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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Pierre Olivier de Sardan, “Le «je» méthodologique. Implication et explicitation dans l'enquête de terrain.” in Revue française de sociologie, vol. 41, no 3, 2000, pp. 417-445. Persée. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[417]

Jean-Pierre Olivier de Sardan
Anthropologue, et directeur de recherche, EHESS

Le «je» méthodologique.
Implication et explicitation
dans l’enquête de terrain.”


In Revue française de sociologie , vol. 41,  no 3, 2000, pp. 417-445. Persée.

Résumé / Abstract / Zusammenfassung / Resumen

Quatre argumentaires autour du « je » [420]
Subjectivité et narrativité [420]
Une épistémologie alternative ?  [422]
Une préoccupation morale [423]
Un argumentaire méthodologique [425]

L'implication [427]
Favret-Saada ou l'engagement ambigu [427]
Jules-Rosette ou la conversion [429]
Berche ou le dédoublement statutaire [431]
La position du chercheur au sein de la société locale [432]
Empathie et imprégnation [434]

L'explicitation [435]
La position « objectiviste » [436]
La position « dominocentrique » [437]
La position « hyper-interactionniste » [437]
Un usage mesuré [438]
La contextualisation personnelle [439]
L'usage des difficultés [440]
L'exploitation du cas implicant [440]
Apprentissage silencieux et vigilance routinière [440]

Conclusion [441]

Références bibliographiques [443]

Résumé

Quatre argumentaires souvent imbriqués sont mobilisés pour légitimer la croissance exponentielle de l'usage de la première personne en sciences sociales : la modernité de l'écriture, la constitution d'une épistémologie alternative, la quête d'une posture plus morale et la validation méthodologique. C'est ce dernier problème qui est ici surtout examiné. L'implication radicale de l'anthropologie sur son terrain est-elle une exigence méthodologique ? Et jusqu'où doit-il expliciter sa propre posture tout au long du processus de recherche ? Si la non-implication et la non-explicitation sont à l'évidence peu défendables aujourd'hui, l'examen de quelques cas typiques d'implications fortes ne permet pas pour autant de trancher à l'inverse en faveur d'un avantage méthodologique évident des stratégies d'investissement personnel maximum, par rapport aux formes plus courantes d'empathie ou d'imprégnation propres à l'enquête prolongée. Les arguments en faveur d'une explicitation systématique allant au-delà d'un usage mesuré de la réflexivité ne sont pas plus convaincants. Si le terrain est souvent un fort lieu d'investissement affectif du chercheur, ce qu'il dit de sa relation personnelle aux acteurs locaux n'est pas aussi méthodologiquement intéressant que certains le proclament.

Abstract

Jean-Pierre Olivier de Sardan : The methodological "I". Being implicit and explicit examined through field surveys.

Four arguments, often interwoven, are put forward to legitimize the exponentially growing use of the first person in social science : the modernity of writing, the constitution of an alternative epistemology, the search for a more moral posture and methodological validation. It is more particularly this last point which is being looked at in this article. Is the radical implication of anthropology in this field a methodological requirement ? And how exactly should it be more explicit in relation to its own posture during the research process ? If non-implication and the lack of being explicit are apparently hardly defensible today, a study of several typical cases of strong implication does not in fact make it possible to rule conversely, in other words, in favour of there being a methodological advantage in maximum Personal investment strategies, in comparison to more common forms of empathy or immersion, spécifie to prolonged surveys. Furthermore, the arguments in favour of a systematic intentto be explicit which surpasses a moderate use of reflexivity are not much more convincing either. If being in the field gives the researcher the scope for greater affective investment, what he says about his/her personal relationship with local actors is not as methodologically interesting as some would claim.

Zusammenfassung

Jean-Pierre Olivier de Sardan : Das methodologische « ich ». Implikation und Klarstellung in der Feldforschung.

Hierwerden vier Argumentationen verwendet, die oft miteinander verstrickt sind, um das exponentielle Wachstum bei der Verwendung der ersten Person in den Sozialwissenschaften zu begrùnden : die Modernitât in der Schrift, die Erstellung einer alternativen Epistémologie, die Suche nach einer mehr moralischen Stellung und die methodologische Bestâtigung. Das letztere Problem ist Hauptgegenstand dieser Untersuchung. Ist die radikale Implikation der Anthropologie in ihrem Feld eine methodologische Notwendigkeit ? Inwiefern muss der Forscher seine eigene Stellung klarer darlegen im Verlauf des Forschungsprozesses ? Wenn die Nichtimplikation und die Nichtklarstellung heute mit Sicherheit nicht mehr verteidigt werden kônnen, so erlaubt nichtsdestoweniger die Untersuchung einiger typischen Fâlle von starken Implikationen, auf einen klaren methodologischen Vorteil zu schliessen bei der Stratégie des maximalen persônlichen Einsatzes in Vergleich zu hâufigeren Formen von Empathie oder Imprâgnierung, die der Untersuchung von langer Dauer eigen sind. Die Argumente zugunsten einer systematischen Klarstellung ùber die mâssige Verwendung der Reflexivitât hinaus sind jedoch ebensowenig ùberzeugend. Wâhrend das Feld oft einen bevorzugten Ort fur einen affektiven Einsatz des Forschers darstellt, so ist jedoch das, was er ùber seine persönliche Beziehung mit den ôrtlichen Aktoren sagt, nicht so methodologisch wissenswert wie Manche das aussagen.

Resumen

Jean-Pierre Olivier de Sardan : El « yo » metodológico. Implicaciôn y explicitación en la encuesta de terreno.

Cuatro argumentos bien relacionados se han puesto en juego para legitimar el crecimiento exponencial de la utilización a menudo de la primera persona en las ciencias sociales : la modernidad de la escritura, la constitución de una epistemología alternativa, la búsqueda de una postura mas moral y la validación metodológica. Aqui es examinado especialmente este ûltimo problema. La implicación radical, es una exigencia metodológica propia de la antropología ? Durante el proceso de investigación en que momento debe explicitar mucho mas su propia posición ? Si la falta de implicación y de explicitación a la evidencia son poco defendibles hoy en día, el examen de algunos casos típicos con grandes implicaciones tampoco permiten favorecer de una ventaja metodológica más évidente aún a las estrategias de una inversion Personal máxima, en relación a las formas más corrientes de empatía o de la asimilación que son propias a una encuesta prolongada. Los argumentos en favor de una explicitación sistemática que van mâs alla, de la utilización medida de la reflexión no son mas convincentes. Si el terreno es a menudo un énorme lugar de inversion afectivo, del investigador, lo que el dice de su relación personal con los actores locales, no es tan interesante metodológicamente como algunos proclaman.




Le « positivisme » plus ou moins durkheimien est aujourd'hui bien loin. En sciences sociales, la progression exponentielle des textes écrits à la première personne témoigne de ce que la subjectivité de l'auteur n'est plus honteuse, et qu'il apparaît désormais de bon goût d'en faire un discret - et parfois moins discret - étalage. Journaux de terrain, biographies et autobiographies de chercheurs, auto-analyses plus ou moins méthodologiques, réflexions de tous ordres autour de la subjectivité, le « je » envahit désormais les textes sociologiques et anthropologiques, voire même historiques. Il est vrai que cette invasion se fait dans des registres variés. Tantôt la première personne signe un produit parallèle nettement distinct d'une œuvre scientifique par ailleurs classique, tantôt elle est revendiquée comme un drapeau et entend servir de signe de ralliement à une révolution épistémologique autoproclamée, tantôt elle se targue d'être l'expression d'une vigilance méthodologique nouvelle, tantôt elle se glisse distraitement ou systématiquement dans l'écriture finale d'une recherche, tantôt elle est elle-même objet de réflexion. En s'inspirant de Lourau (1988) qui distingue le texte (l'article ou l'ouvrage savant) et le hors-texte (le journal de terrain), on pourrait dire que la subjectivité du chercheur autrefois confinée dans le hors-texte s'exprime désormais de plus en plus dans le texte, voire même devient [418] l'objet spécifique d'un métatexte (c'est-à-dire d'une réflexion sur les aspects subjectifs des textes) [1].

C'est sans doute dans la filière anthropologique que cette présence du moi s'est fait le plus sentir, et depuis le plus longtemps. Si l'ouvrage de Favret-Saada (1985) est la référence francophone contemporaine la plus citée (y compris dans la littérature anglo-saxonne), et apparaît comme le précurseur incontestable de la vogue des années quatre-vingt - quatre-vingt-dix, avec, du côté anglophone, Rabinow (1988), suivi de bien d'autres, on doit rappeler que, dès les débuts de l'ethnologie de terrain, Boas, Malinowski, Firth ou Evans-Pritchard n'avaient pas dédaigné de recourir ici ou là à la première personne [2]. On ne saurait non plus oublier qu'il y a plus de quarante ans Laura Bohannan publiait, sous un faux nom il est vrai, et dans une forme « romancée », un récit très personnel de son expérience anthropologique de terrain (Smith Bowen, 1954). En France, la figure illustre de Leiris (1951) a inauguré l'exercice il y a bien longtemps. Un peu plus tard, quelques anthropologues de renom s'y sont exercés occasionnellement (Lévi-Strauss, en 1955, pour ses fameux Tristes tropiques, mais aussi Balandier, en 1957, avec L'Afrique ambiguë) [3], tandis que Condominas en faisait un moyen d'exposition plus systématique (1977, 1982).

Lévi-Strauss est évidemment l'exemple même de ce que la mise en récit de l'expérience subjective n'est pas incompatible avec une œuvre par ailleurs classiquement « objectiviste », souvent caractérisée d'« intellectualiste » : il suffit que les ouvrages soient nettement distincts. Il en est d'ailleurs de même avec Leiris qui, lorsqu'il exerce son métier d'ethnologue, publie des textes savants (1948, 1958) n'évoquant guère l'obsession de lui-même pourtant au cœur de son autre métier d'écrivain [4].

Mais il faut rappeler l'existence d'un autre précurseur, souvent oublié : Berreman (1962). Ce dernier s'est appuyé sur son expérience personnelle dans un long article, à orientation ouvertement méthodologique, entièrement consacré à la question de la gestion de la mise en scène (impression managment) des rapports entre anthropologue, interprète et acteurs locaux, selon une perspective très goffmanienne. Berreman combine ainsi, peut-être pour la première fois, texte, hors-texte et métatexte. Avec lui, la mobilisation du vécu de l'enquête devient simultanément objet de réflexion méthodologique et thème de publication savante.

