations de l'Alcan, notamment en Europe, ne s'approvisionnent plus au Canada mais produisent et transforment elles-mêmes l'aluminium et les produits nécessaires à leurs marchés. En 1974, l'Alcan fournissait près de 75% des importations américaines d'aluminium de première fusion soit plus de 375,000 tonnes. Cette proportion était en 1970 de 92%. Le marché canadien étant depuis longtemps pratiquement monopolisé par l'Alcan, une petite partie, soit moins de 20%, reviennent maintenant à Reynolds qui s'est porté acquéreur des installations de la British Aluminium Co. au Québec, mais beaucoup trop restreint pour la capacité de production de celle-ci, et le marché américain étant le plus important au monde, une interdépendance accrue entre l'Alcan et l'Alcan corp. était nécessaire. C'est ainsi que la division du travail de la "filière" aluminium sur le continent nord-américain réduit pour une bonne part l'Alcan au rôle de producteur de valeur d'usage ne trouvant son aboutissement et sa réalisation que dans les usines de transformations américaines appartenant ou non à l'Alcan.

L'intégration à l'échelle mondiale de l'Alcan a pour but d'assurer des débouchés à sa production d'aluminium de première fusion, mais surtout de consolider sa position sur le marché mondial des produits de l'aluminium et par conséquent d'augmenter ses bénéfices, finalité de toute entreprise capitaliste. L'intégration en aval porta effectivement fruit comme nous le montre le tableau 1 qui donne les bénéfices estimatifs par livre d'aluminium pour les ventes de métal brut et de produits de transformation de 1961 à 1972. Ce bénéfice est calculé déduction faite du coût des marchandises vendues et de l'amortissement.

Ce tableau nous démontre que l'entreprise a largement amélioré sa marge bénéficiaire sur le métal brut en l'utilisant dans la fabrication de ses propres produits de transformation. L'augmentation des bénéfices pour la période considérée n'a pas été constante mais elle s'établissait tout de même en 1972 à plus de 300% si l'on compare ces bénéfices à ceux de 1961.

Globalement les résultats obtenus pendant la période même de réorganisation de l'entreprise, soit de 1959 à 1968, montrent que le tonnage des ventes a presque doublé tandis que les revenus bruts ont plus que doublé et que les bénéfices nets ont presque triplé. En 1920, pour la première fois le tonnage de produits de transformation de l'Alcan dépassait celui des livraisons d'aluminium primaire et les revenus obtenus grâce à cette première catégorie représentaient presque 70% du total des revenus des ventes d'aluminium et plus de 60% des bénéfices [372] bruts sur ces ventes.

Le tableau 2 nous montre l'évolution du procès d'intégration/ internationalisation de la production en termes de tonnage d'aluminium brut et de produits transformés, et des revenus provenant de ces deux catégories de produits.

On peut voir qu'alors que le total des livraisons d'aluminium, brut et produits transformés, augmentait de 208% de 1961 à 1975, le tonnage de produits transformés augmentait de 324% tandis que la production de lingots n'augmentait que de 143%. De fait, la part des produits transformés passait de 36% à 56%, pendant cette période. D'autre part la production d'aluminium brut au Canada n'augmentait que de 147%, tandis que la production hors du Canada augmentait de 688%. Le double processus intégration/internationalisation est bien démontré par ce tableau et sa logique est encore plus compréhensible lorsque l'on analyse les modifications au niveau des revenus : le total des revenus a progressé de près de 450% ; les revenus provenant de la vente des lingots ont eux progresses de près de 230% mais les revenus tirés de la vente des produits transformés augmentaient de plus de 600%. Notons enfin que les ventes de produits autres que l'aluminium ont progresses pour leur part de plus de 1230%. Ces produits sont les services, les divers produits chimiques sortant des usines de l'Alcan, et l'énergie hydro-électrique qu'elle produit.

TABLEAU 1
Tableau comparatif du bénéfice brut de Alcan Aluminium Ltd.

Produits de transformation moins brut  = augmentation du bénéfice sur l'aluminium brut (en cents par livre)

Année

Transformation

Brut

Augmentation  du bénéfice

1961

8.67

6.76

1.91

1962

8.84

6.47

2.42

1963

8.45

5.55

2.90

1964

9.46

7.18

2.28

1965

9.07

7.85

1.22

1966

10.02

7.39

2.63

1967

8.59

7.19

1.40

1968

8.99

6.51

2.48

1969

9.80

7.01

2.79

1970

9.56

6.33

3.23

1971

9.46

5.19

4.27

1972

8.79

3.63

5.16


Source : Alcan Aluminium Ltd., rapports annuels, 1961-1972.


