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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Pierre Olivier de Sardan, “SOCIÉTÉS ET DÉVELOPPEMENT”. Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Didier Fassin et Yannick JAFFRÉ, SOCIÉTÉS, DÉVELOPPEMENT ET SANTÉ, pp. 28-37. Paris : Les Éditions Ellipses, 1990, 287 pp, Collection Médecine tropicale. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN

SOCIÉTÉS ET DÉVELOPPEMENT”.

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Didier Fassin et Yannick JAFFRÉ, SOCIÉTÉS, DÉVELOPPEMENT ET SANTÉ, pp. 28-37. Paris : Les Éditions Ellipses, 1990, 287 pp, Collection Médecine tropicale.

Introduction
1. LES REPRÉSENTATIONS BIAISÉES DE LA RÉALITÉ SOCIALE

1.1. Sur la « traditionnalité »
1.2. Le mythe de la communauté
2. QUELQUES LOGIQUES PROPRES AUX « CONSOMMATEURS DE DÉVELOPPEMENT »

2.1. La recherche de la sécurité
2.2. L'« assistancialisme »
2.3. L'accaparement
BIBLIOGRAPHIE


INTRODUCTION

L'argument ici proposé est fort simple : les agents (ou « opérateurs ») de développement, quel que soit leur domaine d'intervention (santé, agriculture...), et quelle que soit leur origine (autochtones/expatriés), sont confrontés, quand ils mettent en œuvre « sur le terrain » (dans les villages ou les faubourgs africains) les pratiques techniques pour lesquelles ils ont été formés (et en supposant qu'ils aient dans leur discipline une compétence incontestable, ce qui est souvent le cas), à un choc majeur que leur inflige la réalité : les comportements et les réactions des gens auxquels ils ont affaire (leurs « clients »en un sens, ou leurs « patients ») ne sont pas ceux auxquels ils seraient en droit de s'attendre...

La perception de ce décalage entre les attitudes attendues ou souhaitées des « populations cibles » et leurs attitudes « réelles » est une expérience, parfois traumatisante, en général douloureuse, que tous les praticiens du développement ont, je crois, subie, dans des registres variés. Le problème est moins dans ce décalage (inévitable, on verra pourquoi) que dans les réactions des agents de développement à ce décalage : comment s'y adaptent-ils (ou non), comment en tiennent-ils compte (ou non), comment l'expliquent-ils (ou non) ? Je voudrais ici m'attacher à ce dernier point et mettre l'accent sur les phénomènes qui permettent de comprendre ce décalage et d'éviter les « fausses explications », du type « ils sont retardés », ou « c'est leur culture qui veut ça » (on peut remplacer « culture » par « mentalité », l'explication est la même, c'est-à-dire qu'il n'y en a pas : on explique l'inexpliqué par l'inexplicable...). Ces « fausses explications » légitiment trop souvent la routinisation des pratiques des opérateurs de développement, leur démission face à des réalités trop complexes pour eux, leur étrange persévérance dans l'erreur, ou leurs attitudes faiblement innovatrices et adaptatives.

J'examinerai ce « choc en retour » de la « réalité » sur les pratiques de développement en suivant deux raisonnements eux aussi fort simples :

1 - Les gens n'agissent pas comme on s'attend à ce qu'ils le fassent parce que les attentes qu'on a à leur égard sont fausses... Autrement dit les praticiens du développement se font des images erronées de ce que sont les populations africaines. Les représentations « biaisées » des paysanneries africaines sont monnaie courante dans l'univers des institutions de développement.

2 - Les gens n'agissent pas comme on s'attend à ce qu'ils le fassent parce qu'ils ont de bonnes raisons pour cela... Autrement dit les logiques des « clients » ne sont pas celles des « vendeurs ». Les paysans usent des services, opportunités et contraintes qu'apportent les institutions de développement selon des normes et critères qui ne sont pas ceux de ces institutions, et ils en usent de façon cohérente.