Depuis une bonne quinzaine d'années, la sociologie française, restée long temps à l'écart, écrit à son tour de plus en plus à la première personne. L'auto-analyse s'installe dans une revue comme Genèses (Weber, 1990), qui se [419] situe pourtant aux confluents de traditions que l'on aurait pu croire peu enclines au subjectivisme, comme le marxisme ou la postérité sociologique de Canguilhem. On pourrait faire les mêmes remarques à propos de disciples de Bourdieu (Pinçon et Pinçon-Chariot, 1997).

Il est d'autant plus étonnant de voir ceux qui se lancent aujourd'hui dans la ronde du « moi » prendre souvent des postures d'explorateurs en terrain inconnu, ou d'aventuriers de la méthodologie, et ignorer ainsi l'abondante littérature qui les a pourtant précédés. Quand Pinçon et Pinçon-Chariot écrivent qu'ils entendent « rompre avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche » (op. cit., p. 9), on voudrait leur faire remarquer que ce silence est fort bruyant [5].

Ne risque-t-on pas en fait de crouler sous tant de « nouveautés » autoproclamées, et ne sommes-nous pas plutôt menacés aujourd'hui par l'excès que par le défaut de réflexivité ? Prenons cette recommandation : « Toute sociologie se devrait de commencer par s'analyser elle-même en train de se faire. » (ibid., p. 11). Est-ce là un sage conseil méthodologique, ou bien un appel inquiétant à une nouvelle déferlante d'introspections sociologiques ?

Tenter de répondre à une telle question, c'est esquisser quelques conditions d'une « juste mesure », s'il en est une, de l'implication et de l'explicitation subjectives en sciences sociales (et plus particulièrement en anthropologie). Le recours à la première personne a en effet représenté à divers égards un progrès incontestable, tant en termes d'écriture que du point de vue d'une nécessaire mise au jour de la position personnelle du chercheur sur le terrain, et l'on ne saurait évidemment plaider aujourd'hui pour revenir en arrière vers un refoule ment systématique du « je », et une occultation des conditions de production des données ethnographiques. Mais jusqu'où doit-on aller dans l'autoréflexivité méthodologiquement parlant, dans le cadre très spécifique d'ouvrages où l'on prétend rendre compte du « réel des autres » à partir d'une posture sociologique ou anthropologique ? Notre propos entend donc se limiter très clairement à une perspective essentiellement méthodologique : quelle place convient-il d'accorder à l'exposé de la subjectivité du chercheur et des modalités de son insertion au sein des groupes sociaux qu'il étudie, du point de vue de la plausibilité et de la véridicité des énoncés produits ? Mais il nous faut d'abord tenter d'y voir un peu plus clair dans cette nébuleuse de la « question de la subjectivité ». On renoncera cependant à rendre compte ici des innombrables usages pratiques du « moi » en sciences sociales, qui varient considérablement selon la posture adoptée par le chercheur, selon sa personnalité, selon ses obsessions, selon le registre narratif où il se situe, selon sa stratégie éditoriale ou professionnelle, selon l'exotisme de son objet et le type de réalité qu'il s'attache à décrire... On se limitera donc à une clarification préalable relative aux seuls registres argumentaires qui sont ordinairement mobilisés pour légitimer théoriquement les usages du « moi », et prôner à travers des propositions d'ordre général un recours [420] plus systématique au « je » anthropologique ou sociologique. On a affaire pour l'essentiel à quatre registres de légitimation.

Quatre argumentaires autour du « je »

Ces registres, d'ordre narratif, épistémologique, moral et méthodologique, sont souvent combinés, voire parfois confondus. L'anthropologie dite « post-moderne » affirmera ainsi ses prétentions « radicales » en promouvant un « paquet » où s'entremêlent de façon indissociable un plaidoyer pour une écriture subjective et dialogique, la contestation phénoménologique du positivisme classique et le renversement de la position dominante du chercheur face à l'Autre. De même, certains opposeront : 1) un modèle de l'ethnologie réaliste classique, selon lequel les faits parleraient d'eux-mêmes, dont la monographie serait le genre dominant, où le présent ethnographique et le discours indirect seraient de rigueur, et qui occulterait tout Sujet ; et 2) un modèle de la « nouvelle ethnologie », caractérisé inversement par une écriture subversive, la réflexivité permanente de la démarche, et une coproduction négociée de savoirs... (Kilani, 1994). Cet amalgame d'arguments relevant de registres variés rend difficile un débat proprement méthodologique. C'est pourtant celui-ci que nous voudrions engager. Aussi la désagrégation des légitimations respectivement narratives, épistémologiques, morales et méthodologiques s'impose-t-elle préalablement afin de pouvoir concentrer notre réflexion sur cette dernière dimension, après un bref détour par les trois autres.

Subjectivité et narrativité

On sait l'intérêt que suscite depuis une dizaine d'années le « texte » ethnographique, relayé aux États-Unis par la vogue que connaît le terme néo-foucaldien passe-partout de « discours » (ou son dérivé « discursif »). On a donc assisté à l'émergence de nombreux « métatextes » largement focalisés sur l'ethnologie comme discours et l'« anthropologue comme auteur », et passant au crible les œuvres ethnologiques classiques pour y détecter a posteriori comment l'écriture anthropologique exprime ou dissimule la subjectivité de l'auteur.

Dans un ouvrage souvent cité, Van Maanen (1988) a ainsi dégagé trois genres discursifs entre lesquels se répartissent les productions anthropologiques : le genre réaliste, le genre confessionnel et le genre impressionniste. Le genre réaliste y apparaît comme le genre classique, fondé sur une absence de l'ethno logue de son propre texte. Le genre confessionnel représente évidemment une posture inverse. Quant au genre impressionniste, il s'agirait d'un mixte des deux premiers, reposant sur la description dramatisée d'épisodes fugitifs vécus sur le terrain.

C'est contre le genre réaliste que se dressent tous les partisans d'une écriture plus subjective, rendant compte de l'expérience personnelle de l'anthropologue. [421] On critique, on moque ou on dénonce la méfiance « réaliste » envers les effets de séduction stylistique et le jansénisme des sociologues académiques. L'oubli, voire la dénégation du sujet, l'extériorité du thème d'étude, la mise à distance objectivante apparaissent alors comme les signes, voire les stigmates, de l'« anthropologie standard » [6], prisonnière de ses « conventions narratives » (Kilani, op. cit., p. 30). Il conviendrait donc de laisser place à des procédés moins poussiéreux, moins désuets : « La modernité de l'écriture du texte ethnographique réside précisément dans cette trace que l'anthropologue laisse de son expérience. » (ibid., p. 34)

Peut-on cependant faire remarquer qu'il s'agit simplement d'introduire d'autres conventions narratives, tout simplement mieux adaptées aux habitudes contemporaines ? L'exposition de soi, sa mise en mots, voire sa mise en scène, sont désormais indissociables, psychanalyse et médias aidant, des modes d'ex pression actuels, qu'ils soient écrits ou audiovisuels. On ne saurait donc s'étonner de ce que les sciences sociales suivent à cet égard une tendance aussi affirmée au sein de l'intelligentsia. L'exhibitionnisme érudit n'est plus simplement toléré, il devient parfois valorisé. Le moi n'est décidément plus haïssable, bien au contraire. Recourir au « je » ethnographique, c'est donc s'insérer très logiquement dans l'air du temps, en effectuant des choix que l'on pourrait qualifier de fondamentalement stylistiques, qui mobilisent divers procédés « littéraires » ou rhétoriques. Outre bien sûr, et avant tout, l'usage de la première personne (qui est un procédé comme un autre) [7], on peut reconnaître la présence éventuelle de dialogues (Stoller, 1989), ou l'expression de sentiments (Riesman, 1974), etc. À l'extrême, l'enquête devient elle-même un récit dont l'enquêteur est le héros, que ce héros soit « héroïque » et l'enquête épique, ou que ce héros soit ridicule et l'enquête comique (Barley, 1992).

On ne peut que se féliciter de l'élargissement de la palette des options stylistiques disponibles pour l'écriture ethnographique. Mais on doit en même temps garder à l'esprit que le recours à tel ou tel procédé d'écriture ne préjuge en rien de la qualité ethnographique ou sociographique des informations et interprétations proposées. Les choix stylistiques sont en fait largement « neutres » du point de vue de la qualité scientifique : c'est une des grandes différences entre l'œuvre littéraire, où contenu et forme sont indissociables, et le texte sociologique, qui admet un tel découplage. Une option narrative donnée peut être mise au service du meilleur comme du pire. Ni l'usage d'un jargon indigeste ni inversement le caractère élaboré d'une écriture ne peuvent disqualifier ou qualifier a priori l'ethnographie ou la sociographie qui s'y expriment. De même, tels ou tels parti pris stylistiques (utiliser un peu ou beaucoup le « je », le dissoudre derrière un « nous » de politesse, gommer toute présence du narrateur) ne sont corrélés par nature ni avec une plus ou moins grande intelligibilité procurée sur le monde, ni avec une plus ou moins grande capacité à le décrire...

[422]

On prendra un seul exemple. L'ouvrage de Descola, Les lances du crépuscule (1994), écrit de part en part à la première personne, propose une narration de type « témoignage » et « expérience personnelle » qui correspond aux canons de la collection « Terre humaine ». Il n'est pour autant ni exhibitionniste ni « subjectiviste », évite les pièges de la dramatisation, de 1'« héroïsation » ou de l'exotisme (bien qu'il s'agisse d'un séjour parmi les Indiens Jivaros...) et, surtout, trouve la « juste distance » : c'est le narrateur qui met en valeur les personnages Jivaros et, derrière eux, leur culture, et non l'inverse [8]. Aux antipodes d'une autobiographie prétentieuse, on a là un livre d'ethnographie écrit avec simplicité à la première personne. Par ailleurs, l'auteur ne se réclame pas d'une quelconque épistémologie alternative, il ne donne aucune leçon de morale, et se rattache manifestement à une anthropologie de facture particulièrement classique. Son choix est un choix narratif, ni plus, ni moins.

Une épistémologie alternative ?

