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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Nivat, VIVRE EN RUSSE. (2007)
Vivre en russe


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Nivat, VIVRE EN RUSSE. Lausanne: Les Éditions l'Age d'Homme, 2007, 485 pp. Collection: Slavica. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 août 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.


[24]

Vivre en russe


Vivre en russe, je veux dire dans la langue russe, a été un des grands bonheurs de ma vie et le reste. J'y suis tard venu, j'étais encore au lycée Blaise Pascal dans ma bonne ville de Clermont-Ferrand, j'aimais le grec, le latin, et même le thème latin, et même les quelques rédactions en latin que mon père, dont j'étais l'élève en première, nous faisait faire comme chez les jésuites au XVIIIe siècle. J'adorais l'anglais, écouter la BBC, lire et relire les manuels Carpentier-Fialip de littérature anglaise, lire Thackeray et les sœurs Brontë. Mais la découverte du russe fut une affaire différente : un escalier en colimaçon, une vieille baraque médiévale de la rue Grégoire de Tours, et tout en haut un atelier de reliure, avec l'énorme presse qui trônait au milieu, des fauteuils Voltaire défoncés, une petite dame charmante au ruban de velours noir serré autour du cou, à la manière des Auvergnates, et un géant doux, carré d'épaules, dont la voix chantante écorchait un français appris quarante ans plus tôt au débarqué à Marseille d'un Cargo où il était monté à Istanbul, engagé comme chauffeur : c'était Guéorgui Nikitine, natif du Kouban, un des derniers jeunes gens enrôlés par conscription par le général Denikine, et donc un survivant de la guerre civile, faite du côté des Blancs, mais sans avoir été engagé volontaire. Il aspirait les « gué » à la manière ukrainienne, il ne pratiquait pas le « okanié », mais je ne remarquais rien, puisque je ne savais pas le russe. Guéorgui Nikitine me prit en amitié et m’enseigna sa langue, comme il put, sans la moindre méthode pédagogique. C'était la bonne méthode, je lui en resterai reconnaissant jusqu’à mon dernier jour. Plus tard il fit de superbes reliures illustrées pour mes premiers livres.

Je grimpais l'escalier, subjugué par lui et fasciné par la langue musicale, chantante, mystérieuse, jeune, si jeune ! qu'il me communiquait. Plus tard, ma rencontre avec Pierre Pascal, dans un amphi de l'annexe de la Sorbonne, ses cours du jeudi et du vendredi soir, auxquels assistait toujours le professeur Victor Lucien Tapié, l'historien du baroque, dont je suivais aussi les cours, ont joué un rôle non moins initiatique. Tout cela sera pour un autre livre. Mais en ouverture à ce volume ce que je veux C'est tenter de dire le bonheur qu'est la langue russe.

Si j'ai aimé la Russie, c'est avant tout parce que j'ai aimé la langue russe. On peut imaginer certains pays sans leur langue, même l'Italie, mais on ne peut pas un instant imaginer la Russie sans la langue russe. Quant à la langue russe, je l'ai aimée parce que... Mais peut-on vraiment expliquer pourquoi on aime ? Il ne fait pas de doute que pour moi l'amour du russe balaya mon premier et puissant amour linguistique pour l'anglais. [25] La rue Grégoire de Tours joua son rôle, l'énorme atelier encombré par la presse et par de hautes armoires, sur le sommet d'une d’entre elles Madame Nikitine alla chercher des copies de maths que ma grand-mère paternelle (qui avait inauguré le lycée de jeunes filles de Clermont sous Jules Ferry) avait corrigées quelques décennies plus tôt... Avec le très bonhomme Guéorgui qu’était son mari nous lisions des contes, les contes écrits par Tolstoï pour son « Alphabet » pour les enfants de Iasnaïa Poliana. Il me parlait de Iasnaïa Poliana, son épouse me faisait revivre les cours de maths de ma grand-mère au début du siècle, il s'établissait un étrange cercle magique.