[373]

TABLEAU 2
L'intégration en aval de l'Alcan Aluminium Ltd. Résumé d'exploitation de 1961 à 1975

Livraisons d'aluminium par les filiales consolidés

Revenus (en $,000,000 U.S.)

Année

Lingots et produits dé rivés

Produits de transformation

Total

Produits de transformation par l'ensemble des filiales et participations

Production d'aluminium brut au Canada

Production d'aluminium brut hors du Canada

Lingots et produits dérivés

Produits de transformation

Ventes autres que l'aluminium

Revenus d'exploitation

Autres revenu ;

Total

Bénéfice net

1961

429

242

671

346

569

171

192

226

34

57

3

516

33

1962

471

259

730

3 70

596

194

211

250

35

55

7

561

39

1963

531

331

862

497

626

214

232

3 26

51

57

4

673

33

1964

508

354

862

590

740

245

236

358

68

65

6

737

49

1965

503

490

993

633

728

269

242

497

86

68

6

902

60

1966

561

554

1.115

724

788

286

272

565

97

68

5

1,010

75

1967

563

541

1.104

703

878

521

270

556

103

64

8

1.008

63

1968

614

606

1.220

805

873

588

291

601

128

61

14

1.102

69

1969

742

621

1.363

862

969

720

342

611

224

48

14

1,239

85

1970

655

691

1,346

937

903

849

321

723

268

52

10

1,374

81

1971

626

772

1,398

1.033

945

93.5

284

821

277

49

10

1,441

60

1972

592

859

1.451

1.177

880

981

267

922

266

56

18

1.529

61

1973

663

1.013

1,676

1.376

872

1.146

318

1,191

306

57

19

1.891

83

1974

644

1.018

1.662

1.417

963

1,211

448

1,489

400

75

15

2,427

169

1975

617

785

1,402

1.130

838

1.178

441

1.370

419

72

11

2,313

35


Source : Alcan, rapports annuels, 1961-1975.


[374]

Les monopoles de l'aluminium et l'impérialisme

Nous avons vu la démarche, et la logique de cette démarche, du procès d'internationalisation et d'intégration à l'échelle mondiale de l'Alcan. Rappelons que cette stratégie ne lui est pas propre, mais qu'elle est commune aux grands producteurs mondiaux d'aluminium.

Les différentes ententes du cartel international ont pris fin en 1945. Ces ententes ont eu pour effet de monopoliser la branche aluminium, et par conséquent d'éliminer la concurrence, mais elles avaient surtout pour objectif d'élever le taux de profit. Ce relèvement du taux de profit était obtenu par l'imposition de prix surélevés, c'est-à-dire par l'imposition d'une forme de rente que les entreprises cartellisées prélevaient sur les autres secteurs dont le résultat était évidemment une redistribution de la plus value globale en faveur des entreprises du cartel. Les "prix de monopole" imposés par le cartel apparaissent comme un moyen de lutter contre la hausse de la composition organique du capital. Par ailleurs, l'abandon de cette politique est directement lié au rééquilibrage des régions productrices à l'occasion de la deuxième Guerre mondiale. Les années '50 ont donc connu une reprise de la concurrence interne à la branche et une libéralisation des échanges internationaux et de ce fait une interpénétration progressive des marchés, ou un décloisonnement de ceux-ci [5].

Par ailleurs le processus de concentration, et donc de monopolisation de la branche aluminium, n'est pas freiné pour autant. Au contraire les six grands producteurs mondiaux raffermissent leur position respective et connaissent une internationalisation/intégration à l'échelle mondiale à peu près semblable. Les six grands producteurs que sont l'Alcoa, l'Alcan, Reynolds, Kaiser, Péchincy et Alusuisse contrôlaient en effet en 1968 plus de 80% de la capacité réelle de production. Le tableau 3 nous donne la part relative de chacun des grands producteurs en 1968 et la part projetée en 1974 ; on notera que la part relative des "autres" producteurs, c'est-à-dire des petites entreprises "nationales", et des entreprises gouvernementales tend à augmenter sensiblement. Ce phénomène est peu étonnant en soi car, d'une part, la capacité de production des "six grands" demeure largement prépondérante et que ceux-ci continuent à imposer, ou du moins à déterminer, les conditions d'exploitation à l'intérieur de la branche à un taux de rentabilité très supérieur mais d'autre part ce phénomène n'est pas étonnant du simple fait que la production d'aluminium de première fusion n'est plus une activité très rentable : que l'État récupère progressivement cette activité est même une chose prévisible dans certains cas.