Mais souvent les options stylistiques revendiquent d'être plus que cela : elles se veulent aussi expressives de choix épistémologiques. Le passage, en anthropologie, du « ils » au « je » ne signalerait pas seulement un changement de convention d'écriture mais correspondrait plus profondément à un rejet du positivisme classique associé au discours indirect au profit d'une posture qui se proclame critique, compréhensive, intersubjective, dialogiste... Telle a été en tout cas la position adoptée par tous les auteurs qui se réclament peu ou prou du post-modernisme (Marcus et Fisher, 1986 ; Clifford et Marcus, 1986), ou qui, au minimum, se définissent comme en rupture avec l'anthropologie classique (Fabian, 1983). On retrouve également cet argumentaire épistémologique chez Lourau, lequel valorise ce qu'il appelle un « nouveau paradigme implicationnel » se dressant contre l'exclusion du sujet propre à l'ethnologie d'antan... Il y a donc là confusion entre enjeux narratifs et enjeux épistémologiques, et c'est cette confusion qui est au cœur des malentendus relatifs à l'usage du « je » en anthropologie. Geertz, d'ailleurs, s'élève de son côté contre cette confusion, mais c'est en l'imputant au « modèle standard », qui aurait fait de l'impersonnalité stylistique une exigence épistémologique d'objectivité [9]. En fait, la con fusion est de nos jours plutôt de l'autre côté, les tenants de la personnalisation narrative se revendiquant haut et fort d'une épistémologie alternative...

Le problème, en l'occurrence, outre le surclassement manifeste accordé aux effets stylistiques, est que l'opposition entre « modèle positiviste classique » et « modèle moderne à subjectivité incorporée » ne tient pas compte des nombreuses transformations qu'a subi depuis longtemps déjà, et fort heureusement, le [423] modèle classique... Certes les débuts de la sociologie et de l'anthropologie ont été fortement marqués par l'idéologie positiviste, associée à l'évolutionniste alors dominant. Mais cette idéologie a aujourd'hui largement abandonné la place. La révolution interactionniste [10] et les écrits innombrables qui en sont issus, qui déclinent de diverses façons la construction sociale de la réalité, l'invention de la tradition, ou la production de l'ethnie, ont depuis longtemps fait nettement triompher une perspective « constructiviste » sur la perspective « naturaliste » ou « essentialiste » antérieure. En intégrant progressivement l'expérience personnelle du chercheur, en adoptant peu à peu de nouvelles conventions narratives, en délaissant le présent ethnographique, en abandonnant le genre monographique classique, l'anthropologie a depuis longtemps rompu avec le « modèle standard classique », et celui contre lequel se battent les tenants d'une « nouvelle ethnologie » ou d'une ethnologie « critique » est aujourd'hui largement une vue de l'esprit.

En fait le contre-modèle alternatif existe en deux versions, une version hard et une version soft. La première, associée au « post-modernisme », se rattache au relativisme épistémologique (que Feyerabend illustre assez bien), tout en se réclamant à la fois de Derrida, de Ricœur, et de la tradition phénoménologique. Dissolution de l'indexicalité, réduction de la connaissance à une confrontation de subjectivités savantes, voire, dans les versions les plus excessives (Tyler, 1986), repli sur une expérience mystique indicible, l'impasse est aujourd'hui évidente. La croyance pseudo-phénoménologique selon laquelle il suffirait de délaisser le niveau « scientifique » distancié, hautain, extérieur, pour s'imprégner directement du sens direct des événements et témoigner de son « vécu » est une position épistémologiquement insoutenable.

La version soft, plus répandue, ne tombe pas dans de tels excès, mais se contente d'insister particulièrement, voire systématiquement, sur la coproduction de connaissances et l'importance de l'expérience personnelle, qui caractérisent l'entreprise anthropologique. Ceci n'a en soi rien d'extraordinaire, et ne permettrait guère de se distinguer du mainstream anthropologique contemporain, n'était l'importance presque fascinée que lui accordent les adeptes du modèle soft, qui amène parfois à penser que la forme de la production compte plus que son contenu et la réflexivité plus que la référence (Kilani, op. cit. ; Fabian, op. cit.), d'où le sentiment que « pour certains anthropologues la finalité du terrain est devenue le seul récit de la réalisation de ce dernier et non la collecte de données empiriques » (Copans, op. cit., p. 34).

Une préoccupation morale

L'argumentaire épistémologique mobilise souvent à sa rescousse un registre moral. L'anthropologue ou le sociologue qui parle de lui-même se drape volontiers [424] des couleurs de la vertu. Seuls respecteraient l'« Autre » ceux qui ne camoufleraient pas leur propre situation personnelle et tout ce que l'enquête doit à leur relation aux « informateurs » et autres « collaborateurs ». Toute écriture à la troisième personne transformerait en revanche les sujets de l'enquête en objets. Il faudrait révéler au lecteur les modes de présence du chercheur sur son terrain pour échapper à la réification inhérente à la démarche d'enquête, ou, pire, au « pillage » de savoirs auquel l'anthropologue se livrerait au détriment des « indigènes ». Il faudrait que le chercheur parle de lui et de ses rapports avec des Autres individualisés pour que ceux-ci existent enfin comme « Sujets », et non plus comme catégories génériques, et se voient accorder une parole propre. La réhabilitation de la subjectivité du chercheur servirait ainsi de véhicule à la réhabilitation des sujets de l'enquête et de leur propre subjectivité. Cette réhabilitation a des accents populistes séduisants. Le fait que la situation d'enquête mette le plus souvent en présence un chercheur membre d'une classe ou d'une culture dominante et des enquêtes membres d'une classe ou d'une culture dominée donne à l'argumentaire moral une touche de plus-value politique. Mais on assiste aussi à la dénonciation de l'anthropologie ou de la sociologie « classiques » en tant que formes d'« entomologie sociale », observant les hommes comme s'il s'agissait d'insectes. Au contraire, en se mettant lui-même en scène, le nouvel anthropologue (ou le nouveau sociologue) soulignerait, à travers son propre « engagement » personnel, la qualité de ses relations avec ses interlocuteurs, et leur donnerait, par la même occasion, une existence concrète. En nous faisant part de ses dialogues avec eux, voire des sentiments que tel ou tel lui inspire, il les humaniserait enfin, en les sortant de l'anonymat dégradant dans lequel l'écriture à la troisième personne plongerait ceux dont elle traite si indistinctement. Une communication « authentique », « vraie », « réciproque », serait à ce prix (ce qui recouvre d'une opprobre morale implicite tous ceux qui, par pudeur ou timidité, se retiennent de se raconter dans leurs publications...). Le « je » se présenterait alors comme la condition nécessaire du « lui » ou du « tu », c'est-à-dire du respect [11]. Il y aurait même du risque dans cette entre prise salvatrice : « Il nous semble que nous devrions ainsi nous exposer. » (Pinçon et Pinçon-Chariot, op. cit., p. 1 18). Il faut « réhabiliter la vieille sensibilité » (Favret-Saada, 1990, p. 4), contre la « communication ethnographique ordinaire (qui] constitue l'une des variétés les plus pauvres de la communication humaine » (ibid., p. 8).

On se doute pourtant bien que le respect d'autrui ne se confond pas nécessairement avec une mise en scène ou une mise en mots de l'auteur, et qu'une écriture pudique après le terrain ne trahit pas nécessairement une posture arrogante pendant. De même, l'émerveillement populiste n'est pas forcément gage d'une compréhension fine et attentive. L'anthropologie a certes affaire avec la morale, mais ce n'est pas du côté des postures que prend l'anthropologue dans ses livres qu'il faut la chercher, mais du côté du respect pratique de certaines règles déontologiques, sur le terrain comme après. C'est le comportement du chercheur [425] qui compte, non ce qu'il en dit, et la déontologie professionnelle est au-delà des parti pris stylistiques ou des déclarations épistémologiques.

Un argumentaire méthodologique

Le dernier registre de légitimation du recours au « moi » renvoie à la question de la validité des connaissances produites par l'enquête de terrain de type ethnographique (ou de sociologie dite qualitative ou de terrain), où l'on sait que la personnalité du chercheur, la nature de ses relations avec les enquêtes, son mode d'implication dans la réalité locale jouent un grand rôle. De toutes les sciences sociales, l'anthropologie (ou la sociologie de terrain) est celle où le rôle « méthodologique » de la personne même du chercheur (son observation, son écoute, ses relations personnelles, son intuition, etc.) est le plus important, au niveau particulier de la production des données. La subjectivité de l'anthropologue est un point de passage obligé du travail anthropologique de terrain, c'est une caractéristique en quelque sorte « professionnelle » centrale.

Comment gérer ce problème particulier que pose le rôle de la subjectivité du chercheur dans la production des données de terrain ? C'est désormais dans ce seul registre véritablement méthodologique, que nous avons voulu découpler des connotations narratives, épistémologiques et morales qui s'y mêlent d'ordinaire, que nous nous situerons. La question à laquelle nous tenterons de répondre est donc : le « je » est-il méthodologiquement intéressant, et à quelles conditions ? Que faut-il en faire sur le terrain, et que faut-il en dire après, qui permette de contrôler ou d'évaluer la qualité des informations et interprétations proposées ? Devereux apparaît à ce niveau comme un précurseur, puisque, dès 1967, il invitait à « accepter et exploiter la subjectivité de l'observateur » (1980, p. 30).

Comme « problème méthodologique », la question de la subjectivité du chercheur de terrain peut se décomposer en trois modes d'interventions du « facteur personnel ».

Le « facteur personnel présent dans toute activité scientifique » renvoie à l'inéluctable intervention d'éléments subjectifs dans n'importe quel processus de recherche (y compris dans les sciences « dures »). Les stratégies, les intérêts, les préjugés, les affects du chercheur ne sont pas sans influence sur ce qui l'intéresse, sur ce qu'il étudie, sur ce qu'il sélectionne, sur ce qu'il produit, aussi systématiques soient ses procédures d'observation, aussi formalisé soit son langage, aussi complexes soient ses instruments. On sait qu'une certaine sociologie des sciences s'est faite une spécialité de traquer le « facteur personnel » (qui est évidemment aussi social ou culturel qu'idiosyncrasique) au cœur des laboratoires.

Le « facteur personnel spécifique aux sciences sociales », c'est-à-dire aux sciences historiques (Passeron, 1991), est inhérent aux contraintes propres à ces sciences, privées de dispositifs expérimentaux, condamnées à se servir pour l'essentiel du langage naturel, soumises aux pressions des idéologies, interprétatives [426] de part en part, peu cumulatives, enfermées dans une « double herméneutique » (Giddens, 1987). Dans de telles conditions la virtuosité interprétative ou narrative du chercheur, comme ses règlements de compte, ses parti pris ou ses dogmes, pèsent d'un poids parfois redoutable.

Enfin, le « facteur personnel spécifique à l'enquête de terrain en sciences sociales » (dont l'enquête ethnographique est l'exemple type) relève des particularités des dispositifs d'enquête dite qualitative, par contraste avec les séquences relativement standardisées des dispositifs d'enquête à base statistique. On a en effet affaire à une situation d'enquête où les interactions, souvent prolongées, du chercheur avec des membres des groupes auprès de qui il enquête jouent un rôle central dans la production même des données, à travers tant « l'observation participante » que la conduite d'entretiens.