Mon maître improvisé pensait naïvement que si le texte avait été écrit pour les enfants de moujiks, c'est donc qu’il était plus facile, et convenait à mon apprentissage. Aussi me jeta-t-il dans les contes de Léon Tolstoï comme on jette un tout jeune enfant dans l'eau de la piscine. Aliocha était le puîné, on le surnommait le pot parce que sa mère l'avait envoyé porter du lait à la diaconesse et lui avait trébuché et il avait cassé le pot. Difficile de rendre la jouissance qu’il y avait dans les verbes de mouvements, les itératifs, les verbes d’aller et retour, tout cela était donné d'emblée, par une seule forme verbale. L’expression en était tellement allégée, le message était si véloce, que l'on avait l'impression qu’il y avait moins de pesanteur dans l'air, cet air qui véhicule nos mots, nos intonations, nos rires. C'était une joie étonnante, toujours renouvelée, d'être porté par cette syntaxe du parler des proverbes et des contes, pleine d'énergies comme les théologiens parlent des énergies de Dieu. Je me souviens toujours du plaisir intense que me donnait la concise formulation : « de là partit son sobriquet », une fois qu’Aliocha eut cassé le pot...

Bien sûr ça n'était pas vraiment traduisible, mais sans une langue d'adoption, ou plutôt d’élection, c'est cette intransmissibilité qui fait toute la magie. « Aliocha reçut les bottes frèrales », pardonnez ce barbarisme pour rendre l'adjectif d'appartenance. Quel miracle tous ces adjectifs d'appartenance en russe ! Et comme ils apportent quelque chose de fraternel et de communautaire qui entra en nous par la langue ! La psychologie des personnages du conte était simplette, mais le parler et le penser populaire étaient si puissants, si différents ! Et la scène d'amour entre cet innocent d’Aliocha et la cuisinière Oustinia ! C'était si bref, si saisissant !


Certes, qui t'as dans l'œil ? demanda-t-elle.
– Ben, c’est toi que je prendrais... Tu viendras avec moi ? [Tu m’épouseras ?]
– Ça alors, le pot ! le pot ! comme t'as su tourner ça...


La mort du pot, c'était également d'une concision puissante, effrayante.


– Ben quoi ? c’est-y que tu vas passer ? demanda Oustinia. – Et alors ? C'est-y qu’on devrait tous vivre, tu crois ?


La force spirituelle de cette langue s'imposa tout de suite. Les énergies qu'elle contenait, c'était comme les énergies de Plotin, ou plutôt celles que Plotin attribue à Dieu. Tout était à la fois simplifié, raccourci, et amplifié, enrichi. Aliocha avait oublié ses [26] prières, mais « quand même il priait matin et soir, par les mains, en se signant ». Cette prière par les mains et par le cœur, c'était la langue russe, ce qu’elle recélait.

Plus tard, bien entendu, j'appris la grammaire, un régal par l'entrée si différente du français dans l'expression du verbe, un rappel vivant du grec et du latin par les déclinaisons qui, ici, étaient vivantes ! Un régal par l'étymologie, cette vie des racines, qui, entées sur préfixes et suffixes, donnent naissance à d'immenses tribus langagières, comme dans l'Ancien Testament les immenses généalogies. Mais ici rien n'était mort, achevé, à la différence du français, et la famille de mots continuait à faire souche, à faire branche, à faire rameaux, la même racine, selon la greffe, disait une chose ou son contraire, une chose et mille choses collatérales... Et puis j'apprenais à distinguer le slave au centre, le finnois ougrien, le tatare, le turc – cachés dans les mots les plus courants, et cela aussi, par comparaison avec la polonais, que j'apprenais avec amour, mais moins d'enthousiasme, était autant de surprises inattendues. Le mot « kazna », ou fisc, venait du mongol, le mot « sobaka », ou chien, venait du turc. Mais cela n’empêchait pas les mots slaves d'être là, comme des doublets, des triplets. Ces incursions de parlers asiatiques, comme les invasions venues de l'Est par la steppe, étaient un peu de chamanisme introduit dans la langue pieuse et bonne des Slaves de l'Est.

Le manuel que nous utilisions, le Boyer et Spéranski, qui expliquait les contes, fables, et « récits vrais » de Tolstoï, fournissait des commentaires grammaticaux aux aspects des verbes, aux expressions proverbiales, aux onomatopées qui étaient comme une autre philosophie du dire.