De plus les grands monopoles dans leur procès d'intégration ont aussi connu un procès de diversification "intra-filière" qui leur permet de conserver leur domination sur l'ensemble du développement de la branche. Souvenons-nous que les revenus de l'Alcan provenant de la vente de produits autres que l'aluminium, ont progresses de plus de 1,200% de 1961 à 1975. Cette diversification intra-filière s'étend à la [375] production d'énergie, de produits chimiques mais aussi et surtout à des activités non directement productives comme l'ingénierie, l'assistance technique et la vente de technologie et de services en général. La mobilité du capital est ainsi accrue par le déplacement progressif du capital industriel directement productif à une forme de capital financier et de capital "engineering" intra-filière non directement productif.

Mais ce mouvement ne doit pas nous faire perdre de vue la domination des marchés des pays développés, et des marchés captifs plus restreints, par les grands monopoles. Le tableau 4 nous donne une idée de l'ampleur de cette domination pour les marchés américain, européen et japonais. Ainsi à la fin de 1966 l'Alcoa et Reynolds occupaient plus de 60% du marché américain, l'Alcan et Reynolds (à cette époque les installations de Baie-Comeau étaient propriété de la British Aluminium Co. à 90% et de Reynolds à 10%, mais cette dernière est devenue majoritaire) occupaient 100% du marché canadien, etc.. alors qu'au Japon et en Europe une ou deux entreprises, où un des monopoles mondiaux est présent, s'accaparent de 60% à 100% de la capacité de production. On peut ajouter que ce phénomène se reproduit à l'identique en Autriche, en Italie, en Espagne, etc..

TABLEAU 3
Évolution de la répartition des capacités entre les principaux producteurs

Producteurs

% de la capacité
réelle, 1968

% de la capacité
projetée, 1974

Alcan

20.3

17.6

Alcoa

18.0

15.0

Kaiser

12.1

12.0

Reynolds

13.2

11.4

PUK

10.5

10.0

Alusuisse

6.3

6.8

Autres producteurs

14.9

20.8

Entreprises gouvernementales

4.7

6.4


Source : François, P., Stratégies du capital : l'aluminium, op. cit., p. 15.


Par ailleurs, la division internationale propre à cette branche réfléchit très clairement les caractéristiques de l'impérialisme moderne : accaparement des sources de matières premières et participation active à la domination économique et politique des peuples et des États des régions ressources, quelques fois transformation élémentaire de ces matières premières, transformation et réalisation du cycle du capital au centre, intégration, etc.. Pour la branche aluminium la situation se présente globalement ainsi : les stades de production les plus en amont,


[376]

TABLEAU 4
Concentration horizontale dans l'industrie de l'aluminium
de première fusion (capacité des deux principales sociétés sur certains
marchés à la fin de 1966)

Milliers
de tonnes

% de la capacité
nationale

ÉTATS-UNIS

Alcoa

952.6

34.0

60.4%

Reynolds

739.4

26.4

CANADA

Alcan

754.8

88.2

100.%

Reynolds

95.2

11.8

JAPON

Nippon Light Metals
(Alcan 50%)

126.4

35.5

60.2%

Showa Denko KK

88.3

24.7

ALLEMAGNE

Vereinigte AL-Werke AG
(Alcan 50%)

193.1

77.5

100%

AL-Hütte Rheinielden
(Alusuisse 99.8%)

56.0

22.5

FRANCE

Péchiney

280.9

79 9

100%

Soc. d’électrolyse d'Usine

80.0

22.1

ROYAUME-UNI

British Al. Co. (Reynolds 49%)

35.5

100.0

NORVÈGE

A/S Ardal og Sunndal Verk
(Alcan 50%)

169.0

49.4

68.4%

Mosjöen Aluminiumverk
(Alcoa 50%)

65.0

19.0

PAYS-BAS

AL. Delfzijl NV. Aldel
(Alusuisse 33%)

32.0

100.0


Source : American Bureau of Metal Statistics, Yearbook 1966, Washington, 1967.


[377]

c'est-à-dire l'extraction de la bauxite et dans certains cas sa transformation en alumine, tendent à être localisés dans les régions non industrialisées (euphémisme désignant les pays dominés), tandis que l'électrolyse, la transformation en produits fixés, la recherche et toutes les activités "tertiaires", c'est-à-dire non directement productives, restent l'apanage des pays industrialisés. Le tableau 5 nous indique clairement le partage, ou la division du travail, par grande région géographique : les pays développés, principalement l'Europe de l'Ouest et l'Amérique du Nord, produisent à peine 16.1% de la bauxite, mais 46.6% de l'alumine et 77.8% de l'aluminium de première fusion. Seule l'Australie, pays développé et industrialisé, produit un excédent de bauxite, mais transforme à peine 11% de sa matière première. On qualifie ajuste titre l'Australie de pays capitaliste développé à la périphérie du centre impérialiste pour de telles raisons. Les pays dominés par contre produisent 56.1% de la bauxite, 31.1% de l'alumine mais seulement 18.2% de l'aluminium brut.

