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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Pierre Olivier de Sardan, “La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie.” In revue ENQUÊTE [En ligne], no 1, 1995, pp. 71-109. Numéro intitulé: “Les terrains de l’enquête.”

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, et directeur de recherche, EHESS

“La politique du terrain.

Sur la production des données en anthropologie.”

In revue ENQUÊTE [En ligne], no 1, 1995, pp. 71-109. Numéro intitulé : “Les terrains de l’enquête.”

Résumés : FrançaisEnglish
Introduction
L’observation participante
Les données et corpus
L’imprégnation
Les entretiens
Consultation et récit
L’entretien comme interaction
L’entretien comme conversation
La récursivité de l’entretien
L’entretien comme « négociation invisible »
Le réalisme symbolique dans l’entretien
L’entretien et la durée
Les procédés de recension
Les sources écrites
La combinaison des données
L’éclectisme des données
L’étude de cas
La politique du terrain
La triangulation
L’itération
L’explicitation interprétative
La construction de « descripteurs »
La saturation
Le groupe social témoin
Les informateurs privilégiés
La gestion des « biais »
L’« enclicage »
Le monopole des sources
Représentations et représentativité
La subjectivité du chercheur
Conclusion : plausibilité et validité


RÉSUMÉS

Français

Le mode particulier de production de données qu’est l’enquête de terrain, en anthropologie (ou en sociologie dite parfois « qualitative »), passe pour l’essentiel par des interactions prolongées entre le chercheur en personne et le « milieu » qu’il étudie. C’est avant tout une question de savoir-faire, s’apprenant par la pratique, et non formalisable. Mais cette configuration méthodologique spécifique n’est pas pour autant sans principes, ni soumise aux seuls aléas de la subjectivité. Une « politique du terrain » soucieuse de répondre à des exigences de plausibilité et de validité doit se donner certains repères, qu’on s’efforce ici de décrire, à travers les quatre grands types de données produites : (a) l’observation participante (observations et interactions engendrant des données de corpus et des données d’imprégnation) ; (b) les entretiens (consultations et récits dans un registre conversationnel, à fonction récursive, relevant de « négociations invisibles ») ; (c) les dispositifs de recensions (procédures systématiques et intensives d’observation et de mesure) ; (d) les sources écrites. À travers ces quatre types de données, le chercheur de terrain tente de construire tant bien que mal une « rigueur du qualitatif » qui navigue autour de quelques principes simples : la triangulation et la recherche empirique de groupes stratégiques, l’itération, l’explication interprétative, la construction de « descripteurs », la saturation de l’information, le groupe social témoin et enfin la gestion des biais subjectifs.

English

The specific method of production of facts which a field inquiry is, in anthropology (or again in sociology, sometimes called “qualitative”), works essentially through prolonged interactions between the researcher in person and the “environment” which he studies. Above all it is a question of know-how, learnt by practice and not formalized. However, this specific methodological configuration is not without principles, nor entirely submitted to the risks of subjectivity. A “policy of field-work” anxious to answer the demands of plausibility and validity, must give itself certain frames of reference. A description is attempted here across four large types of data : (a) participant observation (observations and interactions giving rise to data of corpus and data of impregnation) ; (b) interviews (consultations and narratives on a conversational tone, of a recurrent nature dependant on “invisible negociations”) ; (c) the devices of census (systematic and intense process of observation and measure) ; (d) written sources. Through these four kinds of data, a field researcher attempts somehow or other to construct a “qualitative exactness” which rests on some simple principles : the triangulation and empirical research of strategic groups, reiteration, interpretative explicitation, the construction of describers, the saturation of information, the witness social group and last but not least, the management of suggestive evasive answers.

INTRODUCTION

Sociologie, anthropologie et histoire partagent une seule et même épistémologie [1]. Cette assertion est au principe de cette revue. Les procédures interprétatives, les problématiques théoriques, les points de vue heuristiques, les paradigmes et les modalités de construction de l’objet leur sont pour l’essentiel communs ou transversaux. Mais elles ne produisent pas pour autant nécessairement leurs données de la même façon. Ces disciplines cousines semblent se distinguer « malgré tout » par les formes d’investigation empirique que chacune d’entre elles privilégie. Les archives pour l’historien, l’enquête par questionnaires pour la sociologie, le « terrain » pour l’anthropologie : voilà trois modes de production de données distincts, trois configurations méthodologiques spécifiques, qui apparaissent au premier abord comme respectivement « attachés » à chacune de ces sciences sociales cousines.

On conviendra cependant volontiers qu’il ne s’agit là que de dominantes, et qu’il n’est pas rare que l’on aille emprunter chez le voisin. En particulier, l’enquête de terrain a acquis une place non négligeable en sociologie. De fait il n’y a aucune différence fondamentale quant au mode de production des données entre la sociologie dite parfois « qualitative [2] » et l’anthropologie. Deux traditions fondatrices fusionnent d’ailleurs clairement : celle des premiers ethnologues de terrain (Boas, et surtout Malinowski) et celle des sociologues de l’école de Chicago. Et l’on se référera ici de façon égale à leurs postérités respectives.

Ceci étant, l’enquête de terrain, pour ceux qui ne la pratiquent pas, reste nimbée d’un flou artistique que ceux qui la pratiquent ne se pressent guère de dissiper. Du fait de ce caractère souvent opaque ou mystérieux de la production des données de terrain, l’anthropologie est, vue de l’extérieur, à la fois la plus méconnue, la plus fascinante et la plus contestée des sciences sociales. On crédite souvent l’anthropologie de son empathie, et l’anthropologue de son vécu. Inversement on condamne tout aussi souvent l’une comme l’autre pour péché d’impressionnisme et de subjectivisme. Les aspects souvent irritants et parfois grotesques du mythe du terrain, lorsque l’anthropologue s’en autoproclame le héros en dramatisant ses propres difficultés [3], achèvent de brouiller les pistes. Or l’enquête de terrain n’est qu’un mode parmi d’autres de production de données en sciences sociales. Elle a, comme les autres mais à sa façon, ses avantages et ses inconvénients. Elle a ses propres formes de vigilance méthodologique, et a tout à gagner à expliciter la « politique » qui la guide. Ce « flou » du terrain doit donc être autant que possible dissipé.

Il faut certes prendre acte du contraste évident qui oppose l’enquête par questionnaires et l’enquête de terrain. Elles apparaissent comme deux pôles ou comme deux types-idéaux (il existe heureusement des formes intermédiaires ou combinées, n’en déplaise aux intégristes des deux bords), qui diffèrent tant en raison des modalités respectives de la production des données et de la nature de celles-ci que par leur approche du problème de la représentativité. L’enquête par questionnaires prélève des informations circonscrites et codables sur la base d’échantillons raisonnés et dotés de critères de représentativité statistique, dans une situation artificielle d’interrogatoire dont les réponses sont consignées par l’intermédiaire d’enquêteurs salariés. En revanche, l’enquête de type anthropologique se veut au plus près des situations naturelles des sujets – vie quotidienne, conversations –, dans une situation d’interaction prolongée entre le chercheur en personne et les populations locales, afin de produire des connaissances in situ, contextualisées, transversales, visant à rendre compte du « point de vue de l’acteur », des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones. L’enquête statistique est d’ordre plutôt extensif (cf. la notion anglo-saxonne de survey), l’enquête de terrain est d’ordre plutôt intensif (cf. les connotations de « terrain » en français) [4].

Chacune a ses formes de rigueur, c’est-à-dire ses formes spécifiques de validation ou de plausibilisation des données produites. Mais la rigueur de l’enquête de terrain n’est pas chiffrable, à la différence de la rigueur de l’enquête par questionnaire, qui l’est en partie. Il est clair que la validité statistique n’est pas sa spécialité, et qu’elle ne peut être jugée à l’aune de la quantification. Pour autant, la pratique anthropologique n’est pas qu’une simple question de « feeling », elle incorpore et mobilise formation et compétence. Tout le problème est que cette compétence relève d’un savoir-faire, et que la formation y est de l’ordre de l’apprentissage. Autrement dit l’enquête de terrain ne peut s’apprendre dans un manuel. Il n’y a pas de procédures formalisables qu’il suffirait de respecter, comme il en existe, pour une part, dans l’enquête dite « quantitative ». D’où le caractère très insatisfaisant des manuels d’ethnographie [5] (ou des manuels d’entretiens non directifs). C’est que l’enquête de terrain est d’abord une question de « tour de main », et procède à coups d’intuition, d’improvisation et de bricolage. Le caractère « initiatique » du terrain, maintes fois relevé, souvent sarcastiquement, chez les commentateurs de la tradition anthropologique, n’est pas qu’affaire de mythe ou de rite. C’est aussi, et sans doute surtout, une affaire d’apprentissage, au sens où un apprenti apprend avant tout en faisant. Il faut avoir soi-même mené des entretiens avec un guide préfabriqué de questions pour se rendre compte à quel point les interlocuteurs sont inhibés par un cadre trop étroit, ou trop directif. Il faut avoir été confronté à d’innombrables malentendus entre l’enquêteur et l’enquêté pour être capable de repérer les contresens qui émaillent toute conversation de recherche. Il faut avoir appris à maîtriser les codes locaux de la politesse et de la bienséance pour se sentir enfin à l’aise dans les bavardages et les conversations impromptues, qui sont bien souvent les plus riches en informations. Il faut avoir dû souvent improviser avec maladresse pour devenir peu à peu capable d’improviser avec habileté. Il faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires [6].

Tout le paradoxe des lignes qui suivent est d’essayer de faire état par écrit d’un amalgame de « tours de main » et de préoccupations de rigueur qui ne peuvent en fait s’apprendre que dans l’exercice même du terrain. Peut-on s’aventurer dans cette zone intermédiaire entre l’épistémologie (dont les énoncés aussi judicieux soient-ils ne débouchent guère sur des savoir-faire : quel usage pratique peut-on faire des textes, aussi intéressants soient-ils, de Sperber [7] ?) et la méthodologie (à laquelle la pratique ethnographique semble rebelle : toute mise en « boîte à outils » tourne vite à la caricature) ? Entre la réflexion théorique abstraite et le livre de cuisine, il y a un grand vide : on tentera donc ici non pas de le combler vraiment, mais d’y poser quelques repères. On proposera à cet effet un survol analytique des principaux modes de production des données propre à l’enquête de terrain. On élargira ensuite la perspective pour dessiner une « politique du terrain » dans sa quête cahotante de plausibilité, afin de faire émerger, malgré les multiples « biais » qui investissent l’enquête et à travers leur gestion, certaines des conditions pratiques de cette validité anthropologique, de cette exigence méthodologique, de cette « rigueur du qualitatif », que nous appelons de nos vœux.

L’enquête de terrain, ou enquête ethnographique, ou enquête socio-anthropologique, repose très schématiquement sur la combinaison de quatre grandes formes de production de données : l’observation participante (l’insertion prolongée de l’enquêteur dans le milieu de vie des enquêtes), l’entretien (les interactions discursives délibérément suscitées par le chercheur), les procédés de recension (le recours à des dispositifs construits d’investigation systématique), et la collecte de sources écrites [8].

L’OBSERVATION PARTICIPANTE

Peu importe si l’expression, souvent contestée, est heureuse ou non [9]. Ce qu’elle connote est relativement clair. Par un séjour prolongé chez ceux auprès de qui il enquête (et par l’apprentissage de la langue locale si celle-ci lui est inconnue), l’anthropologue se frotte en chair et en os à la réalité qu’il entend étudier. Il peut ainsi l’observer, sinon « de l’intérieur » au sens strict, du moins au plus près de ceux qui la vivent, et en interaction permanente avec eux. On peut décomposer analytiquement (et donc artificiellement) cette situation de base en deux types de situations distinctes : celles qui relèvent de l’observation (le chercheur est témoin) et celles qui relèvent de l’interaction (le chercheur est coacteur). Les situations ordinaires combinent selon des dosages divers l’une et l’autre composantes.

Dans tous les cas, les informations et connaissances acquises peuvent soit être consignées plus ou moins systématiquement par le chercheur, soit rester informelles ou latentes. Si les observations et interactions sont consignées, elles se transforment en données et corpus. Sinon, elles n’en jouent pas moins un rôle, qui est de l’ordre de l’imprégnation.

Les données et corpus

Partons de l’observation. Si le chercheur s’attache à multiplier et organiser ses observations, c’est pour en garder autant que possible trace. Il lui faut donc procéder à des prises de notes, sur-le-champ ou a posteriori, et tenter d’organiser la conservation de ce à quoi il a assisté, sous forme en général de descriptions écrites (parfois enregistrées en vidéo). Par là il produira des données et constituera des corpus qui seront dépouillés et traités ultérieurement. Ces corpus ne sont pas, comme chez l’historien, des archives, ils prennent la forme concrète du carnet de terrain, où l’anthropologue consigne systématiquement ce qu’il voit et ce qu’il entend. D’où l’importance de ces carnets : seul ce qui y est écrit existera ultérieurement comme données, fera fonction de corpus, et pourra être ensuite dépouillé, traité, restitué.