Avant de développer ces deux thèmes, je voudrais toutefois faire deux remarques préliminaires :

- Le monde du développement (c'est-à-dire celui des « développeurs ») est fondé sur une très prégnante « idéologie du progrès » (souvent associée à des postulats moraux, en particulier chez les acteurs « de terrain » : il s'agit d'œuvrer « pour le bien » des autres). Autrement dit, il faut venir en aide à des populations démunies non seulement de capitaux mais aussi de connaissances, et il faut donc les faire bénéficier tant de technologies que de savoirs-faire « plus avancés »... Ceci implique une conception sous-jacente largement partagée : médecins ou agronomes amènent la science là où règne l'ignorance... Or une telle idéologie, dans la mesure où elle ne prend pas en considération le stock des compétences populaires africaines, et les savoirs techniques et sociaux complexes des paysans, peut être un sérieux obstacle à la compréhension des pratiques et des logiques des populations « à développer ». Elle ne s'intéresse en effet qu'à bien faire passer le « message technique », le seul problème étant de « communication » ou de « conscientisation »... D'où l'incompréhension qui surgit lorsque les intéressés ne suivent pas malgré tout les conseils qu'on leur prodigue pour leur bien... D'où la naïveté des explications que l'on avance alors... Ici je tenterai d'aborder le développement non pas « contre » cette idéologie du progrès (une idéologie « anti-progrès » est au moins aussi négative, et encore plus irréaliste), mais autant que possible « en dehors », c'est-à-dire avec un point de vue aussi peu normatif que possible, en considérant que les pratiques des « développeurs » ne sont a priori ni plus légitimes moralement, ni plus légitimes techniquement que celles des « développés », et vice-versa (il ne s'agit donc pas d'inverser les postulats et d'ériger les pratiques populaires en merveilles techniques ou d'y voir l'expression de valeurs morales supérieures). L'anthropologie du développement doit étudier le développement comme n'importe quel phénomène social (au même titre que la parenté ou la religion), c'est-à-dire analyser ce qui se passe quand des institutions de développement entrent en contact avec des « populations cibles », sans préjuger si le développement est un bien ou un mal, un progrès ou une régression.

- Les types et modèles d'explication que proposent les sciences sociales (en ce qu'elles ont de plus avancé et novateur, ce qui ne correspond guère à leurs produits médiatisés) sont aujourd'hui beaucoup plus complexes qu'hier. On ne devrait plus raisonner, à propos des phénomènes sociaux qui mettent toujours en jeu des facteurs multiples, en termes de déterminismes sommaires, de variables explicatives uniques ou d'agrégats simplistes (le mode de production, la culture, la société, le système...). Ainsi, la diffusion d'un message sanitaire, par exemple, ne peut plus être sérieusement représentée par un modèle linéaire « télégraphiste » de communication, où un « émetteur » (actif) envoie un « message » à un « récepteur » (passif), ce message étant plus ou moins brouillé par des « bruits parasites » (interférences qu'il s'agirait d'éliminer). Le récepteur ne reçoit pas passivement le sens, il le reconstruit, en fonction de contextes, de contraintes et de stratégies multiples. Autour d'un message s'opèrent des interactions et des négociations incessantes. L'acteur social « de base », aussi démuni ou dominé soit-il, n'est jamais un « récipiendaire » qui n'aurait le choix qu'entre la soumission ou la révolte.


1. LES REPRÉSENTATIONS BIAISÉES
DE LA RÉALITÉ SOCIALE

Je laisserai de côté les représentations les plus évidemment caricaturales, celles qui consistent à imaginer les sociétés africaines à l'image des sociétés occidentales, ou à fantasmer sur un « homo œconomicus » maximisant ses ressources productives ou un « homo medicus » maximisant ses ressources en santé. Je suppose donc que le lecteur ne risque pas de tomber dans un aussi grossier ethnocentrisme, et qu'il accepte d'emblée de considérer les paysans africains comme se situant dans un registre de la différence (par rapport aux populations occidentales, mais aussi, même si c'est dans une moindre mesure, par rapport aux classes moyennes urbaines africaines). Mais l'acceptation de cette différence peut recouvrir cependant des images largement erronées ou tronquées.