TABLEAU 5
Répartition par grandes régions géographiques de la production
de bauxite, d'alumine et d'aluminium (monde occidental), en 1973

Bauxite
,000 tonnes%

Alumine
,000 tonnes%

Aluminium
,000 tonnes%

Europe de l'Ouest

8,265

13.1

-

16.5

3,481

30.0

Amérique du Nord

1,921

3.0

-

30.1

5,538

47.8

Amérique Latine

26,798

42.3

-

17.6

273

2.3

Asie de l'Est (1)

2,642

4.2

-

9.0

1,309

11.3

Asie du Sud (2)

1,297

2.1

-

2.7

380

3.3

Océanie

17,596

27.8

-

21.7

345

3.0

Afrique

4,715

7.5

-

2.4

265

2.3

TOTAL

63,234

100.

28,337

100.

11,591

100.

1. Indonésie et Malaisie
2. Inde, Pakistan et Turquie


Source : OCDE, L'adaptation industrielle dans l'industrie de l'aluminium de première fusion, Paris, 1976, pp. 29, 31 et 33.


Notons toutefois que la stratégie d'implantation des usines d'électrolyse ne suit plus maintenant nécessairement ce schéma.  Trois éléments [378] en effet déterminent un tel choix : proximité ou accès facile des matières premières, énergie électrique à bon marché, puisque l'électricité compte pour entre 20% et 33% du prix d'un lingot, et enfin la stabilité politique. Des pays tels que le Brésil et l'Iran offrent actuellement de tels avantages : accès par la mer, énergie peu coûteuse et régimes "forts". On assiste donc lentement à un report à la périphérie des activités de transformations primaires car on y trouve de plus la possibilité de rentabiliser ce stade de production pour une extraction de la plus value absolue beaucoup plus importante que dans les pays du centre et ceci à cause des coûts très bas de la main d'œuvre.

Le Canada pour sa part, par le biais des deux seuls producteurs au pays, importait en 1973 2,638,000 tonnes de bauxite et 855,000 tonnes d'alumine. La totalité de ces importations de matières premières provenaient des pays non industrialisés soit la Guyanne, le Surinam, la Sierra Leone, l'Indonésie, la Guinée, la Malaisie, etc.. Près de 90% de la bauxite employée par l'Alcan est extraite de ses propres mines ou de mines lui appartenant en copropriété avec les autres monopoles (c'est le cas en Guinée par exemple). L'Alcan par contre refusait systématiquement dans le passé de s'associer avec l'État des pays "sources" : le cas de la Guyanne est exemplaire. Celui-ci voulait en effet se porter acquéreur de 51% des actions de la filiale Alcan sur son territoire en 1971. L'Alcan refuse de négocier sérieusement et finalement les mines sont nationalisées cette même année, mais l'Alcan est grassement dédommagée. Devant cette situation le monopole diversifie ses sources d'approvisionnement et boycotte largement la bauxite guyanne depuis ce temps en guise de "punition", aidée en cela par les autres monopoles mondiaux et les institutions bancaires "associées" que sont la banque de Nouvelle-Écosse, la Banque Royale, la Chase Manhatan, la Barclay's de Londres qui refuseront dorénavant de prêter à ce gouvernement, et enfin le Fonds monétaire international dont un des membres du conseil d'administration de l'Alcan est directeur exécutif et directeur de la banque de Norvège. Bel exemple de solidarité internationale bourgeoise !

Le tableau 6 nous donne les principaux pays exportateurs de bauxite au Canada ainsi que les quantités de matières premières livrées par chacun. La Jamaïque n'y est pas incluse puisque celle-ci ne livre que de l'alumine dont la totalité est acheminée aux usines de Kitimat. Notons dans ce tableau 6 la capacité de production d'alumine de certains pays en 1973, mais surtout la capacité d'électrolyse de ceux-ci. L'exemple de la Guyanne est patent : sa part relative des exportations de bauxite diminue constamment depuis 1971 à cause du boycott mondial et sa capacité d'électrolyse est toujours nulle.