Bien évidemment, les données, au sens où nous l’entendons ici, ne sont pas des « morceaux de réel » cueillis et conservés tels quels par le chercheur (illusion positiviste), pas plus qu’elles ne sont de pures constructions de son esprit ou de sa sensibilité (illusion subjectiviste). Les données sont la transformation en traces objectivées de « morceaux de réel » tels qu’ils ont été sélectionnés et perçus par le chercheur [10]. Bien sûr l’observation pure et « naïve » n’existe pas et depuis longtemps le positivisme scientiste a perdu la partie dans les sciences sociales. On sait que les observations du chercheur sont structurées par ce qu’il cherche, par son langage, sa problématique, sa formation, sa personnalité. Mais on ne doit pas sous-estimer pour autant la « visée empirique » de l’anthropologie. Le désir de connaissance du chercheur et sa formation à la recherche peuvent l’emporter au moins partiellement sur ses préjugés et ses affects (sinon aucune science sociale empirique ne serait possible) [11]. Une problématique initiale peut, grâce à l’observation, se modifier, se déplacer, s’élargir. L’observation n’est pas le coloriage d’un dessin préalablement tracé : c’est l’épreuve du réel auquel une curiosité préprogrammée est soumise. Toute la compétence du chercheur de terrain est de pouvoir observer ce à quoi il n’était pas préparé (alors que l’on sait combien forte est la propension ordinaire à ne découvrir que ce à quoi l’on s’attend) et d’être en mesure de produire les données qui l’obligeront à modifier ses propres hypothèses. L’enquête de terrain doit se donner pour tâche de faire mentir le proverbe bambara : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà [12]. »

De même, l’éternel débat (de Heisenberg à Gadamer) sur la mesure dans laquelle l’observation modifie les phénomènes observés, n’est pas sans issues pratiques.

1. Une part non négligeable des comportements n’est en fait que peu ou pas modifiée par la présence de l’anthropologue, et c’est une des dimensions du savoir-faire du chercheur que de pouvoir estimer laquelle. Becker a souligné que le chercheur est souvent pour un groupe une contrainte ou un enjeu négligeable par rapport aux propres contraintes ou enjeux qui pèsent quotidiennement sur ce groupe [13]. La présence prolongée de l’ethnologue est évidemment le facteur principal qui réduit les perturbations induites par sa présence : on s’habitue à lui [14].

2. Quant au problème que pose la part des comportements qui est modifiée de façon significative par la présence du chercheur, il a deux solutions radicales :

  • La première est de tenter d’annuler cette modification par des procédures diverses qui ont toutes pour but d’éliminer ce que le statut d’observateur a d’extérieur, et d’assimiler le chercheur à un indigène indiscernable des autres dans le jeu local : on aura ainsi d’un côté l’endo-ethnologie, ou encore la formation d’enquêteurs « indigènes [15] », et de l’autre côté la « conversion », le « déguisement » ou l’« indigénisation [16] ».

  • La seconde solution est à l’inverse d’en tirer parti : c’est alors le processus même de cette modification qui devient un objet de recherche. L’enquête se prend en quelque sorte elle-même en compte et devient son propre révélateur. En France, c’est Devereux qui a sans doute le premier tenté de réfléchir sur « l’exploitation des perturbations créées par l’observation » dans les sciences sociales [17]. Par la suite Althabe a insisté sur les implications méthodologiques qu’il convenait de tirer du fait que l’anthropologue « est un des acteurs du champ social qu’il étudie [18] ». Utiliser sa propre présence en tant que chercheur comme méthode d’investigation devient alors une des dimensions du savoir-faire de l’anthropologue.

En fait la position souvent adoptée est à mi-chemin de ces deux attitudes extrêmes. L’anthropologue se met peu à peu, et surtout il est mis par le groupe d’accueil, dans une position d’« étranger sympathisant » ou de « compagnon de route ». Son « intégration » est relative mais réelle. Elle ne le dispense pas pourtant d’observer les effets que sa présence induit, y compris la forme d’« intégration » qui lui est affectée.

La posture d’observation inclut évidemment non seulement les comportements quotidiens ou les rituels caractéristiques, c’est-à-dire les « spectacles » triviaux ou élaborés qui se donnent spontanément à voir, elle porte aussi sur les interactions discursives locales dans lesquelles le chercheur n’est que peu ou pas engagé, c’est-à-dire ce qui se donne à entendre. Le chercheur est un voyeur, mais c’est aussi un « écouteur ». Les dialogues des gens entre eux valent bien ceux qu’il a avec eux [19].

Mais ceux-ci ne sont pas pour autant négligeables. Le chercheur est en effet engagé sans cesse dans de multiples interactions. Loin d’être seulement témoin, il est en permanence immergé dans des relations sociales verbales et non verbales, simples et complexes : conversations, bavardages, jeux, étiquette, sollicitations, etc. L’anthropologue évolue dans le registre de la communication banale, « il épouse les formes du dialogue ordinaire [20] », il rencontre les acteurs locaux en situation quotidienne, dans le monde de leur « attitude naturelle [21] ». Or de nombreux propos ou actes du registre de la communication banale où l’anthropologue est partie prenante relèvent de sa curiosité professionnelle, c’est-à-dire concernent directement ou indirectement son thème de recherche. Parfois ces propos ou ces actes ne sont pas ou ne sont que fort peu modifiés par le fait que le chercheur participe à l’interaction. Parfois ils sont modifiés de façon significative. On est renvoyé au problème précédent.

Toujours comme pour la simple observation, le chercheur s’efforce donc, chaque fois que cela peut être utile, de transformer les interactions pertinentes en données, c’est-à-dire d’en organiser la trace, la description, le souvenir sur le carnet de terrain, que ces interactions soient significativement dépendantes du rôle assigné à l’anthropologue dans le jeu local ou qu’elles ne le soient guère.

On aura compris que ce carnet, au caractère volontiers obsessionnel, non sans raison, et parfois affublé de mystères qu’il ne mérite pourtant pas, ne relève ni du journal intime, ni du cahier d’explorateur, mais de l’outil professionnel de base. C’est le lieu où s’opère la conversion de l’observation participante en données ultérieurement traitables. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Sanjek, les notes de terrain sont la « fabrique de l’anthropologie [22] ».

L’imprégnation

Le chercheur de terrain observe et interagit aussi sans y prêter autrement attention, sans avoir l’impression de travailler, et donc sans prendre de notes, ni pendant, ni après. Il ne se sent pas toujours en service commandé, heureusement pour lui. Il mange, bavarde, papote, plaisante, drague, joue, regarde, écoute, aime, déteste. En vivant il observe, malgré lui en quelque sorte, et ces observations-là sont « enregistrées » dans son inconscient, son subconscient, sa subjectivité, son « je », ou ce que vous voudrez. Elles ne se transforment pas en corpus et ne s’inscrivent pas sur le carnet de terrain. Elles n’en jouent pas moins un rôle, indirect mais important, dans cette « familiarisation » de l’anthropologue avec la culture locale, dans sa capacité à décoder, sans à la fin y prêter même attention, les faits et gestes des autres, dans la façon dont il va quasi machinalement interpréter telle ou telle situation. Nombre des interactions quotidiennes dans lesquelles le chercheur est engagé ne sont pas en liaison avec l’enquête, ne sont pas consignées dans le carnet de terrain, et donc ne sont pas transformées en données. Elles ne sont pas pour autant sans importance. Les rapports de bon voisinage, ou cette jovialité des bavardages le soir, les plaisanteries échangées avec la jolie voisine, la tournée au bistrot, ou la fête de baptême de l’enfant du logeur, tout cela est en dehors des heures de travail. Mais c’est ainsi que l’on apprend à maîtriser les codes de la bienséance (et cela interviendra très indirectement et inconsciemment, mais très efficacement, dans la façon de mener des entretiens) ; c’est ainsi que l’on apprend à savoir de quoi la vie quotidienne est faite et de quoi l’on parle spontanément au village (et cela interviendra très indirectement et inconsciemment, mais très efficacement, dans la façon d’interpréter les données relatives à l’enquête).

On peut considérer le « cerveau » du chercheur comme une « boîte noire », et faire l’impasse sur son fonctionnement. Mais ce qu’il observe, voit, entend, durant un séjour sur le terrain, comme ses propres expériences dans les rapports avec autrui, tout cela va « entrer » dans cette boîte noire, produire des effets au sein de sa machine à conceptualiser, analyser, intuiter, interpréter, et donc pour une part va ensuite « sortir » de la dite boîte noire pour structurer en partie ses interprétations, au cours du processus de recherche, que ce soit pendant le travail de terrain, lors du dépouillement des corpus ou quand vient l’heure de rédiger. C’est là toute la différence, particulièrement sensible dans des travaux descriptifs, entre un chercheur de terrain, qui a de ce dont il parle une connaissance sensible (par imprégnation), et un chercheur de cabinet travaillant sur des données recueillies par d’autres. Cette maîtrise qu’un chercheur acquiert du système de sens du groupe auprès de qui il enquête s’acquiert pour une grande part inconsciemment, comme une langue, par la pratique.

LES ENTRETIENS

La production par le chercheur de données à base de discours autochtones qu’il aura lui-même sollicités reste un élément central de toute recherche de terrain. D’abord parce que l’observation participante ne permet pas d’accéder à de nombreuses informations pourtant nécessaires à la recherche : il faut pour cela recourir au savoir ou au souvenir des acteurs locaux. Ensuite parce que les représentations des acteurs locaux sont un élément indispensable de toute compréhension du social. Rendre compte du « point de vue » de l’acteur est la grande ambition de l’anthropologie [23]. L’entretien reste un moyen privilégié, souvent le plus économique, pour produire des données discursives donnant accès aux représentations émiques (emic), autochtones, indigènes, locales. Ce sont les notes et les transcriptions d’entretiens qui constituent la plus grosse part des corpus de données de l’anthropologue.

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, je ne pense pas qu’il y ait des « techniques » d’entretien. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de « savoir-faire ». Plus exactement, on pourrait parler d’une « politique de l’entretien », dont on peut évoquer les grands axes.

Consultation et récit

Les entretiens oscillent en général entre deux pôles : la consultation et le récit. Celui qu’on appelle parfois un « informateur » est donc tantôt un consultant, tantôt un racontant, et souvent les deux.

1. L’entretien porte parfois sur des référents sociaux ou culturels sur lesquels on « consulte » l’interlocuteur. Celui-ci, invité à dire ce qu’il pense ou ce qu’il connaît de tel ou tel sujet, est supposé alors refléter au moins en partie un savoir commun qu’il partage avec d’autres acteurs locaux, voire avec l’ensemble du groupe social considéré. C’est sa « compétence » sur la société locale ou sur tel de ses segments qui est sollicitée. Cette compétence ne signifie pas qu’il soit considéré nécessairement comme un « expert » au sein de la société locale, et encore moins qu’il faille accepter le principe de l’« informateur privilégié », grand érudit sur lequel le chercheur se reposerait pour produire un récit « collectif ». La notion de « consultant » renvoie ici à un registre spécifique de discours dans les situations d’entretien, et non à un statut particulier de l’interlocuteur. De même, la notion de « compétence » renvoie ici à la simple capacité de cet interlocuteur à avoir quelque chose à dire sur un référent extérieur à sa propre expérience directe, et ne sous-entend aucun jugement de valeur sur son niveau de savoir.

2. Mais l’enquêté peut parfois être sollicité à propos de son expérience personnelle. On lui demandera de raconter tel ou tel fragment de sa vie, de rendre compte d’événements dont il a été un acteur. C’est cette fois le registre du récit à la première personne qui sera privilégié. Une forme particulière et systématique en est évidemment l’histoire de vie, où l’autobiographie « guidée » de l’interlocuteur qui devient le thème même de l’entretien, voire de l’enquête. Il existe sur cette question une littérature particulièrement abondante. Mais beaucoup plus faciles d’accès et d’utilisation sont les « séquences de vie », c’est-à-dire des récits d’épisodes biographiques limités choisis en fonction de leur pertinence pour l’enquête (on évoquera ainsi, selon les thèmes de recherche, un départ en migration, les divers recours thérapeutiques utilisés au cours d’un épisode morbide, la conversion à une nouvelle religion, l’histoire d’un divorce ou les étapes d’un apprentissage…).