Ainsi, dans les pays en voie de développement en général et en Afrique en particulier, les sociétés paysannes sont le plus souvent pensées par les intervenants extérieurs en termes de « traditionnalité » d'une part, de « communauté » d'autre part. Ces deux stéréotypes structurent une bonne partie des représentations que se font les développeurs au sujet des développés, c'est-à-dire celles qui sont relatives aux modalités de leur différence. Tous deux sont pourtant largement faux.

1.1. Sur la « traditionnalité »

Prenez un village du Sahel, à l'écart des zones de cultures d'exportation : tout semble évoquer une tradition immémoriale, comme la culture du mil avec les sarcloirs d'antan, le chef et sa cour, les cultes de possession. Et pourtant les rapports de production ont fondamentalement changé depuis la colonisation, et pourtant la réalité du pouvoir politique passe désormais par les villes, d'où est issu le chef, et pourtant les cultes de possession ont vu leur panthéon bouleversé et leurs rituels transformés. Le contraste avec la civilisation occidentale est certes réel, mais ne doit pas faire croire, par effet d'exotisme, que tout ce qui est différent est « traditionnel ». Au contraire, la règle, et pas seulement en ville, mais aussi dans la brousse la plus éloignée, c'est la transformation, l'adaptation, le changement, le syncrétisme.

L'enjeu de cette discussion n'est pas purement académique. Cela signifie que les paysans par exemple ont incorporé aujourd'hui à leur mémoire, à leur savoir, les leçons tirées de la période coloniale et post-coloniale. Il n'est pas de vinage reculé où ne se soient succédées des dizaines d'opérations de développement, de programmes sanitaires en projets hydro-agricoles. Les multiples échecs ou semi-échecs antérieurs, les procédés despotiques des agents de l'État (colonial ou post-colonial) et la corruption « à la base » qui en est là conséquence généralisée, l'inadaptation récurrente des opérations aux conditions locales : tout cela a laissé des traces et ne sera pas sans influence sur les réactions paysannes à l'arrivée de nouveaux agents de développement, qui sont loin d'opérer en « terre vierge »... c'est-à-dire « traditionnelle ».

On reconnaît désormais souvent (et c'est un progrès considérable) que les sociétés locales sont détentrices de savoirs-et de cultures riches et complexes. Mais on tend aussitôt à enfermer ces savoirs et ces cultures dans une vision a-temporelle, passéiste, patrimoniale. Prenons l'exemple des pratiques thérapeutiques « indigènes » : l'intérêt nouveau (qui est fort positif) qui leur est porté y voit volontiers la survivance de techniques et connaissances ancestrales. Ne parle-t-on pas significativement avec l'O.M.S. de « tradi-praticiens » pour désigner les « guérisseurs » africains ? Or les itinéraires thérapeutiques suivis par ces tradi-praticiens (quelle que soit leur efficacité : ce n'est pas là le problème), comme les savoirs sur lesquels ils s'appuient, n'ont pour une bonne part rien de « traditionnel » : sans être pour autant « occidentaux », ils ont considérablement évolué depuis le 19e siècle et la conquête coloniale. En particulier ils ont intégré (et transformé) toute une série d'éléments matériels et symboliques liés à la médecine européenne. En voici deux exemples : (a) des ateliers clandestins nigérians fabriquent des amphétamines qui circulent par les réseaux de colporteurs et sont utilisés couramment par les paysans de tout l'Ouest africain en dehors de toute institution médicale ; (b) bon nombre de ceux que les ethnologues décrivaient encore il y a 40 ans comme des « prêtres animistes » ou des « magiciens » s'intitulent aujourd'hui « médecins indigènes », et le discours thérapeutique tend à prendre chez eux la place du discours religieux alors qu'il se réfère à des pratiques analogues (sans doute parce que le discours thérapeutique apparaît comme doté d'un plus grand prestige, ou qu'il peut moins être la cible des intégrismes religieux monothéistes).