Nous n'analyserons pas ici en profondeur l'ensemble des mouvements de matières premières et de lingots d'aluminium, et donc la stratégie d'implantation des firmes multinationales que sont les monopoles de l'aluminium, non plus que la part de chacune des firmes sur les réserves de matières premières, des marchés de produits fixés et semis-finis, de leurs liens avec les institutions bancaires nationales et internationales, des liens entre le capital monopoliste et non-monopoliste dans dif-

[379]

TABLEAU 6
Principaux pays exportateurs de bauxite au Canada en 1973

Bauxite brute en
000 de tonnes

Capacité de production d'alumine

Capacité
d'électrolyse

SURINAM

422

1,350

66

GUYANE

1,415

350

-

GUINEE

102

700

SIERRA LEONE

357

INDONESIE

147

-

-

MALAISIE

88

AUTRES (1)

107

(1) République Dominicaine, Haïti et Venezuela

Source : OCDE, op. cit., pp. 42 et 43.


férents pays, etc. ce qui compléterait le tableau des six grands de l'aluminium et de leur stratégie impérialiste. Contentons-nous de dire que des quatorze principaux pays producteurs de bauxite dans le monde "libre", l'Alcan exploite les réserves minières dans maintenant neuf de ces pays soit en Inde, en Jamaïque, au Surinam, au Brésil, en Malaisie, en Guinée, en France et en Australie, et subsidiairement en Guyane, et qu'enfin les autres monopoles se partagent la presque totalité des réserves mondiales connues.

La Jamaïque et la Guyane fournissent la bauxite et l'alumine des filiales d'Arvida et de Kitimat, mais aussi de Grande-Bretagne et de Norvège. Les mines de l'Alcan au Brésil, en Australie et en Inde fournissent les filiales de transformation installées dans ces pays ; les mines françaises approvisionnent les clients européens de l'Alcan, les mines en Malaisie approvisionnent les compagnies affiliées au Japon, etc.. Les autres monopoles connaissent de pareilles ramifications dans le monde ce qui fait de la branche aluminium un des secteurs les plus concentrés et les plus monopolisés de l'économie mondiale.

Ajoutons que l'Alcan totalise un actif de plus de $3 milliards en 1976, que son chiffre d'affaire annuel dépasse $1 milliard et que ses profits nets depuis dix ans dépassent les $750 millions, qu'elle compte cent dix filiales à part entière à travers le monde dans le secteur de l'exploitation, quatre filiales à part entière dans le secteur des finances et neuf dans les ventes internationales ; enfin "ses" travailleurs sont au nombre de 60,000.

Par ailleurs ce type de domination par l'Alcan et les autres monopoles de l'aluminium revêt un caractère plus particulièrement néfaste pour certains pays sources de matières premières, particulièrement en [380] Afrique et dans les Caraïbes. Des pays, des régions entières, connaissent en effet une spécialisation extrême et une extraversion de leur économie, avec tous les aléas qu'une telle situation comporte, sinon une domination économique et politique par un seul ou plusieurs monopoles de la branche aluminium, mais ne retirent finalement aucun essor industriel autocentré de cette spoliation impérialiste.

L'Alcan au Canada et au Québec
et le rôle de l'État


En 1974, l'Alcan Aluminium Ltd. était classée par la revue américaine Fortune au soixante dix-neuvième rang des trois cents plus grandes entreprises industrielles hors des États-Unis. Au Canada même elle se situe au sixième rang des cent plus grandes entreprises canadiennes, mais au premier rang des entreprises multinationales. On peut ajouter que le nombre total des employés de l'Alcan au Canada, et de leurs familles, assure directement l'existence d'une ville de la taille de Sherbrooke et qu'au Québec ceci vaudrait pour une ville comme Lachine.

Au Canada, nous l'avons vu, deux entreprises seulement produisent de l'aluminium de première fusion : l'Alcan et Reynolds ; la première possède environ 85% des capacités d'électrolyse canadiennes et Reynolds par conséquent, environ 15%. Par ailleurs, la consommation canadienne d'aluminium en 1976 était d'approximativement 320, 000 tonnes. Ce marché se répartit ainsi : l'Alcan occupe, en cette même année de 1976, 68% du marché, Reynolds 20%, les 12% restant étant constitué par des importations d'aluminium de première et de deuxième fusion. Avec plus des deux tiers du marché de l'aluminium brut, l'Alcan s'approprie évidemment la part du lion dans les industries de transformation ; Reynolds occupe aussi une part importante, mais d'autres entreprises occupent ce terrain : ce sont pour la plupart des entreprises étrangères et monopolistes dont les plus importantes sont Canada Wire and Cable, Northern Electric, Chrysler, Phillips, Pirelli, et enfin Zimmcor, Indal et Daymond. Derrière cette poignée de géants on ne trouve que de petites entreprises et une production presque artisanale. Cette situation de forte concentration se retrouve d'ailleurs à l'identique dans les autres branches du secteur des métaux primaires.

Par ailleurs, si l'Alcan a adopté une stratégie d'intégration verticale à l'échelle mondiale, ce type d'intégration est relativement peu poussé à l'échelle canadienne : les ventes de lingots et de produits de transformation au Canada correspondent à moins du quart de sa production au pays, le reste allant à l'exportation. Ses ventes se répartissent en fait comme suit : le marché canadien, marché restreint et pratiquement captif, absorbe à peine 22% de la production d'Alcan Canada, le marché américain 35% et le marché mondial 43%. L'intégration est donc largement continentale et le Canada se voit octroyer les opérations les [381] plus en amont. De fait, de 1966 à 1975, 71% de toutes les immobilisations de l'Alcan ont été faites hors du Canada !