Bien sûr, dans le produit final d'une enquête ethnographique, ces trois types de « facteurs personnels » se cumulent, et bien malin qui pourrait faire la part de chacun. Toutefois l'expérience montre que l'ethnologue (ou parfois le sociologue) tend à rendre compte de façon autonome du troisième facteur et à relater son « expérience de terrain » ou à réfléchir sur elle. Cette littérature que nous évoquions précédemment, sous forme de texte, de hors-texte ou de métatexte, est bel et bien centrée sur le rapport personnel de l'ethnologue à son terrain, qui semble donc s'autonomiser par rapport aux deux autres « facteurs personnels ». Alors que les effets cumulés du « facteur personnel présent dans toute activité scientifique » et du « facteur personnel spécifique aux sciences sociales » s'ex priment préférentiellement, si l'on considère une œuvre quelconque en science sociale, dans le choix et dans la construction du sujet, dans les hypothèses et dans les schémas interprétatifs, et enfin et en même temps dans l'écriture et la mise en récit, tout ceci de façon relativement indiscernable et sans auto-analyse du chercheur, l'effet propre du « facteur personnel spécifique à l'enquête de terrain en sciences sociales » s'isole plus nettement et se fait volontiers réflexif, à travers diverses mises en scène ou mises en analyses que l'auteur opère de ses rapports avec ses interlocuteurs locaux.

En fait, deux dimensions complémentaires de l'insertion du chercheur sur son terrain sont ici pertinentes. D'un côté, quels sont les rapports qu'un chercheur entretient avec les acteurs du groupe auprès de qui il enquête, autrement dit comment s'insère-t-il dans la société locale, de quel type de « participation » (nécessairement observante) ses « données » (ou, si l'on préfère, les énoncés référentiels qu'il nous livre) sont-elles le produit, quel « rôle » adopte-t-il sur son terrain, et quel rapport ce rôle entretient-il à la fois avec son propre parcours biographique et avec des exigences méthodologiques ? Y a-t-il des implications plus ou moins nécessaires ou productives ? En allant à l'extrême, le chercheur doit-il « être affecté » (Favret-Saada, 1990), doit-il même se « convertir » (Jules-Rosette, 1976) ? D'un autre côté, comment le chercheur rend-il compte de sa propre forme de participation, et jusqu'à quel point doit-il pousser la restitution de son histoire personnelle sur le terrain ? Quel contrôle méthodologique la narration de ses relations avec les « enquêtes » permet-elle, ou plus exactement, quel type de narration aurait une valeur méthodologique ? Jusqu'où doit-on aller dans l'explicitation de la posture du chercheur ?

[427]

Derrière la « question de la subjectivité », abordée désormais ici dans une perspective fondamentalement méthodologique, et centrée sur le rapport du chercheur à son terrain, nous découvrons donc deux questions complémentaires : la question de l'implication et la question de l’exploitation. Ce sont ces deux questions que nous allons considérer en détail.

L'IMPLICATION

Nous évoquerons tout d'abord trois cas différents d'« implication forte », comme représentatifs d'autant d'idéal-types : l'engagement ambigu, la conversion et le dédoublement statutaire.

Favret-Saada ou l'engagement ambigu

« Autant dire qu'il n'y a pas de position neutre de la parole : en sorcellerie, la parole, c'est la guerre. Quiconque en parle est un belligérant, et l'ethnographe comme tout le monde. Il n'y a pas de place pour un observateur non engagé. » (Favret-Saada, 1985, p. 27). « Quand la parole c'est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre ethnographie. » {ibid., cité par Laplantine, 1996, p. 25).

L'argument de Favret-Saada pour légitimer son insertion « pratique » dans l'univers de la sorcellerie du bocage (en tant que « désensorcelleuse ») est à l'origine fondamentalement méthodologique et contextuel. Il n'y avait pas de place possible en cette affaire-là pour un simple observateur, et c'est ce que elle-même a découvert peu à peu, et presque malgré elle. Pour enquêter sur la sorcellerie, il faut accepter de s'impliquer (d'être impliqué) activement, personnellement. La raison qu'en donne Favret-Saada est double. D'un côté, l'idéologie de la Raison, qui domine en France depuis le siècle des Lumières et que l'école a largement diffusée, disqualifie les « superstitions » : face à un chercheur ordinaire, intellectuel parisien représentant le savoir rationaliste, les paysans concernés par la sorcellerie et le désenvoûtement ne peuvent que se taire, nier, dissimuler. D'un autre côté, la sorcellerie serait un « procès de parole », caractérisée par des rôles relevant de renonciation : quiconque n'occupe pas un de ces rôles ne voit rien, n'apprend rien, ne sait rien.

La stratégie de l'implication directe mise en œuvre par Favret-Saada répondrait donc d'abord et avant tout à une contrainte de la situation. Pour réussir son enquête, le chercheur doit « jouer le jeu » (« faire la guerre ») et apparaître aux enquêtes comme engagé à leurs côtés, du même bord qu'eux. Ce type de contrainte pourrait d'ailleurs amener en toute logique le chercheur à se « déguiser » (comme l'ont fait certains journalistes pour des enquêtes « participantes » célèbres sur les Turcs en Allemagne, ou le Front national). Une telle solution poserait évidemment de réels problèmes déontologiques, mais c'est une autre histoire. Le déguisement anthropologique ou sociologique ne va guère jusqu'au [428] changement complet d'identité, et se restreint plus souvent à une plus innocente tromperie sur la croyance, une sorte de cynisme méthodologique où l'on ferait croire aux autres que l'on croit comme eux. Mais l'implication directe selon Favret-Saada ne se veut pas une forme atténuée de déguisement. Au contraire, loin de « tromper » les gens en faisant croire qu'elle est de leur bord, Favret-Saada affirme se mettre vraiment de leur côté. Le chercheur « fait la guerre avec eux », pour de vrai.

Pour de vrai ? Ce n'est pas si sûr, et ce type d'implication directe est chargé d'ambiguïté. Treize années plus tard, Favret-Saada n'écrit-elle pas : « Bien sûr, je n'ai jamais cru comme à une proposition vraie qu'un sorcier puisse me nuire en posant des charmes ou en prononçant des incantations, mais je doute que les paysans eux-mêmes y aient cru de cette façon. En fait ils exigeaient de moi que j'expérimente pour mon compte personnel — pas celui de la science - les effets réels de ce réseau particulier de communication humaine en quoi consiste la sorcellerie. » (Favret-Saada, 1990, p. 5). À mon tour, je doute que les paysans aient cru à la sorcellerie sous la forme de cette métaphorisation à laquelle procède Favret-Saada, qui aboutit étrangement à les déposséder de leurs croyances en l'efficacité des charmes ou des incantations. Il ne s'agirait plus que d'une forme particulière de réseau de communication... Le problème avec cette interprétation euphémisée et intellectualisée de la sorcellerie, qui n'est légitime qu'e« tant qu'interprétation savante, est que Favret-Saada la transforme en interprétation émique [12], plus ou moins latente, et donc l'impute aux « indigènes », dans le but évident de nous convaincre que la réalité sorcellaire vécue et pensée par les paysans et celle vécue et pensée par Favret-Saada étaient identiques, et donc que l'implication de cette dernière était « pour de vrai » même si elle ne croyait pas à l'efficacité des charmes et des incantations. On finit plutôt par être convaincu du contraire, à savoir que les conceptions qu'a Favret-Saada de la sorcellerie et celles qu'en ont les paysans (qu'elle nous décrit par ailleurs fort bien dans son ouvrage) restent pour le moins différentes, au départ comme à l'arrivée, malgré le mal que se donne Favret-Saada pour faire croire qu'il s'agit des mêmes. En fait l'ambiguïté est au fondement même de ce type d'implication. En participant aux rituels des autres, le chercheur n'entend pas leur faire croire plus ou moins cyniquement qu'il partage leurs croyances (stratégie du déguise ment), il se fait croire à lui-même qu'il partage « en un certain sens » les croyances des autres (stratégie de l'ambiguïté).

La littérature anthropologique n'est pas avare de telles implications ambiguës [13] où, pour entrer dans une relation « active » avec les « indigènes » à l'intérieur de leur « monde naturel » (selon l'expression de Schutz), le chercheur qui se veut plus qu'un simple observateur de rituel ou un simple interlocuteur de magicien et qui se met à « pratiquer » se sent obligé, sans doute pour ne pas [429] être accusé d'hypocrisie, de s'engager « en un certain sens », de croire sans croire tout en croyant, de faire comme s'il franchissait en toute bonne foi la ligne sans pourtant jamais la franchir vraiment. Pour opérer un tel exercice d'équilibrisme intellectuel, il doit transformer les croyances des « indigènes » en une figure symbolique compatible avec ses propres configurations de pensée, c'est-à-dire celles de son milieu intellectuel, évidemment fort éloignées. La poésie (les références préférées sont alors Bataille ou Artaud) peut fournir certains opérateurs pour cette transmutation, mais bien moins que la psychanalyse qui légitime avec virtuosité cet art de l'entre-deux [14]. Il est en tout cas diverses ressources intellectuelles qui permettent de se situer au second degré quand les « indigènes » sont au premier, au troisième quand ils sont au second, etc., tout en se donnant l'élégance de faire semblant de parler de la même chose de la même façon. Mais l'implication ambiguë a ses limites en quelque sorte « objectives », et le temps en est une, qui est un bon révélateur : à de très rares exceptions près (je pense à Pierre Verger) [15] la plongée contrôlée dans les croyances et pratiques d'autrui s'achève une fois le livre écrit, ou la mission finie... C'est là une grande différence avec la « conversion ».

Jules-Rosette ou la conversion

Benetta Jules-Rosette, en quittant les États-Unis pour le Zaïre et la Zambie afin d'étudier une église syncrétique et prophétique locale (1975, 1976, 1978), n'avait aucune stratégie d'implication particulière en tête. Cependant l'Eglise apostolique de John Maranke l'a séduite au point qu'elle s'est convertie, sous une certaine pression, il est vrai, du contexte local (Jules-Rosette, 1976, pp. 148-151). Ici, l'immersion va d'une certaine façon jusqu'à son terme (surtout s'agissant d'un baptême), mais elle change de nature, puisqu'il ne s'agit plus d'une option méthodologique délibérée, mais d'un choix de vie personnel. Certes la conversion comporte en l'occurrence une valeur heuristique ajoutée, et Jules-Rosette reconnaît elle-même que la curiosité n'est pas sans intervenir [16]. Mais le changement de rôle est ici assumé publiquement pour des raisons personnelles et non pour les nécessités de l'enquête. Il relève explicite ment du parcours biographique extra-professionnel du chercheur même s'il a des conséquences évidentes sur l'exercice de son métier. Alors que l'engage ment ambigu se voulait méthodologiquement exemplaire, il n'en est pas de [430] même de la conversion, qui en l'occurrence ne s'assortit d'aucun prosélytisme méthodologique, tout en reconnaissant l'existence d'une « valeur ajoutée » en termes d'enquête [17].