1.2. Le mythe de la communauté

L'Afrique des villages, ce serait le continent du collectif, le royaume du consensus. L'individu s'y fondrait, voire s'y dissoudrait, dans la communauté. Ce mythe a engendré, ou en tout cas légitimé, un certain type de réalité : non tant celle des développés que celle des développeurs, dont les opérations tendent de préférence à se déployer à l'échelle du village par le biais d'actions « communautaires ». Des « groupements paysans » aux « pharmacies villageoises », des coopératives aux associations rurales, les niveaux privilégiés d'intervention des organismes de développement (publics ou O.N.G.) coïncident en fait avec ceux des anciennes administrations coloniales qui ne voulaient déjà que des « interlocuteurs collectifs ». L'idéologie « communautariste » des institutions de développement (issue tant des mouvements catholiques que du militantisme politique) recoupe ainsi paradoxalement les exigences d'une commode administration des populations !

Mais c'est ignorer la multiplicité des niveaux de décision, largement emboîtés : le jeune ou le « cadet », l'épouse, le chef de famille, le lignage, le groupe d'âge, la confrérie religieuse, etc., et, certes aussi, mais étant loin d'avoir la pertinence principale, le village et les associations para-officielles créées à ce niveau. La plupart des décisions opératoires dans le domaine économique ou dans celui de la santé sont prises par des individus précis (qui sont loin d'être les porte-parole d'un quelconque « intérêt collectif »), à d'autres niveaux que celui du village et de la communauté.

Faut-il rappeler les stratifications sociales multiples qui parcourent les villages africains, aussi « égalitaires » qu'ils puissent paraître pour l'observateur extérieur ? Inégalités entre sexes, entre âges, entre groupes familiaux, d'un côté ; différences de statut, de pouvoir, de richesse, selon l'appartenance sociale ou la trajectoire personnelle, d'un autre côté.

Faut-il évoquer aussi les rivalités individuelles, les querelles de personnes, les antagonismes de groupes, qui divisent aussi sûrement un village africain qu'un village européen (même si les raisons ou les occasions en sont différentes) ?

Il est facile d'en déduire quelques conséquences au niveau plus particulier de la santé : il n'existe pas « une » pratique thérapeutique autochtone, qui serait le bien commun de la communauté villageoise, mais bien « des » itinéraires thérapeutiques variés, complémentaires et/ou contradictoires. Les magiciens, prêtres et guérisseurs locaux, qui tous aident, à des titres divers et selon des procédures spécifiques, les individus à faire face aux aléas de l'existence, et donc aux problèmes de santé, sont des spécialistes concurrents. Et c'est dans ce champ concurrentiel que le praticien des services de santé publique vient s'insérer à son tour. Les usagers ou clients vont alors combiner selon les opportunités ou les stratégies personnelles ou familiales ces différentes filières « thérapeutiques » à leur disposition.

Ne peut-on alors jamais parler ni de « culture » traditionnelle ni de « culture » commune ? N'y a-t-il pas de liens tant avec le passé qu'avec les autres, dont la compréhension serait nécessaire ?

Bien évidemment, critiquer des stéréotypes ne signifie pas qu'il faille prendre systématiquement le point de vue inverse ou négliger la part de vérité qui les rend crédibles. Les habitants d'un même village, les locuteurs d'une même langue, les membres d'une même civilisation rurale partagent incontestablement un certain nombre de représentations communes du corps, de la vie, de la société, et leurs comportements se réfèrent à des normes et des valeurs communes, issues du passé, au delà des diversités et contradictions internes.

Mais quelques remarques sur l'utilisation de ces concepts de « culture » ou de « représentations » me semblent nécessaires, et serviront de conclusion sur ce point :

Ce stock partagé de représentations, fondées sur un héritage culturel, et dont la langue est sans doute le support et le fondement, n'est pas homogène. Il convient de distinguer plusieurs niveaux.

a) Tout d'abord, il y a le niveau du sens commun, de la perception normale (socialement construite) de la réalité quotidienne, du « ce qui va de soi ». Il est largement commun à tous les membres d'une même culture et diffère d'une culture à l'autre. Par exemple (et très caricaturalement) il est « normal », banal, d'évoquer en Europe l'inconscient, là où en Afrique on parlera de « double », ou encore d'imputer ici à des « microbes » ou à la « malchance » ce qui ailleurs relèvera de la sorcellerie [1].