De plus, si le produit des ventes de l'Alcan au Canada a plus que doublé de 1966 à 1975, passant de $446 millions à $987 millions, le volume des ventes de lingots augmentait d'environ 225%, mais le produit des ventes d'aluminium transformé n'augmentait, pendant cette même période, que de 19%. De fait seulement 5,000 de ses 20,000 ouvriers et employés canadiens sont affectés au secteur transformation. Ajoutons enfin que des $273.2 millions immobilisés par l'Alcan au Québec de 1968 à 1975, plus de 90% étaient affectés à la production d'aluminium brut et des $383.7 millions immobilisés ailleurs au Canada plus de 75% allaient aussi à cette fin.

La production d'aluminium de première fusion de l'Alcan au Québec atteint plus de 600,000 tonnes annuellement ; de cette quantité seulement 86,000 tonnes, soit moins de 15% seront transformés au Québec par l'entreprise. Ses principaux clients sont l'Hydro-Québec et la SEBJ et tout projet de transformation sur place de l'aluminium est grassement subventionné par Ottawa et Québec. La câblerie construite par l'Alcan est un bon exemple : 25% du coût des immobilisations a été fourni par les deux gouvernements et l'Hydro au bout de la ligne achète presque toute la production. C'est vraiment un placement sûr pour l'Alcan.

Les installations de l'Alcan au Canada comprennent cinq usines d'électrolyse dont quatre sont situés au Québec, l'autre étant celle de Kitimat. Les quatre usines québécoises comptent pour 70% de la capacité d'électrolyse de l'entreprise au Canada. À Arvida deux usines de production d'alumine ont une capacité annuelle de 1.4 millions de tonnes. À Terre-Neuve des mines appartenant à l'Alcan fournissent le "spath fluor" nécessaire à sa production d'aluminium et à Jonquière un des plus grands complexes de chimie minérale au monde, appartenant évidemment à l'Alcan, fabrique les produits chimiques dont elle a besoin. L'entreprise compte aussi sept centrales électriques, dont six sont au Québec pour un potentiel de 3,600,00 KW. L'énergie à bon marché que produit l'Alcan au Canada est d'ailleurs son atout majeur et la principale raison de son implantation dans ce pays. On estime en effet que le coût actuel de l'énergie de l'Alcan au Canada est d'environ 1.25 milles le KWH comparé à 5 aux États-Unis et entre 7 et 10 milles le KWH en Europe et au Japon. Les très faibles redevances exigées par les gouvernements du Québec et de la Colombie-Britannique expliquent cet état de chose. L'Alcan possède de plus deux installations portuaires et deux chemins de fer, vingt-sept usines de transformation et deux importants centres de recherche.

Les tableaux 7 et 8 nous donnent respectivement la production de métal primaire de l'Alcan au Canada de 1970 à 1975, et la production de produits semi-finis et finis par région en 1975. Le tableau 7 nous indique que la production d'aluminium de première fusion a diminué de près de 12% au Québec pour augmenter de plus de 20% en Colombie-Britannique, [382] tandis que la production totale diminuait de 7%. Cette diminution au Québec s'explique par la vétusté du capital constant des usines d'Arvida et son remplacement progressif. Par ailleurs, le tableau 8 nous montre qu'au niveau de la production de produits d'aluminium de deuxième fusion, la situation est toute différente : on re-

TABLEAU 7
Production de métal primaire de l'Alcan au Canada (,000 de tonnes)

1970

1971

1972

1973

1974

1975

Québec

715

675

598

586

671

600

Colombie-Britannique

188

270

282

292

292

238

TOTAL

903

945

880

878

963

838

Capacité annuelle

1,035

1,035

1,035

1,035

1,035

1,000

% de la capacité

87.2

91.3

85.0

84.8

93.0

83.8


Source : Litvak, LA. et autres, Alcan Aluminium Ltée, étude n° 13 préparée pour la Commission royale d'enquête sur les groupements des sociétés, Ottawa, 1977.


TABLEAU 8
Alcan : capacité de production par produit et par région (,000 tonnes)

Québec

Reste du Canada

Total

,000 T

%

,000 T

%

,000 T

%

Tôles

-

-

123

100

123

100

Ébauches de relaminage

100.0

100

-

-

100

100

Profilés

7.0

8.35

51.5

91.65

58.0

100

Feuilles

1.0

4.50

21.0

95.50

22.0

100

Fil machine et barres

121.0

89.6

14.0

10.40

135.0

100

Fils et câbles

24.0

50.0

24.0

50.0

48.0

100

Poudres et alpâtre

7.0

100.0

-

-

7.0

100


Source : Idem, page 108.