Le plus étonnant, au fur et à mesure que je pénétrais plus avant, c'était l'extrême jeunesse de la langue : certes elle était antique et vénérable, j'apprenais bientôt l'ancien russe et le slave d'Église, dont la présence dans la littérature russe à partir de Lomonossov, a doté la langue russe d'une double étoffe, d'un double fond : comme si le latin était dans le français, pas à l'origine du français, mais vivait dans le français. Et néanmoins cette langue était perpétuellement jeune ! Filant et tissant sans cesse des vocables, des verbes d'une incroyable richesse, des adjectifs d'une impensable surimpression. Le russe était un parler adolescent, encore bourgeonnant, qui n’avait pas jeté sa gourme et à qui tout réussissait : il pouvait être cinglant comme le français, bref comme l'anglais, pensif et long à la démarche comme l'allemand, pur et chantant comme l'italien. Il faisait mouche dans les proverbes et tout le parler populaire qui en dérive, il était transparent comme un cristal de roche dans les poèmes d'amour de Pouchkine, il était mystérieusement sibyllin dans les poésies binaires, diurnes et nocturnes de Fiodor Tioutchev. Il lui manquait le long cheminement philosophique ? Non, plus tard, je découvris enfin la langue du philosophe Bibikhine, dont les essais phénoménologiques m’enchantent, tel son Monde-Moi. En me familiarisant avec les symbolistes russes, en particulier Alexandre Blok et Andreï Biély, je vis leur amour pour les exorcismes et formules magiques du peuple : l'étudiant Alexandre Blok avait écrit son mémoire de licence sur les formules magiques, et le folklore russe, encore si agissant alors qu'il était mort chez nous, est la clé de sa poésie mystique et lyrique, de l'accès au Terrible monde de son troisième tome de poésie. Quant à Biély, sans les sortilèges russes (et sans Gogol qui est leur émanation) il n’aurait pas écrit La Colombe d’argent, c'est-à-dire il n'aurait pas atteint la maturité créatrice.

[27]

Comme le matin dans la poésie de Boris Pasternak, ce jeune géant qu'est le parler russe, fronce les sourcils, et éclate de rire pasternakien :


La jeunesse dans le bonheur fondait, comme
Dans un ronflement d'enfant à mi-voix
L’édredon fripé par le sommeil.


Le miracle c'est que pour dire « fripé par le sommeil », le russe, le poète (c'est un seul et même être) n’ont qu’un seul mot, et qui dit tout : « zaspannaïa », et bien sûr ma traduction n’est qu'approximative. Le miracle était qu’un verbe intransitif comme « spat », dormir, pût avoir un participe passé, et que tout tînt dans l'étrangeté du préverbe « za », marque de fatigue, la fatigue du sommeil. Une voix, des yeux, un traversin peuvent ainsi être marqués par le sommeil. Quelle brièveté et quel pittoresque précisément dans cette marque ! La citation vient d'une poésie du recueil Ma sœur la vie, « A Hélène ». Cette jeunesse conservée dans l'oreiller encore ensommeillé, c'était comme si je découvrais toute la langue russe en sa jeunesse et son sommeil enfantin. L’intraduisibilité fournissait un bonheur intense.

Gogol, qui est une sorte de mer océane du russe à lui tout seul, collectionne les mots grands et petit-russiens, les proverbes, les formules populaires ; on se perd en lui avec délices et frissons. Le concert des chiens à l'arrivée nocturne et intempestive de Tchitchikov égaré par la tempête devant la porte cochère de Mme Korobotchka (Petite Cassette) est un régal, un véritable orchestre de chiens, et orchestre de mots qui se haussent tous sur la pointe des pieds, comme ténor qui donne sa note haute, ou qui s'enfoncent dans leur large col comme basse qui pousse la note la plus incroyablement basse. On peut passer un bon moment de sa vie « dans l'ombre de Gogol », comme dit Andreï Siniavski dans le livre étincelant qui porte ce titre. L’anesthésie où est plongée la ville de N par l'arrivée et les démarches incompréhensibles de l'acheteur, l'âme morte est avant tout une anesthésie langagière, l'orchestre d'enthousiasme est un orchestre de vocabulaire, la revue des âmes mortes est une parade du parler du peuple russe... Pour ma leçon probatoire à l'université de Genève, je choisis le passage qui rend compte de la rumeur insensée qui s’empara de la ville : je vais traduire « à la lettre », comme on sert à la louche : « Ça, faut croire, c'est les Androns qui passent, c'est sornette et baliverne, c'est paire de bottes à l'embrouille ! » Qui sont les Androns, nul ne sait, pas plus qu’en français, on ne connaît l'origine de « coquecigrue ». Ces Androns m’enchantaient, de plus, je leur dois la chaire de Genève...