b) Mais au sein de ces représentations communes et banales, il en est qui sont inégalement mobilisées : plus sophistiquées et élaborées, on n'y puisera qu'en cas de besoin, comme des réserves de sens pré-programmées, qui ne sont pas nécessaires pour les interactions habituelles. Ainsi, en Europe, chacun connaît à peu près l'existence des « classes sociales » ou a une certaine notion de ce qu'est l'infarctus ; de même, au Niger, chaque paysan sait qu'il y a diverses familles de génies, ou que les sorciers se transforment en ânes sans tête... Mais ces notions restent en général assez vagues pour une majorité de gens (au moins tant qu'ils ne sont pas concernés directement), alors que certains en usent plus, et sont de ce fait plus compétents que d'autres à leur sujet, plus aptes à les définir ou à les manipuler, même si à peu près tout le monde les comprend grosso modo.

c) Enfin on peut envisager un troisième niveau, celui des savoirs plus ou moins spécialisés, où certaines représentations ne sont communes qu'à des groupes particuliers. En effet, une culture recouvre toujours des « sous-cultures » plus ou moins visibles, dotées d'autonomie : le cas le plus évident en Afrique est celui des « cultures féminines » ; les systèmes de représentations et de normes de comportements communs aux femmes sont dans chaque société en partie distincts de ceux des hommes, bien qu'enchassés dans une culture globale largement partagée. On pourrait aussi, en ce qui concerne plus particulièrement le Sahel, parler d'une sous-culture des descendants d'esclaves, ou évoquer les sous-cultures des castes professionnelles (forgerons, griots...).

Par ailleurs le stock de représentations véritablement communes (premier ou second niveau) n'est pas actualisé, mobilisé et opérationnalisé par les individus de la même façon. Les modes d'usage, autrement dit, en sont multiples.


2. QUELQUES LOGIQUES PROPRES AUX « CONSOMMATEURS DE DÉVELOPPEMENT »

Deux principes très généraux semblent pouvoir être dégagés de l'infinie variété des comportements concrets des populations-cibles face aux opérations de développement en tous genres :

- Principe de sélection : si tout « message technique », tout projet de développement est un « package », un ensemble de mesures coordonnées et prétendant à la cohérence, il faut constater que cet ensemble n'est jamais adopté « en bloc » par ses destinataires, il est toujours plus ou moins désarticulé par la sélection que ceux-ci opèrent en son sein. Ce principe n'étonnera sans doute pas les médecins occidentaux eux-mêmes, qui savent certainement que leurs patients ne respectent jamais à la lettre leurs ordonnances, et en usent sélectivement (tant en ce qui concerne les médicaments que les posologies) selon des « lignes de pentes » qui renvoient aux traditions familiales, aux sous-cultures et réseaux fréquentés, aux contraintes de type financier ou relatives au rythme de vie, etc.

- Principe de « détournement » : les raisons qui font que telles ou telles mesures proposées par les agents de développement sont adoptées par les utilisateurs potentiels, sont le plus souvent différentes de celles invoquées par les experts. Autrement dit, les paysans utilisent les opportunités fournies par un programme pour les mettre au service de leurs propres objectifs. Utiliser des crédits destinés à l'achat de bœufs tracteurs, dans un programme de développement de la traction attelée, pour en fait faire du lait et de l'embouche ; adhérer à un programme de maraîchage en coopérative que propose une O.N.G. en vue d'assurer l'autosuffisance alimentaire, et en utiliser les bénéfices pour acheter un mini-bus pour faire venir des touristes régulièrement au village ; gérer une pharmacie villageoise en distribuant préférentiellement les médicaments aux, alliés, parents, proches et notables : les exemples peuvent être alignés à l'infini.

Mais au-delà de ces deux « principes » très généraux, on peut tenter de dégager quelques logiques plus spécifiques qui se retrouvent dans une grande variété de situations concrètes. Je n'en citerai que trois parmi bien d'autres.