[383]

marque que le Québec est très déficitaire dans certains types de produits, les tôles, feuilles et profilés et qu'à l'inverse le reste du Canada est déficitaire dans la production d'ébauches de relaminage, de fil machine et de barres. Notons que le "reste du Canada" c'est essentiellement l'Ontario qui ne produit pas une seule livre d'aluminium, mais qui compte plus d'ouvriers dans le secteur de la transformation de l'aluminium que le Québec ! L'industrie de l'aluminium au Québec constitue donc un très bel exemple de ce que l'Office de planification et de développement du Québec qualifie d'"activité de production à filière incomplète" [6].

La "filière incomplète" de l'aluminium au Québec se résume dans ces quelques données ; la production québécoise d'aluminium compte pour 7% de la production mondiale et 75% de la production canadienne (Reynolds inclus) mais exporte 75% de cette production à l'état de lingot. De plus les activités de transformation de cette filière sont pour près des deux tiers situées à l'extérieur du Québec, 86,000 tonnes au Québec contre 157,000 tonnes dans le reste du Canada, principalement en Ontario. En termes de travailleurs ceci signifie 1,700 travailleurs au Québec contre 4,200 en Ontario. La plus grande usine de transformation au Canada, appartenant à l'Alcan, est d'ailleurs installée à Kingston à la frontière du Québec.

Les tableaux 9 et 10 nous donnent d'ailleurs des informations précises quant à la part relative de l'une et l'autre des provinces dans les activités de transformation. Au plan de l'industrie du laminage, du moulage et de l'extrasion, soi l'industrie des produits semi-finis, la part québécoise de l'emploi total au Canada passe de 22.2% à 27.1% de 1970 à 1973 alors que celle de l'Ontario connait une baisse, passant de 73.4% à 66.8%. La valeur des expéditions québécoises et la valeur ajoutée augmentent sensiblement au détriment de l'Ontario. Pour le secteur des principaux produits finis, l'augmentation dans son ensemble est aussi substantielle. Que le marché québécois se développe assez rapidement et que les exportations progressent suffit à expliquer cette situation, mais que les trois quarts de la production québécoise soit encore exportée à l'état de lingot reste le fait marquant de cette industrie. Dans cette perspective l'OPDQ, un des organes "pensants" de l'État québécois, suggère donc une stratégie de "spécialisation sélective" plus poussée en vue de l'achèvement de la filière, par le biais de l'exportation.

L'appréciation de l'OPDQ voulant que la filière aluminium au Québec en soit une incomplète est fort juste ; que l'industrie de l'aluminium, dominée par un monopole, n'aie pas été non plus une "industrie industrialisante" est aussi démontré largement dans le cas du Québec. Que par ailleurs l'Office de planification suggère une stratégie de spécialisation sélective plus poussée en vue de l'exportation massive de produits semis-finis et finis est aussi compréhensible dans l'optique qu'ils adoptent, leur problématique ne résumant en effet à corriger l'anomalie actuelle de la division du travail entre le Québec et l'Ontario et d'encou-

[384]

TABLEAU 9
Industrie du laminage, du moulage et de l'extrusion de l'aluminium,
Québec, Ontario, Canada, 1970, 1973

QUÉBEC

ONTARIO

CANADA

Emploi total

Expéditions
(1)

Valeur ajoutée (1)

Emploi total

Expéditions
(1)

Valeur ajoutée (1)

Emploi total

Expéditions
(1)

Valeur ajoutée (1)

1970

1,397

68,8

17.5

4,622

162,0

60.1

6,297

241.9

80.2

1973

1,680

114,0

30.0

4,145

184,6

55.8

6,206

321.4

95.4

(1) En $0,000,000

Source : Gouvernement du Québec, Ministère de l'industrie et du commerce, Industrie de l'aluminium au Québec, Québec, 1977.



TABLEAU 10
Valeur des expéditions des principaux produits finis en aluminium
au Québec 1965 -1968 -1972 (en $,000,000)

PORTES

FENÊTRES

CHARPENTES

FILS ET CABLES

 

Année

Valeur

Québec/Canada%

Valeur

Québec/Canada%

Valeur

Québec/Canada%

Valeur

Québec/Canada%

 

1965

4.08

18.5

7.81

17.6

1.67

24.0

17.91

62.9

 

1968

7.27

29.5

15.22

28.4

1.96

20.2

12.02

48.5

 

1862

12.77

34.6

18.49

28.4

3.82

40.8

21.45

59.2

 


Source : Gouvernement du Québec, Ministère de l'industrie et du commerce, Industrie de l'aluminium au Québec, Québec, 1977.