L’entretien comme interaction

L’entretien ne doit pas être pour autant perçu comme une extraction minière d’informations. Dans tous les cas, l’entretien de recherche est une interaction : son déroulement dépend évidemment aussi bien des stratégies des deux (ou plus) partenaires de l’interaction, et de leurs ressources cognitives, que du contexte dans lequel celle-ci se situe.

Cette interaction peut être analysée de divers points de vue. L’ouvrage de Briggs est par exemple tout entier basé sur le constat de la réalité interactive de l’entretien [24]. Il critique salutairement l’oubli assez général de cette réalité interactive, et dénonce les « mystifications » de l’interview, « l’illusion réaliste » et la « fausse conscience d’objectivité » qui en découlent. Les caractéristiques culturelles et linguistiques de la situation d’entretien et de son contexte engendrent de nombreux « biais » sur les contenus référentiels, que sociologues et anthropologues prennent trop souvent au pied de la lettre. Briggs insiste inversement sur le fait que l’interview est une rencontre interculturelle plus ou moins imposée par l’enquêteur, où se confrontent des normes méta-communicationnelles différentes et parfois incompatibles. Mais il verse dans l’excès inverse, quitte à amalgamer tous les types d’interviews pour les besoins de sa démonstration. En privilégiant systématiquement l’analyse des normes méta-communicationnelles et des significations indexicales, il transforme toute interview en corpus d’analyse sociolinguistique. Du coup (et c’est aussi, notons-le au passage, la tendance de l’ethno-méthodologie), il néglige ou déprécie à l’excès les fonctions référentielles de l’entretien, c’est-à-dire l’information qui est tant bien que mal délivrée à travers les « biais [25] ». Or la recherche et l’évaluation de cette information restent au centre de la « politique de l’entretien ». La prise en compte du contexte méta-communicationnel est indispensable pour maximiser les divers niveaux d’information recherchés, non pour s’en désintéresser.

L’entretien comme conversation

Rapprocher au maximum l’entretien guidé d’une situation d’interaction banale quotidienne, à savoir la conversation, est une stratégie récurrente de l’entretien ethnographique [26], qui vise justement à réduire au minimum l’artificialité de la situation d’entretien, et l’imposition par l’enquêteur de normes méta-communicationnelles perturbantes.

Le « dialogue », constitutif de toute conversation, n’est pas ici considéré comme une exigence idéologique, contrairement aux discours moralisateurs des postmodernes. C’est une contrainte méthodologique, visant à créer, si besoin est, une situation d’écoute telle que l’informateur de l’anthropologue puisse disposer d’une réelle liberté de propos, et ne se sente pas en situation d’interrogatoire. Il s’agit autrement dit de rapprocher le plus possible l’entretien d’un mode de communication reconnu dans la culture locale [27]. L’entretien de terrain tend ainsi à se situer aux antipodes de la situation de passation de questionnaires, qui relève d’un fort coefficient d’artificialité et de directivité, et représente assez bien cette perspective minière que j’évoquais plus haut. Ceci a des implications très pratiques sur le mode de conduite des entretiens. Il est des entretiens qui gardent en effet une structure de questionnaire, même si les questions sont dites « ouvertes ». Le guide d’entretien risque de ce fait d’enfermer l’enquêteur dans une liste de questions standards préprogrammées aux dépens de l’improvisation que réclame toute véritable discussion. On s’éloigne alors du registre de la conversation. Aussi n’est-il pas inutile de proposer une distinction entre guide d’entretien et canevas d’entretien. Le guide d’entretien organise à l’avance les « questions qu’on pose », et peut dériver vers le questionnaire ou l’interrogatoire. Le canevas d’entretien, lui, relève du « pense-bête » personnel, qui permet, tout en respectant la dynamique propre d’une discussion, de ne pas oublier les thèmes importants [28]. Il en reste aux « questions qu’on se pose », en laissant à l’improvisation et au « métier » le soin de les transformer au fil de l’entretien en « questions qu’on pose ».

En effet, les questions que le chercheur se pose sont spécifiques à sa problématique, à son objet, à son langage. Elles n’ont de pertinence que dans son univers de sens. Elles ne font pas spontanément sens pour son interlocuteur. Il faut donc les transformer en questions qui fassent sens pour celui-ci. C’est là que le savoir-faire « informel » acquis à travers l’observation participante (comme à travers les difficultés et les incompréhensions des premiers entretiens) est réinvesti, souvent inconsciemment, dans la capacité à converser sur le terrain même de son interlocuteur et en utilisant ses codes.

La récursivité de l’entretien

Loin d’être simplement conçu pour obtenir de « bonnes réponses », un entretien doit aussi permettre de formuler de nouvelles questions (ou de reformuler d’anciennes questions). C’est encore là une des grandes différences entre l’entretien mené par un chercheur et le questionnaire sous-traité à des enquêteurs, et c’est là aussi une question de savoir-faire informel [29]. Admettre les détours et les digressions de l’interlocuteur, comme ses hésitations ou ses contradictions, n’est pas simplement une question de « mise à l’aise », c’est une question d’attitude épistémologique. Quand un interlocuteur est « hors sujet », ou quand ses réponses sont confuses, le chercheur tendra encore plus l’oreille. Et loin de dédaigner l’anecdote, il la sollicitera, car c’est elle qui « parle », en ouvrant de nouvelles pistes. On pourrait parler de la récursivité de l’entretien de terrain [30], en ce qu’il s’agit de s’appuyer sur ce qui a été dit pour produire de nouvelles questions. Ces questions induites par des réponses sont aussi bien des « questions qu’on se pose » (niveau stratégique de l’évolution de la problématique) que des « questions qu’on pose » (niveau tactique de l’évolution du canevas d’entretien).

Cette capacité de « décryptage instantané » qui permet de repérer, parfois pendant le cours même d’un entretien, ce qui permettra d’illustrer telle conclusion, de reformuler tel problème, de réorganiser tel ensemble de faits, c’est cela le cœur même du savoir-faire du chercheur de terrain. À cet égard l’entretien est, comme l’observation participante, un lieu privilégié de production de « modèles interprétatifs issus du terrain [31] » testés au fur et à mesure de leur émergence.

L’entretien comme « négociation invisible »

L’enquêté n’a pas les mêmes « intérêts » que l’enquêteur ni les mêmes représentations de ce qu’est l’entretien. Chacun, en un certain sens, essaye de « manipuler » l’autre. L’informateur est loin d’être un pion déplacé par le chercheur ou une victime prise au piège de son incoercible curiosité. Il ne se prive pas d’utiliser des stratégies actives visant à tirer profit de l’entretien (gain en prestige, reconnaissance sociale, rétribution financière, espoir d’appui ultérieur, légitimation de son point de vue particulier…) ou des stratégies défensives visant à minimiser les risques de la parole (donner peu d’information ou des informations erronées, se débarrasser au plus vite d’un gêneur, faire plaisir en répondant ce qu’on croit que l’enquêteur attend [32]…). Le problème du chercheur, et c’est un dilemme qui relève du double bind, c’est qu’il doit à la fois garder le contrôle de l’interview (car il s’agit pour lui de faire progresser son enquête) tout en laissant son interlocuteur s’exprimer comme il l’entend et à sa façon (car c’est une condition de la réussite de l’entretien).

Le réalisme symbolique dans l’entretien

C’est là une autre injonction contradictoire propre à la gestion de l’entretien par le chercheur. Celui-ci est en quelque sorte tenu professionnellement d’accorder crédit aux propos de son interlocuteur (aussi étranges ou suspects qu’ils puissent apparaître dans l’univers de sens du chercheur). Ce n’est pas simplement une astuce d’enquêteur. Telle est la condition d’accès à la logique et à l’univers de sens de ceux que l’anthropologue étudie, et c’est par cette prise au sérieux qu’il peut combattre ses propres préjugés et préconceptions. C’est ce que Bellah appelle le « réalisme symbolique [33] ». La « réalité » que l’on doit accorder aux propos des informateurs est dans la signification que ceux-ci y mettent. En même temps une nécessaire vigilance critique met en garde le chercheur contre le fait de prendre pour argent comptant tout ce qu’on lui dit. Il ne s’agit pas de confondre les propos de quelqu’un sur une réalité et cette réalité elle-même.

C’est là un vrai dilemme. Comment combiner empathie et distance, respect et méfiance ? Comme tout dilemme, il n’a pas de solution radicale. Mais il est sans doute de bonne politique de recherche que de tenter de différer dans le temps les deux opérations. Celle de la prise au sérieux imperturbable précédera celle du doute méthodique : elle est même une condition de cette dernière. Pendant l’entretien, on crédite les propos de son interlocuteur de sens : on ne peut en effet accéder à ce sens qu’en prenant au sérieux l’intégralité de ce qui est dit. L’entretien est donc géré à partir de ce préjugé favorable. Par la suite, le décryptage critique, voire soupçonneux, portera sur le sens de ce sens, et le rapport de l’énonciateur à l’énoncé, au référent et au contexte.

L’entretien et la durée

L’insertion de l’entretien dans une dimension diachronique constitue une autre forme de contraste avec la « perspective minière ». Un entretien est au moins potentiellement le début d’une série d’entretiens et, au-delà, d’une relation (même si, souvent, celle-ci tourne court). Un entretien n’est pas un dossier fermé, bouclé, mais un dossier ouvert, qui peut toujours s’enrichir. Plusieurs entretiens avec le même interlocuteur sont une façon de se rapprocher du mode de la conversation. Un entretien ultérieur permet souvent de développer et de commenter des questions soulevées lors d’un entretien précédent. De plus, à chaque nouvel entretien avec le même interlocuteur, celui-ci crédite le chercheur de plus de compétence : ce crédit est un atout majeur pour le chercheur. En effet, plus on a le sentiment d’avoir affaire à un étranger incompétent, plus on peut lui raconter des histoires [34].

LES PROCÉDÉS DE RECENSION

Dans le cadre soit de l’observation soit de l’entretien guidé, il est fait parfois appel à des opérations particulières de production de données que j’appelle ici procédés de recension, non en ce qu’il s’agirait de dénombrer des populations (recensement), mais en ce qu’il s’agit de produire systématiquement des données intensives en nombre fini : j’entends par là des comptages, des inventaires, des nomenclatures, des plans, des listes, des généalogies… On ne peut dresser une liste de ces techniques, dans la mesure où sur 10 000 problèmes différents il faudrait concevoir 10 000 techniques à bricoler soi-même (ici, la position spatiale des coopérateurs lors d’une assemblée générale ; là, les temps de travail journaliers d’une femme et de son mari ; ou bien encore le diagramme des relations de parenté au sein d’un conseil municipal, la liste des thérapeutes consultés par chacun des membres du groupe domestique depuis trois mois, les temps de parole lors d’un palabre…).

L’importance de ce type de production de données ne doit en aucun cas être sous-estimée : c’est ainsi que s’apprend le « métier », et c’est en se frottant à la recherche de données empiriques ayant un degré raisonné de systématicité et d’ordonnancement que le chercheur prend un recul nécessaire par rapport aux discours (des autres) comme aux impressions (les siennes). C’est là que le recueil de données « émiques » (données discursives entendant donner accès aux représentations des acteurs autochtones) se combine au recueil de données « étiques » (données construites par des dispositifs d’observation ou de mesure).

L’opposition emic/etic prend en général dans l’anthropologie anglo-saxonne la forme d’une opposition entre « catégories de pensée indigènes/catégories de pensée de l’ethnologue » ou « représentations autochtones/interprétations savantes ». Mais il me semble préférable de s’en servir pour mettre en contraste deux types de données (données issues d’énoncés indigènes/données issues de procédés de recensions), l’interprétation étant un tout autre type d’opération, qui s’exerce sur et à travers des données émiques aussi bien que étiques.

Les procédés de recension offrent divers avantages. Parfois ils fournissent des chiffres, même s’il ne s’agit pas nécessairement de pourcentages ou d’échantillonnages [35]. Il ne s’agit donc plus de « qualitatif », mais d’un certain « quantitatif » intensif sur de petits ensembles. Les procédés de recension permettent aussi, s’ils sont bien conçus, d’être des indicateurs pour lesquels l’investigation ne modifie pas, ou de façon négligeable, les données produites (unobstrusive measures [36]).

Les procédés de recension ne sont autres que les dispositifs d’observation ou de mesure que l’anthropologue se fabrique sur son terrain, si besoin est, et à sa façon, c’est-à-dire en les calibrant en fonction de sa problématique de recherche du moment (toujours évolutive), de ses questionnements (sans cesse renouvelés) et de sa connaissance du terrain (relativement cumulative). Si certains procédés de recension sont désormais standardisés (comme par exemple les diagrammes de parenté ou les relevés de parcelles), c’est dans la mesure où ils sont liés à certains thèmes de recherche devenus classiques et à certaines problématiques devenues orthodoxes [37]. Leur apprentissage semble nécessaire à la formation professionnelle des anthropologues. Mais il faut insister sur la capacité du chercheur non seulement à utiliser tel ou tel procédé de recension déjà sur le marché, en l’adaptant à ses propres besoins ou au contexte de son terrain, mais surtout à bricoler et inventer lui-même des procédés de recension convenant à la nouveauté de son objet ou de son approche [38].

Ces procédés peuvent intervenir à des étapes fort différentes du processus d’enquête, et affecter de ce fait des significations variées. En début de terrain, il s’agira surtout de construire des sortes de « fonds de carte », au sens réel aussi bien que métaphorique, qui permettront de situer les acteurs principaux, les espaces pertinents, les rythmes fondamentaux, qui fourniront au nouvel arrivant des repères, des entrées, des balises, des pistes, qui permettront au chercheur d’acquérir un savoir global minimum organisé. En fin d’enquête il s’agit plutôt de vérifier des intuitions, de fournir des éléments plus « objectivables », d’amasser des preuves et des confirmations : les procédés de recensions sont moins polyvalents et plus « pointus ».

LES SOURCES ÉCRITES

Bien que plus classiques, et non spécifiques à l’enquête de terrain, celles-ci ne doivent pas être oubliées ou minimisées. On doit ainsi les évoquer, pour mémoire, sans s’y attarder.

Certaines de ces données sont recueillies pour une part préalablement à l’enquête de terrain (cf. littérature savante sur l’aire considérée – anthropologie, histoire, etc. – et littérature « grise » – rapports, évaluations, maîtrises, etc.) et permettent alors une « familiarisation » ou, mieux, l’élaboration d’hypothèses exploratoires et de questionnements particuliers. D’autres sont indissociables de l’enquête de terrain, et intégrées à celles-ci (les productions écrites des acteurs – cahiers d’écoliers, lettres, journaux intimes, tracts, etc. –, les archives locales, la presse locale). D’autres enfin peuvent faire l’objet de corpus autonomes, distincts et complémentaires de ceux que produit l’enquête de terrain (presse, archives).

L’assimilation fréquente — et abusive — de l’anthropologie à l’étude des « sociétés sans écritures », comme le fait que l’enquête de terrain transcrit des données pour la plus grande part d’origine orale, font souvent oublier qu’il n’est pas de sociétés sur lesquelles on n’ait écrit, et qu’il n’est plus de société où l’écrit ne joue de rôle. Les sources écrites sont donc pour l’anthropologue à la fois un moyen de mise en perspective diachronique et d’élargissement indispensable du contexte et de l’échelle, et à la fois une entrée dans la contemporanéité de ceux qu’il étudie.

LA COMBINAISON DES DONNÉES

La combinaison quasi permanente de ces différents types de données que nous avons passés en revue est une des particularités de l’enquête de terrain. Cette combinaison, moins encore que tel ou tel mode particulier de production des données, ne peut faire l’objet de recettes. Nous nous contenterons d’en évoquer deux aspects parmi bien d’autres.

L’éclectisme des données

L’enquête de terrain fait feu de tout bois. Son empirisme est résolument éclectique, et s’appuie sur tous les modes de recueil de données possibles. Il est clair que les quatre types de données distingués ci-dessus non seulement sont fréquemment en intersection mais aussi entrent souvent en synergie. L’observation participante permet de choisir des interlocuteurs pertinents, et de donner aux entretiens avec eux un tour plus conversationnel. Les entretiens in situ sont une forme particulière d’interaction et contribuent aussi à l’insertion du chercheur dans la culture locale. Les procédés de recension passent pour une part par du discours (et donc de l’entretien), pour une autre part par du visuel (et donc de l’observation). Les sources écrites locales restent attachées aux acteurs et aux événements locaux, et recoupent la vie quotidienne à laquelle le chercheur participe comme les entretiens qu’il sollicite.

L’éclectisme des sources a un grand avantage sur les enquêtes fondées sur un seul type de données. Il permet de mieux tenir compte des multiples registres et stratifications du réel social que le chercheur étudie. On comprend mal de ce fait les affirmations péremptoires de supériorité essentielle de tel type de données sur tel autre. Face à un Harris qui met au sommet de la hiérarchie les procédures « étiques » et observationnelles au nom d’une écologie culturelle fortement positiviste, se lève un Fabian privilégiant au contraire les interactions verbales au nom d’une ethnologie dialogique qui n’est pas sans évoquer certains excès postmodernistes [39]. Tout plaide au contraire pour prendre en compte des données qui sont de référence, de pertinence et de fiabilité variables, dont chacune permet d’appréhender des morceaux de réel de nature différente, et dont l’entrecroisement, la convergence et le recoupement valent garantie de plausibilité accrue [40].

Cependant l’entretien est souvent utilisé comme un mode quasi exclusif de production de données, coupé en particulier de l’observation participante. On tend parfois, en ce cas, à le standardiser, au niveau des méthodes de recueil (parfois spécifiées sous les dénominations d’entretien guidé, entretien libre, interview semi-directive ou entretien semi-structure), ou au niveau des méthodes de traitement (analyse de contenu, logiciels d’analyse de discours). La sociologie de l’entretien devient alors une configuration méthodologique particulière, par l’autonomisation de la procédure de l’entretien comme mode de production central des données [41]. On tend à s’éloigner alors de ce que j’appelle ici l’enquête de terrain qui est, elle, fondamentalement polymorphe.

L’étude de cas

Une forme de combinaison particulièrement fructueuse – il en est d’autres – est l’« étude de cas », qui fait converger les quatre types de données que nous avons distingués autour d’une séquence sociale unique, circonscrite dans l’espace et le temps. Autour d’une situation sociale particulière, constituant un « problème » pour les intéressés, problème social et/ou problème individuel, l’anthropologue va entrecroiser les sources : l’observation, les entretiens, les recensions, les données écrites. Une accusation villageoise en sorcellerie, un conflit foncier, un rituel politique ou religieux, une maladie : les « cas » sont innombrables dont la description et le décryptage peuvent s’avérer révélateurs pour des recherches d’objectif plus général.

C’est sans doute l’école de Manchester qui a pour la première fois fait un usage raisonné et délibéré de cette méthode en anthropologie [42], bien qu’elle ait déjà été présente à l’état pratique depuis longtemps, sans doute depuis les débuts de l’anthropologie de terrain : Malinowski ou Evans-Pritchard, pour ne citer qu’eux, ont abondamment fait parler des « cas [43] ». De même la micro-storia italienne a importé et systématisé récemment à sa façon cette orientation dans le champ de l’histoire [44], bien que celle-ci y ait toujours eu plus ou moins recours. Les usages interprétatifs et théoriques de l’étude de cas sont par ailleurs multiples. Certains se limitent à l’illustration, d’autres décrivent et analysent des situations locales en leurs significations intrinsèques, d’autres encore extrapolent à partir d’un cas de référence afin de produire ces analyses de « moyenne portée » qui constituent un niveau privilégié de la théorisation socio-anthropologique [45].

LA POLITIQUE DU TERRAIN

Le processus de recherche sur le terrain peut aussi être appréhendé de façon synthétique, au niveau de certaines exigences méthodologiques générales qui font « malgré tout » de l’anthropologie une science sociale empirique, et non une forme savante de journalisme, de chronique, ou d’autobiographie exotique. Ce terrain, qui cumule les diverses formes de production de données que nous avons passées en revue, relève en effet d’une « stratégie scientifique » qu’y mène le chercheur, que cette stratégie soit relativement explicite ou qu’elle reste largement implicite. L’implicite peut camoufler d’innombrables paresses méthodologiques, et notre tentative consistera au contraire à expliciter au maximum ce qui peut l’être, afin de mettre à jour quelques-uns des « principes » qui nous semblent pouvoir régler ou optimiser la « politique du terrain ».

La triangulation

La triangulation est le principe de base de toute enquête, qu’elle soit policière ou ethnographique : il faut recouper les informations ! Toute information émanant d’une seule personne est à vérifier : c’est vrai pour un alibi comme pour une représentation rituelle. Ceci semble relever du bon sens, et les historiens ont mis en œuvre ce principe depuis longtemps. Mais une certaine tradition ethnologique va parfois contre le bon sens, en faisant d’un individu le dépositaire du savoir de toute une société.

Par la triangulation simple le chercheur croise les informateurs, afin de ne pas être prisonnier d’une seule source. Mais on pourrait parler de triangulation complexe, dès lors qu’on tente de raisonner le choix de ces informateurs multiples. La triangulation complexe entend faire varier les informateurs en fonction de leur rapport au problème traité. Elle veut croiser des points de vue dont elle pense que la différence fait sens. Il ne s’agit donc plus de « recouper » ou de « vérifier » des informations pour arriver à une « version véridique », mais bien de rechercher des discours contrastés, de faire de l’hétérogénéité des propos un objet d’étude, de s’appuyer sur les variations plutôt que de vouloir les gommer ou les aplatir, en un mot de bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives. On en arrive ainsi à la notion de « groupe stratégique ». On peut entendre par là une agrégation d’individus qui ont globalement, face à un même « problème », une même attitude, déterminée largement par un rapport social similaire à ce problème (il faut entendre ici « rapport social » au sens large, qui peut être un rapport culturel ou symbolique comme politique ou économique). Contrairement aux définitions sociologiques classiques des groupes sociaux (telle la classe sociale dans la tradition marxiste), les « groupes stratégiques » ne sont pas pour nous constitués une fois pour toutes et pertinents quels que soient les problèmes. Ils varient selon les problèmes considérés. Parfois ils renverront à des caractéristiques statutaires ou socioprofessionnelles (sexe, caste, métier, etc.), parfois à des affiliations lignagères ou à des réseaux de solidarité ou de clientèle, parfois à des parcours biographiques et des appartenances factionnelles. La notion de groupe stratégique est donc essentiellement d’ordre empirique [46]. Elle suppose simplement que dans une collectivité donnée tous les acteurs n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations, et que, selon les « problèmes », leurs intérêts et leurs représentations s’agrègent différemment, mais pas n’importe comment. On peut donc faire des hypothèses sur ce que sont les groupes stratégiques face à un « problème » donné : l’enquête montrera évidemment si ces hypothèses sont justes ou non, et si les groupes stratégiques à l’arrivée sont les mêmes que ceux prévus au départ. Une autre tâche empirique sera de déterminer si tel ou tel groupe stratégique est simplement constitué d’une addition de comportements individuels similaires et non concertés, dus à des « positions » homologues face à un « problème » donné, ou bien s’il a une morphologie propre, si c’est un « groupe en corps » (corporate group), s’il s’agit d’un réseau reliant entre eux ses membres, etc.

Il convient de prendre aussi en compte l’existence de groupes « invisibles », ou « extérieurs » qui sont indispensables à toute triangulation. L’entretien avec des individus marginaux (par rapport au « problème » considéré), non concernés, décalés, est souvent une des meilleures façons de faire varier les points de vue. De la même façon, à l’intérieur d’un groupe stratégique, les « gens d’en bas », les « simples soldats », ne doivent pas être oubliés au profit des seuls leaders, animateurs plus ou moins charismatiques, ou porte-parole autoproclamés.

Une telle approche s’oppose évidemment à un certain point de vue culturaliste, qui postule l’homogénéité et la cohérence d’une « culture ». Le parti pris « anti-cohérence [47] » est heuristiquement plus fécond. Comme l’est l’approche d’une société par ses conflits, même s’il est vrai que la situation d’enquête peut parfois susciter des discours d’accusation (émanant des enquêtes contre d’autres acteurs) dont la pertinence relève surtout de l’autolégitimation (face au chercheur), et qui ne préjugent pas de l’existence de coopérations à d’autres niveaux avec les acteurs stigmatisés [48].

L’itération

L’enquête de terrain procède par itération, c’est-à-dire par allers et retours, va-et-vient. On pourrait parler d’itération concrète (l’enquête progresse de façon non linéaire entre les informateurs et les informations), ou d’itération abstraite (la production de données modifie la problématique qui modifie la production de données qui modifie la problématique).

Sous la forme la plus concrète et la plus simple, l’itération évoque les va-et-vient d’un chercheur sur le terrain. À la différence en effet d’un enquêteur « par questionnaires », qui commence par un bout de la rue ou de l’annuaire pour finir à l’autre, le chercheur va chez X, qui lui dit d’aller chez Y de l’autre côté du village ou de la cité, puis revient chez Z qui habite près de X. C’est que ses interlocuteurs ne sont pas choisis à l’avance par une méthode de tri (statistique, aléatoire), mais ils prennent place selon un compromis permanent entre les plans du chercheur, les disponibilités de ses interlocuteurs, les opportunités qui se présentent, les filières de parenté ou d’amitié déjà constituées, et quelques autres variables. Le choix des interlocuteurs s’opère ainsi pour une bonne part par « buissonnement » ou « arborescence » : de chaque entretien naissent de nouvelles pistes, de nouveaux interlocuteurs possibles, suggérés directement ou indirectement au cours de l’entretien. La dynamique de l’enquête suscite ainsi son propre cheminement, largement imprévisible au départ, illégitime pour un enquêteur de l’INSEE, mais où se reflètent cependant les réseaux « réels » du milieu étudié. Les individus de l’enquête de terrain sont des individus non abstraits de leurs conditions concrètes d’existence, de leurs affiliations personnelles, familiales ou clientélistes, de leurs modes de sociabilité (à la différence des individus de l’enquête par échantillon qui sont par définition et par nécessité représentatifs de variables abstraites et standardisées). L’enquête de terrain s’adapte donc aux divers circuits sociaux locaux, à leur complexité, à leurs imbrications, à leurs distorsions. Elle n’a rien de linéaire.

Mais l’itération, c’est aussi, en un sens plus abstrait, un va-et-vient entre problématique et données, interprétation et résultats. Chaque entretien, chaque observation, chaque interaction sont autant d’occasions de trouver de nouvelles pistes de recherche, de modifier des hypothèses, d’en élaborer de nouvelles. Pendant toute l’étape de terrain, le chercheur interprète sans cesse, au fil des rencontres, des observations et des entretiens, bien que de façon latente plus que de façon explicite. La phase de production des données peut être ainsi analysée comme une restructuration incessante de la problématique au contact de celles-ci, et comme un réaménagement permanent du cadre interprétatif au fur et à mesure que les éléments empiriques s’accumulent [49].

L’explicitation interprétative

Ce point est lié au précédent. En effet le fait que les interprétations et reformulations de l’objet de recherche s’opèrent pendant la production des données débouche souvent sur une contradiction ou un paradoxe. Le terrain prolongé, parce qu’il est fait de processus de rétroactions incessants entre production de données et interprétations, réponses et questions, suppose une verbalisation permanente, une conceptualisation permanente, une auto-évaluation permanente, un dialogue intellectuel permanent. Mais l’insertion prolongée implique, elle, plutôt un travail solitaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne favorise guère la verbalisation, la conceptualisation, l’auto-évaluation ou le dialogue intellectuel. Le chercheur doit dialoguer avec lui-même, mais ce dialogue reste largement virtuel, inachevé, implicite.

Le journal de terrain joue un rôle à cet égard, qui permet de « faire le point » régulièrement, et de pallier ce manque de dialogue scientifique tout au long d’une enquête qui le rend pourtant indispensable. Certes le journal de terrain a d’autres fonctions possibles, plus souvent soulignées. Ainsi il est parfois la source d’un produit fini spécifique (de L’Afrique fantôme ou de Tristes tropiques aux Lances du crépuscule). Mais c’est aussi, pendant la phase de terrain elle-même, un support des processus d’interprétations liées à la production de données, et une méthode d’explicitation solitaire. Cette fonction-là est généralement ignorée, malgré le rôle stratégique qu’elle joue tout au long de l’enquête. Elle peut être aussi assurée par la rédaction permanente de fiches interprétatives. C’est l’opération que Strauss nomme memoing [50], à laquelle il accorde, pendant la phase de terrain, un rôle central, à côté de la production des données (data collection) et de leur codage (coding).

La verbalisation peut également être assurée par le dialogue avec un « assistant de recherche », en général un lettré issu du milieu local, qui noue une collaboration de longue durée avec le chercheur, tout en s’initiant peu à peu à la méthode et aux questionnements de celui-ci. L’assistant de recherche est bien sûr source de biais lui aussi [51]. Mais il peut constituer une aide précieuse à la « traduction sémiologique » (c’est-à-dire au passage entre système de sens local et système de sens du chercheur), au-delà de la fonction simple d’interprète qu’il joue souvent (la « traduction linguistique »).

Il y a enfin la solution du travail d’équipe, qui reste beaucoup trop rare. La verbalisation et l’objectivation sont alors assurées par la présence d’un débat au cœur même du processus de recherche empirique. On sait le rôle central que joue ou devrait jouer le débat dans les sciences sociales (il est sans doute la seule garantie épistémologique de la plausibilité). Mais le débat n’intervient en général – et dans le meilleur des cas – que ex post (après la phase de rédaction), et sous des formes « durcies ». Aussi introduire, par le biais d’un travail collectif, le débat dans l’enquête, au niveau même de la production de données et des stratégies interprétatives qui s’y manifestent, est une procédure qui ne saurait être sous-estimée.

La construction de « descripteurs »

C’est là une certaine façon de pratiquer l’explicitation, mais par la recherche de données ad hoc transformant les interprétations en « observables ». On se donne des médiateurs entre concepts interprétatifs et corpus empiriques. La recherche de données cohérentes et significatives (discursives ou non) pour vérifier, infirmer ou amender une hypothèse, comme pour en produire à partir d’intuitions plus ou moins explicites, permet de combiner la méthode à l’improvisation et de mettre de l’ordre et de la systématicité dans un travail de terrain par ailleurs largement soumis aux humeurs et aux impressions. On pourrait utiliser aussi bien le terme d’indicateur, bien que celui-ci ait pour le sens commun une forte connotation quantitativiste. Il s’agit en effet de construire des ensembles pertinents de données « qualitatives » permettant de corroborer ou d’infirmer, et plus souvent de modifier, des propositions interprétatives spécifiques. Quels « observables » particuliers se donne-t-on pour mettre à l’épreuve telles ou telles conjectures particulières ?

Chaque enquête de terrain se construit ainsi ses « indices », multiples, hétéroclites, jamais standardisés, mais circonscrits, spécifiés.

La saturation

Quand donc peut-on mettre fin à la phase de terrain ? Celle-ci n’inclut pas dans son dispositif un signal de « fin », contrairement à l’enquête par échantillonnage. En fait, on s’aperçoit assez vite quand, sur un « problème », la productivité des observations et des entretiens décroît. À chaque nouvelle séquence, à chaque nouvel entretien, on obtient de moins en moins d’informations nouvelles. On a alors plus ou moins « fait le tour » des représentations pour un champ d’investigation donné, ou parcouru l’éventail des stratégies relatives à une arène particulière. La durée de ce processus dépend évidemment des propriétés empiriques de ce champ ou de cette arène, c’est-à-dire des caractéristiques du thème de recherche que s’est donné le chercheur dans cette société locale.

Glaser et Strauss ont les premiers développé cette notion de saturation. Mais ils lui ont donné un sens plus théorique, bien que pratiquement équivalent, en l’associant à la construction progressive de « catégories » (sortes d’idéal-types) permettant la comparaison entre groupes et sociétés : « Saturation means that no additional data are being found whereby the sociologist can develop properties of the category. As he sees similar instance over and over again, the researcher becomes empirically confident that a category is saturated [52]. »

Le principe de saturation est évidemment plus qu’un signal de fin : c’est une garantie méthodologique de première importance, complémentaire de la triangulation. En différant la fin de la recherche sur un thème ou un sous-thème jusqu’à ce qu’on ne recueille plus de données nouvelles sur ce thème ou ce sous-thème, on s’oblige à ne pas se contenter de données insuffisantes ou occasionnelles, on se soumet à une procédure de validation relative des données, on s’ouvre à la possibilité d’être confronté à des données divergentes ou contradictoires. « On se donne des contraintes qui obligent à différer l’induction [53]. »

La prise en compte des « contre-exemples » apparaît en effet comme une des exigences et un des atouts de l’enquête de terrain, même s’il est, sur cette question comme sur d’autres, des chercheurs dont la vigilance méthodologique n’est pas le fort. Là où une enquête statistique se satisfait largement d’expliquer 80 % des situations, l’enquête de terrain traite l’exception, le « cas négatif [54] », avec la même attention que le cas modal. La distance par rapport aux comportements courants ou aux propos ordinaires est alors un révélateur ou un indicateur puissant tant des normes que des modalités des écarts aux normes. Le « principe de saturation » vise ainsi à décrire l’espace des possibles dans un espace-temps donné, sur un « problème » donné.

Le groupe social témoin

Il est en général utile, voire nécessaire, de se donner un lieu de recherche intensif, portant sur un ensemble social d’interconnaissance, qui puisse servir ensuite de base de référence pour des enquêtes plus extensives. Ce « groupe témoin » varie évidemment selon les thèmes de l’enquête, et peut relever d’échelles différentes, bien que toujours réduites : une famille, un village, une bande de jeunes, un atelier, un quartier, une cité… Sur un même espace social s’empilent à la fois l’observation participante, les entretiens approfondis, les techniques de recension, la recherche de documents écrits. Une certaine durée dans un groupe, un réseau ou une société d’interconnaissance est de toute façon une condition de l’observation participante. L’intensivité permet également d’opérer des recoupements incessants entre diverses sources d’information. Elle permet aussi de mettre en rapport, parce qu’on travaille à une échelle réduite et en profondeur, des connaissances d’ordres divers et de registres variés, d’avoir une approche transversale, « holiste » (au sens purement méthodologique du terme), où les acteurs sociaux sont appréhendés dans la diversité de leurs rôles. Ainsi le religieux, la parenté, le politique, la sociabilité, le clientélisme, la production, entre autres, qui sont des configurations sociales qu’il est impossible de saisir simultanément de façon empirique à une vaste échelle, peuvent être mis en rapport lorsqu’on est proche des acteurs sociaux et de leurs interrelations effectives. Ces acteurs en effet se « promènent » sans cesse entre ces configurations. Le chercheur noue des relations personnelles et « multiplexes » avec les uns et les autres. La mise en rapport de « sphères » ou de « niveaux » de la pratique sociale habituellement disjoints par l’analyse est un atout de l’enquête de terrain, et ce même, voire surtout, si l’on travaille sur un thème « pointu » ou spécialisé [55].

Le piège, où beaucoup sont tombés, serait évidemment de s’enfermer dans ce « groupe témoin », et de ne plus produire que des monographies exhaustives de microcommunautés. Le passage à une enquête plus extensive, où les séjours sur un site se comptent en jours et non plus en mois, semble en effet indispensable. Le travail antérieur dans le « groupe témoin » permet alors de rentabiliser le travail extensif, en fournissant un étalonnage de référence. Car comment comparer sans avoir une base de comparaison ? On peut le dire autrement : autant une longue durée dans un « groupe témoin » semble une bonne stratégie de recherche, autant il est également indispensable d’en sortir, et d’effectuer des « pas de côté ». En se décalant, par des enquêtes menées « ailleurs », on obtient de nouvelles perspectives, on procède à des « retouches », qui confirment souvent, mais aussi complètent, infirment ou relativisent le tableau déjà peint.

Précisons enfin qu’un « groupe social témoin » peut parfois renvoyer à un seul groupe stratégique, considéré comme central. Mais le plus souvent il inclut des personnes relevant de plusieurs groupes stratégiques.

Les informateurs privilégiés

L’« informateur privilégié » peut évidemment être considéré comme un cas extrême de groupe social témoin restreint à un seul individu. Dans de nombreux cas la stratégie du recours à un informateur privilégié recouvre un point de vue culturaliste qui fait d’un seul individu considéré comme expert le dépositaire d’une culture tout entière. Ce point de vue culturaliste se combine de surcroît avec une stratégie de recherche paresseuse. Mais le problème des informateurs privilégiés va bien au-delà des usages douteux qui en ont parfois été faits.

Entendons-nous bien : il n’est pas de chercheur qui n’ait ses informateurs privilégiés. Mais le recours préférentiel à tels ou tels interlocuteurs peut et doit se combiner avec le principe de triangulation. Il est en effet impossible de se passer d’informateurs privilégiés, et pour de multiples raisons. Parce que les affinités personnelles jouent un rôle important dans la recherche de terrain. Parce que d’un thème de recherche à l’autre, d’un « problème » à l’autre, les compétences locales varient et sont inégales. Parce que les capacités de communication du chercheur avec chacun, et vice versa, sont très variables. Parce que tous les consultants et tous les récitants ne se valent pas, en termes de qualité ou de quantité d’information.

Peut-être faut-il d’ailleurs distinguer plusieurs types d’informateurs privilégiés. Certains sont des généralistes, qui donnent accès clairement et aisément aux représentations usuelles. D’autres sont des « passeurs », des « médiateurs », ou des « portiers », qui ouvrent la voie vers d’autres acteurs-clés ou vers des scènes culturelles difficiles d’accès [56]. D’autres enfin sont des « experts », dans le rôle de consultance ou dans le rôle de récitance. Si d’un domaine à l’autre, d’un thème à l’autre les critères de l’expertise peuvent varier, chaque domaine ou thème a cependant ses experts, du point de vue du chercheur.

Les formes du recours à des informateurs privilégiés, comme le type d’informateur privilégié auquel on a recours, varient selon les diverses étapes du processus d’enquête. Chercher un médiateur, un « passeur », une « personne ressource » sur laquelle s’appuyer, c’est sans doute une nécessité aux débuts d’une enquête, et un risque qu’il faut prendre. S’en émanciper prend place en général à une étape ultérieure.

LA GESTION DES « BIAIS »

L’enquête de terrain a évidemment ses propres biais, tout comme l’enquête par questionnaires. La « politique du terrain » se mène en naviguant à vue parmi ces biais. Mais on ne peut y échapper. L’objectif du chercheur est plus modeste. Il s’agit de tenter de les maîtriser ou de les contrôler. Nous évoquerons quatre d’entre eux.

L’« enclicage »

L’insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble, mais à travers des groupes particuliers. Il s’insère dans certains réseaux et pas dans d’autres. Ce biais est redoutable autant qu’inévitable. Le chercheur peut toujours être assimilé, souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une « clique » ou une « faction » locale, ce qui offre un double inconvénient. D’un côté il risque de se faire trop l’écho de sa « clique » adoptive et d’en reprendre les points de vue. De l’autre, il risque de se voir fermer les portes des autres « cliques » locales. L’« enclicage », par choix de l’anthropologue, par inadvertance de sa part, ou par stratégie de la clique en question, est sûrement un des principaux problèmes de la recherche de terrain. Le fait même que dans un espace social donné les acteurs locaux soient largement reliés entre eux sous forme de réseaux rend l’anthropologue de terrain nécessairement tributaire de ces réseaux pour produire ses données. Il devient facilement captif de tel ou tel d’entre eux. Le recours à un interprète, qui est toujours aussi un « informateur privilégié », introduit des formes particulières d’« enclicage » : le chercheur dépend alors des propres affinités et hostilités de son interprète, comme des appartenances ou des ostracismes auquel le voue le statut de ce dernier [57].

Le monopole des sources

Le monopole qu’exerce souvent un chercheur sur les données qu’il a produites, voire sur la population où il a travaillé, est incontestablement un problème méthodologique propre aux enquêtes de terrain. La possibilité qu’ont les historiens d’accéder aux sources de leurs collègues et de revisiter sans cesse les données primaires contraste avec la solitude souvent jalouse et délibérée de l’ethnologue. Comment opérer une critique des sources ou ce qui pourrait en tenir lieu ?

Ce problème n’a guère que deux solutions. La première, c’est que plusieurs anthropologues travaillent successivement ou simultanément sur des terrains identiques ou proches. On connaît certaines polémiques célèbres issues de telles situations, Redfield/Lewis ou Mead/Freeman, et les multiples problèmes que pose le décryptage de telles divergences [58]. Mais la confrontation, souvent indirecte et différée, de chercheurs sur un même terrain ne prend pas toujours des formes aussi antagoniques. Elle peut relever de la complémentarité, et parfois même de la convergence. La seconde solution est de fournir un accès au moins relatif à ses sources, aux corpus que l’on a produit, ou à des échantillons de ces corpus, afin d’autoriser des réinterprétations ultérieures, et par d’autres. Une forme minimale est de permettre au lecteur de percevoir autant que possible qui parle à chaque étape du texte ethnographique, en rendant à chacun son dû, afin de se disculper autant que possible du « soupçon d’intuitivisme [59] » ou de l’accusation d’imposition de sens. Que les interprétations de l’anthropologue ne soient pas confondues avec les propos de ses informateurs, que les sources des descriptions soient identifiées, que le style indirect ne camoufle pas d’amalgames et de concaténations des énonciateurs réels : l’exemplification et l’attribution des propos sont alors l’expression d’une nécessaire prudence scientifique. Rappelons-nous Malinowski : « J’estime que seules possèdent une valeur scientifique les sources ethnographiques où il est loisible d’opérer un net départ entre d’un côté les résultats de l’étude directe, les données et interprétations fournies par l’indigène, et de l’autre les déductions de l’auteur [60]. »

Certes une telle contrainte est plus facile à proclamer qu’à appliquer, et il n’est d’anthropologue ou de sociologue qui n’enfreigne cette règle. C’est d’ailleurs devenu un exercice de style épistémologique que de relire et d’analyser les classiques de l’anthropologie pour souligner l’ambiguïté des procédés narratifs utilisés, en particulier le style indirect qui ne permet pas d’identifier l’énonciateur de chaque énoncé [61]. Mais nul, y compris parmi les critiques vigilants des approximations des autres, ne peut jamais échapper totalement à de tels halos de flou. L’attribution des propos « autant que possible » et la spécification des conditions de recueil des informations (entretiens comme observations) sont des garanties relatives et non absolues [62]. C’est pourquoi il est d’autant plus indispensable de se donner quelques règles, et on ne peut que souscrire aux deux « principes » de Spradley : le principe d’identification des propos (language identification principle) et le principe de la citation textuelle (Verbatim principle) [63].

Représentations et représentativité

Parler indûment le langage de la représentativité est un autre biais. C’est le cas lorsque les témoignages de quelques personnes sont présentés comme reflétant « une culture », que ce soit la culture d’une classe sociale (culture ouvrière, culture populaire), ou la culture d’un peuple ou d’une « ethnie ». L’enquête de terrain parle le plus souvent des représentations ou des pratiques, pas de la représentativité des représentations ou des pratiques. Elle permet de décrire l’espace des représentations ou des pratiques courantes ou éminentes dans un groupe social donné, sans possibilité d’assertion sur leur distribution statistique, même si le recours à des procédés de recension permet parfois de produire des données exhaustives et/ou chiffrées. Il ne faut pas faire dire à l’enquête de terrain plus qu’elle ne peut donner. Ainsi pourra-t-elle proposer une description des principales représentations que les principaux groupes d’acteurs locaux se font à propos d’un « problème » donné, ni plus ni moins. Ainsi permettra-t-elle, similairement, de décrire l’espace des diverses logiques d’action ou des diverses stratégies mises en œuvre dans un contexte donné, ni plus ni moins. Elle ne dira rien de la représentativité quantifiée de ces représentations ou de ces stratégies, sauf à faire appel à une autre configuration méthodologique.

La subjectivité du chercheur

Le rôle personnel du chercheur est une ressource, nous l’avons vu plus haut, à travers par exemple l’imprégnation qui lui donne accès peu à peu aux codes et normes locales, mais c’est aussi un biais. La plupart des données sont produites à travers ses propres interactions avec les autres, à travers la mobilisation de sa propre subjectivité, à travers sa propre « mise en scène ». Ces données incorporent donc un « facteur personnel » non négligeable. Ce biais est inévitable : il ne doit être ni nié (attitude positiviste) ni exalté (attitude subjectiviste). Il ne peut qu’être contrôlé, parfois utilisé, parfois minimisé.

C’est là une autre fonction du journal de terrain évoqué plus haut que d’aider le chercheur à gérer ses impressions subjectives. Il lui permet d’évaluer ses propres affects, de témoigner sur les modalités de son implication personnelle. Il sert de source pour ces annexes ou ces introductions à caractère à la fois méthodologique et biographique, qui accompagnent nombre d’ouvrages classiques ou contemporains, et explicitent pour le lecteur la « posture » du chercheur, sans pour autant verser dans la complaisance ou le narcissisme. Il s’agit en l’occurrence non seulement d’expliciter « d’où l’on parle », mais aussi « d’où l’on a produit ses données », et comment. Ni plus, ni moins. Le travail en équipe, lui aussi déjà mentionné, trouve là un autre de ses avantages. La collaboration et la complémentarité valent aussi contrôle mutuel des subjectivités. Ce contrôle reste certes relatif, mais il n’en est pas pour autant négligeable.

De nombreux autres problèmes pourraient être soulevés. La « question de la subjectivité » est trop complexe pour pouvoir être traitée ici systématiquement. Je me contenterai de signaler les deux problèmes adjacents suivants.

Premier problème adjacent, celui des pressions incessantes des stéréotypes et des idéologies sur le regard de l’anthropologue. L’anthropologue est loin d’être le seul qui soit soumis à de telles pressions. C’est le lot de toutes les sciences sociales qui, depuis la construction du thème de recherche jusqu’aux multiples niveaux d’interprétations qu’elles mettent en œuvre, sont sans cesse menacées de més-interprétation et de sur-interprétation.

Le second problème adjacent, qui n’a lui aussi aucune solution définitive mais qui se négocie dans la pratique, est que tous ceux avec qui l’anthropologue entre en interaction effectuent eux aussi des opérations permanentes de « mise en scène », à son intention comme envers autrui, depuis l’interlocuteur fortuit jusqu’à l’informateur privilégié. On est donc dans un univers décrit par la problématique anglo-saxonne de la « gestion de la présentation de soi » (impression managment) largement défriché par Goffman, et sur lequel on trouve une réflexion déjà ancienne en anthropologie [64]. Sur ce point également toutes les sciences sociales, quelles que soient leurs données, ont à faire face au même problème.

CONCLUSION :
PLAUSIBILITÉ ET VALIDITÉ


Diverses tentatives contemporaines ont été faites pour définir les conditions de la validité en ethnographie ; toutes s’inscrivent dans un contexte largement libéré des visions positivistes autrefois dominantes [65]. On peut citer à titre d’exemple les trois « critères » que propose Sanjek : ils combinent à leur façon nombre d’éléments évoqués ci-dessus : 1 – Dans quelle mesure les théorisations de l’anthropologue se fondent-elles sur des données de terrain fournies comme « preuves [66] » ? 2 – Est-on informé du « cheminement du terrain », c’est-à-dire qui sont les informateurs et comment on a recueilli leurs informations [67] ? 3 – Les décisions interprétatives prises au fur et à mesure sur le terrain sont-elles explicitées [68] ?

Je ne suis pas si sûr qu’il faille parler de « critères », ni qu’on puisse les délimiter ainsi. Mais que le souci de validité des données — qui est un autre nom pour cette quête d’une rigueur du « qualitatif » dont j’ai essayé de préciser quelques éléments — doive être au centre du travail de terrain me semble la condition de toute prétention de l’anthropologie à la plausibilité. Il s’agit de gager les assertions interprétatives de l’anthropologue sur des données produites au cours de l’enquête, et de garantir autant que possible la pertinence et la fiabilité de ces données. Or la plausibilité est pour une bonne part assurée par ce qu’on pourrait appeler une « présence finale des données » dans le produit écrit du chercheur, au-delà de leur usage comme support interprétatif.

Certaines données seront en effet utilisées, plus ou moins « brutes » ou ré-élaborées, pour fonder, argumenter ou exemplifier les propos du chercheur à l’intérieur même de la trame narrative et analytique finale. Là où le sociologue travaillant à partir de questionnaires « place » ses tableaux et ses analyses factorielles, l’anthropologue « place » ses extraits d’entretiens, ses descriptions, ses recensions, ses études de cas. Certes ces données, issues des corpus, prélevées dans les cahiers de terrain, sont « montées » (comme on le dit des images d’un film), c’est-à-dire sélectionnées, coupées, recollées, mises en scènes, en fonction du propos démonstratif et narratif du chercheur [69]. Les descriptions sont réécrites, loin parfois des notes sténographiques des carnets de terrain (et sont souvent saturées de notations interprétatives, à l’image de la « description dense » de Geertz [70]). Les entretiens sont présentés à travers des citations relativement brèves, sous forme de traductions, et fort loin de leurs conditions d’énonciation. Les études de cas sont résumées, appauvries, parfois concentrées en un cas standard, leurs multiples sources sont réduites et aplaties, leur complexité simplifiée. Mais, malgré toutes ces contraintes, la présence simultanée de descriptions, de citations, de recensions, et de cas reflète dans le produit anthropologique final (rapport, article, livre) le travail empirique de terrain, en garantit la validité et en permet la critique. Cette validité renvoie pour une part au « pacte ethnographique [71] », qui atteste pour le lecteur que l’anthropologue n’a pas inventé les discours dont il rend compte et qu’il n’a pas rêvé les descriptions qu’il propose. Cet « effet de réalité », dû à la mobilisation sélective de données produites lors du terrain, n’est pas qu’un procédé rhétorique. Il témoigne aussi de l’ambition empirique de l’anthropologie. Il fait office de garde-fou pour séparer l’interprétation ethnologique empiriquement fondée de l’herméneutique libre, de la spéculation philosophique ou de l’essayisme. Dans la phase rédactionnelle, des traces et des témoins de données issues de la phase de terrain sont ainsi données à voir. Le lecteur n’est pas seulement gratifié de modèles abstraits, mais on lui procure des aides, des supports, exemples ou citations, qui le rapprochent de façon plus sensible de l’univers de sens décrit, lui donnent un peu chair, fournissent un accès aux mots employés ou aux scènes vécues. Le recours à ce que Geertz nomme « concepts proches de l’expérience », ou à ce que Glaser et Strauss appellent « concepts de sensibilisation » (sensitizing concepts) [72] va dans le même sens, même si le terme de concept semble en l’occurrence inapproprié.

On aura en tout cas compris qu’il ne s’agit pas par là de rechercher une pureté préinterprétative des données, ou de prélever celles-ci dans une réalité sociale extérieure. L’enquête de terrain n’échappe pas aux contraintes de la construction de l’objet de recherche communes à toutes les sciences sociales. Ainsi doit-elle, elle aussi, se soucier de rompre avec les évidences du sens commun. Certes il faut sans doute amender quelque peu la notion bachelardienne de coupure épistémologique qui fut importée en son temps quasiment en l’état dans les sciences sociales [73]. On devrait distinguer différents niveaux de discours et de représentations. Le chercheur doit rompre avec les préjugés de son propre sens commun (qui peut être celui de sa chapelle, ou celui qui a cours dans l’intelligentsia), lequel n’est pas celui de tout le monde. Et, dans une situation interculturelle, c’est l’accès au sens commun des groupes que l’on étudie qui est bien souvent le moyen de la rupture épistémologique, le sens commun dont il convient de se méfier étant celui qui projette sur les autres les stéréotypes de l’exotisme [74], que ce soit un exotisme proche ou un exotisme lointain.

En effet la recherche de terrain, dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud, au cœur des cultures occidentales comme au cœur des cultures non occidentales, à la ville comme à la campagne, reste réglée par le projet scientifique de décrire, comprendre et comparer des logiques d’action et de représentations — et leurs systèmes de contraintes — qui ne correspondent pas aux normes habituelles de l’univers du chercheur. Ceci incite à d’innombrables malentendus. Le savoir-faire du chercheur, tel que nous l’avons évoqué, consiste au fond à ne pas succomber à ces malentendus, et à pouvoir transformer l’exotique ou le pittoresque en du banal et du familier. On a pu ainsi dire qu’au terme de son terrain le chercheur devait être capable d’agir comme ceux qu’il étudiait s’il était à leur place. « Comprehension can be displayed in a variety of ways. One classic test that some ethnographers aspire to is if you think you understand the X then you should be able to act like the X. This goal is represented for example in Goodenough’s (1957) definition of « culture » as the knowledge necessary to behave appropriately [75]. » Ce critère d’« accomplissement » du terrain ethnographique est largement partagé : « Je crois ressentir assez profondément la vérité des propos d’Evans-Pritchard lorsqu’en substance il se dit capable de raisonner dans la logique de ceux qu’il étudie [76]. »

Pour une bonne part la validité des données produites sur le terrain relève d’un tel « critère ». Or celui-ci n’est évidemment lui-même pas plus formalisable, objectivable et quantifiable que les données qu’il devrait permettre d’évaluer. Et pourtant toutes les enquêtes ne se valent pas, toutes les données ne sont pas égales en validité, tous les énoncés descriptifs n’ont pas une même véridicité, et la plausibilité des assertions interprétatives varie aussi en fonction de la qualité des références empiriques dont elles s’autorisent. C’est bien pour cela qu’il faut une politique du terrain.

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La politique du terrain », Enquête [En ligne], 1 | 1995, mis en ligne le 10 juillet 2013, consulté le 07 février 2016. URL : http://enquete.revues.org/263



[1] Cf. J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991. Je remercie pour leurs remarques sur diverses versions précédentes de ce texte T. Bierschenk, J. Bouju, J. Boutier, V. Dorner, D. Fassin, J.-L. Fabiani, Y. Jaffré, G. Lenclud, E. Paquot, M. Tidjani Alou.

[2] C’est là une appellation fréquente aux États-Unis (cf. entre autres J. Kirk & M. Miller, Reliability and Validity in Qualitative Research, Newbury Park, Sage Publications, 1986 ; H. Schwartz & J. Jacobs, Qualitative Sociology. A Method to the Madness, Londres, The Free Press, 1979) qui, bien évidemment, a ses inconvénients, en particulier celui de laisser entendre que la sociologie « qualitative » ne se soucierait pas des grandeurs ou des chiffres, ce qui est faux (cf. infra ce que j’ai appelé les « procédés de recension »). Inversement, appeler « sociologie quantitative » la sociologie par questionnaires, c’est prendre le risque de laisser croire que celle-ci n’émettrait ni jugements de valeurs ni interprétations non quantifiées, et ne s’appuierait pas également sur des données hors chiffres.

[3] Le terrain devient alors une « mystique » (O. Schwartz, « L’empirisme irréductible », in N. Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993, postface, p. 270-271), ou un « titre de gloire » (entitlement ; cf. H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 125). Cf. la critique de deux exemples parmi bien d’autres in J.-P. Olivier de Sardan, « Jeu de la croyance et « je » ethnologique : exotisme religieux et ethno-ego-centrisme », in Cahiers d’Études africaines, 111-112, 1988, p. 527-540. On ne peut que souscrire à cette remarque lapidaire : « The subjects of ethnographies, it should never been forgotten, are always more interesting than their authors » (Smith, cité in R. Sanjek, « The Ethnographie Présent », Man, XXVI, 1991, p. 610).

[4] A. Strauss (Qualitative Analysis for Social Scientists, New York, Cambridge University Press, 1987, p. 2) note ainsi que la force de l’enquête qualitative réside dans la prise en compte des contextes, alors que la force de l’enquête quantitative est d’être multivariée (multivariate) et comparative à grande échelle (cross-comparative).

[5] Les manuels de la « première génération » étaient essentiellement du type « inventaire de questions », liés à l’approche monographique classique : il s’agissait de ne rien oublier dans la description systématique d’une culture. C’est le cas dès 1874 avec les célèbres Notes and Queries, régulièrement mises à jour, et abandonnées récemment. Le retard de l’approche de terrain en France se voit facilement : le premier manuel n’a été publié qu’en 1947, à partir de notes prises avant-guerre pendant les cours de Mauss, lequel n’avait jamais fait de terrain (M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947). Les manuels de M. Griaule (Méthode de l’ethnographie, Paris, Presses universitaires de France, 1957) et de M. Maget (Guide d’étude direct des comportements culturels, Paris, Éd. du CNRS, 1962), le second étant nettement supérieur au premier, relèvent de cette catégorie des inventaires de questions. Ils ne sont guère utilisables de nos jours.

Aujourd’hui apparaissent aux États-Unis des manuels de la « seconde génération », qui s’éloignent de la monographie, renoncent à l’inventaire, et se méfient des recettes, cherchant à être surtout des appuis pour l’acquisition d’un savoir-faire (on peut signaler J. Spradley & D. McCurdy, The Cultural Expérience, Ethnography in a Complex Society, Chicago, Science Research Associates, 1972 ; P. Pelto et G. Pelto, Anthropological Research : the Structure of Inquiry [1970], New York, Harper and Row, 1978 ; M. Agar, The Professional Stranger. An Introduction to Ethnography, New York, New York Académie Press, 1980 ; M. Agar, Speaking of Ethnography, Newbury, Sage Publication, 1986 ; J. Spradley, The Ethnographic Interview, New York, Holt, Rinehart Winston, 1979 ; J. Spradley, Participant Observation, New York, Holt, Rinehart Winston, 1980 ; D. Silverman, Qualitative Methodology and Sociology : Describing the Social World, Aldershot & Vermont, Gower, 1985). En France on ne trouvera qu’une tentative déjà ancienne, non dénuée d’intérêt mais inaboutie et hétéroclite, qui oscille entre la description de techniques d’enquêtes spécialisées, les conseils utiles ou pieux, et la présentation de domaines de recherche (R. Cresswell & M. Godelier, Outils d’enquêtes et d’analyses anthropologiques, Paris, Maspéro, 1976). Signalons cependant trois courts textes pédagogiques de Fassin (in D. Fassin & Y. Jaffré, eds, Sociétés, développement et santé, Paris, Ellipses, 1990 : « Démarche de la recherche », p. 68-86, « Décrire, entretien et observation », p. 87-106, « Analyser, variables et questions », p. 107-125), et la réflexion approfondie de Schwartz, qui développe des orientations épistémologiques et méthodologiques très semblables aux nôtres (O. Schwartz, op. cit.) : mais il est significatif que ces articles n’aient été en quelque sorte publiés qu’en catimini, l’un dans un livre entendant présenter l’anthropologie à des personnels de santé (D. Fassin & Y. Jaffré, op. cit.), l’autre comme postface à une réédition d’un classique de l’école de Chicago (N. Anderson, op. cit.).

[6] On pourrait considérer que l’enquête de terrain relève de « l’analyse naturelle » (Schatzman, cité par A. Strauss, op. cit., p. 3), dans un sens analogue à celui où l’on parle de « langage naturel », ou encore à la façon dont on a pu dire que les sciences sociales opéraient dans le registre du « raisonnement naturel » (J.-C. Passeron, op. cit., 1991). La différence avec les analyses pragmatiques de tout un chacun placé dans des conditions analogues n’est pas de nature, mais d’expérience, de savoir-faire, de réflexivité et de vigilance.

[7] D. Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982.

[8] On trouvera diverses esquisses d’une « histoire » de l’enquête de terrain en anthropologie (et de l’évolution des réflexions méthodologiques et épistémologiques à son sujet) dans : D. Jongmans & P. Gutkind, eds, Anthropologists in the Field, New York, Humanities Press, 1967 ; G. Stocking, ed., Observers Observed. Essays on Ethnographic Fieldwork : History and Anthropology, Madison, Wisconsin University Press, 1983 ; Van Maanen, Taies of the Field. On Writing Ethnography, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; R. Sanjek, ed., Fieldnotes : the Making of Anthropology, Ithaca, Cornell University Press, 1990.

[9] II semble que, fort significativement, cette expression à forte connotation anthropologique d’observation participante ait été inventée en 1924 par un sociologue, Lindeman, lié à l’école de Chicago (J. Kirk & M. Miller, op. cit., 1986, p. 76).

[10] Goffman parle de strip (séquence) pour désigner les « morceaux de réel » auxquels s’intéresse l’analyste (E. Goffman, Les cadres de l’expérience [1974], Paris, Éd. de Minuit, 1991). Mais leur intelligibilité suppose un langage conceptuel de description « déjà-là » : c’est ce que souligne Passeron, qui rappelle Bachelard : le « vecteur épistémologique » va du rationnel au réel, et non l’inverse (J.-C. Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie : théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue européenne des Sciences sociales, 99, 1994, p. 73-74).

[11] « If there are indeed problems in ethnographie description, they will not be solved by less detailed fieldwork and writing » (D. Parkin, « Eastern Africa : the View from the Office and the View from the Field », in R. Fardon, ed., Localizing Stratégies : Régional Traditions of Ethnographie Writing, Edimbourg, Scottish Académie Press, 1990, p. 182).

[12] Cité par D. Fassin, op. cit., p97.

[13] H. Becker, Sociological Work, Chicago, Aldine, 1970, p. 46-47.

[14] Cf. M. Agar, Speaking of Ethnography, op. cit., p. 36-37 ; J. Bouju, « Pratiques économiques et structures sociales. Exemples dogon au Burkina Fasso », in D. Fassin & Y. Jaffré, op. cit., p. 157 ; O. Schwartz, op. cit., p. 278-279.

[15] Cf. par exemple W. Labov, Sociolinguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1976.

[16] Cf. par exemple J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977.

[17] G. Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967], Paris, Flammarion, 1980.

[18] G. Althabe, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 14, 1990, p. 130.

[19] A. Richards a parlé à ce sujet dès 1939 de « langage en acte », speech-in-action (R. Sanjek, op. cit., p. 212). Le recours de plus en plus massif aux seuls entretiens ou interviews, comme certaines exhortations à une anthropologie « dialogique », privilégiant l’interaction verbale entre le chercheur et les populations (J. Fabian, Time and the Other : How the Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983 ; J. Clifford & G. Marcus, eds, Writting Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986), font parfois oublier cette dimension pourtant fondamentale de l’observation participante.

[20] G. Althabe, op. cit., p. 126.

[21] A. Schutz, Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987.

[22] R. Sanjek, ed., op. cit.

[23] L’anthropologie est souvent définie comme « actor-oriented » (N. Long & A. Long, eds, Battlefields of Knowledge. The Interlocking of Theory and Practice in Social Research and Development, Londres, Routledge, 1992, p. 9). À cet égard elle met en pratique cette sociologie compréhensive que Weber invoquait sans paradoxalement s’en donner les outils empiriques. On se rappelle l’introduction de Malinowski aux « Argonautes » : le but final de l’ethnographe est « de saisir le point de vue de l’indigène, ses rapports avec la vie, de comprendre sa vision de son monde » (souligné par l’auteur ; B. Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental [1922], Paris, Gallimard, 1963, p. 81).