Cependant la différence entre ces deux positions s'estompe dans la pratique de terrain, en particulier du fait que toutes deux aboutissent à « jouer le jeu » du point de vue même des acteurs locaux, « comme un acteur local ». Nous avons donc deux cas d'observation participante très particulière, où la participation devient maximale, sans abolir en quoi que ce soit l'observation [18].

En fait, dans de telles situations, le chercheur relève alors d'une certaine façon de ce que l'on a parfois appelé l'« endo-ethnologie » dans la mesure où il est devenu à certains égards un insider. Le terme d'« endo-ethnologie » (comme celui d'« insider ») est inapproprié à strictement parler : faire de l'ethnologie ou de la sociologie « chez soi » n'est jamais complètement vrai, sauf si le chercheur enquête sur ses collègues. Le chercheur originaire du milieu où il enquête, ou qui fait partie d'une même communauté linguistique (ou culturelle au sens très large) que ceux auxquels il s'intéresse, est toujours, parce qu'il est devenu à l'issue d'un long parcours scolaire un chercheur en sciences sociales, un intellectuel qui s'est extrait de son groupe ou de sa culture d'origine, et qui occupe une position nettement distincte de celles de ses « compatriotes ». Dans ces limites, qui sont importantes, le converti (ou celui qui s'en approche) est dans une position assez analogue à celle du fils du pays qui revient faire son terrain dans son village d'origine ou, à un moindre degré, de l'ethnologue qui a pris épouse ou époux localement : les uns et les autres ne sont pas considérés comme des étrangers, tout en étant éloignés du niveau de compétence propre aux « vrais indigènes » (au moins initialement), et tout en relevant d'une « double appartenance » (ce sont aussi, voire surtout, des intellectuels liés au su de tous à une communauté savante extérieure). Dans certains cas (fils du pays) cette position « interne » particulière est d'origine (ascription), dans d'autre cas (conversion, engagement ambigu) elle est acquise (achievment). Occuper une telle position est incontestablement à divers égards favorable pour la recherche (à degré égal de compétence et de formation), bien que cela ne soit pas sans impliquer diverses contraintes assorties de quelques inconvénients [19] : parfois, un observateur plus extérieur aux jeux et enjeux locaux sera mieux informé par les diverses fractions ou factions de la place, et il ne faut pas oublier que l'implication forte est en général synonyme d'« enclicage » (Olivier de Sardan, 1995b). Mais, si l'« endo-ethnologie » constitue pour l'enquête une configuration de ressources et de contraintes supplémentaires, en aucun cas elle ne peut être proposée comme modèle méthodologique. On ne peut considérer que la conversion, le mariage ou l'autochtonie soient des points de passage préférentiels des parcours professionnels [431] en anthropologie, ni des conditions nécessaires d'un bon travail de terrain.

Berche ou le dédoublement statutaire

Médecin de santé publique, Thierry Berche était responsable pour le compte de l'agence de coopération allemande (Gtz) d'un projet de soins de santé primaire au Mali, en pays dogon. Cette expérience a constitué son « terrain ». Le contexte et l'histoire de ce « projet » sont devenus ainsi objets anthropologiques. Le chef de projet s'est fait en même temps ethnologue ou sociologue (Berche, 1998).

Dans les situations précédentes, le groupe étudié était censé partager une identité forte, autrement dit être uni par une même « culture ». Ici nous sommes au contraire dans une situation multiculturelle, où se confrontent des acteurs dotés d'appartenances variées, où coexistent des rôles et des statuts relevant d'identités et de cultures hétérogènes. C'est d'ailleurs là un trait caractéristique des contextes de « développement », qui fonde l'originalité de l'anthropologie du développement [20]. Les cas ne sont pas rares où le chercheur occupe dans ce type de contexte un statut professionnel spécifique, pour des raisons biographiques propres et non en fonction d'une stratégie de recherche délibérée. Il est alors le plus souvent un opérateur de développement (consultant, expert, technicien, chef de projet, etc.) qui fait « de surcroît » de la recherche (Berche parle même de « chercheur du dimanche »). Il est dès le départ un insider, non comme membre d'une quelconque « communauté » qui serait l'objet de l'enquête, mais comme occupant l'un des rôles qui se confrontent dans l'arène d'une opération de développement ou d'un « projet ».

Berche, dans le cas cité, a choisi d'adopter un profil bas et, dans l'écriture de son ouvrage, de dé-subjectiviser au maximum son propre rôle. Lorsqu'il évoque l'action du « chef de projet », dont il ne parle qu'à la troisième personne, rien ne rappelle qu'il s'agit en fait de lui-même (seules quelques lignes dans l'introduction permettent de savoir qu'il a occupé cette fonction). On voit là que l'implication et l'explicitation n'ont pas nécessairement partie liée et ne varient pas nécessairement de façon concomitante. D'autres chercheurs ayant un statut similaire d'acteur intervenant sur la scène sociale qu'ils étudient pourront au contraire recourir au « je », et faire nettement plus état de leur position propre et des rapports qu'ils ont entretenu avec les autres acteurs. Mais, dans tous les cas, on a affaire à une situation qui pose au départ des problèmes méthodologiques quasiment inverses à ceux des deux situations précédentes, où la recherche de terrain reposait sur une stratégie d'intégration forte au milieu (engagement ambigu) ou l'accompagnait (conversion). Le chercheur qui est déjà impliqué sur son terrain par son statut professionnel, hors recherche, n'est pas en quête d'intégration, il a au contraire plutôt besoin de trouver des procédures de « mise [432] à distance » lui permettant d'être le moins possible juge et partie, et de se dégager en tant que chercheur des positions et des jugements qui sont les siens en tant qu'acteur. Cela aboutit à une sorte de schizophrénie où la même personne est à la fois le chercheur et l'informateur du chercheur, l'observateur tenu à l'impartialité au moins relative et le praticien condamné à la décision et à l'arbitrage.

Comme pour les contextes d'« endo-ethnologie », le dédoublement statutaire offre des avantages et des inconvénients, et combine des ressources nouvelles et des contraintes supplémentaires. Là encore, il faut « faire avec », et on ne peut y voir un modèle exportable et encore moins généralisable.

Il est bien d'autres formes d'implication « fortes », et nous n'avons évoqué ici que trois figures remarquables parmi bien d'autres possibles [21]. Par exemple un mode d'insertion « fort » à la fois semblable à celui de Berche (double statut) et inverse (car choisi uniquement pour l'enquête) consiste à acquérir délibérément un rôle officiel (par exemple salarié) dans le groupe, l'institution ou l'arène choisie (Peneff, 1992, s'embauchant comme brancardier). Par rapport à l'observation participante classique, fondée en général sur la résidence pro longée au sein du groupe étudié et un certain partage de sa vie quotidienne, diverses stratégies ont donc en commun de reposer sur une « participation » nettement plus marquée, sur un « plus » d'implication, pour des raisons diverses, méthodologiques parfois, biographiques souvent. Mais ce « plus » d'implication, qui est parfois très productif en termes de résultats d'enquête, n'est toutefois pas la garantie automatique d'un « plus » en termes de qualité ethnographique ou sociographique, et, surtout, ne peut être érigé en « valeur » méthodologique cardinale (sauf à employer des arguments « moraux » ou « épistémologiques », dont nous avons dit au début qu'ils relevaient d'autres registres). Autant une implication forte peut être parfois utile, voire nécessaire (si elle est possible), autant elle peut être en d'autres cas un obstacle méthodologique, comme lorsqu'elle débouche sur la naïveté, l'affabulation ou le clientélisme.

En fait, si l'on veut considérer aussi méthodologiquement que possible la question de l'implication, « normale » ou dotée d'un « plus », on peut la décomposer en deux sous-questions : 1 ) Quelle position occupe le chercheur de terrain prolongé au sein de la société locale ou du groupe étudié ? 2) Quel type d'empathie le lie aux acteurs de cette société locale ou de ce groupe ?

La position du chercheur au sein de la société locale

Elle peut osciller entre deux pôles. Nous venons d'examiner un pôle, qui regroupe les stratégies, volontaires ou non, de l'implication forte. À l'autre pôle, on aura l'extériorité qui, poussée à l'extrême, évoquerait la condition des enquêteurs salariés dans une enquête par questionnaire ou un sondage (« Je [433] viens, je questionne, je m'en vais »), et qui est souvent représentée dans certaines formes de la sociologie d'entretien (« Je repère, je mène un ou deux entretiens, et je m'en vais ») [22]. Une certaine ethnologie coloniale n'a peut-être pas échappé à ce type d'extériorité (« Je convoque, je questionne, je congé die ») [23].

Mais, la plupart du temps, le chercheur se situe entre les deux pôles, il n'est ni dans l'implication forte, ni dans l'extériorité, et occupe une position intermédiaire d'implication douce. Nettement plus intégré et familier, de par sa résidence locale et/ou sa présence prolongée et/ou sa compétence culturelle, qu'un simple visiteur ou un touriste, qu'un enquêteur ou un expert de passage, il n'est pas pour autant un véritable acteur direct du jeu local. Il y a cependant son rôle propre. Ce rôle qu'il revêt ou qu'on lui concède varie évidemment, d'abord selon un facteur personnel non négligeable, mais aussi selon les objets traités, et selon les cultures d'accueil, et les possibilités qu'elles ont de donner au statut de « chercheur en sciences sociales », souvent absent du répertoire local [24], une équivalence ou une correspondance plus ou moins approximative. Ainsi, dans les villages africains, la position de l'« hôte » de passage (ou d'« étranger sympathisant »), doté de « logeurs » qui sont considérés plus ou moins comme ses « tuteurs » et avec lesquels il noue des sortes de liens de parenté fictifs mais commodes, est une position classique, disponible, qui est particulièrement favorable à ce que s'y coule l'anthropologue ou le sociologue en séjour de terrain. On attend d'un tel hôte qu'il manifeste une connaissance minimale des règles de bienséance et qu'il respecte comme il se doit certains codes sociaux, à la différence du touriste ou de l'expert de passage. On n'attend pas de lui qu'il soit candidat à la chefferie pour lui parler du pouvoir, qu'il cultive un champ de mil pour lui parler des systèmes de culture, qu'il se marie sur place pour lui parler de la parenté, qu'il soit possédé pour lui parler des génies [25].

On remarquera cependant que la maîtrise de la langue locale pourrait être prise comme un assez bon indicateur d'une insertion ou d'une implication minimale, au moins dans les cas où le chercheur n'est pas initialement locuteur de cette langue. Sans cette maîtrise, on peut craindre une extériorité trop importante [26]. Mais la langue n'est pas simplement un mode d'insertion, c'est aussi une forme d'empathie et d'imprégnation.

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Empathie et imprégnation

La capacité de comprendre non seulement ce qui se passe mais aussi les raisons de ce qui se passe, de maîtriser les principales logiques aussi bien cognitives que pragmatiques de ses interlocuteurs, autrement dit d'être à l'aise au sein de la culture que l'on étudie, relève d'un ensemble de processus d'imprégnation typiques de l'observation participante. Les apprentissages du chercheur sur le terrain sont pour une part « informels » et dépendent de ses relations avec les acteurs locaux. À cet égard la sympathie qu'il a pour eux ou qu'il leur inspire est évidemment un facteur favorable. II semble difficile de pratiquer une bonne ethnographie au sein d'un groupe qui ne susciterait qu'antipathie ou angoisse [27], ou dont les activités n'inspireraient que dédain ou ennui. Mais à l'inverse une situation d'émerveillement permanent n'est pas forcément beaucoup plus saine, et évoque le piège populiste bien connu [28]. En outre, un excès d'implication subjective et sentimentale (Roth, 1989) de l'anthropologue dans les croyances de ceux qu'il étudie aboutit souvent à présenter les croyances vécues et perçues par l'ethnologue-participant-séduit-et-enthousiaste comme étant celles-là mêmes vécues et perçues par les intéressés, oubliant par là à la fois les différences de position et de trajectoire entre l'ethnologue et ses sujets (illusion fusionnelle) et les pièges ou ruses d'un moi qui est loin d'être innocent, fidèle et transparent (illusion communicationnelle)... L'égocentrisme se conjugue alors à l'ethnocentrisme. L'insertion « normale » dans une société locale n'est-elle pas plutôt d'y avoir, comme tout un chacun, ses sympathies et ses antipathies, ses accords et ses désaccords, ceux (ce) que Ton aime et ceux (ce) que l'on n'aime pas ?

Tout chercheur menant une enquête prolongée (comme toute personne qui séjourne un certain temps au sein d'un groupe humain quelconque) y développe une certaine forme d'insertion affective [29]. Cette insertion affective est induite par le processus d'enquête et a des effets importants sur ses résultats et sa qualité. Mais elle est, d'abord et surtout, liée à un ensemble de facteurs personnels et situationnels non reproductibles et peu maîtrisables. Le chercheur sur son terrain n'est pas que chercheur (espérons-le), et il transporte aussi avec lui un monde personnel qui entre au contact avec les mondes personnels de ceux auprès de qui il travaille et vit, pour un temps. Cette part-là de la présence sur le terrain n'est (heureusement) pas au sens strict professionnalisable, c'est-à-dire régulable par des normes professionnelles, bien qu'elle ait indubitablement des effets sur la production professionnelle. De chacun selon son caractère, ses goûts, ses affects, [435] ses intuitions, sa sensibilité, sa capacité de contact. L'anthropologie implique à l'évidence que ceux qui la pratiquent aient une compétence minimale en communication, en sociabilité, et en écoute interpersonnelle. Mais on ne voit pas comment transformer cette compétence latente en savoir formalisé ou en cahier des charges détaillé. L'insertion affective est un fait, mais elle varie considérablement d'un chercheur à l'autre, d'un terrain à l'autre. Et il est fort probable qu'elle ne soit corrélée ni aux positions épistémologiques de l'anthropologue, ni à son narcissisme littéraire.

Aussi est-il préférable que l'insertion affective ou le mode d'implication du chercheur restent pour l'essentiel une affaire privée [30] non soumise à des injonctions méthodologiques d'immersion radicale, même si les sous-produits professionnels de telles immersions sont parfois importants (mais ils sont loin de l'être toujours).

Opposer une ethnologie de l'implication (forte) à une ethnologie de corpus (de facture plus classique) n'a pas plus de sens. Il n'est pas d'ethnologie sans corpus, c'est-à-dire sans ensemble pertinent de données produites de façon contrôlée, que ces données soient des entretiens, des observations ou des recensions. Et il n'est pas non plus d'ethnologie sans implication du chercheur, que l'on voit mal, sauf tristes exceptions, être réduit à ne fonctionner, dans ses séjours de terrain, que comme froide machine à produire des corpus. Corpus et implication n'ont cependant pas le même statut méthodologique. Les corpus de données ont une relative standardisation, ils sont justiciables de certaines formes de contrôle, et sont mis en scène dans la rédaction finale. En revanche, les styles et les contenus de l'implication, même s'ils ont une valeur ajoutée en termes de recherche, sont aussi variables que personnels, et aucun critère scientifique ne permet de les évaluer. Faut-il alors en rendre compte ?

Nous voici arrivés à la question de l'explicitation. La pudeur du côté de l'écriture serait-elle une erreur ? Un contrôle méthodologique rigoureux n'exige-t-il pas que l'ethnologue ou le sociologue de terrain en disent plus sur leur implication durant l'enquête, quels que soient le style et le contenu de ladite implication ?

L'EXPLICITATION

Jusqu'où doit-on aller ou ne pas aller dans la mise au jour des rapports que le chercheur a entretenu avec les « indigènes » ? On sait le trouble qu'a suscité la publication posthume du « journal » de Malinowski, où les défauts et les aigreurs de l'homme privé s'exposaient parfois sans fard, aux dépens du mythe de l'homme public. Doit-on demander à chacun de se dévoiler sans complaisance, [436] afin de mieux pouvoir décrypter les propos savants qu'il nous livre ? Comment se situer entre le refoulement et l'exhibition ? Quand on nous dit que « l'expérience ethnographique, en tant que pratique personnelle, doit apparaître comme partie intégrante de l'analyse, et l'anthropologue doit la textualiser en tant que telle » (Kilani, op. cit., p. 17), jusqu'où « doit » aller cette textualisation ?

Il est d'autant plus difficile de rester dans le registre de la méthodologie que, sur cette question aussi, les argumentaires éthiques ou les jugements normatifs affleurent vite. Du côté de l'éloge de la pudeur, c'est G. Calame Griaule qui légitime l'« ascétisme intellectuel » de son père (Griaule) par sa « volonté de s'effacer derrière les gens qu'il observait » (cité dans Laplantine, op. cit., p. 44).

Du côté de l'exposition de soi, c'est le courage de rompre un interdit que l'on met volontiers en avant : F. Weber entend, en publiant des extraits de son journal d'enquête et des bribes d'auto-analyse (1989), poser un « acte théorique » (1990, p. 146) contre la tradition de l'ethnologie française, où le terrain est « magnifié comme une expérience mystique dont on ne peut rien dire » (ibid., p. 139). Le récit d'enquête n'est pas sans avoir une dimension autovalorisante : « Incidemment, il met en valeur l'engagement du chercheur [...], son honnêteté [...], sa lucidité. » (Bizeul, 1998, p. 780).

En fait, les arguments proprement méthodologiques se résument à trois positions principales.

La position « objectiviste »

Il s'agirait de neutraliser l'effet subjectif par une sorte de « calcul de l'erreur ». C'est paradoxalement Leiris (1992, pp. 50-55) qui emploie cette expression. On trouve la formulation classique de cette position dans l'ouvrage de Devereux dont un chapitre traite de « l'exploitation des perturbations produites par l'observation » {op. cit., p. 363). La méthodologie « doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive » (ibid., p. 16). On doit prendre acte de l'impossibilité d'échapper à une appréhension subjective de la réalité, en tenir compte, et finalement s'en servir pour, à travers la mise en évidence du facteur personnel, parvenir à une appréciation finalement plus objective de cette réalité. Il faut « accepter et exploiter la subjectivité de l'observateur », et ne pas la considérer comme « un fâcheux contretemps dont la meilleure façon de se débarrasser est de l'escamoter » (ibid., p. 30). Ici, l'explicitation remplit une fonction d'objectivation du rôle du facteur personnel, et d'évaluation de ses effets. F. Weber explique ainsi : « Je livrais des éléments subjectifs par souci d'objectivité » (1990, p. 139) quand d'autres invitent à « donner la plus grande transparence possible au travail d'objectivation du chercheur en sociologie » (Pinçon et Pinçon-Chariot, op. cit., p. 11).

 [437]

La position « dominocentrique » [31]


La situation d'enquête étant fondamentalement inégalitaire, sous la forme d'un chercheur intellectuel lié aux classes dominantes s'adressant à des « indigènes » faisant partie des classes (ou des peuples) dominés, la conscience et la maîtrise de ce biais deviennent des enjeux centraux de toute explicitation méthodologique. « La situation d'enquête doit être analysée comme une sorte de procès, où les enquêtes sont et se savent toujours mesurés à une norme. » (Mauger, 1991, p. 131). « Du point de vue des enquêtes, entrer en relation d'enquête avec le sociologue, c'est se placer en situation d'être doublement dominé. » (ibid., p. 134) [32].

La relation de domination, liée aux légitimités culturelles, pèserait à ce point sur les contextes d'entretien et d'observation que seule la description des efforts du chercheur pour en révéler/effacer les effets pourrait réhabiliter une entreprise de connaissance sinon suspecte. En se mettant en scène, l'anthropologue met en scène sa relation inégale aux autres, et par cette stratégie de dévoilement combat la stratégie d'occultation des structures de domination [33].

La position « hyper-interactionniste »

Elle déchiffre la situation d'enquête comme caractérisée avant tout par une coproduction de savoir entre le chercheur et ses informateurs. Les données ainsi engendrées sont la résultante des stratégies respectives des acteurs en contact, et doivent être sans cesse référées à ces stratégies et à leur interaction contextualisée. La négociation informelle permettant d'aboutir ou non à une définition commune de la situation est alors un enjeu méthodologique central. Décrire systématiquement l'interaction de recherche devient une tâche scientifique en soi, essentielle au processus de recherche.

On ne s'étonnera sans doute pas que ces trois positions soient parfois cumulées. L'analyse que fait Briggs des pratiques de l'interview combine ainsi un point de vue hyper-interactionniste, entièrement focalisé sur les modalités « méta-communicationnelles » de la situation d'entretien, et un point de vue [438] dominocentrique, qui privilégie les « effets de domination » dans ces inter actions : « We commonly impose our communicative norms on our consultants. This practice amounts to communicative hegemony [...]. Communicative hegemony is a rather more subtle and persistent form of scientific colonialism. » (Briggs, 1986, p. 121).