2.1. La recherche de la sécurité

La minimisation des risques est au cœur de beaucoup de stratégies paysannes. La méfiance face aux semences à hauts rendements proposées par les services agricoles (plus productives en année moyenne, qui sert de base aux calculs agronomiques, mais plus risquées que les semences locales en année à fort déficit pluviométrique) en est un exemple, comme le refus d'adopter de nouvelles cultures lorsque la commercialisation risque d'en être hasardeuse, ou le choix de privilégier la reproduction des troupeaux à la commercialisation de la viande...

« Ce qui a fait ses preuves », - et en agriculture les pratiques paysannes locales sont le plus souvent le produit d'une longue adaptation à un milieu, adaptation qui a largement fait ses preuves sur le long terme [2] -, est très rationnellement préféré au risque. Or les propositions des agents de développement agricoles correspondent fréquemment pour les paysans à des prises de risques (risques que ne prennent pas, eux, les agents de développement, qui sont des salariés), et l'expérience des dernières décennies a beaucoup trop souvent confirmé le danger de ces risques.

On pourrait même élargir le propos et estimer que le comportement « routinier » est en général générateur de sécurité, tant pour la paysannerie (compte-tenu d'un mode de production dominant fondé sur l'exploitation familiale et sur une combinaison auto-consommation/échange marchand)... que pour les agents de développement (appartenant souvent à des organisations bureaucratiques peu adaptatives), qui proposent souvent - aux autres - les innovations de façon... routinière !

En ce qui concerne les problèmes spécifiques liés à la santé, la situation est plus complexe, bien que, en dernière analyse, du même ordre : l'expérience paysanne sait bien que les itinéraires thérapeutiques « traditionnels » sont fortement aléatoires (beaucoup plus que les pratiques agricoles : l'aléatoire, en agriculture, c'est surtout le climat, qui fonctionne comme contrainte extérieure). Mais si leur efficacité est loin d'être garantie, ils fonctionnent aussi comme des systèmes de sens (les modes d'interprétation de la maladie) qui, eux, ont fait leurs preuves, en ce qu'ils permettent parfaitement de rendre compte des vicissitudes de la condition individuelle, de l'échec éventuel des thérapies, et, au delà, de la mort elle-même. Autrement dit, les « représentations populaires sur la santé » ne définissent pas tant des itinéraires thérapeutiques considérés comme « efficaces » que des argumentaires permettant de rendre compte des échecs ou des succès... Ceci permet d'expliquer la situation paradoxale de la médecine occidentale dans les campagnes africaines : très demandée comme itinéraire thérapeutique (bien que souvent hors de portée des populations rurales), elle ne constitue pas pour autant un système de sens alternatif aux systèmes de sens « traditionnels » (qui se situent dans un registre « magico-religieux » peuplé de génies et de sorciers...). La médecine occidentale a souvent fait la preuve aux yeux des populations de son efficacité thérapeutique relative plus grande (bien que, évidemment, elle soit loin, et pour cause, d'avoir une réelle prise sur l'incertitude ou de dominer les risques) et bénéficie en outre de la valorisation des savoirs et techniques occidentaux. Mais elle ne fournit pas de système d'interprétation crédible, et laisse largement en place les modes d'interprétation dominants dans les cultures locales (encore que ceux-ci évoluent, mais sur un rythme lent).

Ceci n'est pas en soi spécifique à l'Afrique : dans les pays occidentaux aussi, la perception et l'usage généralisés des avantages de la médecine expérimentale ne suffisent pas à construire un système de sens cohérent, et les attitudes de type « magico-religieux » au sens large face aux pratiques médicales - officielles ou non - restent en Europe la règle commune : on sait le rôle de la « rumeur » sur l'efficacité de telle ou telle thérapeutique ou de tel ou tel thérapeute.. Mais ce sont les modalités d'interprétation populaire qui différencient l'Europe et l'Afrique : ici coulées dans un langage « para-scientifique » qui se différencie peu formellement du langage « scientifique », elles sont là-bas intégrées dans des représentations ouvertement « magico-religieuses »...