Dans toute la langue russe, la vraie, pas celle des chancelleries ou des officines idéologiques, qui ont sévi sous ancien et nouveau régime tour à tour, et aujourd'hui sévissent de conserve, il me semble voir passer mystérieusement ces Androns, défiler la coquecigrue de « l'Incroyabibulle », c'est ma manière de traduire Nebyvalchtchina, un drôle de film russe sorti en 1984 qui portait ce titre amusant, et où Sergueï Ovtcharov racontait des contes et histoires à dormir debout !

Soljénitsyne a toujours pratiqué comme livre de chevet le dictionnaire de Vladimir Dahl qui contient des milliers de mots qui n’existent pas, mais pourraient exister, ils sont [28] là, comme le frai du saumon dans la rivière. La rivière, c'est la langue russe, notre mère Volga de la langue russe... « Pieu il y avait, Dieu a tout fait ! » Voilà un des milliers de proverbes de sa Roue rouge : ils aident à comprendre que le sens doit être là, tout près, mais qu’on ne le dira pas avec des grands mots...

Chez Pouchkine, la langue se fait parque et file nos destins :


Un chuchotis de Parque.
Le sommeil de la nuit,
Court, court la vie-souris !


C'est lapidaire comme au fronton d’un temple antique, c'est familier comme un refrain de nourrice. C'est l'oracle de la langue russe qui parle par le poète libertin et troublé par le doute athée...

En 1956 j'ai fait un long séjour à l'hôpital de Sokolniki à Moscou. D'abord j'étais dans l'escalier, puis dans le couloir, puis dans une grande chambrée de trente lits. On discutait ferme, et j'avais du mal à saisir tout, mais j'attrapais des bribes. Le grand sujet, c'était : où soigne-t-on mieux les chevaux, au kolkhoze ou au sovkhoze ? Les protagonistes s'opposaient longuement (on avait tout son temps), puis le chœur entonnait : « C'est partout pire ! »Et j'admirais là aussi la lapidarité de la strophe et antistrophe. Un jour, j'avais un énorme cancrelat sur ma table de nuit, un de ceux qu'on appelle en russe « les Prussiens ». Il me narguait avec ses longues moustaches. Quand vint enfin l'infirmière, je croyais qu’elle allait s'indigner de l'intrus. Pas du tout ! Elle s'écria : « Oh, ce petit chéri ! »Stupéfié, mais attendri, j'admirai une fois de plus l'immense tendresse et variété des diminutifs russes, qui rallongent à l'infini le mot, et l'encoconnent dans l'immense fraternité du vivant que représente la langue russe. (« O kakoï millenki ! »)

Dans Le Docteur Jivago, que je lus en manuscrit avant sa publication, mais avec d'énormes difficultés car mon russe était encore élève (il l'est toujours, c'est une langue qui vous garde à l'école toute la vie ! Quelle chance – ce n’est jamais fini ...), j'arrivai au passage où le docteur, emmené de force au camp des partisans, assiste à une séance de désensorcellement de la vache à qui un mauvais voisin a jeté le mauvais œil. Iouri Jivago est fasciné par l'exorcisme de la vache de la soldate Agafia. Et reste longuement caché à suivre l'opération, « tout maléficié » : ah ce mot merveilleux, qui dit tout en un mot, précisément...

Il n'y a pas de conclusion à cette introduction : je citerai seulement le poète David Samoïlov :


J'aime les mots ordinaires.
Comme des pays inexplorés,
Évidents au premier regard,
Leur sens se brouille ensuite,
On les frotte comme un carreau,
Et c'est ça notre boulot !


Il oublie de dire, Samoïlov, qu'il a la chance de frotter le carreau russe !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 janvier 2012 18:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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