Un usage mesuré

On voit cependant les limites de ces trois positions, dès lors qu'elles se veulent radicales ou qu'on les prend en quelque sorte au mot.

1- Le « calcul de l'erreur » n'est jamais effectué, et la métaphore tourne vite court, car nul n'a jamais trouvé la formule permettant d'évaluer « scientifique ment » l'effet du facteur personnel et sa transformation en indicateur du réel objectif. La déclaration reste de pur principe. L'explicitation ne permet hélas jamais pratiquement de gager méthodologiquement les énoncés du chercheur en faisant la part exacte de sa subjectivité. Lorsque l'on écrit : « Le lecteur doit pouvoir se faire une idée de la façon dont je me suis comporté sur le terrain et dont ma personnalité a pu influencer la sélection et la présentation des données. » (Riesman, op. cit., p. 16), ce souhait (y compris dans l'ouvrage en question) reste largement un vœu pieux : la personnalité d'un chercheur, les multiples réalités d'un terrain et les interactions entre les deux sont trop complexes pour que l'on puisse contrôler, à travers quelques bribes de témoignages, de souvenirs, d'impressions, ou de récits, l'alchimie qui produit le texte ethnographique et le poids de telles ou telles variables personnelles...

2- La réduction de la situation d'enquête à une situation de domination, du simple fait que l'enquêteur appartient aux classes ou cultures dominantes et l'enquêté aux classes ou cultures dominées, fait peu cas des ressources, considérables (y compris l’exit option), dont disposent les enquêtes pour « manipuler » eux aussi les enquêteurs. Si l'écart social et/ou culturel entre l'enquêteur et l'enquêté est évidemment fréquent dans les relations d'enquête, comment évaluer le poids de ce facteur sur le comportement des enquêtes, parmi les multiples variables qui induisent ou minimisent des « biais » ? Tant du côté des enquêtes, moins « soumis » et plus « autonomes » qu'on ne l'a dit [34], que du côté des enquêteurs, dont le savoir-faire tend à réduire les effets du décalage, diverses ressources ou stratégies amènent à douter que la légitimité sociale ou culturelle soit un problème aussi central, en tout cas en ce qui concerne l'interaction d'enquête de longue durée menée par un chercheur expérimenté [35]. Pinçon et Pinçon-Chariot en donnent d'ailleurs un involontaire contre-exemple : ce qu'ils [439] invoquent comme autant de spécificités d'une situation d'enquête inversée (le chercheur petit-bourgeois enquêtant auprès d'indigènes grands-bourgeois par qui il se sent dominé) est en fait fort banal et anodin, et renvoie aux difficultés tout à fait ordinaires de toute enquête...

3 - Quant à la description de la situation de recherche devenant elle-même objet de recherche, on connaît la dérive autoréférentielle qui en découle. Le chercheur se décrivant à l'excès en train de co-chercher et de co-produire de la réalité continue-t-il vraiment à se préoccuper de ce qu'il cherchait, et la focalisation sur les interactions auxquelles il participe ne fait-elle pas passer au second plan les réalités sociales vers lesquelles ces interactions n'étaient initialement qu'une porte d'entrée ? N'y a-t-il pas peu à peu dissolution du réfèrent externe ? On constate alors que la focalisation sur l'interaction de recherche produit d'autant plus de connaissances sur cette interaction qu'elle en produit moins sur l'objet proprement dit de la recherche.

Est-ce à dire que toute explicitation en devient inutile ? Ce serait évidemment absurde. Simplement les arguments « lourds » en sa faveur pèsent moins qu'il y parait et les trois positions évoquées n'ont de sens que si elles sont adoptées avec modération et sans illusion excessive (ce que ne font hélas pas les hérauts de ces trois positions). Autrement dit, un minimum d'explicitation semble nécessaire, tant pour éclairer sur la trajectoire personnelle du chercheur sur le terrain que pour mettre au jour d'éventuels effets de domination ou décrire certaines interactions de recherche particulièrement significatives. Mais ces considérations n'ont de portée méthodologique qu'à faible dose, sans inflation ni prétention, et à condition de rester au second plan, tout comme les questionnaires, les procédures et les tableaux des enquêtes quantitatives ont un statut de complément indispensable sans pouvoir se substituer aux résultats et à leurs interprétations. En l'occurrence trop de méthodologie tue la méthodologie...

En fait les formes banalisées et mesurées de l'explicitation (par opposition aux formes « bruyantes » ou excessives) sont multiples. On se limitera à une brève description des plus courantes.

La contextualisation personnelle

La durée du ou des séjours, les lieux d'enquête et le mode de vie sur place, la part accordée aux entretiens, l'usage de transcriptions et/ou traductions, le recours à un collaborateur local et/ou interprète, la maîtrise de la langue, et enfin les formes d'implication du chercheur, si (et seulement si) celles-ci offrent des aspects particuliers par rapport aux formes habituelles de l'observation participante, tout cela semble constituer une sorte d'explicitation méthodologique optimale, qui fournit aux lecteurs et aux pairs quelques indications nécessaires sur le rapport du chercheur au terrain. Aller au-delà, c'est quitter l'explicitation méthodologique pour un autre registre.

[440]

L'usage des difficultés

Faire état des obstacles rencontrés et des solutions trouvées, que ce soit au niveau de la construction du sujet, avec les inévitables glissements qui s'opèrent au contact d'un terrain, ou sur le plan des procédures de travail, avec les dérives inévitables que les réactions des interlocuteurs infligent aux meilleures intentions méthodologiques, fait désormais partie d'une réflexivité salutaire, qui donne à connaître certains éléments saillants de la trajectoire propre d'une recherche en même temps qu'on en fournit les résultats. Faut-il rappeler qu'en l'occurrence le héros du récit est, toujours d'un point de vue méthodologique, le sujet de la recherche et non le chercheur, et que la pertinence des épisodes sélectionnés s'évalue en fonction de leurs effets cognitifs sur le produit final, sa plausibilité ou sa véridicité, et non en raison de leur pittoresque ou de leur exotisme ?

L'exploitation du cas implicant

Parfois le témoignage personnel du chercheur, que ce soit dans une position plutôt observatrice ou plutôt participante, prend un statut de « donnée empirique », et fonctionne comme « cas », comme exemple ou comme illustration. Une partie des case studies, qui restent parmi les meilleurs moyens dont disposent les sciences sociales de terrain pour argumenter empiriquement, accordent ainsi un rôle au chercheur lui-même, à un titre ou à un autre. L'explicitation de ce rôle est donc souvent nécessaire. La présence de l'anthropologue peut servir de déclencheur, de révélateur, d'enjeu. Il peut parfois devenir lui-même acteur, ne serait-ce que pour une séquence sociale circonscrite [36]. Mais l'étude de cas, si elle peut mobiliser la première personne, n'en est pas par principe dépendante, et peut souvent se satisfaire de procédures plus classiques et objectivantes (observation, entretiens, recensions) [37].

Apprentissage silencieux et vigilance routinière

Au bout du compte, les limites de toute explicitation sont liées à ce que l'essentiel de la « part méthodologique subjective » propre au terrain n'est que [441] fort peu exploitable [38]. La présence prolongée sur le terrain et les multiples interactions qui en découlent entre le chercheur et les acteurs locaux produisent des effets « silencieux » qui ne se réduisent ni aux corpus, aux entretiens, aux « données » plus ou moins « objectivables », ni aux rencontres spectaculaires ou aux scènes émotionnellement « chargées », et qui cependant expriment l'acquisition progressive d'une maîtrise au moins partielle des codes, usages, et logiques (représentationnelles et pragmatiques) du groupe étudié. Cet apprentissage culturel, au cœur de la pratique du terrain, est sans doute plus important que les quelques relations particulières ou éminentes qu'ont entretenues sur place les chercheurs : or ce sont celles-là dont nous parle volontiers la littérature d'« auto-analyse », qui reste par contre muette sur l'imprégnation quotidienne, banale et discrète. Celle-ci n'est pas plus modélisable que racontable [39].

Par ailleurs, le chercheur exerce un contrôle largement non verbalisé, voire non conscient, sur les modes de production de données auxquels il recourt (observation, interactions, entretiens, recensions), contrôle qui exprime un savoir-faire méthodologique antérieur incorporé ainsi qu'une adaptation aux contextes particuliers de l'enquête. De tels micro-réglages, à la différence des « grands choix » théoriques ou épistémologiques qui sont volontiers mis en scènes, détaillés, justifiés, expliqués, restent au contraire le plus souvent non explicités, car non explicitables. La vigilance routinière, qui garantit pour une bonne part la valeur des « données » produites, ne se prête guère à auto-analyse. De ce fait, les explicitations subjectives que l'on rencontre habituellement portent donc sur le plus visible, voire le plus spectaculaire, mais c'est ce qui est le moins important...

*
*    *

Peut-être faut-il enfin dissiper clairement une illusion : l'anthropologie et la sociologie n'ont pas pour but l'exaltation de la subjectivité des uns ou des autres, ni celle des chercheurs, ni celle des populations enquêtées. De même, l'anthropologie et la sociologie n'ont pas pour objectif premier d'établir une communication [442] idéale, transparente, égalitaire, fusionnelle. Qu'il y ait de la subjectivité et de la communication dans l'entreprise de recherche, c'est une évidence. Que l'acteur social, ses affects, ses représentations, ses stratégies soient au cœur de cette entreprise, en même temps que les institutions, les cultures, les structures, c'est une autre évidence, qui fut parfois oubliée, et ne l'est guère plus désormais. Qu'il y ait de surcroît, dans le séjour de terrain, de l'investissement affectif, des émotions, de la rencontre, de l'enthousiasme, c'est encore une évidence. Mais l'objet de nos sciences reste cependant la connaissance empirique du social, sans illusion ni sur la transparence des sujets ni sur notre capacité à établir des relations radicalement nouvelles. Cet objectif de connaissance est suffisamment complexe en lui-même, et les gens que nous rencontrons à cet effet ont suffisamment d'épaisseur et de densité propres pour que l'on ne charge pas trop la barque en voulant que le terrain soit aussi et en même temps une rédemption, une conversion, une révolution, une fusion, un salut ou une psychothérapie. Le terrain fait se superposer pour un temps une entreprise circonscrite de recherche (avec ses « règles du jeu » méthodologiques) et une séquence biographique du chercheur (avec ses règles du « je » personnelles, et ses formes d'implication particulières, selon des modalités tour à tour poétiques ou émotionnelles, affectives ou affectées, baroques ou burlesques, etc.). Ces deux registres, malgré leurs évidentes interactions, gagnent à ne pas être confondus, et l'explicitation de leurs relations ne se justifie, si l'on y réfléchit bien, qu'à faible dose, méthodologiquement parlant [40].