En fin de compte, il apparaît que la superposition, en Afrique, du recours à des systèmes de sens « magico-religieux » et d'une forte « demande » à l'égard de la médecine occidentale, loin d'être le signe d'une « arriération » culturelle ou d'une « ignorance », correspond à une stratégie de recherche de la sécurité parfaitement rationnelle : il s'agit de combiner la quête empirique de l'efficacité thérapeutique tous azimuths (en s'adressant aussi bien à la thérapie occidentale qu'aux thérapies locales, plus ou moins « traditionnelles »), et le besoin d'une sécurité symbolique (garantie essentiellement par les systèmes de sens associés aux thérapies locales).

2.2. L'« assistancialisme »

La notion d'auto-suffisance, ou de « self-reliance » (le fait de compter sur ses propres forces) est souvent centrale dans les récents projets de développement (notons au passage qu'elle est moins nouvelle qu'il n'y paraît : certains programmes locaux d'action économique des débuts de la colonisation partaient en fait du même principe, avec d'autres mots). On suppose a priori qu'elle est partagée par les populations, et qu'elle va dans le sens de leurs intérêts (alors qu'il s'agit d'un point de vue idéologique et moral, sans doute fort estimable, mais qu'on ne peut impunément prêter ou imposer aux autres...)

En fait, rien n'est plus répandu que la stratégie inverse, que l'on peut qualifier d'« assistancialisme », en ce qu'elle préfère maximiser les aides extérieures. Tenter de bénéficier le plus possible des avantages financiers ou matériels qu'offre un projet en donnant le minimum en contre-partie n'a rien de surprenant. Que les paysans renaclent à rembourser les prêts accordés et préfèrent les considérer comme des subventions ne devrait étonner personne... L'agent de développement local en fait bien autant, lorsqu'il tente de récupérer à son usage personnel la mobylette du projet qui l'emploie. Et l'expert, avec ses per diem, ou le coopérant, avec ses avantages financiers, ne font pas autrement. Et que pouvons-nous dire, nous autres chercheurs en santé ou en ethnologie, qui passons notre temps à chercher des subventions extérieures... ?

Là aussi, l'agent de santé ne sera pas trop dépaysé : la « demande médicale » qui s'adresse à lui est bien souvent, il le sait, une demande d'être « pris en charge », et non une demande d'aider le demandeur à se prendre lui-même en charge... Les tentatives faites pour « responsabiliser » les populations rurales face aux problèmes de santé, pour assurer une sorte d'« auto-suffisance sanitaire » au niveau villageois, ne vont donc pas nécessairement dans le sens de la « demande »des intéressés, qui voudraient assez légitimement être « assistés »... Le paradoxe, c'est que le système de santé occidental s'est, pour sa part, largement bâti sur une socialisation des risques qui aboutit bel et bien à une « prise en charge » aux antipodes de cette stratégie de « responsabilisation ». Celle-ci semble donc réservée en fait à ceux qui sont exclus, en Afrique, de toute Sécurité Sociale (laquelle est pour l'essentiel réservée à la minorité urbaine des seuls salariés)...

2.3. L'accaparement

Les opérations de développement sont bien souvent « appropriées » autrement que le souhaiteraient leurs maîtres d'œuvre, en ce sens que des groupes particuliers dans les populations-cibles s'en servent à leur profit (c'est-à-dire se les approprient), pour accroître leurs privilèges ou simplement en acquérir. Autrement dit, toute action de développement peut être vue comme une mise à la disposition d'une population d'un certain nombre de facilités, avantages et opportunités : il s'agit donc d'un enjeu, et certaines personnes ou certains groupes sont mieux préparés ou mieux armés que d'autres pour en tirer parti.

Les exemples sont innombrables, où les mieux lotis ou les plus influents des paysans destinataires utilisent la mise en place d'un projet pour agrandir leur patrimoine foncier ou le valoriser, augmenter leur audience politique ou leur réseau de clientèle, accumuler plus que la moyenne des gens capital, revenus, ressources ou prestige. Étant posées les inégalités constitutives des sociétés rurales africaines (même si ces inégalités sont bien loin d'être comparables à celles qui règnent dans la plupart des autres parties du Tiers Monde), on ne s'étonnera pas de ce qu'une opération de développement constitue un enjeu qui bénéficie de préférence à ceux qui ont les meilleures cartes au départ. Mais il faut reconnaître que le cas inverse existe parfois, qui voit un groupe défavorisé (par exemple femmes, ou jeunes) accaparer à son avantage un projet non conçu spécifiquement pour lui et s'en servir pour améliorer sa position relative.