[24] C. Briggs, Learning how to Ask. A Socio-Linguistic Appraisal of the Role of the Interview in Social Science Research, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

[25] Par ailleurs, en insistant à l’excès sur les effets d’hégémonie communicationnelle induits par l’interview caractérisée comme modèle occidentalocentrique, Briggs sous-estime les capacités réactives des interviewés (leurs ressources en résistance, détournement ou contre-manipulation). On préférera l’attitude mesurée de Schwartz, qui met en garde contre les excès maximalistes des analyses « critiques-analytiques » déclinant les effets de la situation d’enquête (O. Schwartz, op. cit., p. 276-277) et qui souligne le risque de dissolution du référent : « si les « choses dites » ne sont pas des informations immédiatement vraies sur le monde […] il ne peut être question de rabaisser pour cette raison leur valeur informative ou cognitive » (ibid., p. 283-284). On peut aussi dire que tout entretien sollicite au moins potentiellement trois niveaux de déchiffrage imbriqués, dont aucun ne doit être négligé malgré la complexité de leur entrelacement permanent : (a) des informations sur le monde (sur des « faits ») ; (b) des informations sur le point de vue de l’interlocuteur sur le monde ; (c) des informations sur la structure communicationnelle de l’entretien.

[26] Ceci n’a pas toujours été le cas. On sait que Griaule, par exemple, et d’autres ethnologues coloniaux, usaient et parfois abusaient de la directivité ; cf. W. van Beek, « Dogon Restudied : a Field Evaluation of the Work of Marcel Griaule », Current Anthropology, 32 (2), 1991, p. 139-158.

[27] Ceci correspond à peu près à ce que Cicourel appelle la « validité écologique » (ecological validity ; A. Cicourel, « Interviews, Surveys and the Problem of Ecological Validity », American Sociologist, 17, 1982, p. 11-20), autrement dit « the degree to which the circumstances created by the researcher’s procedures match those of the everyday world of the subjects » (C. Briggs, op. cit., p. 24). C’est pour cette raison qu’il est souvent conseillé de commencer les entretiens par un bavardage informel, ou par des questions dites « descriptives » qui sollicitent l’interlocuteur sur un registre d’énonciation qui lui est familier ou commode. Spradley insiste particulièrement sur ce type de questions descriptives (J. Spradley, The Ethnographic Interview, op. cit., p. 81-83). Il met lui aussi en parallèle conversations et entretiens ethnographiques, comme deux types proches de « speech event » dont il analyse les similitudes et les différences.

[28] Cf. D. Delaleu, J.-P. Jacob & F. Sabelli, Éléments d’enquête anthropologique : l’enquête-sondage en milieu rural, Neuchâtel, Institut d’Ethnologie, 1983, p. 80 ; N. Fielding, « Qualitative interviewing », in N. Gilbert, ed., Researching Social Life, Londres, Sage, 1993, p. 135-136.

[29] « Appropriate or relevant questions are seen to emerge from the process of interaction that occurs between the interviewer and the interviewées […] ; the success of this undertaken is ultimately contingent about the skill and sensitivity of the interviewer » (H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 40).

[30] H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 45.

[31] C’est la moins mauvaise traduction que je vois de l’expression anglaise « grounded theory » (B. G. Glaser & A. L. Strauss, The Discovery of Grounded Theory : Stratégies for Qualitative Research, Chicago, Eldin, 1973) (cf. dans ce numéro, p. 183-195). A. Strauss (op. cit., p. 10) parle de « successively evolving interprétations made during the course of the study ».

[32] Voir encore van Beek lorsqu’il analyse les façons de répondre des Dogons (W. van Beek, op. cit.).

[33] Cf. H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 48-49.

[34] Cf. J. Bouju, op. cit., p. 161.

[35] « Qualitative research imply a commitment to field activities. It does not imply a commitment to innumeracy » (J. Kirk & M. Miller, op. cit., p. 10). Becker évoque l’utilité de ce qu’il nomme les « quasi-statistiques » : « imprecisely sampled and enumerated figures » (H. Becker, op. cit., p. 81).

[36] H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 75.

[37] Le manuel de R. Cresswell & M. Godelier (op. cit.) en fournit divers exemples.

[38] Cf. les divers exemples cités dans H. Becker, op. cit.

[39] M. Harris, « History and significance of the emic/etic distinction », Annual Review of Anthropology, 5, 1976, p. 329-350 ; J. Fabian, op. cit.

[40] D’autres l’ont déjà souligné : H. Becker, op. cit., p. 32, 56 et 57 ; P. Pelto & G. Pelto, op. cit., p. 53 ; A. Strauss, op. cit., p. 27.

[41] J.-P. Briand & J.-M. Chapoulié – « The Uses of Observation in French Sociology », in Symbolic Interaction, 14 (4), 1991 – y voient une particularité de la sociologie française, moins portée que la sociologie américaine à pratiquer l’observation. Mais Sanjek repère, lui, cette tendance dans l’anthropologie urbaine anglo-saxonne, dont il déplore qu’elle soit trop « interview-based » (R. Sanjek, op. cit., p. 247).

[42] Cf. G. Garbett, « The Analysis of Social Situations », Man, 5, 1970, p. 214-237 ; J. van Velsen, « Situational analysis and the extended case method », in Epstein, ed., The Craft of Anthropology [1967], Londres, Tavistock, 1978 ; J.-C. Mitchell, « Case and situation analysis », Sociological Review, 31 (2), 1983, p. 187-211.

[43] Cf. B. Malinowski, op. cit. ; E. Evans-Pritchard, Oracles, sorcellerie et magie chez les Azandé, Paris, Gallimard, 1972.

[44] Cf. G. Levi, Le pouvoir au village : la carrière d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle [1985], Paris, Gallimard, 1989 ; G. Levi, « On micro-history », in P. Burke, ed., New Perspectives on Historical Writings, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; et J. Revel, « L’histoire au ras du sol », in G. Levi, Le pouvoir au village, op. cit., préface, 1989.

[45] B. G. Glaser & A. L. Strauss (op. cit., p. 152) font remarquer que les « case studies » peuvent se limiter à exemplifier des théories générales préexistantes comme elles peuvent générer de nouvelles théories.

[46] Cf. H. Evers & T. Schiel, Stragegische Gruppen, Berlin, Reimer, 1988 ; T. Bierschenk, « Development Projects as an Arena of Negociation for Strategic Groups. A Case Study from Benin », in Sociologia Ruralis (Assen), 28 (2-3), 1988, p. 146-160 ; T. Bierschenk & J.-P. Olivier de Sardan, « ECRIS : Enquête collective rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques », Bulletin de l’APAD, 7, 1994, p. 35-43 ; J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement. Essais en socio-anthropologie du changement social, Paris, Karthala, 1995.

[47] Cf. M. Agar, Speaking of Ethnography, op. cit., p. 49-50.

[48] Cf. G. Althabe, « Le quotidien en procès », Dialectiques, 21, 1977, p. 67-77, repris par O. Schwartz, op. cit., p. 273.

[49] Baldamus (cité par H. Seur, « The Engagement of Researcher and Local Actors in the Construction of Case Studies and Research Themes. Exploring Methods of Restudy », in Long & Long, op. cit., p. 137) parle ainsi de « double ajustement réciproque » (reciprocal double fitting) et évoque à l’appui de cette notion l’image d’un menuisier qui ajusterait une porte à son cadre en rabotant alternativement le cadre et la porte.

[50] « Writing in which the researcher puts down theoretical questions, hypotheses, summary of codes, etc. » (A. Strauss, op. cit., p. 22).

[51] Cf. P. Rabinow, Un ethnologue au Maroc. Réflexion et enquête de terrain [1977], Paris, Hachette, 1988.

[52] B. G. Glaser & A. L. Strauss, op. cit., p. 61.

[53] O. Schwartz, op. cit., p. 286.

[54] H. Becker, op. cit., p. 68 et 107.

[55] Cf. à propos de l’anthropologie du « développement » (et autour du « holisme méthodologique » distingué du « holisme idéologique »), J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, op. cit.

[56] Cf. la notion de gatekeeper (H. Schwartz & J. Jacobs, op. cit., p. 55).

[57] Cf. l’exemple fort clairement analysé par G. D. Berreman, Behind Many Masks : Ethnography and Impression Management in a Himalayan Village, Lexington, Society for Applied Anthropology, 1962.

[58] Un bilan de controverses de ce genre figure dans M. Shipman, The Limitations of Social Research, Londres, Longman, 1988. Je rappelle également l’article de van Beek sur Griaule évoqué ci-dessus.

[59] O. Schwartz, op. cit., p. 284.

[60] B. Malinowski, op. cit., p. 59.

[61] Cf. par exemple M.-J. Borel, « La schématisation descriptive : Evans-Pritchard et la magie zande », in J.-C. Adam, M.-J. Borel, C. Calame & M. Kilani, Le discours anthropologique description, narration, savoir, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1990 ; C. Geertz, Works and Lives : the Anthropologist as an Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.

[62] Pelto nomme « operationalism » cette exploitation nécessaire des données particulières sur lesquelles s’appuient les énoncés anthropologiques : « strict operationalizing of ail field observations would be almost impossible to achieve […]. The need for operationalizing descriptive construct in research dépends on the level of use of particular types of information » (P. Pelto & G. Pelto, op. cit., p. 44).

[63] J. Spradley, The Ethnographic Interview, op. cit., p. 71-73. Signalons par ailleurs que cette garantie doit être mise en œuvre dès le carnet de terrain, par l’usage de conventions (guillemets, parenthèses…) permettant de distinguer entre citations d’informateurs (ceux-ci étant toujours identifiés), résumés de propos d’informateurs et descriptions ou perceptions du chercheur. Certains ont même proposé des conventions normalisées pour la prise de notes (cf. J. Kirk & M. Miller, op. cit., p. 57). Par ailleurs, lorsque l’enquête a été menée dans une autre langue, la publication, en annexe ou en notes, des transcriptions en langue vernaculaire des citations utilisées est une contrainte méthodologique trop souvent bafouée.

[64] Cf. le travail pionnier de G. D. Berreman, op. cit.

[65] Cf. M. Agar, op. cit. ; J. Spradley, op. cit. ; R. Sanjek, « The ethnographic présent », op. cit. Passeron parle quant à lui de « véridicité » (J.-C. Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie », op. cit., p. 79).

[66] Ce que Sanjek nomme : « fieldwork evidence » : « the relationship between fieldnote evidence and ethnographic conclusion should be made explicit » (R. Sanjek, « The Ethnographic Present », op. cit., p. 621).

[67] Ce qu’il nomme : « portray of the ethnographer’s path in conducting fieldwork » : « an ethnographer achieves greater validity when he or she identifies the range of informants encoutered, the kinds of information they provided, and their relationship in terms of primary social and cultural criteria to the totality of persons inhabiting the locale that the ethnographer describes » (ibid.).

[68] Ce qu’il nomme « theoretical candour » : « an ethnography is more valid when it is explicit about the theoretical decisions that structure fieldwork, both thoses based on the significant theories with which one cornes to the research locale, and the terrain-specific theories of signifiance that emerge in ethnographic practice » {ibid.).

[69] Marcus utilise lui aussi la métaphore du montage (G. Marcus, « The modernist sensibility in recent ethnographic writing and the cinematic metaphor of montage », Visual Anthropology Review, 6 (1), 1990, p. 2-12) mais au profit d’une argumentation « postmoderne » (dont on aura compris qu’elle n’est pas la mienne), mettant l’accent sur l’artificialité des procédures narratives et la dissolution de tout réalisme. Je n’entrerai pas ici dans le débat, largement alimenté depuis quelques années, à propos de « l’écriture » ethnographique.

[70] C. Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.

[71] Ce terme s’inspire de la notion de « pacte autobiographique » proposée par P. Lejeune {Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975). J’ai d’abord tenté de l’appliquer au documentaire ethnologique (cf. J.-P. Olivier de Sardan, « Pacte ethnographique et film documentaire », Xoana, 2,1994, p. 51-64.

[72] C. Geertz, Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 73 ; B. G. Glaser & A. L. Strauss, op. cit., p. 38.

[73] Cf. P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C. Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Paris, Mouton, 1968.

[74] Cf. D. Fassin, op. cit., p. 69 ; J.-P. Olivier de Sardan, « Occultism and the Ethnographic “I”, The Exoticizing of Magic from Durkheim to Post-Modern Anthropology », Critique of Anthropology, 12 (1), 1992, p. 5-25.

[75] M. Agar, Speaking of Ethnography, op. cit., p. 54.

[76] M. Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie, Paris, Hermann, 1975, p. 315.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 février 2017 19:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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