On refusera donc de se faire enfermer, en tout cas pour des raisons de méthode, dans cette dichotomie entre ce que Geertz appelle respectivement « author-evacuated texts » et « author-saturated texts » (op. cit., p. 9).

Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN
Shadyc - Ehess-Cnrs
Centre de la Vieille Charité 13002 Marseille
sardan@ehess.cnrs-mrs.fr

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[1] Je remercie Y. Jaffré, P. Lavigne Delville et A. Mary pour leurs remarques sur une première version de ce texte.

[2] Voir en particulier Evans-Pritchard (1972) et Firth (1936).

[3] Un véritable bilan devrait citer tous les chercheurs ayant publié dans la collection « Terre humaine », qui en France a donné ses lettres de noblesse au genre.

[4] L'Afrique fantôme est évidemment au carrefour des deux métiers de Leiris. Mais ce texte reste de bout en bout subjectif, et fait incontestablement partie de la catégorie des « hors-textes ».

[5] « L'auto-analyse fait partie depuis déjà longtemps de la panoplie du parfait ethnologue » (Copans, 1998, p. 10).

[6] « Standard anthropological genre - "objective" description (reportage), taxonomic labels (by-lines), realistic monographs (natura-lism) — overlooks their own symbolic nature. » (Boon, 1982, p. 26).

[7] Parfois combiné avec le « tu », voir Adams (1985).

[8] Voir Bensa (1995).

[9] « The question of signature, the establishment of an authorial prwsence within a text, has haunted ethnography from very early on, though for the most part it has done so in a disguised form. Disguised, because it has been generally cast not as a narratological issue, a matter of how best to get an honest story honestly told, but as an epistemological one, a matter of how to prevent subjective views from coloring objective facts. » (Geertz, 1988, p. 9).

[10] À laquelle sont associés à des titres divers les noms de Schutz, Blumer, Mead, Goffmann, Becker...

[11] « Seul un être humain se dénommant lui-même "je" peut en désigner un autre comme "il" et il ne saurait le faire qu'à l'adresse d'un "tu". » (Favret-Saada, 1985, p. 55).

[12] Voir Olivier de Sardan (1998).

[13] Sans aller jusqu'à Castaneda, grand maître du genre, mais ethnologue très contesté, on peut prendre les exemples d'anthropologues mieux insérés dans la profession, à l'image de Favret-Saada, comme Stoller (1989) et Gibbal (1988) dans le champ africaniste ; pour la critique de leurs ouvrages, voir Olivier de Sardan (1988, 1989).

[14] Voir la collaboration entre Favret-Saada et une psychanalyste (Favret-Saada et Contreras, 1981). On trouve chez Tobie Nathan un usage particulièrement débridé et non informé du « jouer à croire » à la sauce psychanalytique (voir la critique de Jaffré, 1996).

[15] La position de Verger est à de nombreux égards particulière : s'il légitimait parfois son implication à long terme dans le candomblé (en particulier comme devin babalawo) au nom d'arguments relevant de l'engagement ambigu, il n'en faisait pas étalage publiquement. Il estimait manifestement qu'il n'y avait là matière ni à proclamation méthodologique ni à récit auto satisfait (sur sa position distanciée vis-à-vis de l'ethnologie, voir Souty, 1998). Cette attitude le rapproche pour une part de celle de certains « convertis ».

[16] « Both personal commitment and curiosity influenced this decision. » (1978, p. 555).

[17] « My experience included becoming a member of the groups that I studied. While it would be unrealistic to recommend such a procedure as the basis for all ethnographic study, my membership opened a perspective and body of informations that I had never imagined before. » (1975, p. 21).

[18] Jules-Rosette parle ainsi d'une « gradual transition from the perspective of a participant observation to that of an observing participant » (1975, p. 22).

[19] Voir Horowitz (1986).

[20] Voir Olivier de Sardan (1995a).

[21] On trouvera une description de rôles à implication croissante (peripheral-member-researcher, active-member-researcher, et complete-member-researcher) dans P. A. Adler et A. Adler (1987).

[22] Nombre de textes de La misère du monde (Bourdieu, 1993) illustrent cette stratégie. Mais parfois, cette extériorité peut être une contrainte de la situation, et ses effets négatifs mini misés par un dispositif d'enquête réfléchi (voir Fabiani, 1995).

[23] On pense bien sûr à des pratiques parfois associées à Griaule (voir Van Beek, 1991).

[24] Ceci est de moins en moins vrai, à me sure que les enquêtes se multiplient de par le monde : la position de « sociologue » devient de plus en plus souvent un rôle connu localement.

[25] Jules-Rosette (1978, p. 565), qui plaide certes pour une « more reflexive and less objectivist social science », souhaite réduire la distance et non la supprimer, et souligne les avantages de la position d'« apprenti », tout en précisant : « This of course is not to suggest that the student of the gay bar become gay, of poverty poor. » (ibid., p. 565). La position d'« apprenti » est d'ailleurs souvent compatible avec celle d'« étranger sympathisant ».

[26] D'où la supériorité pendant quelques décennies de l'ethnographie anglaise, qui rendait l'apprentissage de la langue obligatoire, sur l'ethnographie française, qui s'en souciait beaucoup moins. Ceci étant, il est évidemment des types d'enquête ou des thèmes d'enquête où le travail avec traducteur peut être nécessaire et/ou ne pro duit pas inéluctablement de mauvais résultats.

[27] On en a pourtant divers exemples dont le plus connu est bien sûr Turnbull (1973).

[28] Voir Grignon et Passeron (1989).

[29] C'est celle-ci que Favret-Saada (1990) appelle en quelque sorte à radicaliser, en demandant à l'ethnologue d'« être affecté » au sens fort, bien au-delà de la seule empathie.

[30] Il en est de même pour les formes d'anthropologie soit « engagée », soit « appliquée », qui expriment une adhésion (personnelle) politique ou professionnelle à une « cause » relevant d'un autre registre que la simple connaissance, et dont nous ne traiterons pas ici (voir Agier, 1997).

[31] L'expression se trouve dans Grignon et Passeron (l989).

[32] Bizeul (op. cit., p. 755) fait remarquer que la sociologie française privilégie les effets dans l'enquête du rapport de classe (plutôt que ceux qui seraient dus aux rapports d'âge, de genre ou de race), et perçoit les enquêtes des milieux populaires « comme subjugués, intimidés, honteux, en proie au sentiment d'illégitimité [...], indéfiniment captifs d'un principe de domination s'exerçant à leur détriment ».

[33] Wacquant parle de la « réflexivité épistémique » prônée par Bourdieu, de son souci d'une « auto-analyse du sociologue comme pro ducteur culturel », et des trois biais qu'une telle auto-analyse (qui se veut aux antipodes de la mode diariste et confessionnelle) se doit de mettre au jour : le biais lié à la trajectoire biographique du chercheur, le biais induit par sa position dans le champ académique, et le biais intellectualiste... (Bourdieu, 1992, pp. 31-32).

[34] « Nombre de récits d'enquête en milieu populaire montrent en fait des chercheurs mal à l'aise, mis à l'épreuve, éconduits, rarement en position de dominant, et des enquêtes indifférents, ennuyés d'être dérangés, trouvant anti pathique la personne du chercheur, peu disposés à s'en laisser compter par le premier venu. » (Bizeul. op. cit., p. 755).

[35] Dans l'enquête par questionnaire, ou sur certains sujets particuliers (on pense aux enquêtes sociolinguistiques menées par Labov), il peut parfois en être autrement.

[36] Voir par exemple Bierschenk (1993), qui analyse comment le groupe sur lequel son équipe enquêtait a « instrumentalisé » celle-ci.

[37] Nos trois catégories (la contextualisation personnelle, l'usage des difficultés et le cas implicant) évoquent à certains égards les trois usages de la réflexivité ou de l'auto-analyse dans l'enquête de terrain selon Beaud et Weber (1998, p. 298) : la présentation du témoin, l'explicitation des surprises, et l'analyse de l'interaction d'enquête. La présentation du témoin, expression inspirée de Marc Bloch, équivaut à la contextualisation personnelle. L'explicitation des surprises nous semble être plutôt un cas particulier de l'usage des difficultés. Quant à l'analyse de l'inter action d'enquête, elle n'a de sens, à notre avis, que lorsque l'on a affaire à un « cas implicant », sortant de l'ordinaire largement connu des inter actions habituelles : sinon c'est une mission impossible (voir ci-dessous).

[38] Par exemple la mise en récit analytique des sentiments et des émotions du chercheur sur son terrain que prônent Kleinman et Copp (1993) est beaucoup moins porteuse d'effets de connaissance nouveaux que ceux-ci ne le prétendent.

[39] Bizeul (op. cit., p. 775, p. 777. p. 780) montre fort bien comment les récits d'enquête publiés par des chercheurs tendent à mettre en scène a posteriori une cohérence de leur démarche, alors que celle-ci est beaucoup plus le pro duit de facteurs imprévisibles qu'ils ne le disent, et suit beaucoup moins une stratégie ferme qu'ils ne le prétendent. Mais il cède cependant lui aussi in fine à un certain mythe de la réflexivité méthodologique, lorsqu'il invite les chercheurs « à inclure dans l'analyse de leurs données la part des influences et des ajustements réciproques constitutifs de toute relation et en particulier de la relation d'enquête » (ibid.. p. 781). C'est hélas là un objectif impossible à atteindre, et on voit mal comment un chercheur pourrait expliciter les conditions propres à chacun des entretiens dont il utilise les résultats... Les appels sympathiques mais irréalistes à ce type d'auto-analyse se font nombreux de nos jours : « Contre [le] risque [...] de mobilisation inconsciente des préjugés du chercheur, l'auto-analyse consiste à interroger son histoire personnelle pour mettre au jour ses propres catégories de perception de la réalité. » (Arborio et Foumier, 1999, p. 83).

[40] N'est-ce pas en un sens la conclusion à laquelle aboutit aussi, bien que quelque peu sur la défensive, une adepte de la réflexivité méthodologique : « On m'a dit que c'était banal, et même qu'il y avait là une forme de complaisance. C'est en effet un des risques de ce genre d'exercice ; risque que je n'ai pas complètement dominé. » (Weber, 1990, p. 139) ?



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 17 janvier 2019 10:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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