Le développement en matière de santé n'échappe pas à la règle : présidents de coopératives, animateurs ruraux ou « pharmaciens » villageois qui utilisent la distribution locale de médicaments comme une ressource dans leur politique clientéliste, groupes de matrones qui profitent de la formation sanitaire pour dévaloriser leurs concurrentes, carte de construction de dispensaires établie sur critères politiques, soins vétérinaires monopolisés par certains propriétaires de troupeaux...

Bien d'autres logiques pourraient encore être dégagées, où l'on verrait les pratiques des « développés » diverger des intentions, objectifs, et présupposés des initiateurs et opérateurs des projets de développement : le choix de stratégies économiques en partie non agricoles ; les comportements relatifs aux moyens de production (terres et main d'œuvre) ; la mobilisation de « réseaux » fondés sur des modes de relations sociales variés ; des formes spécifiques d'accumulation, d'investissement, d'épargne et de consommation...

•   •   •

De ces considérations découlent peu de recommandations pratiques : nous sommes dans l'ordre du constat et de la compréhension des phénomènes, et non dans celui de l'action et de leur transformation. Il n'est pas de recette que l'anthropologue du développement puisse se permettre de donner à l'agent de développement, médecin, infirmier ou technicien agricole, engagé, bien souvent seul, dans l'action. Mais un dialogue minimum peut peut-être s'ouvrir autour des quelques points suivants :

1 - Toute « résistance » à une innovation a ses misons et sa cohérence. Il ne s'agit pas de mythifier les savoirs populaires, ni de prétendre que ces « résistances » sont toujours inévitables ou ont toujours des effets positifs. Mais elles sont « normales » -elles s'expliquent - et c'est de cette explication « de l'intérieur »(du point de vue des utilisateurs) que peut seul surgir le moyen de les surmonter. Cette explication est donc vitale pour l'agent de développement. Mais elle ne peut apparaître « spontanément » (sinon on retombe dans les stéréotypes...) : il faut la « chercher ».

2 - Il n'y a de toute façon pas « la » bonne solution technique, déterminable a priori selon des critères purement techniques. Toute innovation réussie (adoptée) est le produit d'une « négociation invisible » et d'un compromis de fait entre les divers groupes d'opérateurs de développement et les divers groupes d'agents sociaux locaux.

3 - Comme les principes de sélection et de détournement rendent inévitable la dérive des projets, c'est-à-dire l'écart entre ce qui est prévu et ce qui se passe, la meilleure utilisation de l'ethnologue dans le cadre d'un projet donné est sans doute de lui demander l'évaluation de l'ampleur, de la nature, et des raisons possibles de cet écart. Ceci suppose : (a) que les projets souhaitent des dispositifs d'évaluation, autrement dit soient désireux de connaître ces dérives et de s'y adapter ; (b) qu'ils estiment nécessaire pour ce faire de recourir à une expertise indépendante et professionnellement compétente. Ces deux conditions sont hélas très rarement réunies.

BIBLIOGRAPHIE

AUG É M.

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[1] L'inconscient est un concept « technique » abstrait qui est devenu aussi une notion du sens commun, fonctionnant au même niveau que les notions africaines d'âme ou de double : bien que n'étant en rien des objets empiriques, toutes ces notions supposent, dans le discours quotidien banal, qu'il s'agit d'instances ou d'entités qui existeraient « vraiment » ; leur usage est « réaliste », substantiviste. De même, pour qui n'a aucune notion médicale (et parfois même si l'on en a), le « microbe » est aussi une construction imaginaire à laquelle on croit « pour de vrai » et de façon quasi-machinale.

[2] D'où les problèmes qui surgissent lorsque, comme souvent aujourd'hui en Afrique, un brutal déséquilibre est créé (démographique et/ou écologique) qui rend inopérantes les solutions « traditionnellement » adaptées au milieu, comme la culture sur brûlis ou les cultures pluviales extensives.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 octobre 2009 11:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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