 


[385]

rager cette industrie à devenir industrialisante au Québec même. Par ailleurs, que cette stratégie implique une intervention directe de l'État québécois est aussi dans l'ordre des choses. La SDI est en effet disposée à aider, sinon à participer, (lire, prêter à un taux d'intérêt très bas, subventionner, etc..) toute forme d'investissements allant dans le sens de la transformation de l'aluminium ; la politique d'achats publics en s'offrant comme marché captif devient aussi un élément important pour le prolongement de la branche en filière ; la renégociation à l'amiable des redevances de l'Alcan à l'État devient une forme cachée mais directe de subsides s'ajoutant aux autres, et enfin que l'on offre actuellement à General Motors environ $80 millions, selon le peu d'informations que l'on a actuellement, afin que la plus grande des multinationales s'associe à l'Alcan pour fabriquer des pièces et des moteurs d'automobile au Québec, tout cela finalement n'a rien de particulièrement étonnant. L'État n'a-t-il pas comme rôle d'assurer l'accumulation du capital, et sa reproduction élargie, par et pour la bourgeoisie, et plus spécialement pour sa fraction dominante, c'est-à-dire monopoliste ?

Par contre il faut bien voir que la problématique d'une firme multinationale n'est plus, par définition, une problématique "nationale", et que par conséquent les stratégies d'une telle firme et d'un État sont souvent incompatibles. L'Alcan, nous l'avons vu, a connu un procès accéléré d'internationalisation et d'intégration à l'échelle mondiale dans les années '50 et '60. Sa propre division internationale du travail a fixé tout spécialement les régions du Saguenay-Lac St-Jean et de Kitimat dans le rôle de producteur de valeur d'usage ; elle a donc spécialisé ces régions et développé sa filière au plan national mais surtout international.

L'internationalisation du capital, phase actuelle de l'impérialisme, implique en effet une régionalisation de la production, c'est-à-dire une spécialisation régionale du procès de production. La région ne livre la plupart du temps son produit que pour être mis en valeur, et donc réalisé qu'aux niveaux national et international ; la région de plus ne maîtrise que rarement une filière économique celle-ci étant fractionnée au plan mondial. Ce fractionnement qui prend la forme d'un étalement national et international du procès de production, et donc de ses phases, nie par conséquent l'ancrage spatial régional d'une production déterminée et sa constitution en filière achevée et par le fait même l'accumulation du capital au plan régional. L'internationalisation signifie de ce fait déterritorialisation du capital, régionalisation de ses phases productives et la perte de son contenu "national". Le système productif ainsi fractionné et étalé assigne une fonction spécialisée aux régions dans une hiérarchie déterminée par les contraintes de l'accumulation et de la reproduction élargie du capital à l'échelle mondiale.

La cohérence internationale du système productif à l'intérieur d'une branche ou d'une filière internationalisé accentue la spécialisation des régions, mais non leur cohérence régionale. De ce fait il revient à l'État capitaliste de tendre à assurer une cohérence sectorielle, une articulation [386] des branches industrielles, et si possible un achèvement des filières en coopération avec les firmes dominantes et au profit de celles-ci. Ce rôle devient vital au Québec du fait de la domination étrangère des secteurs primaire et secondaire, de l'extraversion et de la dépendance particulière de son économie, mais surtout du manque d'articulation et de cohérence des différentes branches économiques.

[387]

Notes du chapitre XI

Dans l’édition numérique de ce livre, les notes en fin de chapitre ont toutes été converties en notes de bas de page pour en faciliter la lecture. JMT.]

[388]



[1] Toutes les informations contenues dans ce texte proviennent essentiellement de deux sources, sauf indication contraire : L'Alcan et l'Aluminium au Québec, du Centre de recherches sur la structure industrielle du Québec, texte militant mais non publié, daté de 1973 ; les données plus récentes sont tirées de l'étude n° 13 de la Commission royale d'enquête sur les groupements de sociétés Alcan Aluminium Limitée, de Isaiah A. Litvak et Christopher J. Maub, Ottawa, 1977. Ce deuxième texte est lui par contre éminemment apologétique et lénifiant mais contient quelques données intéressantes.

[2] Aujourd'hui les prix varient de $0.20 à $0.41 la livre.

[3] Aujourd'hui le Surinam.

[4] L'Alcan et l'Aluminium au Québec, op. cit., p. 33.

[5] François, Pierre. Stratégies du Capital : l'Aluminium. Paris, Département d'économie politique, Université de Vincennes, N.D., pp. 8 et 13.

[6] Filières de production et développement régional. OPDQ, 1977, pp. 112-113.



Retour au texte de l'auteur: Pierre Fournier, ex-prof, science politique UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 décembre 2015 7:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref